Démêlées identitaires. Sur la « renaissance » du vignoble de Cahors au XXe siècle
p. 121-140
Texte intégral
1Vignoble si petit qu’on le voyait disparaître, Cahors a connu de l’avis général une « véritable résurrection1 », une « renaissance2 » à partir des années 1970. C’est en ces termes en effet que l’on présente systématiquement la trajectoire du vignoble et du vin de Cahors, sur le siècle qui court de la crise du Phylloxéra à l’obtention de l’AOC (appellation d’origine contrôlée) en 1971. Les acteurs impliqués ont eux-mêmes imposé ce lexique, signe, selon certains analystes, de l’âpreté du combat qu’ils menèrent3 : « La renaissance du Vin de Cahors dans la décennie 1960-70 n’est pas autre chose que la reconversion du vignoble replanté dans le plus grand désordre, du Phylloxéra à 1958 », écrivait ainsi José Baudel, directeur de la cave coopérative de Parnac de 1958 à 19884. La presse et le monde académique ont par la suite repris et augmenté ce lexique, sans l’interroger ni faire de distinction entre ses différentes composantes – résurrection, renaissance, renouveau, refondation –, pour parler du mouvement de bascule qui caractérise le xxe siècle à Cahors, comme dans d’autres régions viticoles5.
2Après la crise phylloxérique, qui débute ici dans la seconde moitié des années 1870, le vignoble produit un vin de consommation courante à forte proportion d’hybrides. Ce qu’il reste alors des cépages cultivés avant le Phylloxéra n’est pas valorisé. Les difficultés de greffage du principal de ces cépages, l’auxerrois comme on l’appelle localement, plus connu ailleurs sous le nom de malbec, notamment dans le Bordelais, tendent à le faire disparaître. Coup du sort, alors qu’on commence à maîtriser cette opération décisive pour la reconstitution du vignoble, deux vagues de gelées en 1956 et 1957 détruisent une grande partie des nouveaux plants.
3La situation s’inverse toutefois avec l’obtention des signes officiels de qualité et d’origine VDQS (vin délimité de qualité supérieure) et plus encore AOC. Entre le début des années 1960 et la fin des années 1970, en deux décennies, la production à base d’hybrides disparaît quasiment. Le vin de Cahors, qui n’existait plus ou presque commercialement, réapparaît sur les cartes, les tables et dans la presse6. Il renaît. Les commentateurs sont unanimes : c’est le fruit du combat de quelques-uns, animés par la foi dans l’identité historique du vignoble et du vin de Cahors, combat qui s’est déroulé sur deux terrains, agronomique (à la vigne) d’une part, économique et commercial (sur le marché) d’autre part7. José Baudel confirme rétrospectivement l’analyse, ajoutant simplement un maillon politico-économique à la chaîne ayant permis de reproduire l’identité perdue, lorsqu’il souligne l’importance du chai, notamment coopératif : « Aujourd’hui cette reconversion du vignoble lotois est quasiment terminée au prix de ce triple investissement : vignobles, caves et marché8. »
4Sans remettre en cause ce tableau général, nous appelons à davantage de précision pour le dépeindre. Tous les termes ne se valent pas. Ceux de résurrection et de renaissance peuvent être trompeurs. Ils laissent en effet imaginer un retour à l’identique. En plaçant les évolutions identitaires dans la seule perspective de la (dis) continuité, de la disparition et de la réapparition, ils ne permettent pas d’interroger, voire masquent les choix et transformations à l’œuvre qu’évoquent en revanche mieux les notions de renouveau et davantage encore de reconversion. Or, pour le vin comme pour les sociétés ou les individus, l’identité est moins un donné, déjà là et hérité de l’histoire et de la nature, qu’un construit, objet d’action et de confrontation. La renaissance ne s’est ainsi pas opérée simplement autour d’un même, d’un identique identitaire, pré-phylloxérique, mais autour d’éléments empruntés au passé et d’autres neufs, forgeant au cours du siècle une réalité neuve. En d’autres termes, l’identité du vignoble et du vin de Cahors a été au xxe siècle non pas seulement rétablie, mais profondément façonnée par les contemporains.
5Nous verrons d’abord comment l’identité historique du vignoble est devenue une cause, et comment cette cause s’est articulée autour d’un récit et de choix sélectifs dans le passé. Nous suivrons ensuite les dispositifs mis en place pour identifier cette identité, bientôt devenue aussi ressource pour l’action. Nous terminerons enfin en interrogeant l’écart entre l’identité revendiquée et les transformations en cours dans le vignoble, induites par les pratiques des contemporains, à la croisée des contraintes et des possibilités nouvelles du temps.
L’identité historique du vignoble de Cahors : une cause
6À la suite du double choc de la crise phylloxérique et de l’essor des hybrides, l’identité historique du vignoble de Cahors devient une cause pour quelques-uns, mais par tous ceux qui se contentent de sa nouvelle identité contemporaine.
7La violence de la crise phylloxérique se traduit dans le département du Lot par une accélération de l’exode rural. La jeunesse des campagnes, employés, fils et filles de propriétaires de petites exploitations, sans réelle alternative de culture sur les terres les plus pauvres, partent vers les villes, Toulouse, Paris, Bordeaux, et parfois même embarquent de là pour l’Amérique9. Le manque de bras, auquel s’ajoutent les difficultés propres au cépage dominant, le malbec, à trouver un porte-greffe adapté, et le manque d’argent pour investir conduisent à une double évolution : relocalisation du vignoble et changement de l’encépagement.
8Sur le premier point, à la fin des années 1930, les observateurs notent que
seules les terres de plateaux de qualité moyenne et les terres d’alluvions anciennes qui conviennent presque toujours à la culture de la vigne et à la production d’un bon vin, ont été utilisées pour la reconstitution du vignoble du Lot. Depuis quelques années, on tend même à abandonner de plus en plus les vignobles plantés en terres de coteaux trop maigres pour lui faire occuper de bonnes terres, voire même les terres d’alluvions récentes, où les rendements se trouvent considérablement accrus.10
9Si le constat est dressé pour le département du Lot dans l’ensemble et non pour la zone de Cahors spécifiquement, il s’y applique sans doute en bonne partie. Trop jeune pour avoir connu ces transformations, José Baudel (1927-2005), fils de viticulteur de Luzech formé à l’agronomie à Montpellier, en observe les résultats au milieu des années 195011. Appelé à jouer un rôle de premier plan dans la conversion du vignoble dans les années immédiatement postérieures, ses écrits réguliers sont une source précieuse pour notre enquête. Il confirme le fait que les parcelles les plus pentues, celles qui exigeaient le plus de travail et faisaient le paysage viticole de Cahors, tel que le décrivait Arthur Young à la fin du xviiie siècle12, sont abandonnées.
D’une manière générale, constate-t-il, le vignoble de ces situations les plus ingrates n’a pas survécu : là où des terrasses avaient été construites pour lutter contre l’érosion, là où on avait enlevé les plus grosses pierres pour en faire des cabanes et des murs qui délimitaient en même temps la propriété, le chêne ou la friche se sont installés.13
10L’autre évolution, le renouvellement de l’encépagement, est marquée par l’introduction de variétés américaines, qui ont pour nom Concord, Jacquez ou encore Herbemont14, et de variétés hybrides, obtenues par le croisement de deux espèces différentes de vignes, américaines et européennes le plus souvent. On reproche aux variétés américaines de produire un vin à la concentration excessive en méthanol et au goût foxé, déplaisant pour les palais habitués aux vins issus de vitis vinifera. Ils finissent par être interdits par la loi en 1934, en réponse à une crise de surproduction. Les hybrides sont développés pour combiner les aptitudes sanitaires des variétés américaines et organoleptiques des variétés européennes. Ils composent à la fin des années 1900 l’essentiel du vignoble du Lot15. Si on les trouve surtout dans le reste du département, dans les petites parcelles destinées à l’autoconsommation16, le vignoble de Cahors en compte aussi beaucoup, surtout en fond de vallée :
On trouve encore dans de vieux rangs de vigne, rapporte Baudel, des pieds d’Auxerrois-Pardes, 503 C., Alicante-Terras no 29, Tank, 132-11 C. avec ses grappes à demi-mûres, Baco-1, ainsi que du Seibel nos 1, 156, 1020, 4643, 5437, etc.17
11Ces sujets relativement isolés sont de très loin dépassés par le succès du Seibel 7053, aussi appelé « chancellor », « producteur d’un mauvais vin sujet à la casse par surcroît18 ». Mais les hybrides ont d’autres qualités : ils résistent mieux au mildiou, ont tendance à redonner des fruits après des épisodes de gelées et sont réguliers en production19. En somme, leur productivité est excellente.
12Sur les terres aux meilleures aptitudes viticoles, à l’exception des plus en pente, le malbec revient toutefois, dès lors qu’on parvient à lui trouver des porte-greffes adaptés. Le rupestris du Lot, auquel on attache localement le nom de Victor Combes, de Vire-sur-Lot, est très utilisé ainsi que le Couderc 1202 sur les sols plus calcaires20. Sur « les croupes et les coteaux à l’exclusion des abrupts les plus accusés », et sur les terrasses de la vallée, c’est donc du malbec greffé que l’on replante21.
13Dans la région de Cahors, le vignoble qui se reconstitue à la suite du Phylloxéra a ainsi deux visages, avec une assez nette distinction en fonction des terroirs. Mais au fond ces visages n’en forment qu’un dans la mesure où les vins produits par les variétés de vinifera greffées, au premier rang desquelles le malbec, et ceux produits par les hybrides sont couramment mélangés. La géographe Micheline Vidaillac observe en 1953 qu’hybrides et plants français sont le plus souvent vendangés et vinifiés à part, mais que « lorsque les paysans n’ont pas de facilités particulières pour faire vieillir le vin, ils préfèrent le mélanger avec le vin d’hybride pour obtenir un produit plus homogène et de meilleure tenue22 ». José Baudel s’offense au même moment de cette pratique, par laquelle le vin fait de malbec sur les pentes sert par coupage à améliorer le vin ordinaire, « le mauvais vin issu des zones voisines de polyculture23 ». À ses yeux, c’est une aberration :
Si le coupage est une opération normale quand elle a pour but et pour résultat d’améliorer chacun des deux constituants, sa légitimité devient, par contre, douteuse lorsque, à des fins spéculatives, elle consiste à rendre buvable un mauvais vin par addition d’un bon vin. Ce système présente alors le double inconvénient de falsifier et de ruiner le bon tout en encourageant la production du mauvais.24
14Moins opposés que complémentaires finalement, les deux vignobles entretiennent un équilibre précaire, qui n’est pas intenable mais ne permet pas à Cahors de participer au mouvement contemporain de protection et d’amélioration de la qualité des productions viticoles françaises. En outre, quoique rémunératrice, elle expose les viticulteurs lotois à la concurrence d’autres producteurs qui interviennent avec des moyens plus importants sur ce créneau du vin ordinaire, vendu au degré hectolitre. Les opérateurs du Languedoc qui effectuent des coupages avec les vins d’Algérie offrent un débouché, mais deviennent de plus en plus un partenaire dominant voire concurrentiel pour les producteurs du Lot25.
15Dans ce contexte, certains se refusent à boire un vin d’hybrides, qu’ils produisent eux-mêmes parfois, et continuent de faire et boire à part un vin ou plutôt des vins de cahors traditionnels. « Le grand-père n’en voulait pas », se souvient Jean Delcros, né en 1926 à Parnac26. Quant à Marc Burc (1884-1979), vigneron à Puy-l’Évêque, il notait en juillet 1960 à propos de ses années d’enfance :
Le meilleur vin fait avec le cépage (Auxerrois) était réservé à la vente. Mais pour la boisson familiale on faisait un vin (clairet) avec d’autres cépages, comme le mozat, le valdiguié, la dame noire (gamay) et tant de cépages de la famille des viniféras qui ont maintenant disparu et qui faisaient un vin très agréable à boire et bien meilleur que ce breuvage innommable fait avec ces hybrides producteurs directs qui ne mérite pas le nom de vin et qui est même nocif (de ce côté-là, pas de progrès). On faisait sur le marc de l’auxerrois une boisson agréable à boire surtout l’été (la piquette).27
16Tenant au goût, aux pratiques culturales et aux paysages, à une vision du développement économique territorial, le tout assis sur une conscience historique, le souci de faire perdurer une identité en danger d’extinction anime bientôt plus largement un certain nombre d’acteurs, qui se mobilisent et forment un collectif, le Syndicat des vignerons du Lot, en 1925. Pour ces acteurs, l’identité historique du vignoble de Cahors est à la fois une fin et un moyen, une cause et une ressource pour faire triompher cette cause.
17La vivacité de la conscience historique liée au vignoble dans ce contexte tourmenté transparaît dans les réactions au projet d’intégrer Cahors à l’aire d’appellation « Bordeaux », à la fin des années 1900. Alors que tous les vignobles du Haut-Pays, dont les productions alimentaient le négoce bordelais depuis le Moyen Âge, arguent de ce fait pour revendiquer unanimement l’identité bordelaise, à Cahors la question fait débat. C’est selon Philippe Roudié le signe d’une forte identité locale, construite contre Bordeaux28. Au conseil général du Lot comme dans les conseils municipaux des communes viticoles, la très grande majorité réclame l’inclusion dans l’aire d’appellation « Bordeaux ». L’un des arguments est que si la zone du cahors en est exclue, un débouché se tarira dans la mesure où la pratique du coupage par les négociants bordelais avec des vins originaires du Lot relèvera de la fraude. C’est un risque grave et ce serait une atteinte à la propriété, plaident même certains, dans la mesure où cette propriété viticole lotoise a été développée dans la perspective de vendre à Bordeaux pour le coupage29. Il y a néanmoins débat. Partant du même constat, c’est-à-dire la relation séculaire avec Bordeaux, un dénommé Cassaignes envisage un autre futur :
Nous avons vendu autrefois des vins qui avaient leur marque, nous étions des producteurs de vins de Cahors, nous vendions du Cahors, et ce Cahors était apprécié. D’ailleurs nos vins ne font plus partie de la formule du vin de Bordeaux dans laquelle rentrent maintenant plutôt des vins d’Espagne et de Portugal que du vin de Cahors. Vendons nos vins avec notre étiquette et ne soyons pas des vassaux.30
18De part et d’autre, nul n’ignore l’identité du cahors. C’est l’opportunité de la lier profondément et officiellement à celle du bordeaux qui est débattue. Quand cette opportunité se dissipe, comme c’est le cas en 1911 avec la décision administrative de limiter à la Gironde l’aire d’appellation « Bordeaux », l’idée de mieux identifier le cahors prend du poids. Avocat de formation, Anatole de Monzie (1876-1947), qui représente le Lot à la Chambre et au Sénat sans discontinuer de 1909 à 1940, étant par ailleurs maire de Cahors de 1919 à 1942, soutient dans un premier temps le projet d’intégration, depuis la présidence du conseil général ; mais il avance plus tard, face à l’échec programmé de cette proposition, l’idée d’une reconnaissance officielle du cru de Cahors. L’homme politique pointe alors, selon le témoignage a posteriori du responsable des services agricoles du département, « les bénéfices qu’en retirerait le viticulteur en vendant son vin, non point comme vin ordinaire, mais comme vin fin, comme vin de cru. L’idée était émise, mais pas suivie, par les masses agricoles toujours très lentes à progresser31. » La position de la Société d’agriculture du Lot a elle aussi évolué : défendant l’idée d’une marque spéciale pour le cahors dans un premier temps, elle retire ensuite sa proposition32 – peut-être pour ne pas parasiter les dernières tentatives de rattacher l’aire de Cahors à celle de Bordeaux ?
19En réalité, le problème ne tenait pas seulement à fondre ou pas son identité dans celle d’un ancien partenaire dominateur. Il tenait aussi à la place qu’occupaient les hybrides dans l’économie locale, assez incompatible avec les contraintes qu’accompagnaient ou pouvaient accompagner la reconnaissance d’une aire d’appellation spécifique, sur la base de ses caractéristiques historiques, notamment d’encépagement. Ceci est une hypothèse qui demande à être confirmée. Quelles qu’en soient les causes, il convient de relever les marques récurrentes d’opposition à l’idée d’insérer le vignoble dans le système juridique français de reconnaissance et de protection des appellations. Un partisan de l’insertion note en 1937 qu’« il a été fait une propagande intense contre les appellations d’origine dans notre région viticole33 ». Plus tard, José Baudel se souviendra des « réserves de certains qui préféraient que le Cahors reste VDQS » alors que se posait la question de candidater au statut d’AOC, plus contraignant encore34. Ces réserves venaient de l’extérieur, notamment de la Fédération nationale des VDQS, désireuse de garder l’un de ses fleurons, mais avaient manifestement aussi des soutiens parmi les acteurs de l’appellation, négociants et peut-être aussi vignerons35.
20Ces éléments sont à mettre en perspective avec une autre hypothèse, celle d’une genèse sociopolitique de la cause de l’identité historique du Cahors très spécifique, marquée par le rôle des élites économiques et des notabilités locales. Des travaux sur les membres du syndicat, leur patrimoine et leurs engagements politiques locaux commencent à éclairer ce point36. Quoi de commun toutefois entre Adrien Lugan, longtemps président du syndicat, et Ernest Lafon (1874-1946), instituteur à Albas et écrivain régionaliste épris d’agriculture ? Pour ce dernier, qui n’est pourtant pas vigneron, le vin de Cahors est la cause d’une génération :
En nous désintéressant de cette question, nous mériterions la malédiction de nos ancêtres et nous porterions devant les générations futures la lourde responsabilité de notre bêtise et de notre incurie ou de notre égoïste aveuglement, conclut-il ardemment en 1937.37
21Cette même année, Lafon publie La route des vins de Cahors, route qui ne verra officiellement le jour qu’en 1970. La dédicace est claire : il s’agit d’un « hymne à la gloire du Quercy et du “vin de Cahors”38 ». Dire la grande histoire de ce vin est le meilleur moyen de faire qu’elle se prolonge. Depuis la fin des années 1920, l’auteur souhaite rappeler à l’opinion les « titres de noblesse » de ce vin, à travers la presse locale et régionale notamment39. La mise en récit historique de l’identité du vignoble de Cahors constitue une pierre angulaire des artisans de la « renaissance40 ».
22L’histoire est fortement mobilisée dans la genèse en France des appellations. La chose est bien connue, notamment grâce aux travaux de Philippe Roudié41. Dans la plupart des cas, la perspective de créer une appellation protégeable en droit suscite des recherches sur l’histoire, pour légitimer la reconnaissance d’une origine délimitée en lui donnant des racines dans le temps autant que dans l’espace. Mais inversement, l’histoire, ou plutôt la conscience historique, a pu susciter la recherche de l’appellation. Les deux mouvements s’entretiennent mutuellement, mais à Cahors il n’est pas interdit de penser que la conscience historique a été première. Le travail de Ferdinand de Laroussilhe sur les relations entre les vignobles de Cahors et de Bordeaux est ainsi publié avant même que l’idée de les rapprocher ne soit mise en débat. Écho d’un « asservissement identitaire42 » durement ressenti, ses mots d’introduction préfiguraient bien de la réponse négative de certains. En faisant vibrer la corde républicaine des petits, opprimés par les grands, ils pointaient en effet « la tyrannie exercée par les grandes villes sur les petites avec la complicité de leurs parlements43 ».
23En attendant, sur la table et dans l’esprit de ces quelques élus, viticulteurs, écrivains et agronomes, l’identité du vignoble est nettement séparée en deux, démêlée. Pour eux, qui voient dans l’équilibre entre vin traditionnel et vin d’hybrides un piège ou un cercle vicieux écartant à terme Cahors de la trajectoire des vins de qualité, ce démêlage devient l’objet d’une entreprise collective. « Il fallait s’attacher à individualiser, et par là même, valoriser le vrai vignoble de Cahors44. » Baudel nous met par cette formule sur la voie de ce qui se joue réellement dans ce vignoble, comme dans bien d’autres certainement au xxe siècle : une entreprise conjointe de qualification et de disqualification des produits issus de la vigne et du travail des hommes.
Une longue entreprise de démêlage identitaire : la fabrication d’une ressource
24L’histoire du vignoble de Cahors jusque dans les années 1970 peut se lire comme une tentative, contrariée à certaines occasions, mais finalement couronnée de succès, de démêlage identitaire. Pour instituer une identité à part, qui n’allait pas de soi, trois mains s’affairent sur la table de tri. La première est juridique, la deuxième commerciale et la troisième technique.
25L’aspect juridique est sans doute le mieux connu. L’enjeu est pour les acteurs qui se saisissent de la question de participer au mouvement plus large de protection des appellations d’origine, en obtenant que le vin dit « de cahors » bénéficie de ce statut. La proposition formulée une première fois à la fin des années 1900 est reprise vingt ans plus tard. Deux lois complémentaires en mai 1919 et juillet 1927 permettent à des productions viticoles françaises d’origine certifiée et respectant des critères de production de se voir reconnaître une personnalité juridique par décision de justice. L’existence d’« usages locaux, loyaux et constants » est posée comme base d’appréciation. Le Syndicat des vignerons du Lot, assisté par Anatole de Monzie, obtient dès juillet 1930 un jugement favorable du tribunal de Cahors. L’appellation d’origine simple « Vin de Cahors » est désormais reconnue. Le jugement, soulignant les traits communs laissés par l’histoire, la nature et l’agriculture, notamment « la dominance de l’Auxerrois », arrête que
d’après leur nature et d’après les usages anciens locaux et constants, les vins rouges de Duravel comme tous ceux récoltés sur les côtes du Lot et sur les plateaux avoisinants ont droit à l’appellation d’origine « Vin de Cahors ».45
26Parmi les diverses productions qui caractérisent la région aux xviiie et xixe siècles, seule celle en rouge issue du malbec est ainsi revendiquée et retenue. Les souvenirs de Marc Burc, cités plus haut, auxquels il faut ajouter les prix reçus par ce dernier pour ses vins blancs, et bien d’autres indices, notamment les descriptions du vignoble au xixe siècle, montrent qu’il y avait une assez large variété de productions, du vin blanc au rogomme, dans l’aire de Cahors. C’est sans doute la production la plus marchande qui est retenue, avec son cépage emblématique. Par la suite viennent la reconnaissance de la qualité de ce vin par l’obtention du statut de « vins de coteaux » en 1942, saluée par les contemporains46, puis de VDQS en 1951, avant celui d’AOC en 1971. Le point qui reste méconnu remonte à la fin des années 1930. Alors que se met en place l’INAO et le régime des AOC, Cahors participe, mais sans succès : la candidature cadurcienne est examinée le 15 novembre 1937 par le comité directeur de l’INAO qui décide de la renvoyer « en raison de l’extension considérable donnée par la demande du syndicat à l’aire de production47 ». Dans quelles conditions cette demande a-t-elle été faite, pourquoi l’aire était-elle si vaste et pourquoi cela formait-il un motif de rejet ?
27Quoi qu’il en soit, une fois le vin de cahors (au singulier donc) distingué juridiquement, restait à le faire exister commercialement, auprès des consommateurs. Le bilan sur ce point est longtemps fragile. Manque d’allant commercial, trop longue absence sur le marché des vins fins, production insuffisante pour être visible, contexte économique peu porteur ? Les déclarations et les ventes de vin de cahors ne décollent pas durant les années 1930. Lafon note en 1937, quelque peu désabusé : « Les déclarations en appellation d’origine sont vraiment trop rares48. » Elles restent marginales dans les années 1940 et 1950. De fait :
Les professionnels, un certain temps, ont boudé le Vin de Cahors, et préféré se consacrer en général à la production d’un vin courant. Il faut y voir une cause essentielle : le défaut de rentabilité du vin de qualité, plus délicat à élaborer, provenant d’un cépage, l’Auxerrois, fragile et avide de soins multiples, tandis qu’aucune différence de cours ne venait encourager le surcroît de travail et de risques.49
28Pourtant, certains prennent des initiatives. C’est le cas du négociant d’origine alsacienne Lucien Reutenauer, qui décide de mettre ce vin en bouteille dans les années 1940. Il lui donne ainsi immédiatement une identité spécifique véhiculée par une étiquette. Quoi que certaines propriétés, comme le Clos de Gamot50, aient commencé à mettre en bouteille plusieurs décennies auparavant, c’est à l’époque un pari audacieux, à en croire l’intéressé :
En 1947, alors que les vins de la région lotoise se vendaient seulement en fûts et se diluaient anonymement dans le marché, nous avons personnalisé le Vin de Cahors en l’offrant en bouteille, seule forme commerciale par laquelle s’exprime un cru d’origine.51
29La suite du témoignage révèle l’importance stratégique des marqueurs identitaires pour ce négociant. Selon lui, le cahors, vin « régional », c’est-à-dire ni bordelais ni bourguignon, existe par l’histoire et la terre qui l’ont fait :
Le Vin de Cahors est un grand vin régional, très lié à la province qui le produit. Aux yeux du consommateur français ou étranger, il faudra toujours le placer au centre de son cadre originel, le Quercy, terre pauvre, mais baignée de lumière, titulaire d’un passé qui s’inscrit dans les vieilles pierres de ses villages et les anciennes ruelles de ses villes.52
30C’est en vertu de cette conception de l’identité du vignoble de Cahors, faisant écho à la cause qu’a représenté la perpétuation de cette identité héritée de l’histoire, que Lucien Reutenauer eut à cœur de charger ses étiquettes en références médiévales, en commençant par les caractères gothiques53. Cet emballage correspondait en outre assez bien à la dénomination du produit « Vieux Cahors ». Ce VDQS haut de gamme, mis sur le marché après quatre années au moins d’élevage en fût et obtention d’un label délivré par le Syndicat des vignerons, était une autre manière de chercher à valoriser commercialement le cahors54.
31Le négociant n’appréciera guère que la cave coopérative, créée au milieu des années 1940 et dirigée par José Baudel à partir de 1958, mette à son tour en bouteille au tournant des années 196055. Là encore il est question à travers le verre de la bouteille de forger et porter une identité. La commercialisation directe ne sert pas qu’à mieux partager les fruits du travail entre producteurs et négociants. C’est aussi un outil précieux dans une stratégie plus large de conversion du vignoble à la qualité :
La commercialisation directe, appuyée sur un vieillissement rationnel et un stockage sans aléas, […] permettra de creuser la différence de prix de vente entre les vins de consommation courante et les vins d’appellation, qui seule peut encourager la culture plus onéreuse et plus difficile des plants nobles, explique Baudel.56
32Au début des années 1960, 80 % de la production de la cave coopérative sont en vins de consommation courante et seulement 20 % en vins de Cahors. Au sein de la zone des vins de Cahors, la production en VDQS provient de seulement 380 ha. Mais l’effort de valorisation porte ses fruits. Les prix augmentent. En 1964, on se réjouit car depuis trois ans
le litre de Vin de Cahors est vendu à la propriété de 0,25 à 0,35 franc de plus que le vin ordinaire. Ce phénomène provient d’une augmentation de la demande. Il ira, pensons-nous en s’amplifiant si l’on fait connaître au loin ce cru très original, si l’on sait rencontrer une clientèle de plus en plus orientée vers le produit de qualité ; et le Vin de Cahors peut se faire une place enviable dans le marché commun.57
33De fait, les bouteilles reviennent sur les tables, jusqu’à Paris où le journaliste gastronomique La Reynière se réjouit d’en retrouver, après une longue absence. C’est un Clos de Gamot 1964 qu’il désigne bouteille du mois en mars 1967, notant encore à propos du cahors, comme pour mettre en garde le lecteur : « Sa petite production nuit à sa commercialisation, où, plus exactement, sa commercialisation laisse à désirer58. »
34La dernière main qui trie entre le vin d’hybrides et le vin de cahors est technicienne. Il s’agit de détecter la présence éventuelle d’hybrides dans les vins déclarés sous appellation « VDQSCahors », alors que cette présence est interdite. Commissions de dégustation et analyses encadrent en effet administrativement la production pour la délivrance du label VDQS. L’affaire n’est pas propre à ce vignoble. C’est d’ailleurs en important les méthodes mises au point ailleurs qu’elle est traitée.
35La thèse de pharmacie soutenue par Pierre Gayet en 1964 est révélatrice de la situation. L’auteur, docteur en médecine, pharmacien, diplômé de microbiologie et de sérologie, vit à Cahors où il travaille à « contrôler les caractères analytiques des Vins de Cahors avant leur accession au marché59 ». C’est lui qui anime le laboratoire d’analyses dont la profession a demandé l’agrément par le service de la répression des fraudes dans le courant des années 195060. Pour rompre « la monotonie d’un travail de routine », il se lance dans une thèse qui, relevant en fait de l’œnologie, a pour objectif d’« affermir l’élaboration, la vente et la renommée d’un vin régional de qualité61 ». L’enjeu est de mettre en place un contrôle technique plus rigoureux de la production et du produit, notamment sur le point sensible des hybrides.
La reconnaissance des hybrides dans un vin fut longtemps abandonnée à l’art des dégustateurs. Mais pour subtil qu’il fût, il ne pouvait prétendre à la rigueur d’une méthode analytique qu’il restait d’ailleurs à définir, relève l’auteur.62
36Or, la méthode développée par Pascal Ribéreau-Gayon à la station œnologique de Bordeaux a fait ses preuves. Fondée sur le fait que les colorants (anthocyanes) des vins de cépage français et des vins d’hybrides diffèrent dans leur structure chimique, elle procède à une « séparation chromatographique » qui permet pour la première fois de détecter de manière objective la présence d’hybrides, même à une teneur inférieure à 2 %. Les tests menés suivant cette méthode en 1963, en deux temps et sur 86 échantillons de vins issus de la récolte de 1962 sollicitant le label « VDQS Cahors », montrent une amélioration d’une fois sur l’autre : la peur de la détection incite de toute évidence à la loyauté. Mais les taux présentés sont tout de même étonnants : seize des premiers échantillons contenaient des hybrides, soit plus d’un sur cinq, dont deux à plus de 15 %.
Mise en œuvre parallèlement à la surveillance des plants de vigne, la chromatographie doit contribuer à assainir le marché des Vins de Cahors en ne retenant pour le commerce des VDQS que les vins d’Auxerrois pur, conclut l’auteur, optimiste.63
37À force de démêlages juridique, commercial et technique, deux vignobles et deux vins sont distingués. Séparés, ils continuent de s’équilibrer, mais sur une base différente. Les revenus tirés du vin d’hybrides, de consommation courante, garantissent l’investissement et la prise de risque que représentent la plantation de malbec et l’amélioration des conditions de vinification au chai pour ceux qui n’adhèrent pas à la coopérative64. Un cercle vertueux s’enclenche, et l’écart de prix se creuse65. La part de VDQS dans l’aire de production croît sans cesse durant les années 1960. Forgée dans les tribunaux, matérialisée dans des bouteilles et filtrée par les chromatographes, l’identité n’est plus seulement une cause, mais un outil utilisé pour transformer le vignoble et produire sa propre « renaissance ». L’obtention de l’AOC en 1971 consacre cette dynamique et l’accélère. Le petit vignoble l’emporte sur le grand. Les identités du vignoble et du vin de Cahors s’alignent, le vignoble de Cahors devenant essentiellement synonyme du vin de cahors66.
Conversion
38Depuis 1971, le discours sur l’identité historique du vin de Cahors est repris à l’envi. À la marge, il faut y insister, ceci suscite trois types de critiques. L’une est amère, l’autre amusée, la dernière ironique.
39José Baudel lui-même paraît amère quand il constate, « maintenant que le pari est gagné, [que] de plus en plus nombreux sont les convertis de la dernière heure » et que « les champions des hybrides d’hier se découvrent soudain des promoteurs du Cahors “depuis plusieurs générations”67 ». Autrement dit, les cultivateurs du vignoble d’hybrides se sont appropriés sans peine cette nouvelle identité historique. Journaliste au Monde, Jean-Yves Nau s’amuse, lui, des images d’Épinal et de la galerie de portraits :
La promotion du cahors ne craint pas d’user d’anciens clichés. Ici, c’est Clément Marot, vieil enfant du pays vantant les mérites du breuvage. Là, c’est le tsar Pierre le Grand, souffrant d’un ulcère de l’estomac et trouvant enfin le remède à son mal. Ailleurs, c’est l’Église orthodoxe faisant du vin de Cahors son vin de messe.68
40Géographes, Jean-Claude Tulet et Hélène Vélasco-Graciet ironisent pour leur part sur le décalage entre la quasi-disparition du vin de Cahors à la fin des années 1950 et son inscription promotionnelle constante dans une tradition pluriséculaire de production viticole ; ils relèvent d’emblée la « volonté de légitimation historique […] source d’expérience, de savoir-faire et de qualité69 ».
41Ces trois critiques pointent chacune à leur manière les limites d’un récit affirmant que sur ces terres s’est toujours fait du vin et du bon, un déterminisme historique qui colle mal avec la réalité des contingences de l’histoire. Mais elles n’expliquent pas ce biais, ou le réduisent, sous-entendu, à ce qu’il n’est pas exclusivement : un opportunisme d’image, un écran de fumée. Nous avons montré que ce discours résulte d’un long combat identitaire ayant mis l’histoire au premier plan.
42Ces critiques ne posent pas non plus la question importante de la transformation du vignoble et du vin par rapport à leur version prétendue « originale ». Une fois la « renaissance » opérée, vignobles et vins ne sont pourtant plus les mêmes que ceux d’avant le Phylloxéra. Les trois marques identitaires profondes que sont les pratiques culturales, l’encépagement et les terroirs ont notamment changé. Si renaissance il y a, elle se fait dans un berceau différent. On parlerait donc plus volontiers d’une mutation, ou d’une conversion.
43La mutation du vignoble et son écart à l’identité historique revendiquée furent l’objet d’une polémique oubliée, dans la presse nationale et locale. En cause : la légitimité du cahors contemporain à se revendiquer de ce cru. Quand un négociant, Georges Vigouroux, replante dans les années 1970 de la vigne sur le causse, il rappelle l’implantation historique du vignoble sur cette zone en friches. Dans les colonnes du Monde, le journaliste qui rend compte de cette initiative la présente comme un contrepied à la tendance à l’œuvre depuis le Phylloxéra : le glissement du vignoble vers la vallée, où l’on replante désormais à la place des hybrides arrachés. Il ouvre aussi la discussion sur l’encépagement, pointant les changements en la matière :
Par facilité on replanta en plaine, on appela d’autres cépages : merlot, et autres. Et cela fit un autre vin de Cahors que l’on connaît trop, hélas ! plus gouleyant certes, passe-partout et sans cette robustesse, cette agreste amitié, qui le faisait appeler « black wine » par les Anglais.70
44Le président du Syndicat de défense du vin AOC Cahors réagit vertement. Sa lettre est publiée par le journal :
Loin des connaissances élémentaires de notre terroir, vous opposez le causse et la vallée que vous confondez avec une plaine. Cette opposition erronée est sans fondement, car la vallée est constituée en réalité de terrasses d’alluvions anciennes à aptitude viticole au moins égale au causse et bénéficiant d’un micro-climat plus chaud et plus abrité qui confère aux raisins une maturité plus précoce.71
45Le débat se poursuit encore car le journaliste attaqué tient à répliquer :
Je ne confonds point vallée et plaine, mais constate que, géographiquement, le vignoble ancien de Cahors était « là-haut ». (Ces paysages de pierraille décorés de vignes transparaissent encore aujourd’hui à travers un sol où l’on peut encore trouver trace de murailles de pierres, anciens espaliers où vivotent quelques « rupestris du Lot ».) Et, seule la difficulté du travail du haut et le meilleur rendement des vignes du bas ont engagé les viticulteurs à travailler dans les alluvions, anciennes ou récentes, de la vallée.72
46Plus loin, il revient sur la question de l’encépagement pour mettre le doigt sur le désaccord apparent entre Roger Baudel et son frère José, favorable à la présence du jurançon noir sur le causse tandis que le premier soulignait sa « qualité organoleptique insuffisante ».
47La polémique en reste là dans les colonnes du Monde, mais rebondit localement. La question de l’identité est encore plus directement posée. Face à un président du Syndicat de défense du vin AOC Cahors qui se félicite de la hausse des cours, multipliés par trois en six ans, le journal Quercy Recherche s’étonne : « Étrange satisfaction que celle de faire grimper démesurément les prix d’un vin de vallée, lequel porte toujours sans rougir le nom d’un cru qui fut de coteau73. » José Baudel répond : « Vous condamnez la réussite », et rappelle les aptitudes et la valorisation ancienne des terroirs de la vallée, inclus du reste dès les débuts du siècle dans l’aire d’appellation74. Où fait-on donc le vrai cahors, sur le causse ou dans la vallée ? Au début des années 1980, on en débat encore, sur le fond bien particulier, il faut le souligner, de tensions autour des droits de plantation et d’inquiétudes face à l’arrivée d’investisseurs extérieurs. Une observatrice relève à l’époque que
nombreux sont les viticulteurs qui manifestent des doutes sur la possibilité de produire sur le causse le type de vin de Cahors mis au point au cours du xxe siècle. Ces viticulteurs reconnaissent que le causse calcaire était l’habitat du vin de Cahors jusqu’au Phylloxéra ; mais c’est un nouveau produit qui a gagné sa place sur le marché vinicole français : il est le résultat d’importantes modifications des systèmes de culture et de vinification à partir de cépages nobles mieux adaptés aux alluvions anciennes de la vallée du Lot.75
48À la coopérative et au syndicat, on tempère. Il n’y a qu’un cahors, avec des variations en fonction des terroirs. C’est sur ce consensus qu’est enterrée la polémique. Mais pour ce que nous en voyons, ni les uns ni les autres ne semblent clairement rendre public à cette occasion le réel problème, économique et politique à la fois, concernant l’implantation de vigne dans des terres aux moindres aptitudes viticoles par rapport au produit visé, en fond de vallée. Le problème est traité une première fois en 1983, avec une première révision de l’aire de production. Il ressurgit avec violence au début du xxie siècle lorsque l’INAO demande une nouvelle révision, préalable à tout processus de hiérarchisation interne76. De même, nul n’aborde en profondeur la question de l’encépagement, qui se transforme sensiblement, comme l’a pointé l’ampélographe Guy Lavignac, après l’épisode des hybrides et au cours essentiellement de la seconde moitié du xxe siècle, dans le sens d’une réduction du nombre de cépages autorisés, du remplacement de certains cépages traditionnellement cultivés (valdiguié, abouriou, mauzac, jurançon noir) par des cépages jusqu’alors absents (merlot, tannat et syrah pendant un temps) et enfin d’une concentration autour du malbec77.
Conclusion
49Le vignoble et le vin de Cahors ont connu des renaissances à répétition : après celle des années 1970, ils renaissent une deuxième fois à la fin des années 1990 après le « crash de la carte noire », qui a durablement écorné leur réputation sur le marché français après avoir fait leur fortune ; ils renaissent une troisième fois à la fin des années 2000, après une crise de gouvernance doublée d’une nouvelle crise de mévente qui se traduit par une chute de moitié des cours au milieu de la décennie.
50Ce motif discursif de la renaissance témoigne à la fois d’une forte conscience historique et de la violence des à-coups de la viticulture dans cette région du sud-ouest de la France. Il lisse et fige aussi une identité dont les paramètres principaux changent pourtant au cours du temps. Ce faisant, il ouvre la voie à des polémiques sur ce qui fait l’identité du vignoble. Aujourd’hui, c’est autour du thème du malbec que se pose le débat.
51Le cas de Cahors peut ouvrir à une réflexion plus large : la renaissance n’est-elle pas une marque identitaire commune aux petits vignobles français contemporains, qui se réclament si souvent d’une longue et parfois même grande histoire, faite de vicissitudes et d’épreuves surmontées ? Au xxe siècle, la plupart sont passés par la case VDQS à propos de laquelle Marcel Lachiver notait justement : « Vins plus confidentiels, aux terroirs plus resserrés, mais renaissants souvent, les VDQS sont des vins bon marchés produits par des vignerons qui se sont réfugiés sur les meilleurs terroirs d’anciens vignobles déchus et qui, parfois, ont conservé des cépages locaux qu’ils ont intérêt à défendre pour assurer la typicité de leurs vins78. »
52Les petits vignobles ont été plus grands qu’ils ne sont, et c’est leur raison d’être. De là une dynamique presque mécanique : si la conjoncture est porteuse, ils croissent (la surface en AOCCahors a été multipliée par vingt entre le début des années 1960 et la fin des années 199079) ; si elle s’inverse, ils décroissent, avant de se remettre en quête de leur grandeur d’antan, qui n’est bien sûr jamais seulement quantitative, mais aussi et, plus que jamais, qualitative.
Notes de bas de page
1 Baudel José, Le vin de Cahors, Parnac, Les Côtes d’Olt, 1984, p. 61.
2 Ibid., p. 7 (« Préface » de Jean Fourastié) et 54.
3 Hinnewinkel Jean-Claude et Vélasco-Graciet Hélène, « Du terroir au territoire : le sens politique et social de la fragmentation géographique des vignobles », Bulletin de l’Association de géographes français, 81/2, juin 2004, p. 227.
4 Baudel J., Le vin de Cahors, op. cit., p. 54.
5 Cela dès la première thèse consacrée au sujet : Cabirol Jean-Lucien, Le vignoble et le vin de Cahors, thèse de doctorat en économie et droit rural, Université de Toulouse, 1978, p. 21. Malgré le caractère neutre de leur titre, Jean-Christian Tulet et Hélène Vélasco-Graciet reprennent ces deux termes dès l’introduction : « Refondation d’un grand vignoble du Sud de la France : le Cahors », dans Casanova Antoine (dir.), La vigne en Méditerranée occidentale, édition électronique, Paris, CTHS, 2008, p. 103- 113, en particulier p. 103. Du côté de la presse, les exemples sont innombrables. Là encore, cela commence tôt : Bréjoux Pierre, « Le vin de Cahors accède à l’appellation d’origine contrôlée », Revue du vin de France, no 233, mars-avril-mai 1971, p. 31-35 ; La Reynière (Robert J. Courtine), « Le Cahors ressuscité », Le Monde, 12 novembre 1977.
6 La Reynière (Robert J. Courtine), « La bouteille du mois », Le Monde, 17 mars 1967.
7 Cabirol J.-L., Le vignoble et le vin de Cahors, op. cit., p. 16.
8 Baudel José, « Le vin de Cahors. Histoire, renouveau, perspectives », dans La vallée du Lot et son environnement, actes du XLIVe congrès d’études régionales de la FHSO tenu à Cahors et Villeneuve-sur-Lot, 4-5 avril 1992, Bordeaux, FHSO, 1994, p. 19.
9 Hermet Mary, Le Phylloxéra et ses conséquences sur le vignoble de la vallée du Lot, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse-Le Mirail, 2000.
10 Gay L. et Gromas R. (avec la collaboration de Maturié P.), Statistique agricole de la France. Annexe à l’enquête de 1929. Monographie agricole du département du Lot, Paris, Ministère de l’Agriculture, 1937, p. 101.
11 Baudel José, « Histoire d’un vignoble », Le progrès agricole et viticole, nos 19-20, 8-15 mai 1955, p. 289-293, et « Histoire d’un vignoble (suite) », Le progrès agricole et viticole, nos 21-22, 22-29 mai 1955, p. 323-325.
12 Figeac Michel, « En el Siglo de las Luces, cuando el vino de Cahors corría hacia Burdeos », RIVAR, no 7, 2016, http://revistarivar.cl/images/vol3-n7/1.Figeac, Michel.pdf.
13 Baudel J., « Histoire d’un vignoble », art. cit., p. 292.
14 L’Herbemont semble avoir été particulièrement répandu dans la vallée du Lot, sous forme de « jouales ». Lavignac Guy (coord.), Cépages du Sud-Ouest. 2000 ans d’histoire. Mémoires d’un ampélographe, Rodez/Paris, Éditions du Rouergue/INRA Éditions, 2001, p. 82-83.
15 Roudié Philippe, Vignobles et vignerons du Bordelais (1850-1980), Bordeaux, Éditions Féret, 2014, p. 293.
16 Gay L. et Gromas R. (avec la collaboration de Maturié P.), Statistique agricole de la France…, op. cit., p. 102-103.
17 Baudel J., « Histoire d’un vignoble », art. cit., p. 292.
18 Loc. cit.
19 Baudel J., Le vin de Cahors…, op. cit., p. 53.
20 Lafon Ernest, « Vire et son luxuriant vignoble », Le Journal du Lot, 8 octobre 1937.
21 Baudel J., « Histoire d’un vignoble », art. cit., p. 292.
22 Vidaillac Micheline, « La vigne dans l’économie rurale de la vallée du Lot », Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, t. 24, fasc. 1, 1953, p. 52 et 55.
23 Baudel J., « Histoire d’un vignoble », art. cit., p. 292.
24 Ibid., p. 292-293.
25 Cabirol J.-L., Le vignoble et le vin de Cahors, op. cit., p. 15 ; Baudel J., Le vin de Cahors, op. cit., p. 50 ; Id., « Le vin de Cahors… », art. cit., p. 18. Sur le négoce du Languedoc, voir Le Bras Stéphane, Négoce et négociants en vins dans l’Hérault : pratiques, influences, trajectoires (1900-1970), thèse de doctorat en histoire, Université Montpellier III, 2013.
26 Entretien des auteurs avec Jean et Dominique Delcros, le 18 novembre 2015.
27 Burc Marc, notes manuscrites, vol. 1 : « Mémoire », photocopiées et assemblées en 2003, p. 42. Archives privées (Jean-Marc Burc).
28 Roudié P., Vignobles et vignerons du Bordelais…, op. cit., p. 293.
29 Nély Laura, Cahors, en quête d’appellation, mémoire de master 2, Université Paris-Sorbonne, 2016, p. 46.
30 Délibérations du conseil général du Lot, 21 septembre 1908. Nély L., Cahors, en quête d’appellation, op. cit., p. 45.
31 Gay L., « La défense du vin de Cahors », Le Quercy, 14 mars 1929.
32 Roudié P., Vignobles et vignerons du bordelais…, op. cit., p. 294.
33 Lafon Ernest, « L’appellation contrôlée du vin de Cahors », La Dépêche, 31 octobre 1937.
34 Baudel J., Le vin de Cahors, op. cit., p. 61.
35 Nély L., Cahors, en quête d’appellation, op. cit., p. 150.
36 Ibid., p. 49-63.
37 Lafon E., « L’appellation contrôlée du vin de Cahors », art. cit.
38 Id., La route du vin de Cahors. Circuit touristique de Cahors à Fumel-Bonaguil, Cahors, Coueslant, 1937. Sur l’inauguration de cette route, voir Courtine Robert, « Itinéraire pour un week-end vignes et châteaux dans les méandres du Lot », Le Monde, 10 mars 1973.
39 Lafon Ernest, « Les vins de Cahors. Les glorieuses origines de nos vins remontent aux Gaulois et affirment leur antique réputation », Journal du Lot, 11 novembre 1927. Le même auteur fait référence en 1937 à une série d’articles publiés par lui sur ce sujet dans La Dépêche à la fin de l’année 1929 (les 14, 19, 26, 27 et 30 décembre 1929). Ces articles ont dû paraître dans l’édition « Lot » de La Dépêche, dont il n’y a malheureusement pas de collection complète en France (Bibliographie de la presse française politique et d’information générale des origines à 1944. 46 Lot, Paris, BnF, 2013, p. 40).
40 Griset Pascal et Laborie Léonard, « Historiographie et réinvention du vignoble de Cahors, xxe-xxie siècles », RIVAR, no 7, 2016, http://revistarivar.cl/images/vol3n7/5.Griset, Laborie.pdf.
41 Roudié Philippe, « Le rôle de l’histoire dans l’élaboration de l’appellation viticole en France », dans Garrier Gilbert et Pech Rémy (dir.), Genèse de la qualité des vins, Chaintré, Bourgogne-Publications, 1994, p. 46-57.
42 Hinnewinkel J.-C. et Vélasco-Graciet H., « Du terroir au territoire… », art. cit., p. 227.
43 Laroussilhe Ferdinand de, « Les vins du Querci et les privilèges de la ville de Bordeaux avant la Révolution (1453-1776) », Bulletin de la Société des études du Lot, t XXIX, 1904, p. 263.
44 Baudel J., « Histoire d’un vignoble », art. cit., p. 293.
45 Jugement reproduit dans Id., Le vin de Cahors, op. cit., p. 148-149.
46 Lafon Ernest, « Sur nos vins de Cahors », La Dépêche, 1942.
47 Séance du comité directeur du 15 novembre 1937, p. 139. Archives INAO (MSH Dijon), INAO_art_0016.
48 Lafon E., « L’appellation contrôlée du vin de Cahors », art. cit.
49 Gayet Pierre, Contribution à l’étude des vins de Cahors, thèse de doctorat en pharmacie, Université de Toulouse, 1964, p. 12.
50 Jouffreau Jean, La passion faite vin… de Cahors, Cahors, à compte d’auteur, 1993, p. 16 (photographie de l’étiquetage, à la main, p. 52).
51 Gayet P., Contribution…, op. cit., p. 11.
52 Loc. cit.
53 Une analyse iconographique au début des années 1980 pointe déjà la « médiévalisation » des étiquettes (en forme de parchemin, représentant des monuments ou personnages du Moyen Âge, en particulier le pont Valentré), sans l’attribuer à ce négociant pionnier. « Les étiquettes », Quercy-Actualité, supplément « Vigne et vin. Culte et culture », 1981, p. 75.
54 Vidaillac M., « La vigne dans l’économie rurale… », art. cit., p. 55.
55 Sur cette tension, voir Baudel J., Le vin de Cahors, op. cit., p. 181-182.
56 Gayet P., Contribution…, op. cit., p. 11.
57 Ibid., p. 9.
58 La Reynière (R.J. Courtine), « La bouteille du mois », art. cit.
59 Gayet P., Contribution…, op. cit., p. 1.
60 Baudel J., « Histoire d’un vignoble (suite) », art. cit., p. 325.
61 Gayet P., Contribution…, op. cit., p. 1.
62 Ibid., p. 25.
63 Ibid., p. 55.
64 Les hybrides auront aussi permis de ne pas vendre, et donc de ne pas perdre, les droits de plantation, et d’entretenir des savoir-faire viticoles. Cabirol J.-L., Le vignoble et le vin de Cahors, op. cit., p. 15 ; Baudel J., Le vin de Cahors, op. cit., p. 53.
65 Au point d’irriter le journaliste La Reynière qui dit trouver sur place, à Cahors, des vins au double du prix pratiqué à Paris. La Reynière (Robert J. Courtine), « La bouteille du mois. Le cahors », Le Monde, 22 novembre 1968.
66 D’autres productions demeurent, qui reçoivent bientôt leur propre appellation (Côtes du Lot) recoupant en partie l’aire du cahors.
67 Baudel J., Le vin de Cahors, op. cit., p. 170 et 173.
68 Nau Jean-Yves, « “Vieux” à cinq ans », Le Monde, 25 août 1984.
69 Tulet J.-C. et Vélasco-Graciet H., « Refondation d’un grand vignoble… », art. cit., p. 103.
70 La Reynière (Robert J. Courtine), « Le cahors ressuscité », Le Monde, 12 novembre 1977.
71 Baudel Roger, « Un cahors mal placé », Le Monde, 10 décembre 1977.
72 La Reynière (Robert J. Courtine), « Un cahors mal placé (suite) », Le Monde, 31 décembre 1977.
73 Journal Quercy Recherche (1978) cité par Cabirol J.-L., Le vignoble et le vin de Cahors, op. cit., p. 66.
74 Ibid., p. 70 (réponse non publiée à la date du mois de septembre 1978).
75 Sabalcagaray Marie-Dominique, « Vin de Cahors et prospérité dans le Lot », Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, t. 55, fasc. 3, 1984. p. 322.
76 Espiessac José-Marie, « Polémique. L’appellation cahors revisitée », Le Figaro, 19 avril 2003. Demande qui n’avait semble-t-il pas été anticipée. Voir ce qu’en dit à l’époque Rouvellac Éric, « De la cartographie des terroirs de l’aire AOC Cahors à la proposition d’un classement de terroirs en un “premier cru” Cahors », Norois, no 189/1, 2002, p. 21.
77 Lavignac G. (coord.), Cépages du Sud-Ouest…, op. cit., p. 12-13.
78 Lachiver Marcel, Vins, vignes et vignerons. Histoire du vignoble français, Paris, Fayard, 1988, p. 536.
79 Ce qui inquiète Gilbert Garrier qui redoute une banalisation du cahors : Garrier Gilbert, Histoire sociale et culturelle du vin, Paris, Larousse, 2008, p. 702.
Auteurs
Université Paris-Sorbonne – ISCC, CNRS – CNRS UMR 8138 SIRICE
Université Paris-Sorbonne – ISCC, CNRS – CNRS UMR 8138 SIRICE
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un aliment sain dans un corps sain
Perspectives historiques
Frédérique Audouin-Rouzeau et Françoise Sabban (dir.)
2007
La Pomme de terre
De la Renaissance au xxie siècle
Jean-Pierre Williot et Marc de Ferrière le Vayer (dir.)
2011