Conclusion
La fabrique de la viande
p. 431-441
Texte intégral
1Qu’est-ce que la viande ? Abordons la chose par les mots – les mots sont importants, ils dépècent l’animal avant même le boucher, ils écorchent, démembrent, puis reclassent dans des catégories artificielles : viande de lait, viande blanche… Et puisqu’on est dans le registre des couleurs, souvenons-nous qu’il est des viandes rouges, cela va de soi, mais aussi des roses, des blanches, des bleues, qu’on appelait autrefois « vertes » – quand elles étaient peu cuites –, sans compter les viandes noires du petit et du gros gibier. On voit par là combien le langage usuel malmène toutes les catégories naturalistes, il peut abolir les frontières entre les espèces et même – c’est le cas du cochon de lait – il menace la frontière entre culture et élevage.
2Le vocabulaire permet de mesurer à quel point la viande est une construction culturelle. Et nous savons que toute construction culturelle s’évalue dans le temps long et s’apprécie dans la confrontation d’espaces larges et différenciés. Voilà qui justifie pleinement l’ambition de cet ouvrage et sa perspective transdisciplinaire.
3Nous voilà donc invités à parcourir vingt-cinq siècles, qui vont de l’âge du bronze à aujourd’hui, et à arpenter de vastes espaces, depuis les pâturages proches des marais du Fayoum jusqu’aux Ardennes. On voit large, mais sans se disperser. La « fabrique » de la viande nous focalise sur la notion de chaîne, de filière – une longue filière du pré à l’étal. Certaines contributions se concentrent sur le segment amont, se consacrant au bétail vivant, aux systèmes d’élevage et de gestion du troupeau. D’autres traitent du maillon central, de l’abattage et de la découpe qui font de la chair vivante une viande, de la sélection des morceaux, des qualités de viande.
4À mettre en avant cette notion de filière, ne cède-t-on pas à la facilité d’une vision purement économiste, qui segmente le circuit en trois séquences : production, transformation, distribution ?
5La contribution de François Poplin sur le nom des animaux et de leur viande, dans son érudition étourdissante, nous rassure : oui, le vocabulaire de l’éleveur et celui du mangeur ne coïncident pas ; oui, les binômes de désignation individualisent bien deux secteurs, avec un nom pour le bétail sur pied (et donc l’élevage) et un pour la viande (et donc la boucherie). Et nous avons tous lu Ivanhoé, quand Walter Scott s’amuse au jeu de langage entre termes saxons et termes normands pour le porc, le bœuf ou le veau :
Mynheer Calf, too, becomes Monsieur de veau in like manner ; he is saxon when he requires tendance, and takes a normand name when he becomes matter of enjoyment.
6L’ensemble des contributions montre cependant que les représentations sont plus compliquées et pas seulement – pas simplement – duelles. Le travail d’euphémisation va loin, et on peut suivre Noëlie Vialles quand elle analyse le syntagme de viande sur pied. « Viande sur pied » : quelle terrible expression ! Un mort qui tient debout ! Un animal désanimalisé ! L’oxymore est une forme de lapsus, qui nous renvoie à notre besoin d’occultation, à la mise à distance du meurtre préliminaire au profit d’une valorisation du but recherché, c’est-à-dire de la consommation par les hommes. Le langage courant met à jour une structure mentale coriace : nous pensons la viande comme une filière une, unique, tout entière dirigée vers nos appétits carnivores. Telle est la leçon de la terminologie : dans notre représentation actuelle n’existe qu’un seul et même circuit – ce que je voyais comme deux catégories distinctes (production et fabrique) sont en fait insécables.
7Voilà une première justification du thème choisi. Et en voici une autre, fournie par les articles eux-mêmes : la plupart d’entre eux ne couvrent pas un segment, mais deux, voire trois, quand ils articulent la production à la boucherie, et la boucherie aux représentations de la viande. Cette ouverture est le fruit d’une logique de recherche basée sur deux vertus : l’invention documentaire, qui permet d’éclairer la viande à partir de sources très diverses ; et l’obstination des chercheurs à aller jusqu’au bout des informations, à faire parler leurs sources, et quand elles ont tout dit, à les confronter à des indices de nature différente. C’est ainsi qu’on appréhende la fabrique de la viande le plus largement possible, en poussant l’analyse vers l’amont ou vers l’aval de la chaîne.
8 L’approche archéozoologique est exemplaire à cet égard. M. Poplin l’avait formulé joliment : l’os forme et informe. Les informations fournies sont de plus en plus nombreuses, parce que les champs de fouilles se multiplient ; parce qu’ils ne sont plus réservés à la Protohistoire, mais qu’ils s’étendent de La Tène à la guerre de 1914-1918.
9Chaque étude s’appuie sur un volume de données ostéométriques impressionnant : 19 000 vestiges à Corent, au cœur du pays arverne ; 17 800 restes osseux de cochons gaulois pour mesurer leur évolution morphologique. Quand on raisonne sur de tels corpus, les conclusions sont plus assurées.
10La comparaison entre des sites dispersés dans l’espace et dans le temps permet quant à elle de relever des traits originaux, comme ces fosses à moutons de la France du Nord. Elle met aussi en évidence que des évolutions comme la diffusion des pratiques carnées dans le monde romain ne sont jamais uniformes et univoques. C’est là tout l’intérêt d’un travail sur un corpus important.
11Toute la filière est alors interrogée : les restes osseux nous renseignent sur les pratiques liées à l’alimentation (choix des animaux, choix des morceaux, contextes sociaux de consommation) et sur la boucherie elle-même, et plus en amont sur la conduite des troupeaux, leurs modes de gestion et leur structure. De ce point de vue, l’archéologue semble mieux armé que l’historien appuyé sur ses seules sources écrites et ponctuelles, d’autant qu’il sait, quand l’occasion s’en présente, confronter les deux types de documents. À lire Columelle et les agronomes latins d’une main, et les statistiques sur l’âge des animaux abattus de l’autre, on peut proposer une hypothèse convaincante sur la romanisation de l’élevage.
12À ce jeu toutefois – parcourir la filière sur la plus grande longueur –, les historiens ne sont pas malhabiles. Ils bénéficient parfois de vrais bonheurs documentaires, comme la règlementation parisienne sur la boucherie ; le plus souvent, la documentation étant courte, ils cherchent d’autres sources, écrites ou non écrites. En Égypte antique, quand les images rituelles nous disent peu, le recours à la comptabilité et aux listes de prix sur les ostraca nous en apprennent plus ; de même les comptabilités curiales et monastiques catalanes du haut Moyen Âge. C’est un apport nouveau dans notre problématique que celui des comptabilités, jusque-là peu utilisées. Il y a quarante ans, Louis Stouff comptait les moutons des boucheries provençales dans le seul but d’établir des rations journalières et d’évaluer le rapport entre carnivorisme et végétarisme ; aujourd’hui on soumet les chiffres à d’autres questionnements.
13L’ouvrage bénéficie encore des apports de ceux qui travaillent sur la viande et ses acteurs aujourd’hui, qu’ils soient géographes, économistes ou ethnologues. Toutes contributions qui nous poussent, nous historiens, vers des problématiques inédites, comme par exemple : la découpe à la parisienne, oui, mais à partir de quand ?
14Ces approches conjuguées ont montré d’emblée combien la viande, en tant que construction culturelle, a deux variables essentielles :
- L’une est l’homme, ce carnivore paradoxal avec ses contradictions que le langage révèle, ses désirs et ses attentes, son savoir ou ses ignorances : les savoirs des gens du métier, les ignorances zootechniques de l’éleveur, les savoirs ou la perte de savoir du boucher.
- L’autre est l’animal : la marque de l’homme s’y imprime si fort, par le biais de la sélection, qu’elle retentit sur tout : la hauteur au garrot, la longueur des os, le poids… Il y a peu de rapport entre la vache gauloise, si petite, et Cerise la Bazadaise, pesant près d’une tonne, primée lors d’un des derniers salons de l’agriculture.
15L’homme n’est pas un carnivore éternel : son appétit de viande(s) est à géométrie variable, à étudier culture après culture. À l’intérieur même de la culture chrétienne – car il est difficile de parler en la matière de modèle alimentaire judéo-chrétien –, l’image de la viande a varié selon les époques et les discours, les règles de l’Église aussi, quand l’esprit l’a toujours emporté sur la lettre. Paradoxalement, le discours cénobitique tardo-antique, qui érigea la consommation carnée en contresymbole de la vie des moines, lui donne une image fortement valorisée. Sur la valorisation ou au contraire sur les tabous, les historiens du religieux approfondissent les données anthropologiques, et ils nous incitent fortement à révoquer en doute certaines idées toutes faites sur l’hippophagie « interdite » ou sur l’alimentation carnée comme marqueur de l’identité chrétienne. Dans la fabrique de la viande, les paramètres sont nombreux, les combinaisons multiples, si bien que chaque cas est singulier, chaque article présente une configuration originale, non reproductible mais comparable à d’autres : d’où le surgissement des problématiques communes.
16La richesse d’une réflexion collective s’évalue non seulement par les réponses apportées à la problématique affichée au départ, mais aussi par de nouveaux questionnements. Ils ne manquent pas de surgir, nombreux, sur des thèmes anciens qui méritent d’être repris – nous citions à l’instant la question de l’hippophagie – ou sur des pistes nouvelles. Par commodité, nous suivrons la filière pour faire le point de nos acquisitions et trier les certitudes des incertitudes.
Les systèmes d’élevage
La première question posée est celle de la sélection
17Selon quels critères est-elle effectuée, ou dit autrement : à quels besoins de l’homme doit-elle répondre ? Car nous savons qu’il existe d’autres sélections que la sélection bouchère. L’idée reçue est que le seul animal boucher pour les périodes anciennes est le porc. C’est un fournisseur de chair facile ; d’autres animaux sont à double ou à triple fin, comme les bêtes de réforme ou les jeunes inutiles, quand il y a trop de reproducteurs. À ce postulat de départ les contributions proposent des réponses très contrastées : si les ovins de Catalogne confirment l’hypothèse admise, d’autres la nuancent fortement. On repère dès avant l’époque romaine des élevages dirigés vers la boucherie. C’est là un des apports majeurs de l’approche archéologique quand elle mesure sur le très long terme les évolutions morphologiques du cheptel. Les études fines des phénomènes de croissance de la hauteur au garrot, ou de sa décroissance dans le temps, permettent de comprendre les systèmes d’élevage.
Des modèles culturels
18Le rôle des modèles culturels est posé. La romanisation est un bon exemple d’acculturation. L’âge des sujets à l’abattage suggère fortement une réorientation de l’élevage en Gaule. Le bœuf abattu vieillit, signe d’une gestion mixte, le bœuf plus vieux étant destiné au travail. En revanche le cochon abattu rajeunit, traduisant une orientation bouchère plus accentuée. Ce constat des archéozoologues va dans le sens de l’idée reçue, certes, mais il est accompagné de nouveaux modèles explicatifs, plus complexes.
19La croissance des bœufs est due à l’introduction du modèle économique romain ? Mais la croissance, nous dit-on, est amorcée dès La Tène moyenne, et n’a fait que s’accélérer au temps romains ; et elle s’expliquerait moins par l’importation d’étalons italiens que grâce à l’appropriation par les éleveurs gaulois de savoirs zootechniques romains et à l’adaptation à une nouvelle demande, en particulier celle des villes… Il faudra définitivement mettre au rencart les topoi vulgaires : Astérix se nourrit bien de suidés (sanglier ? cochon ?), mais il apprécierait aussi les côtes de bœuf avec os, selon la tradition gauloise bouchère conservée à l’époque romaine, il mangerait du cheval ou pire du chien – quoique nous coûte l’idée d’imaginer Idéfix finir en hotdog… Tout cela au conditionnel, tant de zones d’ombre restent à explorer : on ne sait pas grand-chose des petites boucheries rurales, qui ne suivent pas forcément le modèle urbain ; et l’articulation entre artisanat boucher et pratiques alimentaires est toujours à revoir.
La composition des troupeaux
20Sur la composition des troupeaux l’image qu’on a est nuancée, et encore floue, car il faut tenir compte de la conservation différentielle des vestiges : le bœuf est mieux représenté que le petit bétail. Cette prime aux bovins est renforcée par un autre biais, celui du lieu d’abattage : la boucherie-atelier livre des bœufs, quand l’abattage domestique est plus difficile à saisir, avec corrélativement des possibilités de sous-estimation décuplées. Mais c’est surtout l’image de la chasse que livrent les études des échantillons qui est déformée. La faune sauvage est pratiquement absente, comme si elle était la victime de l’élevage.
La production actuelle de la viande
21Le thème de la production actuelle de la viande ne pouvait éviter de mentionner la crise que traverse l’élevage aujourd’hui. Cependant, la remise en question de la prépondérance de la viande dans la hiérarchie culinaire actuelle n’était pas dans les intérêts de cet ouvrage : plutôt que s’attarder sur les raisons et les aspects de cette dévalorisation, laquelle ne date pas de la crise de la vache folle (1996), mieux valait montrer par quelle stratégie la filière entend surmonter le problème. En fait, ce n’est pas une stratégie unique qui est mise en œuvre, mais différents systèmes de réassurance, jouant la carte de l’authenticité, de l’origine identifiable (à un terroir, à une race, voire à un petit producteur).
22La viande biologique est une première réponse. Les certifications et la labellisation en sont une autre. Une dernière modalité, plus composite, est proposée par les éleveurs du porc basque à robe pie noir et à grandes oreilles : retour à un génotype rustique, choix d’un élevage extensif garantissant une nourriture libre et sauvage. Tout cela aboutit à la construction d’un puissant référent culturel, qui est le lien avec le paysage. Le paysage environnant participe désormais à la fabrique de la qualité. On apprécie mieux la viande issue d’une bête bien dans sa peau et bien dans son pré ou ses landes. Ce porc mangeant exclusivement de l’herbe, des glands, des faînes, en liberté, rassure le consommateur, mais il peut provoquer un certain trouble : voici le porc végétalisé, nous qui le croyions omnivore !
23L’élevage biologique privilégie aussi ce lien au sol, et s’oriente vers des races ou des variétés locales et rustiques. Les objectifs diffèrent au départ : pour le cochon Kintoa, il s’agit d’améliorer les qualités organoleptiques de la viande ; dans le projet biologique, il s’agit en priorité de sauvegarder l’environnement et d’assurer une exploitation autonome. Les perspectives de départ divergent, les solutions adoptées convergent pour redonner à la viande une identité.
L’abattage et la découpe
Les techniques
24L’analyse des techniques a montré qu’une des premières préoccupations de la recherche est d’être attentive aux différents contextes, selon que l’abattage est familial, religieux, ou professionnel. Les périodes anciennes font problème : en Égypte, en Grèce où à Rome les contextes tendent à se confondre, on connaît surtout la boucherie rituelle et il est très difficile de savoir si les techniques sont transposables dans le domaine profane ; John Scheid posait même la question de savoir si une boucherie profane existait. Sa thèse semble bien trop péremptoire et d’autres lectures sont possibles. Christophe Badel en particulier nous invite à rouvrir ce dossier, et à voir de plus près comment s’opère l’articulation entre le sacrifice et la viande consommée par les hommes. Ici la réflexion progresse.
L’organisation de la boucherie
25Dans l’organisation spatiale de la boucherie on repère là aussi le rôle important des phénomènes d’acculturation. Corent, cet oppidum au cœur du pays arverne, dispose d’un complexe qui rappelle le macellum des cités romaines – tout à fait comparable par exemple à celui de Pompéi par son architecture et son implantation au cœur de la ville. L’historiographie nous a appris à distinguer deux modèles de la boucherie qui se succèdent dans le temps. Les études proposées ici ne remettent pas en cause le schéma acquis. L’Antiquité, avec ici les sites gallo-romains, nous livre la trace des deux activités jointes : le travail d’abattage et d’écorcherie, et la découpe primaire. Cette connexion se retrouve pendant tout le « long Moyen Âge » : une organisation bouchère de longue durée, à laquelle met fin le système « napoléonien », avec l’exil extra-muros des abattoirs. Les modèles sont entérinés, reste à voir les spécificités régionales. La délocalisation des abattoirs est plus ou moins précoce selon les pays : l’Italie tient un rôle précurseur, et en France même des décalages s’observent.
Les métiers de viande
26Les métiers de viande mettent en avant la figure du boucher, acteur clé de la filière. À son sujet, les interrogations fusent : sur ses fonctions, sur son statut et son image, sur sa place dans la filière – la contrôle-t-il de bout en bout, ou bien en détient-il seulement un segment ? Est-il un marchand (en gros ? en détail ?) ou bien un artisan ?
27Le questionnaire est fourni, il a été en partie renseigné. Longtemps, le boucher a contrôlé la filière sur toute sa longueur. Au Moyen Âge on lui assigne de « tuer, tailler, vendre chair ». Le boucher d’Ancien Régime qui travaille dans les petites villes pratique également l’intégration verticale depuis les prés de finition jusqu’à l’étal, mais peut-être aussi – c’est à voir – des foires jusqu’au pré d’engraissage final. On peut s’interroger sur la possibilité de certaines formes de concentration horizontale : la femme du boucher a le monopole des tripes, mais quid de la vente des suifs et du cuir ? Quid de la vente du poisson en temps de carême ? Ce n’est pas un des moindres enjeux que de savoir si le boucher n’est pas aussi le poissonnier.
28La segmentation napoléonienne dissocie tuerie et boucherie, en même temps qu’elle occulte le travail des abattoirs. Le circuit d’échange se transforme, avec des impacts considérables sur le métier : le chevillard devient l’homme du vivant, le boucher travaille la chair morte.
29Ce qu’on observe à partir de là, c’est un mouvement de réduction continue de la place du boucher dans la chaîne de la viande. En amont des métiers concurrents émergent et l’évincent : le garçon d’abattoir, devenu tueur professionnel ; le chevillard, qui s’arroge l’exclusivité de la médiation avec le producteur ; le vétérinaire, qui lui dispute l’expertise sanitaire de la viande. Le partage des tâches ne s’effectue pas sans délais et sans résistances. Pour le contrôle sanitaire par exemple, la substitution est tardive, les bouchers opposent à la science des vétérinaires leur savoir empirique qui est avéré : on n’a pas besoin, disent-ils, « de microscope ou de télescope pour voir si la viande est mauvaise ». Après 1868 ils perdent la partie.
30Ce mouvement, amorcé au xixe siècle, se poursuit et s’accentue plus que jamais avec la spécialisation, comme le montre la formation actuelle au métier. Les apprentis ne s’exercent plus à découper des carcasses avec os, ils se contentent de couper des quartiers désossés et sous vide. La chaîne du froid fait que le boucher n’est plus maître de la maturation de la viande.
31La finition de la viande : la question est d’importance, quoique mal documentée. Provisoirement, on peut repérer trois séquences dans l’histoire. Dans un long Moyen Âge, le boucher vend la viande chaude – donc fraîchement abattue – et on se gardera bien sûr de prendre les dates limites de vente fixées par les règlements drastiques pour des dates limites de consommation ; au xixe siècle la finition s’opère chez le boucher, au crochet ; aujourd’hui la maturation se fait ailleurs… ou ne se fait pas. Ce n’est pas le métier qui est seul en cause, sans doute aussi les goûts des carnivores qui ravalent de plus en plus le rassissement de la viande au rang des mauvaises fermentations, comme le faisandage autrefois.
32Finalement, la nomenclature du début du xixe siècle, qui classe la boucherie dans la branche du commerce, a un côté anticipateur. Elle ne correspondait pas à la réalité de l’époque, mais à celle d’aujourd’hui, où le métier se confine au rôle de revendeur.
33Ceci résumé bien entendu sans trop de nuances, et on sait que ce schéma de l’évolution générale du métier est à moduler. On trouve dans des petites villes pourvues de tueries particulières des bouchers qui s’impliquent dans l’abattage. Il existe encore des bouchers-marchands qui choisissent leurs bêtes, et à Paris certains artistes du billot se battent pour faire rayonner leur savoir-faire…
34Finalement, qu’est-ce qui fait filière aujourd’hui ? Lors d’un débat, Jean-Pierre Williot proposait cette réponse : une interprofession « de la fourche à la fourchette » dont les préoccupations, sécurité sanitaire ou qualité gustative, sont partagées par l’ensemble des acteurs de la filière.
La découpe
35La découpe est un thème neuf. Aujourd’hui, les bouchers ne pratiquent que la découpe à la parisienne, et pour les siècles passés la question est ouverte. La découpe parisienne apparaissait évidente pour les uns, intrigante pour les autres : qu’est-ce que cette découpe anatomique, où on passe le couteau dans le vide ? On nous apprend donc qu’elle a été longtemps minoritaire, et on se demande quand elle a émergé, et comment, dans quelles conditions a-t-elle fini par s’imposer ? Sa diffusion est un dossier qu’il faudra examiner avec attention. Deux ou trois faits m’apparaissent de force explicative égale.
36D’abord boucherie rime avec bœuf, et la découpe à la parisienne s’adapte d’abord à ce gros quadrupède. Porc ou mouton ne réclament pas la même technique, ce qui ne signifie pas qu’ils soient toujours plus faciles à découper. Il n’est qu’à regarder quelques natures mortes, comme ces têtes de mouton peintes par Goya ou, plus près de nous, par Louis Valtat, pour réaliser qu’on peut très bien aussi gâcher le travail avec des bêtes plus petites.
37L’autre piste à explorer serait celle de la qualification de l’opérateur pratiquant la découpe : dans le système de la boucherie intégré, où est le boucher, dans le pré ou à l’étal ? Dans les boucheries méridionales des Temps modernes on voit rarement à l’œuvre le boucher lui-même, il est le plus souvent remplacé par sa femme ou par un simple « coupadou ».
38Le système de vente conditionne enfin le type de découpe. À l’époque moderne, toujours dans le Midi, la boucherie municipalisée pratique le prix unique par espèce. À 4 sous la livre de mouton, le client peut avoir, indifféremment et sans possibilité de recours, du gigot ou bien du collier plus le « souquet », ce supplément qui permet d’écouler les bas morceaux, mâchoire comprise. Ce système de vente s’accommode bien d’une découpe grossière et « transverse ». Le blocage ne sera levé que lorsque l’idéologie du juste prix, responsable de ce type de règlementation, laissera place à la vente libre. Quand le boucher sera libre de choisir les bêtes et de fixer les prix suivant les morceaux, alors son souci sera de donner forme à des morceaux de qualité différente : il sera poussé naturellement vers la découpe anatomique.
39La chronologie de ce transfert technologique reste à établir. À Paris ce type de découpe s’imposerait dans la seconde moitié du xviiie siècle, avec un fort impact à l’amont ; c’est alors aussi que la boucherie parisienne deviendrait le modèle d’excellence – mais l’histoire de l’adoption de ce modèle en province reste à écrire.
L’écuyer tranchant
40Avec l’écuyer tranchant faisant fonction durant tout le Moyen Âge, on atteint le dernier maillon de la découpe, celle de la viande servie à la table des puissants. L’écuyer tranchant, noble, servant à la Cour, regarde de haut le modeste boucher. Lui utilise le couteau (ou un de ses couteaux, puisqu’il en a cinq dans son étui), et non le couperet. Lui découpe en priorité les volailles, viandes nobles – dont le statut même de viande fut longtemps discuté. Il exerce un art, codifié dans des traités dès la fin du Moyen Âge, et non une vulgaire technique empirique. Le passage du cru au cuit introduit une rupture fondamentale dans la notion de découpe.
Les bas morceaux
41Les bas morceaux nous ont introduits à la problématique du statut sociogas-tronomique. L’inscription agoranomique du Pirée révèle par exemple que la matrice de la truie est un morceau qui, loin d’être « bas », est très apprécié. Cette appréciation n’est pas liée à la valeur gustative ou médicale de ce morceau, mais tout simplement à sa forme de poche (on pense irrésistiblement à un plat actuel, la seiche à la sétoise, farcie de viande). Ces poches ont une valeur culinaire qui augmente si la cuisine du hachis est estimée, ce qui est le cas pour la cuisine grecque. On voit par là que ce qui détermine le choix et la classification des viandes – le dernier thème que nous évoquerons – est d’examen délicat.
La classification des viandes
42La réponse n’est jamais univoque, elle oblige à croiser les discours et à confronter les sphères : médicale, morale ou religieuse. C’est en maniant le jeu des discours et des hiérarchies qu’on aperçoit comment la viande a acquis son statut d’« alicament » dans la diète des moines malades. Ainsi, la logique qui préside à la promotion de la viande est inattendue, et remet en cause le schéma reçu de la genèse du carnivorisme médiéval. Le système des valeurs incite à rouvrir le dossier sensible du cheval, qui fait boucherie à part. Le cheval est viande honteuse, et le travail du boucher consiste à la faire passer pour du bœuf, en la désanonymisant, en lui enlevant os et aponévroses. Le bœuf reste la référence culturelle majeure.
43Que nous apprennent finalement la joue de bœuf, le gigot ou la tranche de cheval ? Que l’historien doit pratiquer le mixte explicatif, mais qu’il ne peut tout expliquer. Que le statut de la viande n’est pas réductible aux représentations qui l’entourent, que la hiérarchie gastronomique est indépendante des autres enjeux. Que la sphère gastronomique est parfaitement autonome par rapport aux enjeux, c’est finalement la bonne nouvelle apportée par cet ouvrage !
Auteur
Historienne, professeure honoraire
UMR Telemme, université d’Aix-Marseille, CNRS, Aix-en-Provence
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un aliment sain dans un corps sain
Perspectives historiques
Frédérique Audouin-Rouzeau et Françoise Sabban (dir.)
2007
La Pomme de terre
De la Renaissance au xxie siècle
Jean-Pierre Williot et Marc de Ferrière le Vayer (dir.)
2011