Chapitre III
Le corps en équilibre : les rhétoriques du soin
p. 121-130
Texte intégral
1Dans son travail sur les représentations sociales de la santé et de la maladie, Claudine Herzlich1 montre comment la maladie et la santé sont pensées à travers les rhétoriques de l’équilibre et du déséquilibre. Les représentations collectives de la maladie assimilent celle-ci à des dérèglements du métabolisme humain dus aux influences extérieures et intérieures que subit le corps. Face aux antagonismes sain/malsain, propre/sale, pur/impur, santé/maladie, quotidien/exceptionnalité, les mangeurs sains prônent une posture d’équilibre. Le corps sain se construit sur l’idée d’une régulation et d’une tempérance entre les organes et l’esprit. Mais les points d’équilibre ne sont pas toujours faciles à trouver et font appel aussi bien à l’expérience sensorielle du corps qu’aux connaissances et aux savoirs. La définition du « bon équilibre » est à la fois individuelle et sociale, prise dans le courant des normes, des désirs et des impératifs d’une société en quête de santé.
Soin par les plantes, soin par les pierres : les nouveaux équilibres de la santé
2La naturopathie postule une homologie entre l’équilibre du métabolisme humain et la balance des échanges entre l’homme et son milieu, la maladie étant conçue comme l’expression d’une dysharmonie interne, conséquence plus ou moins directe d’une scission entre le corps et son environnement naturel (d’origine)2. Comme le dit Damien, il s’agit de trouver des moyens afin de « pouvoir rééquilibrer les choses de manière à favoriser un retour à la normale du fonctionnement ». Les médecines douces conviennent à la recherche de santé entamée par les mangeurs sains. Elles ont en commun des représentations de la maladie et de la santé fondées sur les équilibres et les déséquilibres du corps. Nos interlocuteurs balancent entre prise et déprise pour trouver le juste milieu : « Je me dis qu’il y a un juste milieu, qui n’appartient qu’à moi, que je dois trouver, dans mon corps à moi, et que c’est seulement mon compromis à moi, que c’est valable que pour moi, c’est pas valable pour Sandra, ni pour vous. » Mono-diète, cure, activités physiques, méditations sont autant de pratiques soumises au régime de l’équilibre, permettant de réguler le corps et d’anticiper, de prévenir ou de combattre la maladie.
3La croyance dans les bienfaits des aromates n’est pas neuve et les corrélations entre aromates, épices et pharmacie sont aussi vieilles que les premières médications3. Ballotées dans le temps, remises en question avec l’arrivée de la chimie et les progrès de la médecine, les plantes n’ont jamais perdu ni de leurs intérêts et ni de leurs influences. Les huiles essentielles ainsi que les plantes vendues en boutique biologique ou cueillies dans les prés font partie de la panoplie thérapeutique des mangeurs sains. Ils en distinguent les usages astringents ou correcteurs, stimulants ou fortifiants. Après que les médecins ont diagnostiqué la sclérose en plaque de Niels, ils lui ont prescrit tout un ensemble de médicaments destinés à calmer ses douleurs et le soulager au quotidien. Mais l’expérience de Niels est tout autre, il s’est soudain senti « bloqué », comme si plus rien ne fonctionnait dans son corps, les organes sécréteurs comme les organes moteurs étant encrassés par les molécules chimiques : « Je me mets devant la télé, je me dis je vais aller pisser, bloqué, pas moyen d’aller aux chiottes et pourtant il était à cinq mètres, bon tant pis je vais crever, je me suis dit, puis je frissonnais et tout, c’était horrible, bon quitte à crever, je vais en fumer un dernier [un joint], je m’en roule un, un truc énorme, je l’allume, ouvert-fermé [soupir de soulagement]. Tout d’un coup, je peux aller pisser, je suis allé pisser, et puis c’est le moment d’en faire d’autres [des joints], au cas où, on sait jamais. » Par l’expression « ouvert-fermé », il exprime le déséquilibre qu’a généré l’ingestion en grande quantité de substances chimiques. De cette expérience, il tirera la conclusion que la plante permet à son corps de retrouver un certain équilibre que les médicaments chimiques avaient perturbé : « Tu t’en fous, t’as ta plante, t’as pas besoin des cachets, la plante là elle fait tout. Ça au moins on sait ce que ça donne, tu prends juste le traitement de fond. » L’usage des pierres précieuses vient compléter la panoplie de nos interlocuteurs. Ambre, cristaux de roches : la lithothérapie est appréciée d’Auriane qui y a été initiée par sa mère et porte toujours sur elle un petit bracelet en cristal de roche : « […] je sais pas comment expliquer ça… Par exemple les pierres c’est sur certains organes, c’est les mêmes fréquences, ça augmente le taux vibratoire… Le mieux c’est de vibrer haut, normalement quelqu’un en bonne santé devrait vibrer dans les 9 000, ma famille on est à 35 000, après c’est un rythme de vie, c’est un tout, y a une part de spiritualité dedans. » Comme le dit Jean-Pierre Albert, les aromates et les pierres précieuses se situent à la jointure du ciel et de la terre4. Cette symbolique de la rencontre des contraires fait écho au désir d’équilibre des corps. Elle renvoie également à la théorie des quatre éléments : sec, chaud, humide, froid, définit par Hippocrate5 et qui aujourd’hui continue à travailler les représentations du corps6. Le soin par les plantes et les pierres est touché par l’aspect cyclique et alternant de l’inscription de l’individu dans le temps et sa mobilité dans l’espace. Il vient s’agencer avec la maladie saisonnière et ses désagréments, avec la maladie chronique et ses alternances douloureuses ou avec les inconforts des cycles naturels. Ainsi, nos interlocuteurs usent des huiles essentielles et des plantes pour rééquilibrer un déficit ou anticiper des déséquilibres cycliques.
Miel et pollen : des bienfaits naturels
4En plus des plantes et des huiles essentielles, nos interlocuteurs sont friands des produits apicoles : propolis, gelée royale, miel. « Une cuillère à soupe de miel et puis le rhume l’année tout ça ça passe, là ça fait deux hivers qu’on passe sans aucun médicament », rappelle Jean-Claude. Le miel est le produit de la nature le plus emblématique d’une vision de la santé basée sur les principes de consubstantialité et d’équilibre7 : « On a toujours été soigné par les vertus des plantes, se dire j’ai une bosse, je vais prendre de l’arnica. Je me suis fait piquer, je vais prendre de l’apis, et tout le lien, qu’est-ce que c’est l’apis, ça vient du venin de l’abeille. » En plus d’adoucir et de réchauffer le corps, le miel a des propriétés sur l’esprit : « C’est dans l’idée du dépassement des ressources physiques et mentales normales de l’homme que réside l’efficacité symbolique du discours sur le miel8. » Le miel et ses dérivés apicoles peuvent se penser comme des objets thérapeutiques à usage occasionnel ou, à travers la propolis ou la gelée royale, comme des thérapeutiques destinées à des cures plus longues. Le dernier article à la mode est du pollen frais, à conserver au réfrigérateur, vendu comme revitalisant. Le mangeur devient alors l’abeille, butinant son pollen, permettant à celui-ci de se transformer en miel, directement à l’intérieur du corps, au contact du sang.
5L’action d’ajouter est la particularité de ce que certains appellent « les alicaments9 ». L’ingestion des vitamines permet imaginairement de réinjecter dans le corps ce qui lui fait défaut, et ainsi de contrôler un dosage réel, une présence minimum de ces particules bienfaisantes dont le corps est avide. Comme le souligne Frédérique, « […] ça vous apporte, c’est une petite bombe vitaminique ». Ils sont souvent utilisés par les mangeurs sains pour rééquilibrer là où quelque chose semble dysfonctionner (cholestérol, constipation). Sur chacun de ces produits figure d’ailleurs l’allégation suivante : « Conseillé au sein d’une alimentation équilibré. » Ces produits sont destinés à des individus qui ne sont pas malades, qui ont déjà un bon équilibre alimentaire, mais qui souhaitent potentialiser davantage leur santé. Avec les compléments alimentaires, nos interlocuteurs font ainsi allégeance au « manger léger » : les alicaments favorisent un transit fluide et rapide, vite libéré du travail énergétique de digestion10. L’idée selon laquelle l’incorporation du miel s’effectue par le sang a pour corollaire la possibilité de se nourrir sans digérer. Ce principe d’une digestion qui n’a plus besoin de se faire ou se fait sans effort, dans la négation de l’excrétion, se retrouve chez nos interlocuteurs dans leur volonté de ne pas sentir la digestion et la sensation de lourdeur, de fatigue qui intervient après le repas.
Mono-diète et cure de raisin : rééquilibrer la santé
6L’alimentation-santé des mangeurs sains se structure autour de deux grands principes, un régime quotidien fait de contraintes mais basé sur le plaisir et l’écoute du corps et des périodes d’ascèse plus rigoureuses réglées sur le cycle des saisons ou liées aux déséquilibres du corps. Les cures ont pour vocation d’être temporaires tout en apportant un bienfait sur le long terme. Elles doivent être renouvelées et créent ainsi des rythmiques annuelles particulières, en concordance avec les saisons ou des événements intimes. Odile fait chaque année une « cure de raisin » en septembre. En pratique, sa cure relève davantage de la mono-diète. Durant plusieurs semaines, elle se nourrit exclusivement de raisin, toutes les variétés étant permises, à condition qu’elles soient biologiques. Elle en donne plusieurs explications : le choix de la saison, en septembre le corps nécessite d’être préparé pour l’hiver qui approche ; la sensation de légèreté et les bénéfices de l’élimination pour les organes et la peau. Le récit des expériences d’une privation et d’une purification temporaire du corps rejoint des questionnements d’ordre spirituel. La rupture momentanée des équilibres a pour but un rééquilibrage plus général des corps et des esprits. Denise et Myriam suivent les jeûnes exigés par le calendrier liturgique hébraïque. Pacôme respecte le temps du carême et jeûne le Vendredi saint. Et Éléonore, quant à elle, a pu expérimenter des périodes de jeûne lorsqu’elle était en formation avec son maître yoga.
7Les agapes festives, décrites comme des moments où les règles préétablies sont détournées et négociées, engendrent des processus de rééquilibrage en aval ou en amont. Coralie, étudiante, aime faire la fête, mais après chaque soirée, elle s’astreint à des techniques de purification visant à revenir à l’équilibre : « Un peu de diète, enfin me reconcentrer sur mon alimentation, manger des légumes et tout […] et puis c’est aussi boire beaucoup d’eau, j’ai l’impression de faire tout sortir du coup, donc je bois, bois, bois, je cours et puis je mange des avocats. » Ces pratiques font écho au besoin constant de se nettoyer, du dehors comme du dedans, que prônent notamment les hygiénismes modernes11. Cette idée d’épurer le corps est retravaillée sous des formes diverses par les individus, selon les âges et les envies de chacun : sauna, sport et élimination par la transpiration, gommage des peaux pour le désincrustage et l’élimination des toxines des pores, etc. Que ce soit des cures post-fêtes ou des diètes saisonnières, elles sont pratiquées à des moments précis comme un moyen de redéfinir le cycle, de purger le corps des excès et de ramener celui-ci à l’état « normal » ou l’état « sain » qu’il a quitté momentanément. Ainsi, cure et mono-diète s’inscrivent dans des actions de retrait ou d’ajout qui permettent de redessiner les équilibres du corps. Dans un cas comme dans l’autre, ces pratiques s’articulent autour de l’image d’un corps « encrassé » qu’il faut régulièrement purger. Après avoir subi un traitement antibiotique, Sandra fait faire à Émilie une cure d’homéopathie afin de « nettoyer » son corps. Quant à Coralie, elle aime se sentir « purifiée » une fois accomplis les divers gestes qui permettent à son corps d’éliminer les toxines : diète, gommage, sport.
Yoga, Chi Chong, danse ou fitness : chercher l’équilibre dans le corps en mouvement
8Si nous nous attendions à ce que les mangeurs sains pensent conjointement alimentation, santé et sport, il s’est avéré que la pratique sportive n’avait pas, pour tous, la même importance dans la construction du corps sain. Lorsque nous questionnons Nathan, c’est avec une once de culpabilité qu’il nous révèle ne pas avoir le temps de faire du sport. Mais le terme « sport » est mal choisi pour qualifier leurs pratiques physiques. Nos interlocuteurs qui pratiquent le yoga, le Chi Chong ou des pratiques physiques douces refusent expressément l’appellation « sport », qui ne prend pas en compte selon eux la partie spirituelle ou mentale du travail du corps et représente une déperdition d’énergie. Ces pratiques physiques sont avant tout une autre façon de générer des postures d’équilibre dans un corps en mouvement. Pour Éléonore, le yoga doit s’entendre comme un art de vivre, de s’alimenter et de penser : « C’est pas seulement des postures de yoga, c’est bien au-delà, déjà toutes les pratiques de régénération par le nettoyage et tout ça, purification, l’alimentation, la méditation, c’était vraiment un enseignement global. » Mais pour Sandra et Jean-Patrick, qui se rendent ensemble au cours du yoga le mercredi soir, c’est aussi un des rares moments où ils n’ont pas les enfants avec eux. Sylvianne, quant à elle, est la seule de la famille à pratiquer une activité physique en dehors de la maison. Si elle se dit en sympathie avec les discours d’Éléonore, le professeur, elle voit aussi dans le yoga un moyen de soulager son dos et surtout de calmer ses nerfs, ce que confirme Nathan qui trouve sa femme plus relaxée à la sortie du cours : « C’est que du bonheur, pour elle et pour nous, parce que le stress qu’elle avait ben au moins le mercredi il s’en va, elle revient, elle est toute reposée. Nous souvent on lui dit : “Va faire ton yoga.” » Alix ou Ninon, quant à elles, ont pour le yoga une attirance à la fois physique mais aussi philosophique.
9Les mangeurs allient en général ces pratiques dites douces à des sports plus intenses. Sandra pratique le yoga mais a besoin de « se défouler » avec la danse africaine. Paola va toutes les semaines au yoga, mais à côté elle pratique assidument l’aviron, le samedi ou le dimanche matin. À côté du Chi Chong, Odile fait de la danse et de la gymnastique, et Alix continue de se rendre deux fois par semaine à ses séances de fitness. La recherche d’équilibre passe par la complétude de sports doux et intenses, d’un corps léger et équilibré avec un corps qui transpire, élimine et souffre. Dans les sports d’endurance ou de compétition que pratique Ambre ou Paola, la recherche d’équilibre passe par la recherche de l’effort et des limites. L’équilibre devient une tension entre déséquilibre et rééquilibre, nécessaire à la formation progressive d’une continuité.
Corps « gras » ou corps musclé ? De la norme individuelle à la norme collective
10Par ailleurs, faire du sport ou entamer des diètes se révèle aussi un moyen, pour les mangeurs sains, de maîtriser les formes du corps. La question du poids et des esthétiques du corps fut difficile à aborder en entretien. Pourtant, elles s’intègrent à leurs préoccupations quotidiennes et à leur définition de la santé. Avant ses grossesses, Joana se raconte comme une jeune femme très sportive et mince. Aujourd’hui, elle reprend la danse aussi bien pour accélérer sa perte de poids que pour retrouver son équilibre précédent. Quant à Valérie, lorsque nous la rencontrons, elle vient d’être opérée pour la seconde fois afin de se faire poser un anneau gastrique. La première opération fut, de son propre aveu, un « échec ». Elle explique qu’elle n’a pas su construire une alimentation équilibrée. Aujourd’hui, après sa seconde opération, elle tente de s’affranchir de ses anciennes habitudes et veut croire à sa réussite. Enfin, il y a Coralie qui tente depuis bientôt un an de perdre du poids et se veut dans une logique de régime. À cet effet, elle pratique la course à pieds quasi quotidiennement. Si Joana, Valérie et Coralie se disent toutes trois en surpoids, elles envisagent cet état du corps comme temporaire. Il a fallu du temps pour que nos interlocuteurs acceptent d’évoquer cette question. Entre fascination et répulsion, Jimmy nous parle des corps des bodybuilders, un corps qu’il dit savoir ne jamais pouvoir obtenir, même en travaillant sa musculature tous les jours, notamment parce que, devenu végétarien, il lui est compliqué de faire du muscle12 : « C’est là aussi que tu vois, les bodybuilders ou les bodybuildeuses, elles modèlent leur corps, et c’est fascinant. » Ambre fait de la gymnastique en compétition. Elle reconnaît que les tenues imposées aux gymnastes ne l’ont pas aidée, toutes ces années, à accepter son corps et ont facilité la comparaison entre filles dans un milieu où le corps a toute son importance : « Si dans l’équipe on était toutes de la même morphologie je me poserais peut-être moins de questions, mais vu […] qu’il y en a une qui est très grande… et très très musclée, et une autre qui est un peu moins grande mais très fine, et à côté moi je fais un peu… plus imposante. » Elle reconnaît par ailleurs que son corps, pas toujours en adéquation avec les canons du milieu sportif, est socialement plus désirable que celui des « corps parfaits » sur le plan sportif, ayant fait disparaître toutes traces de sexualisation par la contrainte des formes féminines. Jimmy et Ambre montrent chacune à sa façon l’importance du muscle s’opposant à la graisse dans la construction visible et symbolique du corps sain13. Si la graisse n’est pas tolérée, le muscle est lui valorisé. Mais pour les femmes, la contrainte est double car le corps musclé doit en même temps s’articuler avec un corps fin. Comme le souligne Coralie, « j’aime bien mes jambes, parce qu’elles sont fines, même avant déjà, et elles sont un peu musclées, donc oui, j’ai les cuisses les plus musclées et les plus fines de ma bande, j’ai les plus petites fesses ». Ainsi, face aux normes sociétales imposant un corps mince voire maigre, le corps musclé, s’il signifie le corps sain, a du mal à trouver sa place au côté de ces corporéités imposées14.
La minceur comme attribut de la santé
11Les pratiques sportives et certaines pratiques alimentaires ont-elles aussi à voir avec un rapport au corps qui se construit en regard avec celui des autres et face aux normes sociales d’esthétiques15 ? Pour ces mangeurs sains qui se veulent et se disent décomplexés face aux normes sociales, il est bien difficile d’admettre que certaines de leurs restrictions alimentaires sont liées aussi bien à la peur de prendre du poids qu’à une recherche de bonne santé16. Pourtant, la perception de la graisse comme une accumulation qui pourrait boucher les émonctoires, s’accumulant au corps pour le rendre malade lie, dans les imaginaires sociaux comme dans ceux de nos interlocuteurs, le corps gros et le corps malade. Comme l’ont montré les travaux de Jean-Pierre Poulain sur l’obésité, ceux de Georges Vigarello sur les métamorphoses du gras et ceux de Jean-Pierre Corbeau sur les imaginaires du gras17, les rapports entre le gras et la santé sont complexes et fluctuants. Les jonctions faites entre la santé, la norme du corps mince et la morale soulignent les rapports entretenus aujourd’hui avec « les figures du gros » : un corps mince devient attrayant dans une société qui a établi la norme de la minceur comme corrélat de la santé. La graisse devient également le symbole de l’infécondité et de la dégénérescence18. Or, dans les changements de paradigmes qu’opèrent nos interlocuteurs, la santé individuelle passe par la santé du corps social et par une approche de la santé collective en terme de perfectionnement :
Cette modélisation esthétique du corps est indissociable d’une conception « sportive » de l’organisme qui transforme idéalement ce qu’il incorpore : sang et muscle, exclusivement […]. Ce que recouvre inconsciemment l’idéologie du corps longiligne, c’est la fixation d’une normativité attachée à une sexualité saine et féconde. Le souci moral de la santé collective a pour contenu idéal la possibilité d’un perfectionnement de l’espèce.19
12Si la construction du corps sain tend parfois vers une conception d’un corps parfait, rappelons la multiplicité des postures et des corps des mangeurs sains. Fort et faible à la fois, féminin et masculin, en bonne santé et malade, aucun modèle ne prime. L’imaginaire de la santé naît des interstices et des jonctions comme une capacité à renouveler les pensés et à rendre fécond une description future de la société. Entre utopie et cauchemar, la maladie fait son chemin à côté de la santé, elle reste son corrélat à la fois positif et négatif. Si la quête de la santé parfaite impacte les représentations et les pratiques des mangeurs, la mise en valeur des sensorialités permet néanmoins de penser le corps sain et ses alimentations comme diverses.
Notes de bas de page
1 Herzlich C., Santé et maladie. Analyse d’une représentation sociale, Paris, Éditions EHESS, 1969 ; Fainzang S., Pour une anthropologie de la maladie en France : un regard africaniste, Paris, Éditions EHESS, 1989. Voir aussi François Laplantine qui propose différents modèles applicables aux représentations des processus pathologiques et thérapeutiques. On y retrouve le couple soustractif/additif qui fonctionne aussi bien pour la définition de la maladie que du soin. Laplantine F., Anthropologie de la maladie, Paris, Payot, 1986. Enfin voir Zimmerman F., Généalogie des médecines douces, Paris, Presses universitaires de France, 1995.
2 Carton P., Traité de médecine, d’alimentation et d’hygiène naturistes, Paris, Éditeurs A. Maloine et fils, 1924, cité par Tétart G., « Consommer la nature et parfaire son corps », art. cit., p. 10.
3 Les odeurs sont à la fois le reflet de la désorganisation (air putride) mais aussi son remède (l’aromate), et à ce titre les aromates et les parfums sont très présents dans la société du xviiie siècle. Associés à certaines odeurs, les aromates tiennent une place importante dans la pharmacopée des siècles passés. C’est la proximité du cerveau et du nez qui fascine à l’époque. Les inhalations nasales, bonnes ou mauvaises, se diffusent dans le cerveau rapidement et sans effort. La valeur thérapeutique des odeurs, aromates et parfum conduira à la mise en place d’une classification des odeurs. Puis, progressivement, avec les progrès de la chimie, on nie les bénéfices des fumigations aromatiques ainsi que des vertus thérapeutiques des parfums, exhortant à prendre confiance dans l’essor de la médication chimique. Corbin A., Le miasme et la jonquille…, op. cit.
4 « Les aromates et les pierres précieuses ont une fonction médiatrice exprimée en particulier par le “parcours” qui marque leur nature » (Albert J.-P., Odeurs de sainteté…, op. cit., p. 183).
5 Hippocrate et ses disciples, puis Galien au iie siècle de notre ère, ont théorisé non seulement la nature de l’homme mais aussi sa place dans l’univers, selon la théorie des correspondances et des analogies entre microcosme et macrocosme. Le corps humain se compose ainsi de quatre humeurs : le sang, la bile jaune, la bile noire ou atrabile et le phlegme-lymphe. La prédominance d’une des humeurs altère la santé qui est fondée sur leur bon équilibre. Phelouzat N., « Beaux temps et bonnes humeurs », Corps, no 8, 2010, p. 49-56.
6 « Les Humeurs sont à la mode : le corps passionnel est au centre de notre culture, avec ses besoins, ses plaisirs, son équilibre et son mal-être. L’émotion est à raconter, l’exercice doit faire suer, la vie sexuelle se publicise. Le corps médical est humeur à part entière : les tests sanguins précèdent le diagnostic holistique dans l’analyse de la maladie et donc dans la recherche de l’équilibre optimal et du bien-être. Nos humeurs sont devenues des impératifs moraux : les décharges émotionnelles sont à exhiber avant de s’équilibrer. Nos discours signifient peu sans l’expression sincère des passions qui les informent. Nous sommes des corps-monades cherchant leur bien-être, protégés des pollutions et miasmes externes » (Arikha N., « La quête de l’équilibre : âme, vertus, humeurs », Corps, no 8, 2010, p. 57-63, ici p. 57).
7 « Le sentiment de ce qui est “naturel” et approprié aux soins du corps fait intervenir un principe d’identité lié au réflexe de l’absorption : la consubstantialité. Poser l’idée qu’un aliment est nutritif, donc transformable en substance corporelle, c’est préjuger d’un principe de similitude entre ses propriétés intrinsèques et la nature du corps humain » (Tétart G., « Consommer la nature et parfaire son corps », art. cit., p. 10).
8 Ibid., p. 18.
9 L’ingestion d’une quantité importante de bonnes choses dans un faible volume garantit le succès des alicaments promus à l’état d’aliments de qualité maximale. Ils sont une concentration de bienfaits et activent en profondeur des principes hyper nutritifs. Ces aliments condensés réunissent tout à la fois les qualités du nutritif, de la légèreté et du naturel. Ainsi, les alicaments partagent le destin des aliments tout en intervenant là où il faut à la carte (discours régime). Ils donnent l’impression au mangeur d’un contrôle de la situation. En ce sens ils représentent un espace d’improvisation extraordinaire (d’automédication) pour doper le corps en bonne santé. Cf. Contreras J., « The Food Modified, the Onmivorous Deculturalised », OCL, vol. 13, no 5, 2006, p. 315-321 ; Durif-Bruckert C., La nourriture et nous : corps imaginaire et normes sociales, Paris Armand Colin, 2007 ; Falk P., « La magie des vitamines ou l’avenir exorcisé », in Fischler C. (dir.), Penser magique et alimentation aujourd’hui, op. cit., p. 54-63.
10 Tétart G., « Consommer la nature et parfaire son corps », art. cit., p. 26.
11 Keel K.P., Striegel-Moore R.H., « The Validity and Clinical Utility of Purging Disorder », International Journal of Eating Disorders, no 42, 2009, p. 706-719.
12 Voir Vallet G., « Corps performant bodybuildé et identité sexuée masculine : une congruence ? », ¿ Interrogations ?, no 7, 2008, http://www.revue-interrogations.org/Corps-performant-bodybuilde-et (consulté le 9 octobre 2015).
13 « L’opinion médicale selon laquelle la stérilité (hypogonadisme) est à l’origine de l’obésité (l’exemple souvent cité est celui des eunuques orientaux surchargés de graisse) montre qu’une relation entre la graisse et les fonctions génésiques est spontanément établie ou, plus exactement, qu’entre la graisse et le sperme d’une part, la graisse et le sang d’autre part, la pensée symbolique postule la possibilité d’une commutation » (Tétart G., « Consommer la nature et parfaire son corps », art. cit., p. 15).
14 Comme le montre Yves Travaillot et Sébastien Haissat dans leur article, les congruences entre corps sportif et corps féminin sont passées par différentes étapes depuis le début des années 1960. À partir du milieu des années 1980, le muscle perd progressivement de sa superbe : « Dès le milieu de cette décennie, les représentations du corps sportif évoluent, se diversifient et deviennent plus confuses. Si, pour bon nombre, le modèle reste un corps “en forme”, jeune et mince, incarnant le bien-être, l’activité et le dynamisme, parfaitement adapté au style de vie moderne, le muscle n’est plus le signe fédérateur de cet idéal » (Travaillot Y., Haissat S., « Corps sportifs : corps à la mode au féminin depuis les années soixante ? », Corps, no 2, 2007, p. 19-24, ici p. 24).
15 Hubert A. (dir.), Corps de femmes sous influences : questionner les normes, Paris, Cahiers de l’OCHA, no 10, 2004.
16 La contribution de Matthieu Duboys de Labarre montre comment évoluent les carrières diététiques des femmes aux régimes, passant d’un souci esthétique à la redéfinition de normes personnelles tendant vers la définition de nouvelles éthiques de vie. Ainsi, dans la question des régimes, il ne s’agit jamais simplement de normes imposées et de domination mais également de la reconstruction par l’individu d’une éthique de vie conforme à ses nouveaux préceptes. Duboys de Labarre M., « L’expérience du régime au féminin : une question d’éthique ou d’esthétique ? », in Hubert A. (dir.), Corps de femmes sous influences…, op. cit., p. 75-95.
17 Poulain J.-P., Sociologie de l’obésité, Paris, Presses universitaires de France, 2009 ; Vigarello G., Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité du Moyen Âge au xxe siècle, Paris, Le Seuil, 2010 ; Corbeau J.-P., L’imaginaire du gras. Programme aliment 2002, Paris, Ministère de l’Agriculture et de la Forêt, 1992.
18 « En somme, la santé “visible” du corps est symboliquement liée aux formes qui correspondent culturellement le mieux à l’idée de sa vitalité intrinsèque, a fortiori de sa fécondité potentielle. Par extension, cela renvoie aux puissances nutritives qui animent l’organisme et en assurent la reproduction : sang et sperme » (Tétart G., « Consommer la nature et parfaire son corps », art. cit., p. 15). Voir aussi Id., Le sang des fleurs. Une anthropologie de l’abeille et du miel, Paris, Odile Jacob, 2004.
19 Id., « Consommer la nature et parfaire son corps », art. cit., p. 16.
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