Chapitre VI
Les manières de table
p. 269-313
Texte intégral
Les mœurs et rituels traditionnels
1Dans la société ottomane, on mangeait traditionnellement autour d’une table basse, sur un grand plateau rond appelé sini. Les convives assis en tailleur par terre ou sur des coussins mangeaient dans la même assiette. Ils se servaient de trois doigts de leur main droite, sans utiliser de fourchettes ni de couteaux ou services individuels. Seules les cuillères étaient utilisées pour le pilaf ou les liquides comme la soupe, les fruits en sirop. Se laver les mains avant et après le repas au-dessus d’un bassin pendant qu’un serviteur versait de l’eau avec une aiguière, faisait partie des rituels de table. Ensuite on s’essuyait les mains avec des serviettes réservées à cet usage. D’habitude, le repas pouvait être servi dans n’importe quelle pièce de la maison et même dans le jardin. La salle à manger n’existait ni dans les maisons ordinaires ni dans le Palais.
2On retrouve cette description du repas turc dans la plupart des récits de voyageurs datant du xve au xixe siècle. Selon le récit d’un voyageur qui visita l’Empire ottoman au xvie siècle, les manières de table des Turcs ne se différenciaient pas beaucoup parmi les différentes couches sociales ; même les riches mangeaient d’une manière assez simple, sans magnificence. Ils mangeaient assis en tailleur sur le tapis ou sur la pelouse autour d’une table basse. La viande servie était tellement tendre que les convives pouvaient la prendre et la morceler à la main facilement. Ils n’utilisaient pas de couteaux à la table1. Par exemple selon un officiel de l’ambassade anglaise qui séjourna à Istanbul dans les années 1610, le sultan s’asseyait à table à la manière turque, en tailleur. Il mettait une serviette de tissu précieux sur ses genoux et une deuxième serviette sur son bras gauche qui lui servait à s’essuyer la bouche et les doigts. Il n’utilisait ni couteau, ni fourchette, il se servait uniquement de deux cuillères en bois, l’une pour manger la soupe, l’autre pour boire des fruits en sirop.
3Si l’on considère les manières de tables dans la haute société ottomane avant le xixe siècle, le repas commençait et finissait toujours par une ablution des mains. Les pages aidaient les élites ottomanes pour ce rituel. L’un tenait le bassin, un autre versait de l’eau d’une aiguière, un troisième donnait les serviettes. Le repas était suivi de la cérémonie du café, boisson répandue à Istanbul à partir du xvie siècle. Les rituels et les manières de table restèrent les mêmes au cours du xviiie siècle dans la société ottomane. Les maisons ne disposaient pas de salle à manger. À l’heure du dîner des valets apportaient sur leurs têtes les plats rangés sur des espèces de plateaux et les déposaient à la porte même de la pièce qui ce jour-là servait de la salle à manger. Ils contenaient chacun huit, dix ou douze plats. On servait le repas sur des petits plateaux ronds en cuivre placés sur une espèce d’escabeau qui leur servait de pied et sous une grande toile blanche ou bigarrée étendue sur le parquet. La société ottomane ne connaissait pas encore les fourchettes, les couteaux et les services individuels à table au xviiie siècle. Les hommes mangeaient séparément des femmes dans presque toutes les maisons, particulièrement dans les familles distinguées. On préparait plusieurs tables pour le repas. Le père mangeait seul. Les fils dînaient et soupaient ensemble. La femme prenait ses repas dans son harem avec ses filles. Lorsque le harem était composé de plusieurs femmes, chacune avait sa table particulière. Les esclaves féminines prenaient leur repas ensemble dans le harem. Les autres domestiques mangeaient dans le selamlık2.
4Nous pouvons conclure que les manières de table étaient essentiellement les mêmes pour la cour et pour le peuple ordinaire, la seule différence résidait à la cour dans le plus grand raffinement des rituels de service et de l’équipement de table utilisé. Les plats étaient servis dans des assiettes et des bols en cuivre ou en céramique locale à la table du peuple. Mais la vaisselle précieuse en céramique était utilisée au Palais ottoman ainsi que dans les hôtels particuliers des élites. Les porcelaines chinoises étaient préférées au Palais jusqu’à la fin du xviiie siècle. Les grandes assiettes, les assiettes avec des couvercles, les grands bols, les tasses de café en céramique chinoise et japonaise utilisés à cette époque sont exposés aujourd’hui dans la collection du palais de Topkapı. Les 10 358 pièces de céramiques chinoises qui se trouvent aujourd’hui dans la collection du palais de Topkapı, constituent un trésor unique3. La vaisselle en cuivre et en tombac y était aussi utilisée. La vaisselle en tombac était fabriquée en cuivre ou en bronze doré parfois mêlé d’or. 400 pièces de vaisselle en tombac des xviie au xixe siècles se trouvent dans la collection du palais de Topkapı. Les cuillères, le couvercle utilisé seulement à table, étaient fabriqués à partir de différentes matières et ornés de pierres précieuses pour l’usage des élites. Les cuillères étaient fabriquées de différents types de bois, nacre, ivoire, ébène mais jamais en métal. La vaisselle en céramique ou tombac pour le service à la table du sultan était gardée par le chef du cellier impérial4.
5Les manières de table des Ottomans ressemblaient d’un certain point de vue à celles des Occidentaux de l’époque médiévale. Le concept de la salle à manger n’existait pas, les gens – nobles, bourgeois et paysans - mangeaient dans des pièces qui avaient aussi d’autres usages. Sur les tables on ne voyait généralement ni assiettes ni fourchettes individuelles ; les cuillères étaient peu nombreuses, quant aux couteaux, même s’ils étaient présents, ce n’était pas en nombre suffisant pour chaque convive et ils étaient rarement assortis. En guise d’assiette plate, on se servait de tranches de gros pain, souvent posées sur de petits tranchoirs de métal ou de bois. Les potages étaient mangés dans le même plat5. Même au xviie siècle, on mangeait couramment avec les doigts dans les couches supérieures de la société en France. La fourchette fut introduite à la table au xviiie siècle6. C’est au cours du xviiie siècle que les nouvelles demeures aristocratiques ont été pourvues d’une salle réservée au repas ainsi que de tables à pieds fixes en France. L’utilisation des services individuels ainsi que des fourchettes et des couteaux à table se répandit sur le territoire français à cette époque. Les nouvelles manières de table furent acceptées dès lors comme un signe de civilité ainsi que de distinction par les élites et les bourgeois de la société.
6Les nouvelles manières de table furent reconnues dans la haute société ottomane à la veille de l’époque du Tanzimat, dans les années 1830, quand l’occidentalisation devint à la mode parmi les élites ottomanes. Mais il ne faudrait pas oublier que ces nouvelles manières étaient au départ pratiquées occasionnellement lors des banquets servis aux notables étrangers dans le Palais ottoman et dans les hôtels particuliers des notables. Les témoignages et les mémoires datant du xixe siècle nous montrent que les manières de table traditionnelles avaient malgré tout gardé leur place dans la vie quotidienne des élites et du peuple istanbuliotes au cours du xixe siècle.
Les horaires de repas
7Traditionnellement, le temps était organisé autour des deux repas principaux dans la société ottomane. On prenait le repas du matin (sabah taamı ou kuşluk) entre 10 et 12 heures. L’heure du premier repas changeait selon les saisons. On prenait le repas du matin vers 12 heures en été et vers 10 heures pendant l’hiver. L’heure du repas du soir (akşam taamı) changeait aussi en été et en hiver mais il était toujours pris avant le coucher du soleil. En dehors de ces deux repas principaux les gens mangeaient des fruits et des amuse-bouches pendant la journée et la soirée. Le mois de Ramadan était la période de l’année durant laquelle les heures de repas étaient totalement bouleversées. Pendant le Ramadan les gens continuaient à manger deux fois par jour, mais les heures changeaient. On prenait un repas après le coucher du soleil, appelé iftar et le deuxième dans la nuit avant le lever du soleil, appelé sahur.
8Le petit-déjeuner qu’on appelle aujourd’hui kahvaltı en Turquie n’était pas conçu comme un repas dans la culture ottomane jusqu’à la fin du xixe siècle. Les gens mangeaient quelque chose de simple comme un coupe-faim au lever du soleil avant la prise du café. Mais on ne considérait pas cela comme un repas réel. Ce coupe-faim était appelé kahvealtı, mot qui signifie littéralement « avant le café » D’ailleurs, le mot kahvaltı (petit-déjeuner) que l’on utilise aujourd’hui dans la langue turque en est dérivé. Nous ne savons pas exactement quand l’expression kahvealtı est apparue. Mais nous pouvons au moins dire qu’elle n’existait pas avant l’introduction du café dans la culture ottomane, c’est-à-dire avant la deuxième moitié du xvie siècle7.
9Nous devons noter que les horaires du repas ottoman ressemblaient à ceux des élites en France et en Angleterre au Moyen Âge. Le premier repas était le dîner pris en milieu de matinée, entre 10 et 12 heures. Le souper, le deuxième repas du jour était pris à la fin de l’après-midi. Le déjeuner du matin était recommandé aux enfants et aux malades8 mais il n’existait pas dans l’alimentation des élites. Il ne faut pas oublier que dans l’Europe du Moyen Âge et ce jusqu’au début du xixe siècle, le nombre des repas était différent selon les groupes sociaux, le sexe, l’âge, les lieux. Plusieurs systèmes de repas coexistèrent pendant des siècles. Par exemple, les ouvriers et les paysans commençaient à manger plus tôt dans la journée du Moyen Âge jusqu’au xviiie siècle. Ils prenaient quatre repas par jour alors que les élites sociales dans tous les pays d’Europe aux xvie, xviie et xviiie siècles ne faisaient en principe que deux repas par jour, le dîner et le souper9.
10Selon les sources d’archives et les témoignages du xixe siècle, l’organisation du temps autour de deux repas essentiels se poursuivit dans la société ottomane jusqu’au début du xxe siècle. Les registres de compte des cuisines impériales au xixe siècle mentionnaient la livraison des denrées pour deux repas : le repas du matin et le repas du soir. Les plats étaient distribués aussi deux fois par jour, matin et soir10.
Le service et l’ordre des mets
11Est-ce que les plats étaient servis un à un ou tous ensemble dans la tradition ottomane avant le xixe siècle ? La réponse à cette question reste incertaine jusqu’au xviiie siècle. D’après certains récits de voyageurs et certaines images des miniatures on servait tous les mets en une fois jusqu’au xviiie siècle. Par exemple, selon Guillaume Postel, qui avait visité le palais de Topkapı avec le premier ambassadeur français en 1535, lors du repas organisé dans le divan impérial, six plats furent servis en une seule fois, six plats consistant en pilaf, viande de mouton et poulet11. Une miniature ottomane qui date du xvie siècle, représente un repas festif où les plats étaient déposés tous ensemble sur la table. Ce banquet fut offert par Lala Mustafa Pacha aux janissaires12. Mais d’après d’autres témoignages ou miniatures, les plats semblent avoir été servis un à un au cours du repas. Par exemple une autre miniature du xviie siècle représentait ainsi la table ottomane. Un plat de pilaf était mis au milieu de la table ronde et basse. Les convives mangeaient de ce plat13. D’ailleurs nous devons noter que la plupart des miniatures ottomanes du xviie siècle représentent des tables où un seul plat était placé au milieu. Selon un témoignage anglais, les plats étaient présentés l’un après l’autre pendant le repas servi dans la chambre du divan impérial au début du xviie siècle. On déposait un plat de viande sur la table basse. Quand les convives finissaient ce plat, les serveurs apportaient un deuxième plat14.
12Les sources qui décrivent le style de service du repas dans la société ottomane au xviiie siècle nous montrent que les mets étaient toujours apportés à table un à un. Selon d’Ohsson les mets se succédaient avec célérité lors des repas. On ne servait jamais les mets tous ensemble. Mais les petits plats comme les légumes en saumure, les salades, étaient déposés sur la table à l’avance. Dans les grandes maisons, le dîner pouvait être composé de 25 à 30 plats15. Lady Mary Montagu qui accompagnait son mari l’ambassadeur anglais à Istanbul dans les années 1716-1717, décrivait un repas ottoman de la même manière : les plats servis l’un après l’autre16.
13Nous pouvons dire que ce service à la russe, devenu à la mode en France dans les années 1800 fut pratiqué dans la société ottomane à partir du xviiie siècle. Selon les sources, il était même pratiqué depuis le xviie siècle et il se maintient au xixe. Par exemple selon le récit d’un voyageur anglais ayant séjourné à Istanbul en 1854, les mets furent servis un à un lors d’un dîner organisé dans l’hôtel particulier d’un notable ottoman. Le repas fut servi traditionnellement sur un plateau rond. Le pain et les légumes en saumure accompagnaient le repas. Le premier plat était du poisson, le deuxième du gibier à plumes. Le troisième mets était un ragoût d’agneau avec des olives, les plats de viande se succédaient. Le pilaf fut servi en dernier avec les fruits en sirop17.
14Nous devons noter que seuls les mezes étaient servis tous en même temps lors des réunions où les convives buvaient des boissons alcoolisées. Les mezes comme le fromage, le pastırma, le caviar, la confiture, les olives et les dattes qu’on consommait au début du repas pendant le mois de Ramadan étaient aussi déposés sur la table. Cette tradition de mettre sur la table des amuse-bouches dans de petites assiettes était pratiquée au xixe siècle ainsi qu’aux époques antérieures18.
15La question de l’ordre des mets dans la cuisine ottomane est difficile à résoudre. Selon les sources qui décrivent la succession des plats servis à table, l’ordre des mets changea du xve au xviiie siècles. Par exemple les pilafs constituaient le premier mets au xvie et au xviie siècles. Mais ils devinrent le dernier plat servi avec les fruits en sirop au xviiie siècle. Selon Hedda Reindl-Kiel qui, à partir des registres de compte du xviie siècle, a écrit un article sur les plats servis dans le divan impérial du Palais ottoman, le pilaf était toujours le premier mets servi à table. Le deuxième plat était la soupe. Les types de plats qui suivaient la soupe variaient. Les légumes farcis, la pâtisserie salée, les douceurs, le ragoût de viande et le plat d’abat, étaient servis à table successivement sans suivre un ordre précis. Le sixième et dernier mets était toujours un plat de viande. Les kebabs de mouton, de volaille ou de gibier à plumes étaient servis à la fin du repas, parfois remplacés par un ragoût de viande ou des boulettes. Le menu des repas servis aux hauts dignitaires étrangers était plus riche. On servait dix-neuf plats, suivant le même ordre, le pilaf en premier, la soupe en deuxième, suivie d’autres plats présentés aléatoirement et les kebabs en dernier. Les pâtisseries salées et sucrées, les douceurs, les ragoûts de viande, étaient servis les uns après les autres19. Les douceurs n’étaient pas servies à la fin du repas ; au contraire, la pâtisserie sucrée comme le baklava et les autres douceurs étaient servies au milieu du repas. Le menu était encore plus riche pendant les jours de fête au Palais ottoman. On servait alors plus de 40 mets.
16Nous constatons que l’ordre des mets a changé au xviiie siècle. Selon d’Ohsson, on servait le potage en premier et le pilaf en dernier. Après le pilaf on servait différentes sortes de fromages dans de petites assiettes placées autour d’un grand récipient contenant des fruits en sirop. On terminait le repas toujours avec le hoşaf fait de fruits secs comme des pistaches et des raisins secs ou encore avec des fruits frais comme des pommes, prunes cuites au sucre dans l’eau20. L’ordre des mets était le même au début du xixe siècle. Un officier anglais Robert Walsh, qui accompagnait l’ambassadeur anglais Lord Strangford dans les années 1820 à Istanbul, décrit le déjeuner servi dans le divan impérial du Palais ottoman. Fut servi d’abord une soupe aux pois chiches, puis un ragoût aux poissons et un ragoût de mouton aux haricots. Le quatrième mets fut une pâtisserie sucrée, le cinquième un rôti de gibier à plumes. Un pudding au lait fut le sixième plat et on servit un kebab de mouton ensuite, puis un ragoût de volaille, des boulettes de viande ; un ragoût aux pommes et du yogourt furent servis à table. Le dernier mets fut du pilaf avec un grand bol de hoşaf21.
Les règles de bonnes manières de table
17Les codes des bonnes manières de table dérivaient essentiellement des règles religieuses dans la culture ottomane. Ils faisaient partie des règles de la courtoisie ottomane appelée adab. Les traités d’éthique écrits ou traduits en langue ottomane, datant de différentes époques avant le xixe siècle, nous informent sur le savoir-vivre ottoman, dont les bonnes conduites à table. Mais il faudrait souligner que le public de ces traités était la cour, les élites. Les règles décrites dans ces livres prescrivaient des règles de propreté et des usages qui facilitent l’acte de manger à partir d’une même assiette. Le respect envers les autres convives et envers la nourriture faisait partie des thèmes principaux. Les gestes modérés étaient appréciés. La générosité qu’on doit montrer aux convives constituait une partie du savoir-vivre ottoman.
18Le premier traité d’adab que l’on abordera, écrit par un membre du clergé ottoman Kınalızade, appartient au xvie siècle. Constitué de trois volumes, Ahlak-i Alai où « L’éthique suprême » présentait toutes les caractéristiques d’un livre d’éthique22. Les bonnes manières qu’on devait suivre à la table se trouvent dans la partie intitulée « savoir manger et boire » dans le deuxième volume consacré à l’éthique de la famille. Selon ce livre, les convives doivent respecter certaines règles qui constituent l’étiquette culinaire au cours du repas ; celles-ci concernent surtout la propreté qui était essentielle pour la religion musulmane. Avant de s’asseoir à table, il convenait de se laver les mains, la bouche et le nez. Il ne fallait pas commencer à manger avant que l’hôte ou le plus vieux des convives l’ait permis de le faire et sans avoir fait auparavant une courte prière. Il fallait manger avec la main droite et faire attention à ne pas salir toutes les mains, les vêtements et les moustaches. Il convenait aussi de ne pas tacher la table, de ne pas mouiller le pain et le sel. On devait manger toujours avec les trois doigts de la main droite sans plonger les doigts profondément dans le plat ni de mettre les doigts dans la bouche. Il fallait manger dans la partie du plat qui se trouvait devant soi.
19L’étiquette à table comprenait aussi des règles éthiques. La politesse ottomane qui recommandait toujours la modération dans le comportement, favorisait les gestes modérés au cours du repas. Selon Kınalızade, il ne fallait pas montrer un élan passionné lorsqu’on était à table. Les savants déconseillaient d’aller manger chez les amis quand on avait trop faim parce que l’excès de faim entraînait de l’insolence envers la morale. On ne devait pas mettre de trop petits morceaux dans la bouche, ni les avaler trop vite ou les garder longtemps dans la bouche. Mais il fallait manger modérément. La modestie était une qualité importante dans les us et coutumes ottomans : « On ne doit pas examiner la couleur du plat, ni sentir son odeur, ni choisir les bons morceaux du plat. » La bienséance ottomane prescrivait le respect pour la nourriture aussi bien que le respect pour les autres convives lors du repas :
Il n’est pas convenable de regarder les autres lorsqu’ils mangent. On ne doit pas quitter la table avant que les autres finissent de manger. Même si on est rassasié, il faut faire semblant de continuer à manger jusqu’à ce que tout le monde finisse son repas23 .
20L’hospitalité constituait une partie essentielle de la politesse traditionnelle ottomane. Le maître ou la maîtresse de la maison devait bien accueillir ses invités à table. Selon l’Éthique suprême, il ou elle doit insister pour que les convives mangent et ne pas quitter la table avant eux. En revanche, les convives doivent être modestes et se contenter de ce qui leur a été servi au cours du repas.
21Un autre traité d’éthique qui sert de source pour étudier les règles de bienséance dans la tradition ottomane est intitulé Kabus-name. Rédigé originalement en persan, ce livre a été traduit trois fois en langue ottomane. Il a été dédié à deux reprises aux dynasties Germiyan (1239-1428) et une fois au sultan ottoman Murad II qui avait confié la traduction du livre à Mercimek Ahmet. Cette traduction a été terminée en 1431. Kabus-name était un traité d’éthique consacré aux élites dans la culture turque musulmane à l’époque médiévale. Dans plusieurs passages du livre, par exemple dans la partie intitulée « les rituels et les règles de table et le savoir manger », l’auteur insiste sur l’importance de la politesse dans la vie des notables. D’après le traité, le rituel du repas nécessitait certaines règles de bienséance. À table, il convenait de manger en se regardant soi-même sans discuter avec les autres convives, car c’est la règle de la religion islamique, conclut l’auteur. Il aborde aussi le sujet du respect de la nourriture et des autres convives : il n’était pas convenable de regarder la façon de manger des autres ni de compter leurs bouchées. On devait être patient en attendant la succession des mets à table. Si l’on n’aimait pas un plat, ce n’était pas convenable d’en demander un autre, parce que les autres convives pouvaient vouloir continuer à en manger. Il ne fallait pas oublier que l’appétit de tous les convives n’était pas le même. On ne devait pas faire de grimaces de dégoût à table ni critiquer les mets24. Les normes décrites dans ces traités d’éthique ottomans ressemblent à celles énoncées par Érasme dans De Civilitate morum perilium, publié pour la première fois en Italie en 1530. Érasme disait qu’il fallait se laver les mains avant de se mettre à table. La manière la plus distinguée était de ne se servir que de trois doigts. C’était le geste distinctif qui permettait de discerner les couches supérieures des couches inférieures25.
22Un autre important traité d’éthique du xvie siècle portant sur la civilité ottomane fut rédigé par un intellectuel ottoman, Mustafa Ali. Ce livre intitulé Mevaid’ün Nefais fi- Kavaidil Mecalis était un essai de morale et en même temps un livre d’éducation et de savoir-vivre. Il visait à réformer les esprits et les comportements individuels lors des réunions, à la mosquée, aux madrasas, aux tavernes, cafés ainsi qu’à table. Dans la partie intitulée « l’étiquette de table », l’auteur parlait des gestes désagréables à ne pas faire à table, surtout lorsque l’on était convié à la table des élites. Il ne convenait pas de commencer à manger avant l’hôte, ni de prendre un mets se trouvant loin, devant un autre convive. On ne devait pas aborder de sujets tristes et dégoûtants qui coupent l’appétit à table. L’auteur expliquait aussi la courtoisie qui devait accompagner la prise d’alcool. Plusieurs règles dictaient les réunions de vin. Boire beaucoup de vin et devenir ivre tout de suite au début de la soirée était très inconvenant. Ceux qui ne connaissaient pas les civilités se comportaient de cette manière. L’auteur cite les plats qui devaient accompagner l’alcool lors de ces réunions. 40 ou 50 hors-d’œuvre devaient être présents. Les amuse-bouches populaires de ces repas étaient les fruits secs, la boutargue, le caviar, le pastırma et les fruits. Les fleurs et les pétales de rose devaient orner la table. Les plats gras et les börek n’étaient pas convenables pour ce genre de repas. Les soupes, boulettes de viande, kebabs, poissons et produits de la mer comme les crevettes, huîtres, moules et homards se trouvent parmi les plats que l’auteur conseillait26. Nous devons noter qu’il est assez intéressant de retrouver des informations aussi précises sur la consommation de l’alcool alors que la consommation de l’alcool n’est jamais explicite dans l’entourage des élites ottomanes. Nous retenons de Mustafa Ali que la consommation de l’alcool, plutôt du vin, était répandue non seulement parmi les non-musulmans mais aussi parmi les musulmans ottomans au xvie siècle.
23Le dernier livre dont nous allons parler sur les codes des bonnes manières à table dans la tradition ottomane, est un manuscrit du xviiie siècle dont on ne connaît ni l’auteur ni le titre. Ce manuscrit anonyme, intitulé plus tard Traité de l’Invective, décrit l’état social de la Capitale ottomane au début du xviiie siècle. Le ton du livre est critique et accusateur ; l’auteur énumère les vices de la société en donnant des exemples de mauvaises conduites des individus et aborde le problème des manières de table. Il souligne le respect que l’on doit montrer envers l’hôte, les convives et la nourriture. Il évoque les mauvaises conduites à table d’une manière méprisante :
Les spéciaux sont ceux qui, quand un festin se prépare dans une demeure élégante, se précipitent pour s’asseoir à table avant que le maître de maison ne les y invite et qui, quand on les invite, s’assoient en retrait, pour se montrer soi-disant polis, et qui font tomber tout sur leur serviette et sur leur veste. Les ânes qui regardent la bouche et les bouchées d’autrui pendant les repas ; ceux qui attirent les plats devant eux. Les invités qui, en disant : « Emportez ce plat, apportez l’autre » font enlever les mets préparés pour le repas ; ceux qui n’arrêtent pas de parler en mangeant.
24Comme les autres traités d’éthique, ce livre parle aussi des règles de propreté à table. On devait manger de manière définie par l’étiquette ottomane. Il fallait utiliser seulement trois doigts de la main droite et faire attention à ne pas salir les autres. C’était un acte grossier de toucher le plat avec les cinq doigts. On devait essuyer la graisse de la main et de la bouche avant de prendre les verres. On devait se laver les mains après le repas avant de fumer la pipe. Nous comprenons que le sujet de conversation à table était important dans la société ottomane à cette époque. On ne devait pas parler de sujets qui coupent l’appétit comme la maladie ou la saleté27.
25Les bonnes manières de table restèrent les mêmes jusqu’à l’introduction et la diffusion des nouvelles manières dans la société des élites ottomanes vers la fin du xixe siècle. Dès lors, deux styles ainsi que deux types de civilité concernant l’acte de manger apparurent dans la vie citadine ottomane, surtout à Istanbul.
La sociabilité à table
26La nourriture était considérée comme sacrée dans la culture ottomane. Le repas durait peu. On servait la nourriture en dix, vingt minutes. La table n’était pas considérée comme un lieu de sociabilité où les convives partageaient une conversation. On ne parlait pas à table parce qu’on respectait la nourriture. La conversation semble avoir été exclue des repas ordinaires. Aux yeux de nombreux observateurs, habitués à l’atmosphère animée des repas de sociétés et des dîners d’invitation, le silence religieux de la mosquée régnait dans les festins des Turcs. En fait, ce n’est qu’après le repas que venait le moment de conversation. Jusqu’au xixe siècle, l’une des distractions les plus populaires pendant les longues soirées d’hiver était une variété particulière de conversation autour du halva connue sous le nom de helva sohbetleri. Le clou de ces réunions était le halva, la pâte sucrée préparée à la farine. Pendant ces somptueux banquets, la conversation était accompagnée de musique et de récitations de poésies28. À partir de la moitié du xvie siècle jusqu’à la fin de l’Empire ottoman, la prise du café et de la pipe après le repas devient un autre moment de sociabilité et de conversation dans la société ottomane.
27Malgré le fait que la conversation n’accompagnait pas le repas à table, la nourriture tenait toujours un rôle important dans la sociabilité des gens. Offrir de la nourriture était une part de la convivialité. Assister à un dîner, à un banquet était une forme de sociabilité. L’hospitalité qui faisait partie du savoir-vivre ottoman demandait que l’on offre des bons plats et des boissons aux invités. Les jours de fête étaient les moments d’accueil ou de visite à la famille, aux parents, aux voisins. La nourriture tenait une place importante durant ces jours à Istanbul au xixe siècle, tout comme par le passé. La convivialité à table devenait importante lors des jours de fête. Les plats spéciaux accompagnaient les rites de passage comme la circoncision, le mariage. Les fêtes étaient des occasions où la table unissait la famille, les parents, les voisins. Les soirs du mois de Ramadan – temps d’abstinence – étaient paradoxalement de grands moments de festins culinaires partagés avec les convives. Les jours sacrés dans la religion musulmane, chrétienne ou juive étaient commémorés aussi avec des plats spéciaux partagés avec la famille et les invités. Les notables ainsi que le peuple, les membres des différentes communautés religieuses célébraient tous les jours religieux et profanes autour de la table. La table devenait le lieu de sociabilité lors de ces moments mais la conversation était toujours absente et la séparation des sexes y était toujours présente dans la tradition musulmane. Les femmes et les hommes musulmans ne partageaient pas la même table. Nous devons noter que la commémoration des jours religieux et profanes autour de la nourriture et du repas festif était une ancienne tradition ayant survécu dans la société ottomane jusqu’au cours du xixe siècle.
28Le mariage et la circoncision étaient célébrés traditionnellement au Palais ottoman par de grands banquets festifs offerts successivement aux hauts dignitaires ottomans, aux ambassadeurs, aux subordonnés du sultan. Selon les mémoires de Julia Pardoe, la fille d’un major anglais, qui a résidé à Istanbul neuf mois en 1835, le mariage de la fille du sultan Mahmut II fut célébré de cette manière. Chaque jour on offrit un banquet à différents groupes de hauts dignitaires dans le jardin du palais de Beşiktaş29. La tradition d’organiser de grandes fêtes impériales pour célébrer la circoncision et le mariage était ancienne dans la société ottomane. Les festivités qui duraient une vingtaine, trentaine de jours étaient organisées dans le Palais ottoman par ordre du sultan. La circoncision des fils du sultan Süleyman fut célébrée pendant quatorze jours en 1539 avec des banquets offerts chaque jour aux différents groupes de dignitaires ottomans ainsi qu’au peuple30. Le mariage et la circoncision étaient célébrés aussi par des festins par la communauté musulmane de la Capitale au xixe siècle. On préparait un banquet dans les grands hôtels particuliers d’Istanbul. Les cuisiniers employés temporairement pour cette occasion aidaient le personnel de la cuisine. On préparait deux repas, l’un pour le harem, l’autre pour le selamlık31. Le jour du mariage, la famille du beau-fils envoyait à la maison de la belle-fille des paniers remplis de sorbets à base de fruits, des pâtes préparées avec de la bergamote, du mastic, du sucre de couleur rouge utilisé pour les sorbets. Le jour du mariage, on invitait les parents, la famille et les voisins au dîner dans la maison de la future mariée avant la cérémonie. Les noces étaient célébrées séparément avec un banquet. Beaucoup de gens étaient invités. Les cuisiniers et les serveurs commençaient à travailler des jours à l’avance. Les plats étaient préparés en très grandes quantités. Les douceurs surtout le baklava étaient les spécialités de ces repas. Le lendemain la noce était célébrée encore par un déjeuner spécial. Le plat spécial de ce jour était la soupe préparée avec des pieds de mouton. C’est pourquoi on l’appelait le « jour des pieds de mouton » (paça günü). Le nombre des convives était peu important pour ce déjeuner en comparaison du banquet de la noce. Les plats étaient préparés plus délicatement et servis dans des vaisselles très précieuses. Après le repas, la cérémonie du café et de la pipe commençait. D’abord on servait aux convives une douceur préparée à base de pâte de fruits et ensuite le café et la pipe32. Les naissances étaient une autre occasion de recevoir et de rendre visite dans la tradition ottomane musulmane. On offrait aux convives une boisson spéciale (lohusa şerbeti) préparée avec des clous de girofle et du sucre coloré en rouge33.
29Le mois de Ramadan était un moment de sociabilité autour de la table dans la société ottomane car pendant tout le mois les familles musulmanes organisaient des iftar (dîner de rupture du jeûne) auxquels ils invitaient les parents, les voisins. Les grands personnages de l’État, ministres, pachas, notables faisaient en quelque sorte une table ouverte pendant le Ramadan. Les invitations d’iftar permettaient une véritable convivialité. La nourriture gagnait un sens primordial pendant le mois de Ramadan. Les cuisines et les celliers dans les grandes maisons, dans le Palais ainsi que dans les maisons modestes étaient remplis de provisions comme les confitures, fromages, olives, le caviar, le pastırma, farine, sucre, beurre, des céréales juste avant le mois de Ramadan34. Les nourritures délicates comme le caviar, la boutargue, la viande sèche étaient offertes comme cadeaux d’iftar dans des vaisselles précieuses pour rompre le jeûne par le sultan ottoman aux hauts dignitaires d’État et aux membres de la famille dynastique35. Une autre coutume était la distribution de baklava par le sultan aux janissaires, le quinze du mois de Ramadan. Cette coutume continua jusqu’à la suppression du corps des janissaires en 1826. Mais les sultans continuèrent à honorer l’armée durant le Ramadan, par exemple Abdülhamit II faisait distribuer de la nourriture aux soldats de la garnison, aux gendarmes et aux policiers36. Les plats les plus délicats étaient servis pendant les iftar offerts dans les hôtels particuliers des élites ottomanes. La fête de Ramadan était une autre grande occasion dans la société musulmane. Les pâtisseries sucrées, les confiseries et les lokoums étaient préparés pour être offerts aux convives pendant cette fête. La veille, dans les hôtels particuliers, le chef cuisinier préparait du halva (un helvası) et des petits gâteaux secs spéciaux (un kurabiyesi), qu’il envoyait au harem. On offrait de la pâte d’amandes, des lokoums et de la confiserie de toute sorte aux invités pendant la journée. Après la cérémonie du café et de la pipe, on servait du sorbet aromatisé à la cardamome. L’autre grande fête religieuse, celle du sacrifice, était aussi l’occasion de faire des repas somptueux pour les élites ainsi que pour le peuple musulman à Istanbul. Chaque famille musulmane sacrifiait un bélier ou un mouton dont la viande était distribuée aux madrasas, aux employés des mosquées, aux personnes vulnérables et aux voisins. Ainsi les gens pauvres ou sans revenu qui ne pouvaient pas acheter de la viande fréquemment trouvaient l’occasion d’en manger pendant la fête du sacrifice. On préparait des plats avec la viande et les abats de l’animal dans les cuisines des hôtels particuliers. La famille, les parents partageaient la table de fête37.
30Chaque année le dixième jour du mois de Muharram était fêté par la préparation d’une soupe sucrée appelée achoura dans la communauté musulmane. C’était un rituel traditionnel, pratiqué pour ramener l’abondance à la maison. L’ashoura était préparé avec des céréales, des fruits secs, de l’eau, du sucre et de l’eau de rose. Chaque famille le préparait, de manière plus ou moins riche en fonction des moyens, et le distribuait aux parents, aux voisins pendant le mois de Muharram. L’achoura était préparé aussi dans le Palais et dans les hôtels particuliers des élites ottomanes. Cet entremets qui a une texture liquide mais dense, était mis dans des vases spéciaux en porcelaines (aşurelik) pour être distribué à la famille, aux proches et aux voisins38. Le même entremets avec une appellation différente (anuş abur) était préparé par la communauté arménienne au milieu de l’hiver entre le 25 décembre et le 6 janvier. On servait l’anuş-abur pendant la période de Noël aux invités39.
31Les jours sacrés appelés kandil dans la religion musulmane étaient célébrés aussi avec des mets symboliques. Les sucreries comme les halva, gâteaux, confiseries préparés pour ces jours religieux étaient envoyés à la famille, aux voisins. Les événements religieux étaient des occasions d’échange entre les différentes communautés religieuses. Les familles musulmanes envoyaient des sucreries aux familles chrétiennes pendant les jours sacrés. En retour, les familles chrétiennes envoyaient aux familles musulmanes des œufs colorés de rouge, un gâteau pendant les fêtes de Pâques. Les fêtes religieuses (yortu) de la communauté grecque stambouliote étaient aussi commémorées par des festins. La fête la plus importante était Dodekaimeron, douze jours durant lesquels on célébrait Noël, le Nouvel An et Teofania. On préparait un gâteau spécial épicé (vasilopita) que l’on distribuait à la famille, aux parents et aux voisins. Les jours de Noël et du Nouvel An étaient fêtés avec des repas. Des hors-d’œuvre (meze), du pilaf, du poulet, et des baklava étaient servis pendant le dîner de Noël. On préparait plus de 40 meze et de l’agneau rôti, du pilaf et des douceurs pour la table du Nouvel An. Le vin et le raki accompagnaient le repas. Avant le carême de Pâques, les chrétiens d’Istanbul fêtaient le Carnaval. Les gens visitaient les voisins, la famille. Les douceurs de toutes sortes, les liqueurs, les sorbets, les halvas étaient servis aux convives. Les festivités religieuses qu’on organisait en plein air pendant le printemps et l’été pour commémorer les saints, étaient aussi des moments de sociabilité pour la communauté grecque d’Istanbul lors desquels la nourriture tenait une place importante. Après la messe, les gens faisaient un pique-nique avec divers types de plats. Le vin, le raki et les hors-d’œuvre étaient consommés abondamment dans les tavernes pendant les soirées40. Les fêtes religieuses et le Carnaval étaient célébrés d’une manière identique par la communauté arménienne à Istanbul.
32En dehors des moments religieux, les banquets organisés dans les hôtels particuliers tenaient aussi une place importante dans la vie sociale des élites ottomanes. À la fin de l’hiver, les grandes familles musulmanes donnaient des festins somptueux aux parents et aux connaissances dans leur hôtel particulier. Ces banquets étaient un signe de distinction sociale dans le savoir-vivre ottoman. On offrait des hors-d’œuvre et des boissons alcoolisées avant le dîner. Des spécialités étaient préparées pour ces festins : soupe avec de la peau de dinde, gelées à base de jus de fruits, gâteau à la semoule (revani), poulet en terrine, quatre types de douceurs, quatre types de börek dont une contenait au milieu un oiseau vivant, des feuilles de vigne farcies. On servait le café et la pipe après le dîner. Ensuite on écoutait de la musique et on admirait un spectacle de danse41. Les pique-niques organisés pendant l’été dans les jardins d’Istanbul comme Kağıthane étaient une autre tradition permettant aux familles de se rencontrer et de se délecter en mangeant divers types de plats en plein air. Un autre moment de convivialité à table était les repas accompagnés d’alcool. Les tavernes (meyhane) étaient des lieux où les hommes se réunissaient pour boire de l’alcool en grignotant de petits hors d’œuvre. La conversation et la musique accompagnaient le repas à ces occasions. Malgré son interdiction dans l’islam, la consommation d’alcool était répandue dans la communauté musulmane. Les tavernes étaient tenues par les non musulmans à Istanbul, parce que le commerce des boissons alcoolisées était interdit aux musulmans. Les artisans, les soldats fréquentaient les tavernes. Les membres de l’élite ottomane préféraient prendre de l’alcool dans leur hôtel particulier, ceux qui n’appréciaient pas de boire du vin ou du raki chez eux allaient dans des tavernes distinguées42.
Les nouvelles manières de table
33À la lecture des divers récits et témoignages nous comprenons que les manières de table se sont maintenues au cours des siècles, du xve au xixe dans la culture culinaire ottomane. C’est au cours du xixe siècle, et surtout dans la deuxième moitié, que les nouvelles façons de manger submergent la société, surtout dans l’entourage des élites ottomanes. Manger dans le style occidental, dans une salle à manger, avec l’utilisation de services individuels, à de nouveaux horaires de repas, est le trait essentiel de ces nouveautés.
34Les changements subis dans la culture culinaire furent la conséquence de la mode pour l’Occident qui a commencé durant les premières décennies du xviiie siècle dans le Palais et dans la classe supérieure. La perception de l’Europe change pour l’élite ottomane. La civilisation européenne qui était ignorée par les dirigeants ottomans pendant l’époque classique du xve au xviie siècles, devint ainsi un sujet à analyser et à comprendre. Les progrès scientifiques et techniques réalisés en Europe étaient sans doute le motif de cet intérêt. La France et le savoir-vivre à la cour française, furent reconnus d’abord à travers le témoignage du premier ambassadeur ottoman en France, Mehmet Efendi dans les années 1720. L’une des missions de Mehmed Efendi, en dehors des tâches diplomatiques, était d’informer son gouvernement des réalités françaises. L’expérience de Mehmet Efendi suscita à son retour une curiosité envers le savoir-vivre français et par là, une occidentalisation. Par exemple, le sultan Ahmet III fit construire à Istanbul deux fontaines monumentales où l’on repère l’influence du style rococo ; le kiosk Sadabad fut construit à Kağıthane selon le modèle des jardins du palais de Versailles ; le sultan fit peindre son portrait au peintre officiel des ambassades de Péra, Vanmour, un artiste français ; et la première imprimerie à caractères arabes fut construite dans l’Empire ottoman en 172743. Les mobiliers français furent des objets de curiosité qui commencèrent à s’introduire dans les demeures des élites ottomanes à cette époque. Selon les registres de décès des dignitaires ottomans de cette époque, les meubles exportés comme les chaises, les horloges, la vaissellerie en porcelaine se trouvaient dans la liste de leurs biens44. L’introduction de meubles étrangers comme les tables, les chaises, le piano et la vaisselle européenne se maintint au Palais ainsi que dans les demeures des élites ottomanes au cours du xixe siècle. Mais nous devons noter que ces meubles restèrent longtemps des objets de décoration. L’adaptation d’un goût français dans l’ameublement et dans l’architecture du Palais ottoman est visible dans le palais de Beşiktaş, où déménagea sultan Mahmut II en 1815. Parallèlement aux réformes réalisées dans le domaine militaire et bureaucratique, la mode de l’Occident s’accrut à son époque. À partir de l’époque du sultan Mahmut II (1808-1838) les manières de manger à l’européenne furent connues de la haute société ottomane.
La connaissance des nouvelles manières de table : 1820-1850
35Les témoignages écrits par divers étrangers ayant visité la capitale de l’Empire ottoman durant le xixe siècle nous renseignent sur les manières de manger à Istanbul. Ceux qui datent du début du siècle exposent des usages traditionnels : on mangeait par terre sur une table basse en l’absence de fourchettes, couteaux et services individuels45. Les officiers étrangers qui ont participé aux dîners offerts au Palais ottoman se plaignent généralement de la difficulté de manger avec leurs doigts et ils décrivent les habitudes de table des Ottomans avec un ton méprisant. Par exemple, Robert Walsh, l’aumônier de l’ambassade anglaise à Constantinople, décrit un repas offert en l’honneur de l’ambassade au début du xixe siècle :
On prend les morceaux de mets avec les doigts et on mange les liquides avec des cuillers. Le dîner est une sorte de spectacle où différents types de mets, sucrés, salés, rôtis ou étuvés, sont touchés par cinquante mains sales en l’absence de fourchettes, couteaux et serviettes46 .
36À travers les récits des voyageurs nous apprenons que c’est le sultan réformateur du xixe siècle, Mahmud II (1808-1839) qui adopta en premier les manières de table européenne vers la fin de son règne. Un autre témoignage de Robert Walsh le décrit ainsi :
Le sultan mange deux fois par jour, à 11 heures du matin et le soir avant le coucher du soleil. Le sultan a échangé la table basse pour une table haute et une chaise. La table est arrangée selon le modèle européen avec des fourchettes, des cuillères et des couteaux en or, avec une carafe remplie de vin. C’est souvent du champagne, dont le sultan apprécie la mousse. Le sultan mange toujours seul. Les plats sont servis un à un successivement à sa table. Trente ou quarante plats sont servis. Tous sont fermés avec des couvercles estampillés à l’avance47.
37L’utilisation des fourchettes et des couteaux à table par le sultan Mahmut II resta l’exemple unique dans le Palais ottoman jusqu’aux années 1850. Bien que les banquets offerts aux invités étrangers aient été organisés à la manière européenne48, l’adoption des nouvelles manières de table ne s’est pas répandue immédiatement parmi les résidents du Palais.
38Suivant la mode occidentale lancée par le sultan Mahmut II à partir des années 1830, les hauts dignitaires ottomans commencèrent à décorer leur maison avec des meubles européens, y compris des tables et des chaises. Souvent ils préféraient manger à la manière européenne lors de leur rencontre avec des dignitaires étrangers. Ils accueillaient leurs invités européens avec des banquets de style occidental49. L’étude des témoignages étrangers de l’époque nous apprend que les nouvelles manières de manger à l’européenne saluées par le sultan, ne furent pas facilement adoptées par les hauts dignitaires ottomans. Les témoignages étrangers illustrent souvent l’incapacité des dignitaires ottomans à adopter les nouveaux usages culinaires lors des banquets ou des bals organisés par les ambassades européennes. L’utilisation de fourchettes et de couteaux n’était pas aisée pour des gens qui avaient l’habitude de manger avec leurs doigts50. Ce furent les membres de la communauté non musulmane, principalement des élites, qui adoptèrent en premier les nouvelles manières de table à Istanbul car, parlant des langues étrangères et surtout le français, ils étaient en communication directe avec les étrangers qui résidaient dans la Capitale. À partir de l’époque de Tanzimat (1839), ils devinrent plus actifs dans la vie commerciale que les musulmans. Julia Pardoe qui résida à Istanbul en 1838, décrit dans ses mémoires un dîner de style occidental dans une maison grecque à Istanbul. Elle explique qu’il était difficile aussi aux Grecs de s’adapter aux nouvelles manières de table qu’ils venaient d’adopter. L’utilisation de nouveaux instruments comme la fourchette leur donnait des difficultés pour manger51.
La diffusion des nouvelles manières de table : 1850-1900
39La diffusion des nouvelles manières de table continua dans l’entourage des élites ottomanes à Istanbul dans les années 1850. Les registres de compte de l’époque du sultan Abdülmecit (1839-1861) permettent de situer l’introduction des fourchettes, couteaux et cuillères de métal au palais de Dolmabahçe vers les années 185052. Par exemple, un paquet de fourchette, un paquet de couteau et un paquet de cuillère ont été livrés au cellier réservé au sultan et aux hauts dignitaires au Palais ottoman pendant le mois de décembre 185053. L’inauguration en 1856 du nouveau Palais impérial, le palais de Dolmabahçe, fut célébrée par un grand banquet dans le style européen. Une longue table fut dressée avec de la vaissellerie, des fourchettes et des couteaux européens et des plats mélangeant cuisine française et ottomane furent servis. D’après les mémoires de Leyla Saz qui a vécu au palais de Çırağan à l’époque du sultan Abdülaziz (1861-1876), l’usage de la fourchette devint courant dans le Palais après les années 1860. Elle précise que jusqu’aux années 1860, le service à la table se déroulait d’une manière traditionnelle : on servait le repas sur de petites tables basses en cuivre et les cuillères étaient les seuls couverts utilisés à table. Dès lors les nouvelles manières de table devinrent communes dans le palais de Çırağan54. Cette nouvelle mode avait commencé à être accueillie aussi par l’élite stambouliote. Parallèlement à l’utilisation des fourchettes et couteaux, le concept de la salle à manger fut introduit à cette époque dans les maisons des grands dignitaires ottomans. Selon la Revue commerciale du Levant, à l’époque du sultan Abdülaziz, l’usage des meubles par les riches avait augmenté et en dehors des meubles pour le salon et la chambre à coucher, on faisait aussi importer des meubles européens pour la salle à manger55. Les journaux ottomans de cette époque présentaient des publicités de fourchettes, couteaux, services de table, vaissellerie européenne vendus dans les magasins européens à Péra56. Comme nous l’avons déjà évoqué, depuis la guerre de Crimée qui avait duré de 1853 à 1856, la présence des soldats européens à Istanbul avait influencé les manières de vivre de la Capitale. « L’européanisation » était devenue à la mode comme le montre aussi le témoignage de Richard Davey57.
40L’adoption de nouvelles manières de table dans l’entourage des élites ottomanes créa une dualité dans la culture culinaire ottomane. Deux expressions qui s’introduisirent dans la langue ottomane à cette époque marquent bien cette dualité : alafranga et alaturka. Les nouvelles manières de manger furent appelées alafranga, c’est-à-dire dans le style des Européens, tandis que les manières de manger dans le style traditionnel furent nommées alaturka (dans le style turc). Comme nous l’avons déjà mentionné dans le chapitre précédent, les sources d’archives témoignent de l’usage de ces expressions depuis les années 1850, en mentionnant des plats alafranga et des plats alaturka offerts lors des banquets organisés pour les hauts dignitaires européens dans le Palais ottoman. Cette dualité culturelle devint visible dans tous les domaines de la vie quotidienne des élites ottomanes jusqu’à la fin du xixe siècle et le savoir-vivre ottoman et le savoir-vivre européen coexistèrent dans la haute société. À partir des années 1870, les romans ottomans illustrèrent aussi cette dualité culturelle par la mise en scène de caractères fictifs qui vivaient entre deux mondes différents, l’Occidental et le traditionnel. La mode occidentale qui s’était répandue dans l’entourage des élites ottomanes à partir de l’époque de Tanzimat était illustrée et parfois critiquée dans la plupart de ces romans58. On décrivait souvent une image vive de la confrontation culturelle entre les gens qui adoptèrent de plein gré le savoir-vivre moderne et les autres qui restaient fidèles à leurs mœurs. Felatun Bey ile Rakım Efendi, le roman de Ahmet Mithat publié en 1875, illustre bien cette confrontation culturelle à travers deux personnages : Felatun Bey était un riche ottoman qui avait adopté le nouveau savoir-vivre à l’européenne. Il fréquentait souvent Péra, le quartier moderne d’Istanbul où il vivait selon les nouveaux usages. Rakım Efendi était quant à lui traditionnel. Il n’avait pas adopté les nouvelles manières et mangeait dans le style traditionnel, sans fourchette ni couteau à table59.
41Il ne faut pas oublier que la diffusion des nouvelles manières de table n’était pas répandue dans tout Istanbul à cette époque et même jusqu’au début du xxe siècle. Les gens ordinaires n’avaient pas les moyens de s’offrir de nouveaux couverts ni de nouveaux meubles comme la table et les chaises ; d’autant plus qu’ils ne semblaient pas particulièrement attirés par la mode européenne. Souvent ils conservaient leurs habitudes culinaires traditionnelles. Selon Abdülaziz Bey, auteur d’un livre écrit pendant la seconde moitié du xixe siècle consacré aux mœurs et aux rituels ottomans :
Les us et coutumes de table des gens ordinaires de la société ottomane ne se différenciaient pas des pratiques anciennes. Ils mangeaient par terre dans la maison ou dans le jardin et n’avaient pas de salle à manger. D’habitude, ils mangeaient avec leurs doigts en partageant la même assiette60.
42Pendant le règne du sultan Abdülhamit (1876-1908), les nouvelles manières de table se diffusèrent plus intensément dans les couches aisées de la société ottomane. Le Palais ottoman continua d’accueillir les invités étrangers avec des banquets à l’européenne. Lors du repas, on servait même de l’alcool aux invités étrangers61. Les documents d’archives illustrant les achats faits pour les cuisines du palais de Yıldız à la fin du siècle, listaient régulièrement des fourchettes, des couteaux, des cuillères ainsi que de la porcelaine européenne62. Le sultan Abdülhamit II mangeait toujours à la manière européenne, du moins c’est ce qu’on peut lire dans les mémoires de sa fille63. Dans son récit littéraire Trois générations, trois vies, Karay mentionne l’habitude de manger dans des assiettes personnelles sur une table haute et l’utilisation courante des fourchettes, des couteaux et des verres individuels dans la société à l’époque de Abdülhamit II. À peu près chaque maison disposait désormais d’une salle à manger. La table était ronde mais elle pouvait être transformée en ovale à l’aide de deux rallonges. On mettait un dessous-de-plat et une carafe d’eau au milieu de la table. Les convives avaient des couverts individuels. Cependant certaines personnes, surtout âgées, avaient des difficultés à manger assis sur une chaise en utilisant une fourchette car elles ne pratiquaient pas les nouvelles manières de table. Les jeunes éduqués à l’européenne critiquaient ces gens et refusaient parfois de partager la même table qu’eux, en disant : « C’est dégoûtant de voir les gens manger avec leurs doigts, je ne mange pas si cette femme ou cet homme vient manger chez nous, je ne le supporterais pas ». D’un autre côté, les gens qui n’avaient pas adopté les rituels de table à l’européenne, se plaignaient d’être obligés d’utiliser les fourchettes durant le repas. Parfois ils refusaient d’aller dîner dans des familles qui pratiquaient les nouvelles manières en disant : « nous ne pourrons pas manger les bons plats avec nos mains aisément. Vraiment nous ne prenons aucun plaisir64 ».
43Les romans publiés après les années 1890, décrivaient toujours la table et le service dans le style européen. Aucun de ces romans ne comprend la description d’une manière traditionnelle. Les repas sont toujours pris dans une salle à manger sur une table haute65. Dans son roman intitulé Taaffüf publié en 1895, Ahmet Mithat compare les deux types de manières de table et conclut en faveur des rituels européens. Après avoir fait la description d’une table européenne, il constate : « les plus belles choses que nous avons empruntées à la civilisation européenne sont celles qui concernaient la table. » Puis il passe à la description de la table traditionnelle, critiquant la difficulté de manger dans la même assiette et la saleté résultant du manque de fourchettes et de services individuels66.
44L’étiquette concernant les nouvelles manières de table se répandit dans la société par l’intermédiaire d’articles publiés dans les magazines féminins, des livres de cuisine et des traités d’éthique traduits de langues étrangères. Nous devons noter que les écoles modernes ouvertes à Istanbul après les années 1850 jouèrent aussi un rôle important dans l’adoption des nouvelles manières de table par les élèves, surtout par les internes. Des ouvrages didactiques sont publiés à l’époque du sultan Abdülhamit. Le livre de cuisine d’Ayşe Fahriye, publié en 1882-1883 comprend des explications détaillées sur les différents types de services de table et sur l’étiquette culinaire. Dans ce livre, l’auteur introduit de nouveaux concepts culinaires comme celui de la salle à manger, la table à l’européenne ou alafranga sofra, les règles à respecter lors d’un repas alafranga, à côté des anciens rituels comme la table traditionnelle ou alaturka sofra, les règles essentielles du repas alaturka. Notons que l’auteur recommande l’utilisation des fourchettes et des couteaux pour les deux différents types de repas, aussi bien pour le traditionnel que le nouveau. La différence entre les deux types résidait dansla forme de la table, la disposition des assiettes, l’installation des convives à la table. L’auteur décrit la salle à manger avec un schéma, en donnant des indications concernant la décoration de la salle. La table à manger devait se trouver au milieu de la salle, les fauteuils et les chaises autour de la table. Il convenait de mettre des plantes vertes, des citronniers ou des orangers qui sentaient bon à côté des fontaines destinées à ceux qui souhaitaient se laver les mains après le repas. Les buffets devaient se mettre à côté de la porte d’entrée. La présence des fontaines dans la salle à manger montre que la coutume de se laver les mains avant et après le repas au-dessus d’un bassin, n’a pas été totalement abandonnée dans la société même après l’adoption de la fourchette. L’auteur conseillait de se laver les mains après le repas. Elle recommandait d’utiliser une table ronde que l’on pouvait transformer éventuellement en table ovale en y ajoutant deux rallonges. Elle nommait les tables ovales tables alafranga et les tables rondes alaturka. De la même manière que les fontaines ont remplacé les bassins, les tables rondes remplacèrent les anciennes tables basses des époques précédentes. Pour la table, elle conseillait d’utiliser des assiettes de la même espèce et de la même couleur, de préférence blanche. Les fourchettes, les couteaux et les cuillères devaient être placés sur une sorte de pied fait de la même porcelaine que la vaisselle. Les serviettes, les nappes ainsi que les essuie-mains traditionnels devaient être de la même matière et de la même couleur. À la fin du livre, l’auteur fournit des illustrations concernant certains types de repas comme « la table de petit-déjeuner (kahvealtı sofrası) », « la table de mezze à l’ottomane (alaturka çerez sofrası) » ou « la table à l’européenne (alafranga sofra) ». Il faut noter que sur chaque illustration, des fourchettes, couteaux et cuillères étaient placés sur la table. Ayşe Fahriye qui évoque l’installation des convives à la table, préfère à ce sujet les règles de la tradition ottomane selon lesquelles le plus âgé des convives avait toujours l’honneur de s’asseoir à la meilleure place, c’est-à-dire en face de la porte d’entrée. Il était inconvenable de commencer à manger avant lui. Deux autres convives honorables s’installaient à ses côtés. L’auteur explique aussi les règles européennes :
Quand il s’agit d’une table alafranga, les femmes assistent aussi au dîner. L’hôtesse doit inviter le plus honorable des convives à sa droite alors que l’hôte installe la plus honorable dame à sa droite. Mais si ce niveau d’européanisation (alafranga) nous paraît trop, il vaut mieux installer les convives à la table selon les règles traditionnelles67.
45De ces descriptions et conseils, nous pouvons conclure que les nouvelles manières de manger adoptées avaient leurs limites dans la vie des élites ottomanes. Par exemple, les hommes et les femmes ne partageaient pas la même table. La table haute était introduite dans la maison des élites ottomanes, mais la forme restait traditionnelle : ronde.
46Nous devons noter que les nouvelles manières de tables acceptées par certaines élites ottomanes étaient abandonnées temporairement pendant le mois de Ramadan à cette époque. Les témoignages affirment que durant le mois sacré ottoman les gens préféraient pratiquer leurs anciens rituels de table. On mangeait sur des tables basses avec les doigts et des cuillères au lieu de fourchettes et de couteaux ; ceux-ci n’étaient pas autorisés durant le Ramadan. Les gens se servaient de cuillères en bois, en ivoire ou en corail68. L’adaptation des nouvelles manières de table européennes créa une culture éclectique dans la société des élites ottomanes. Cette situation était discernable aussi dans les autres domaines de la vie quotidienne, comme la mode, l’architecture et l’ameublement69.
47Dans la société ottomane, l’étiquette concernant les manières de table a subi divers changements à la fin du siècle. Les usages culinaires de style européen ont été partiellement acceptés dans la société. Il faut pourtant noter que les règles de repas n’ont pas beaucoup changé. Dans son livre, Ayse Fahriye parle également des bonnes manières de table, elle décrit les manières inconvenantes lors du repas sans différencier les deux styles culinaires :
Ce n’est pas convenable d’installer à table les enfants, les fous, les personnes ivres. Ce n’est pas convenable non plus d’installer deux personnes qui se sont disputé l’une à côté de l’autre. Ce n’est pas convenable de compter les bouchées des autres. Ce n’est pas convenable de manger de manière grossière susceptible de dégoûter les autres convives. Ce n’est pas convenable de saisir le plat avec les mains ni de prendre un mets qui se trouve devant un autre convive. Ce n’est pas convenable de tousser, éternuer et roter en direction du plat ni de dire des mots dégoûtants, car ces actes provoquent « le dégoût » des convives70.
48Parmi les bonnes manières suggérées par l’auteur, l’interdiction d’utiliser les mains en mangeant revêt une importance particulière. Bien que l’auteur ne mentionne pas l’usage des fourchettes lors du repas, cette interdiction montre que ceci est devenu habituel, même si certaines personnes continuent de manger avec les mains. Les autres règles basées plutôt sur des valeurs éthiques ne se différenciaient pas beaucoup de celles que l’on trouve dans les traités d’éthique des époques précédentes, qui conseillaient par exemple de « ne pas compter les bouchées des autres en mangeant et de ne pas faire des gestes qui peuvent dégoûter les autres convives. » Abdülaziz Bey évoque dans son ouvrage les mœurs et les traditions de la société ottomane de la deuxième moitié du xixe siècle, les règles que l’on devait respecter à une table traditionnelle. L’auteur ne parle pas de l’usage des fourchettes, des couteaux et des services individuels. En revanche, il décrit les règles à respecter lors d’un repas traditionnel :
À la table il n’est pas convenable de prendre de grands morceaux de pain et de les mettre dans la bouche ; il n’est pas convenable d’enfoncer la cuillère dans la bouche. Il est inconvenant de continuer à manger quand les autres ont terminé le repas. Il n’est pas convenable de mettre la cuillère dans la tasse de compote de fruits sans la nettoyer. Il n’est pas convenable de se laver le visage, d’éternuer, de cracher dans le bassin où l’on s’est lavé les mains. Il n’est pas convenable de se nettoyer les dents avec les mains après le repas. Il est grossier de roter et de faire des bruits avec la langue en mangeant quand on est invité chez un autre et même quand on mange chez soi.
49Les règles citées ci-dessus présentent de nombreux points communs avec celles évoquées plus haut. Elles concernent les mesures de propreté que l’on devait prendre lors d’un repas où les convives partageaient la même assiette. D’autres règles citées par l’auteur résultaient plutôt de considérations éthiques et avaient beaucoup de points communs avec les règles de table des époques précédentes. Le respect qu’on devait montrer aux autres convives et au maître de la maison en constituait une partie importante :
Il n’est pas convenable de regarder le visage des autres lors du repas. Il n’est pas convenable de se mettre à table avant l’hôte ni de commencer à manger avant lui. Il est grossier de se mettre à la place qui se trouve en face de la porte quand il s’agit d’une table ronde car cette place est réservée au plus honorable des convives71.
50Nous pouvons dire qu’un Ottoman vivait entre deux mondes, le traditionnel et le moderne à la fin du xixe siècle. Il pratiquait parallèlement les coutumes et les mœurs de deux univers différents. Souvent il menait une vie traditionnelle chez lui alors qu’il pratiquait un savoir-vivre moderne lorsqu’il sortait. Ainsi, un jeune ottoman pouvait manger par terre avec sa famille à la maison mais il pouvait également pratiquer les nouveaux usages culinaires en fréquentant le restaurant d’un hôtel de style occidental à Péra, le quartier européen de la Capitale. Les restaurants, les cafés et les hôtels construits selon les modèles européens étaient des lieux d’apprentissage pour les jeunes qui voulaient s’initier aux nouveaux usages culinaires72. Certaines familles européanisées suivaient le modèle lancé par la cour ottomane et adoptaient facilement les nouvelles manières de table ainsi que les nouveaux types de repas. D’autres, surtout ceux qui vivaient dans les anciens quartiers d’Istanbul, restaient fidèles à leur monde traditionnel et continuaient à pratiquer leurs anciennes coutumes culinaires. En 1894, Ahmet Mithat Efendi a publié un livre sur le savoir-vivre européen. Ce livre intitulé « Le savoir-vivre européen ou alafranga » était destiné à servir de manuel à ceux qui voyageaient en Europe. Même s’il s’agit d’une traduction de manuels de savoir-vivre européen, la publication de cet ouvrage témoigne de la manifestation de nouveaux besoins dans la société. L’auteur souligne qu’on doit connaître et pratiquer correctement les règles de la civilité européenne et recommande son livre à ceux qui ont opté en faveur de la civilité moderne. Il parle des bonnes manières de table et présente les nouvelles formes de sociabilité européennes comme les banquets, les thés ou les bals. En parlant des règles de conduite à table lors d’un repas européen, l’auteur les compare aux coutumes traditionnelles ottomanes en critiquant ces dernières. Par exemple, il dit « lécher les doigts lors du repas faisait partie de la tradition ottomane, mais en Europe personne ne connaît cette coutume73 ». Il souligne que connaître et pratiquer les bonnes manières de table dans le style européen est très important et que si l’on ne les maîtrise pas parfaitement on peut se sentir mal à l’aise par rapport aux autres74. L’auteur explique l’organisation de la salle à manger, le dressage de la table, l’utilisation des fourchettes et des couteaux et les règles à respecter à table.
La fourchette devient un symbole de civilité
51Vers la fin du xixe siècle les nouvelles manières de table étaient devenues la norme dans la société ottomane comme en témoignent la majorité des romans ottomans publiés à partir des années 1880. Au début du nouveau siècle, chaque maison de hauts dignitaires ottomans comprenait une salle à manger composée d’un buffet, d’un dressoir surmonté d’une glace, d’une table à rallonges et de chaises75. Au début du siècle, ceux qui pratiquaient les coutumes européennes ont commencé à juger grossières ou dégoûtantes les habitudes traditionnelles telles que manger dans la même assiette ou utiliser les doigts76. Les articles des magazines féminins présentaient les manières de table européennes en soulignant la notion d’hygiène importée avec ces nouveaux usages culinaires. Selon ces articles didactiques, manger avec les mains, manger par terre était grossier et mauvais pour la santé. Par exemple, Journal pour les dames (Hanımlara Mahsus Gazete) publié en 1903, incluait un article qui défendait les nouveaux usages culinaires :
Se mettre à table confortablement et manger dans des assiettes individuelles est bon pour la santé et conforme aux règles de l’hygiène (hıfzısıhha). La diffusion de ces manières de table dans la société est bénéfique, c’est pourquoi nous parlerons des rituels de table à l’européenne (alafranga77).
52Nous remarquons ici un changement dans la perception de la notion de civilité et de propreté. Les anciennes manières de manger étaient considérées comme grossières, non civilisées par ceux qui avaient adopté l’utilisation des fourchettes et des couteaux. Les anciens rituels de table qui contenaient en eux-mêmes une notion de propreté, étaient désormais considérés comme sales et même mauvaises pour la santé. Cette transformation concernant les manières de manger ainsi que la notion de propreté à la table des élites ottomanes au cours du xixe siècle ressemblait à celle subie en Occident entre les xvie et xviiie siècles et que Norbert Elias a décrit dans son ouvrage La Civilisation des mœurs. Elias note que tout au début, la société de cours avait adopté l’usage des fourchettes et des couverts individuels à table pour des motifs de distinction sociale et de civilité. Avec le temps, manger avec les mains était devenu à un acte grossier donnant le sentiment de gêne. Les nouvelles manières lancées par les élites se sont répandues par pression sociale. Puis, à partir d’un moment donné le nouveau comportement fut reconnu comme « hygiénique78 ».
53Ainsi, les nouvelles manières de manger lancées d’abord par la cour ottomane pour des motifs de distinction depuis l’époque de Tanzimat, se répandirent dans l’entourage des élites ottomanes à partir des années 1880. Un article publié dans Le Journal pour les enfants (Çocuklara Mahsus Gazete) en 1899 à Istanbul, éclaircit l’importance attribuée à l’usage de la fourchette à table : « le but de manger à la façon occidentale est la propreté et en même temps celui de ne pas dégoûter les autres à table79 ».
54Un article plus tardif publié dans un autre journal comparait les anciennes coutumes de table avec celles des contemporains. L’auteur parlait des anciennes mœurs culinaires d’une manière méprisante :
Les familles qui vivent selon les règles de la civilité et du savoir-vivre moderne ont aujourd’hui une salle à manger dans un endroit propre de leur maison qu’ils décorent conformément… Je crois qu’il n’y a plus de gens cultivés qui dînent sans fourchette et couteau et qui mangent la soupe dans la même tasse80.
55En général, ces articles de magazines féminins renseignaient leur clientèle sur l’ameublement de la salle à manger, le dressage de la table, la place des fourchettes, des couteaux et des verres sur la table, les types de vaisselle qu’on devait utiliser lors du repas, le service et les manières de table qu’on devait respecter. Selon ces articles, la table à l’européenne était rectangulaire. On devait la couvrir d’une nappe épaisse au-dessus de laquelle on étalait une seconde nappe blanche. On mettait souvent un long chemin de table brodé au milieu de la table. À côté de chaque assiette disposée sur la table, on mettait une fourchette, une cuillère et un couteau, on ajoutait un verre devant chaque assiette, et une carafe. On agrémentait de bouquets de fleurs, de salières et de moutardiers. Le plat était servi dans une grande assiette en commençant par la personne la plus âgée de la famille ou par les invités81. Les articles abordaient également les règles de bonne conduite à table, certaines soulignaient l’importance de l’hygiène lors du repas. Par exemple, il était convenable de se laver les mains avant et après le repas selon les règles de la civilité et de l’hygiène. Les règles de bonnes conduites à table introduisaient un autre nouveau sujet : la conversation. On conseillait d’éviter les sujets tristes comme la maladie ou la mort lors du repas et recommandait plutôt les conversations gaies et joyeuses. Comme la tristesse coupe l’appétit, on devait parler de choses agréables qui pouvaient rendre les convives heureux82. La conversation lors du repas était une innovation instituée par les nouvelles manières de table. Comme nous l’avons mentionné précédemment, traditionnellement il n’était pas convenable de parler beaucoup pendant le repas dans la société ottomane. La table était un lieu sacré où l’on devait respecter la nourriture. Selon divers témoignages, le repas ottoman se déroulait dans un silence presque complet et durait peu. L’adoption des tables à l’européenne et d’un confort dans le style occidental donna la possibilité de mener une conversation au cours du repas83.
56Comme dans d’autres civilisations, le passage des manières de table traditionnelles aux manières modernes dites alafranga créa dans la société ottomane une certaine distance entre les convives. Les gens qui dans la société ottomane mangeaient dans la même assiette, buvaient dans la même tasse, étaient assis l’un à côté de l’autre d’une manière serrée, se sentaient en général très proches. La distance qui résultait des règles interdisant certains actes comme manger avec plus de trois doigts ou se servir d’une partie éloignée du plat commun, était faible par rapport au mur invisible créé par les nouveaux instruments de table et les nouveaux rituels de manger qui nous paraissent si normaux dans les temps modernes. Les manières de table occidentales présentaient une évolution semblable à celle des manières ottomanes, mais avec un grand décalage de temps. Au Moyen Âge, les Occidentaux mangeaient également dans la même assiette, ils partageaient leur tasse et leur cuillère et n’utilisaient ni fourchette ni service individuel. Les repas se déroulaient dans des pièces à multi-usages. Ce n’est qu’à partir du xviie et xviiie siècles que l’utilisation de la fourchette est devenue habituelle dans la société européenne et que les gens commencèrent à manger dans des assiettes individuelles sur des tables et dans des pièces prévues exclusivement dans ce but. L’utilisation des services individuels et des fourchettes créa dès lors une distance entre les convives qui s’isolaient de leurs voisins de table comme s’ils prenaient leur repas dans des sortes de cages invisibles84. Les nouveaux rituels de manger développèrent en Europe la notion d’individualisme en même temps que le concept d’hygiène85, tout comme chez les Ottomans plusieurs siècles plus tard. L’élite ottomane commença à adopter les usages culinaires européens pour montrer à ses voisins occidentaux qu’elle était aussi civilisée qu’eux. Le peuple ordinaire et les gens attachés à leurs traditions étaient loin de ces nouveautés. La presse ottomane de la fin du siècle joua un rôle important dans la diffusion de l’usage des tables hautes, des services individuels, des fourchettes et des couteaux. Comme pour les autres sphères de la vie sociale, les habitudes culinaires de la société ottomane étaient également divisées entre la modernité et les traditions. Cette dualité se manifestait dans la coexistence des rituels de table traditionnels et modernes. Mais à partir du xxe siècle, ce furent les manières de table à l’européenne qui se mirent à représenter la norme, alors que les anciennes mœurs de table étaient considérées comme des coutumes grossières et non civilisées. Manger à la même assiette, utiliser les doigts au lieu de fourchettes, boire à la même coupe était désormais interprété comme des gestes contre les règles d’hygiène. Les gens mangeaient dans une salle à manger réservée spécialement à cet usage, se servaient d’assiettes individuelles et utilisaient correctement les fourchettes et les couteaux à la table. L’adoption des usages de table européens dans la société ottomane était à la source de la distance qui s’est créée entre les convives qui, éloignés les uns des autres confortablement sur des chaises, magnaient dans leurs assiettes, buvaient dans leur propre verre, utilisaient leur fourchette, leur cuillère et leur couteau. Les nouvelles manières de table ont apporté graduellement l’individualisation et la notion d’hygiène dans les repas ottomans.
La nouvelle vaisselle
57Suite à l’adoption de nouvelles manières de table dans le Palais ottoman au cours du xixe siècle, le type de vaisselle utilisée pendant le repas changea aussi. Les plats de diverses formes, les nouveaux types de vaisselle, les fourchettes et les couteaux y furent introduits. Selon les registres de compte des cuisines impériales, les plats en porcelaine européenne comme les porcelaines de Saxe, de Sèvres et de Meissen étaient utilisées dans le Palais ottoman au cours du xixe siècle, contrairement au passé où les porcelaines chinoises étaient préférées. Nous devons noter que la porcelaine européenne était connue par les élites ottomanes depuis le xviiie siècle. Elle se trouvait parmi les objets de décoration et de prestige importés d’Europe86. Nous comprenons qu’au cours du xixe siècle, les plats en porcelaine européenne n’étaient plus des objets de décoration mais qu’on les utilisait au contraire fréquemment lors des repas au Palais ainsi que dans les hôtels particuliers des hauts dignitaires ottomans. Divers types de plats en porcelaine de Saxe et parfois de France se trouvent régulièrement dans les registres de compte des cuisines impériales depuis le début du xixe siècle. Le nom de différents types de vaisselle indiqués dans les documents d’archives nous montre en même temps comment les assiettes étaient utilisées. Plat à poisson (balık tabağı), bol à soupe (şorba tası), bol à zerde, plat à petit-déjeuner (kahvealtı tabağı), plat à salade (salata tabağı), plat à achoura (aşure tabağı), plat à muhallebi (muhallebi tabağı), plat à confiture (reçel tabağı), plat à beignet sucré (lokma tabağı), bol à sorbet (şurup kasesi), bol à tarator (tarator kasesi), plat à börek (börek tabağı) assiette creuse (çukur tabak), plat avec couvercle (kapaklı sahan), plat à couvercle pour le pilaf (saksonya pilavlık ma’kapak), sont des exemples d’assiettes et de plats que les documents mentionnent. Les plats blanc et bleu en porcelaine de Saxe ornés d’or, décorés avec des fleurs et des roses sont les types de plat mentionnés fréquemment dans les documents jusqu’aux années 186087. Les différentes sortes de plats de diverses formes et couleurs signalaient un raffinement de goût dans l’art de table au Palais ottoman. Nous devons noter que la vaisselle dont nous parlons était utilisée à la table du sultan et également des hauts dignitaires du Palais. Selon les documents d’archives, nous comprenons que les porcelaines européennes continuèrent à être livrées dans les années qui suivirent. De nouveaux types de vaisselle comme les tasses à thé (çay fincanı), les théières (çay ibriği), les beurriers (kapaklı ve tabaklı tereyağ kasesi) apparaissent dans les documents à partir des années 188088. À la fin du siècle, en 1894, une manufacture de porcelaine fut ouverte au sein même du palais de Yıldız sur l’ordre du sultan : la fabrique impériale de porcelaines de Yıldız. Cet établissement avait été créé par des Français. Les spécialistes de tout ce qui concernait la fabrication de la porcelaine étaient venus de France pour travailler dans cette fabrique. Cet établissement, qui était en réalité un petit Sèvres, a produit de magnifiques objets inspirés des porcelaines de Sèvres, admirées à l’Exposition Universelle de Paris en 190089. Dès lors la vaisselle produite dans cette manufacture fut utilisée dans les Palais ottomans.
Fig. 5 a. Gravure des cuillères et des fourchettes françaises du xviiie siècle dans le style de Versailles. [BOA, Y. PRK. HH. no 28/27.]

Fig. 5 b. Gravure des couteaux et des fourchettes français du xviiie siècle dans le style de Versailles. [BOA, Y. PRK. HH. no 28/27.]

Fig. 6. Facture de la vaissellerie et de l’argenterie, palais de Yıldız, 1894. [BOA, Y. PRK. HH. no 28/27.]

58Comme nous l’avons mentionné précédemment, c’était le sultan réformateur Mahmut II qui commença à utiliser les fourchettes et les couteaux pendant ses repas. Les assiettes, fourchettes et couteaux en or du sultan Mahmut II sont exposés aujourd’hui au musée du palais de Dolmabahçe à Beşiktaş. Dans les documents que nous avons étudiés, la livraison de fourchettes et de couteaux qui constituaient de nouveaux couverts de table était presque absente jusqu’aux années 1850. Par contre les cuillères de toutes sortes en ivoire, en nacre, en bois ont été régulièrement livrées aux celliers du palais depuis le début du siècle. À partir des années 1850, les documents d’archives commencèrent à mentionner la livraison de ces nouveaux couverts. Les registres de compte de la fin du siècle commencèrent à lister fréquemment la livraison de fourchettes, couteaux et cuillères aux cuisines du Palais. Par exemple dans un document d’archive qui date de 1893, on distingue les fourchettes, les couteaux et les cuillères en argent sur une liste de couverts et de vaissellerie en argent appartenant au palais de Yıldız90.
59Les nouveaux couverts ainsi que les meubles de salle à manger utilisés devenaient à la mode dans l’entourage des élites et bourgeois de la société d’Istanbul à partir de la seconde moitié du xixe siècle. Ces nouveaux couverts ont été introduits aux bourgeois de la société à travers des livres de cuisine, comme La Maîtresse de maison qui incluait des listes de vaisselle, de couverts et d’ustensiles qu’une bonne cuisine devait avoir. L’auteur énumère toute une liste de plats, d’assiettes, de fourchettes, de couteaux, de verres à eau, de coupes à sorbet, de tasses à thé et à café qui devaient se trouver dans le cellier d’une bonne cuisine bien organisée par l’hôtesse de maison91. Les porcelaines européennes, les fourchettes et les couteaux pouvaient être loués ou achetés dans les grands magasins qui se trouvaient dans le quartier de Péra92. Les grands magasins ouverts dans les quartiers de Péra depuis les années 1870, tels que Louvre, George Baker, Au Lion d’or, Lion, Bon Marché, Au Camélia, Au Paon et qui se trouvaient à la grande rue de Péra, offraient à la clientèle ottomane les nouveaux couverts et les assiettes. C’étaient les succursales de grands magasins qui se trouvaient à Paris ou dans d’autres villes d’Europe. Au Bon Marché était le plus grand magasin de la Capitale ; en plus de denrées importées comme des biscuits, confiseries, conserves alimentaires, on pouvait y trouver des cristaux, des porcelaines et des couverts en argent93 Par exemple, George Baker, une maison fondée en 1854, se trouvait dans la Grand Rue de Péra. Selon le catalogue de l’an 1894, on y vendait des glacières, des boîtes à biscuits en cristal, des services à thé et à café, des salières, des huilières, des pots à confiture en cristal, des caves à liqueurs, des beurriers, des saladiers94. La Revue commerciale du Levant de l’an 1905 nous apprend que la vente de porcelaine s’était accrue à Istanbul au début du xxe siècle. La plus grande partie des services de table, des tasses à thé ou café en porcelaine provenait de France et d’Autriche. Les faïences qu’on importait à Istanbul pour usage domestique se composaient surtout de bols, assiettes plates et à soupe, plats et autres accessoires de services de table, de tasses de thé. Ces objets étaient fabriqués en blanc et ensuite agrémentés de filets bleus, de décors à la main ou d’impressions95.
Les nouveaux horaires de repas et ordre des mets
60La tradition de manger deux fois par jour, le matin (sabah ou kuşluk) et le soir (akşam) s’est maintenue dans la société ottomane au cours du xixe siècle. Nous voyons dans les sources comptables qu’on envoyait des plats aux appartements du palais deux fois par jour. Le récit d’un voyageur français ayant visité Istanbul à l’époque du sultan Abdülhamit nous renseigne sur les horaires de repas des soldats ottomans. Ils faisaient deux repas par jour ; un matin et l’autre une heure avant le coucher du soleil. Le repas du matin était composé de soupe, viande et légumes ; celui du soir de pilaf de mouton. La ration augmentait pendant le Ramadan : un plat sucré, du fromage ou des œufs96.
61Avec le temps, et parallèlement à l’adoption des nouvelles manières de table, les horaires de repas européens furent suivis dans la haute société ottomane. Les livres sur le savoir-vivre européen comme celui de Ahmet Mithat publié en 1894, les articles publiés dans les magasins féminins pendant les premières décennies du xxe siècle jouèrent un rôle important dans la diffusion de ces nouveautés. En se basant sur un schéma de table du petit-déjeuner (kahvealtı sofrası) présenté dans le livre de cuisine La Maîtresse de maison nous pouvons conclure que le petit-déjeuner était connu à Istanbul depuis les années 1880. Cette table du petit-déjeuner comprenait des fourchettes et couteaux à côté des assiettes ainsi que de petites assiettes à fromage, aux olives, à la confiture et des assiettes à pain97. Dans un dictionnaire ottoman publié à la fin du xixe siècle, kahvealtı désignait le fait de grignoter quelque chose avant la prise du café. Le deuxième sens de l’expression était les plats pris en dehors des heures de repas. Cette collation consistait en du fromage, du pastırma, des olives, des confitures et du pain98. Aujourd’hui le petit-déjeuner turc (kahvaltı) comprend des olives noires, du fromage, des confitures, du sucuk, du pain et du thé. Nous pouvons dire que le kahvaltı qui désignait les prises alimentaires hors des repas principaux dans la culture ottomane est devenu avec le temps un repas à part entière.
62Au début du xxe siècle, les horaires et le nombre de repas commencent à changer dans la vie urbaine. L’organisation du temps quotidien en fonction des horaires européens, surtout dans les administrations et dans les écoles modernes, a probablement été la raison principale de ce changement. Le nouveau repas était dénommé le déjeuner (öğle yemeği). Le premier repas de la journée qui était celui du matin, devint à cette époque le déjeuner. Le contenu du repas n’avait pas changé. Mais l’horaire fut décalé de 11 heures à midi. Le petit-déjeuner qui était une prise alimentaire optionnelle avant, devint le premier repas du jour, il était pris nécessairement entre 6 et 9 heures du matin. Le contenu du petit-déjeuner fut aussi redéfini. En plus du fromage, des olives, du pain ou de la soupe qu’on mangeait au début de la matinée avant la prise du café dans le passé, de nouveaux aliments et boissons s’ajoutèrent au répertoire du petit-déjeuner comme le café au lait, le chocolat, le thé, le beurre, la confiture, les biscuits, les œufs à la coque et les gâteaux. L’heure du dîner (akşam yemeği) fut décalée aussi de 7 heures vers 9 heures du soir. Selon le même article, les prises alimentaires aux horaires traditionnels, à 11 heures du matin et 6 heures du soir furent considérées comme très inconvenantes, car c’étaient les horaires de travail. Les gens qui menaient une vie civilisée devaient organiser leur temps de cette manière99. En dehors de l’organisation du temps autour de trois repas principaux, les autres types de repas comme le souper, le goûter, le thé qui existaient dans la culture européenne furent introduits dans la vie des élites ottomanes. Les nouveaux termes culinaires comme « table d’hôte », « menu » apparaissent dans ces articles. Le souper était défini par Ahmet Mithat comme un repas qu’on prenait entre minuit et 2 heures du soir à la fin des bals100. Dans un article d’un magazine féminin, offrir de thé aux invités à 5 heures de l’après-midi était décrite comme une bonne tradition civilisée qu’il fallait adopter101.
63Au cours de la seconde moitié du xixe siècle, un nouvel ordre dans le service des mets fut reconnu aussi dans l’entourage des élites ottomanes, arrangé selon le modèle français lors des banquets organisés aux hauts dignitaires étrangers dans le Palais ottoman102. Les menus étaient écrits en français et en turc pour ce type de banquets. Par exemple, le menu du dîner servi à l’ambassadeur portugais à la cour ottomane le 13 août 1890 fut le suivant103 :
Potage à la quenelle de volaille
Petites bouchées et beureks
Filets de soie Joinville
Quillettes de bœuf à la financière
Côtelettes de poulet au petit pois
Homard à la Polonaise
Asperges sauce hollandaise
Punch à la Romaine
Dindonneaux rôtis
Pilaw
Pudding à la sauce savayon
Dattes à la crème
Bavaroise de pomme à la vanille
Glaces.
64Les menus de ce type de banquets reflétaient l’ordre des mets de la haute cuisine française au xixe siècle. Le dîner commençait avec la soupe et se poursuivait avec les hors-d’œuvre (dans les menus ottomans toujours une bouchée ou un börek). Se succédaient ensuite : poissons, relevés, entrées, parfois sorbet, rôts, salades, légumes, entremets et desserts104. Nous avons déjà souligné le fait que pendant les banquets servis aux hauts dignitaires étrangers à la cour ottomane, les plats étaient toujours à la française, sauf le pilaf et le börek. Ainsi, au lieu d’être servi à la fin, le pilaf est servi après les rôts ou les légumes. La place des douceurs change aussi, elles sont servies à la fin du repas comme un dessert et non plus au milieu du repas. Les exemples de menus à la française se multiplièrent dans le Palais ottoman pendant les deux premières décennies du xxe siècle.
65Le fait de servir les mets dans l’ordre à la française lors des dîners officiels organisés pour les étrangers se répandit au Palais ottoman pendant les premières décennies du nouveau siècle. La plupart des plats servis pour le déjeuner et le dîner étaient de la cuisine ottomane mais leur ordre évoquait le style français. Par exemple le menu du banquet offert aux députés ottomans dans le Palais le 9 juin 1912 comprenait neuf plats servis dans un ordre proche du modèle français :
Borek (sigara böreği)
Rougets en papillote (kağıtta barbunya balığı)
Kebab en cruche (testi kebabı)
Ragoût préparé avec des légumes (türlü)
Kebab au poulet (piliç kebabı)
Pilaf (güveç pilavı)
Crème aux fraises (çilekli krema)
Glace (dondurma)
Fruits (meyve105).
66À part le rouget en papillotes et la crème aux fraises, les autres mets sont tirés de la cuisine ottomane. Mais l’ordre suit le modèle français. Le borek est servi en hors-d’œuvre. Le deuxième plat est un plat de poissons. Nous pouvons considérer le kebab en cruche et le ragoût aux légumes comme l’entrée et le relevé. Le kebab au poulet est servi comme rôt. Le pilaf est servi avant les entremets, crème aux fraises et glace. Les fruits sont servis comme dessert. Lorsque nous consultons les autres menus des repas organisés dans le Palais pour les invités ottomans106, nous voyons trois changements importants dans l’ordre des mets par comparaison au passé : les douceurs sont servies à la fin du repas en remplacement du pilaf et de hoşab. En revanche, le pilaf est servi après le plat principal qui est en général un type de kebab. Et le poisson est entré dans le menu, servi comme deuxième ou troisième plat après les hors-d’œuvre. L’ordre des mets suit ce plan dans les hôtels particuliers des élites ottomanes au début du xxe siècle. Selon les mémoires d’une dame ottomane qui illustrent la vie quotidienne dans un hôtel particulier d’Istanbul à la fin du xixe et au début du xxe siècle, le menu des repas ordinaires consistait en huit ou neuf plats. Si on servait de la soupe, elle tenait la première place dans le repas ; venaient ensuite les plats aux œufs ou de poissons et puis le börek. Le quatrième plat était toujours un kebab de mouton ou de volaille servi avec de la salade. Le plat suivant consistait en légumes : légumes à l’huile d’olive et un autre plat de légume cuisiné avec du beurre et des morceaux de mouton ; le septième plat était du pilaf. Le repas se terminait avec les douceurs et parfois les fruits au sirop107.
67Nous devons noter que l’adoption du nouvel ordre des mets demeurait un signe de distinction dans l’entourage des élites ottomanes à cette époque, car l’ordre des mets dans la cuisine des gens ordinaires gardait son caractère traditionnel. Les dîners pris dans un couvent de derviches à Istanbul peuvent constituer un bon exemple pour illustrer l’ordre des mets dans la cuisine ottomane au début du xxe siècle. Les mémoires d’un membre de l’ordre soufi nous informent sur le contenu et l’ordre des mets servis pendant 29 jours au mois de Ramadan 1906. Par exemple, le premier jour du Ramadan, deux soupes (aux lentilles et aux vermicelles) sont servies en début de repas. Ensuite sont servis à table, un fricassé de viande, un plat aux gombos secs, un plat aux haricots verts, pomme de terre et un ragoût aux haricots secs. Le pilaf est servi en dernier. Après avoir consulté les 29 menus qui sont décrits dans ce manuscrit, nous pouvons faire un schéma général de l’ordre des mets. On sert la soupe et ensuite un kebab ou un fricassé de viande à table. Après on sert trois plats de légumes dont un est en général un plat de légume farci. Le repas se termine avec le börek suivi du pilaf. Si le menu contient une douceur comme le baklava, on la sert entre les plats de légume. Les plats d’œufs prennent place après la soupe108.
68Nous pouvons conclure que la connaissance de la cuisine française dans l’entourage du Palais et des élites ottomanes influença petit à petit l’ordre traditionnel des mets comme ce fut le cas pour d’autres domaines de la culture culinaire de l’époque. Ainsi, deux manières de table, deux types de techniques culinaires ainsi que deux types d’ordre des mets coexistaient dans la culture culinaire d’Istanbul au début du nouveau siècle.
Les nouvelles sociabilités
69L’adoption des nouvelles manières de table européennes s’est étendue par l’intermédiaire des nouvelles sociabilités dans l’entourage des élites ottomanes au cours de la deuxième moitié du xixe siècle. Les bals organisés par les ambassades à Istanbul en furent un. Les pachas et bureaucrates ottomans qui les fréquentaient pratiquaient les nouvelles manières de table, ils goûtaient les nouveaux plats français, ils buvaient du vin ou du champagne en public, ils dansaient avec les dames109. Les bals eurent un rôle important pour les élites ottomanes dans la découverte de la civilisation européenne. Les banquets organisés dans le style européen pour les hauts dignitaires étrangers dans les Palais ottomans avaient aussi un rôle important pour la diffusion des nouvelles manières de table.
70En dehors des bals et des banquets, les nouveaux lieux de sociabilité qui s’ouvrirent dans les quartiers Péra et de Galata à partir des années 1850, les cafés, les cafés concerts, les brasseries, les restaurants, les hôtels à l’européenne constituèrent des endroits où les habitants de la Capitale entraient en contact avec les nouvelles manières de manger. Ces quartiers où les résidences des ambassades se trouvaient depuis le début du xviiie siècle étaient devenus populaires pendant la deuxième moitié du xixe siècle. Le nombre des Européens et des non musulmans ottomans qui résidaient dans ces quartiers s’accrut. L’infrastructure se développa, des gares, des quais, des bureaux de poste, des hôtels, des magasins de luxe, des salles de théâtre, des cafés, des lieux de loisirs, des pâtisseries et des restaurants furent ouverts d’abord dans ces deux quartiers modernes d’Istanbul. Les façades des banques, des hôtels, des résidences qui se trouvaient à Péra et à Galata reflétaient les caractéristiques de l’architecture européenne110. La vie à Péra correspondait à la vie mondaine qu’on menait à cette époque dans les grandes villes d’Europe comme Paris. Fascinée par les modes de consommation européenne, l’élite ottomane et surtout les Grecs, les Arméniens et les Levantins d’Istanbul était la clientèle de ces magasins et cafés. Les élites de Péra se divertissaient au théâtre, à l’opéra, dans les concerts et les bals. Gérard de Nerval qui s’est trouvé à Istanbul dans les années 1856, a témoigné d’une vie mondaine à Péra. Il a décrit l’influence de la mode d’occidentalisation à Istanbul :
La civilisation européenne qui pénètre peu à peu dans leurs coutumes les attire de plus en plus, quant aux détails compatibles avec leur religion ; de sorte que les femmes et les enfants raffolent de parures, de bagatelles et de jouets venus de France ou d’Allemagne. Si les dames turques font admirablement les confitures, le privilège des sucreries, des bonbons et des cartonnages splendides appartient à l’industrie parisienne111.
71En consultant les guides commerciaux et les annuaires bilingues (en français et en turc) de l’époque, nous pouvons faire une liste de cafés, pâtisseries, restaurants qui se trouvaient à Péra et Galata à partir des années 1868. Nous devons noter que les cafés, les hôtels, les magasins étaient tenus par les étrangers qui résidaient à Istanbul, ou par les Levantins et les membres de la communauté non musulmane d’Istanbul. L’indicateur constantinopolitain publié en 1868 à Istanbul (par deux Levantins, Cervati et Sargoloco) donne une liste de plus de quinze cafés dont les noms représentent déjà un goût parisien : café de la Belle Vue, café de France, café du Luxembourg, café du Croissant, café de l’Univers, café de la Couronne, café du Phénix, café Flamm, café au Petit Champ, café de la Concorde, café des Nations. Ces cafés étaient très différents des cafés traditionnels ottomans (kahvehane) que les gens fréquentaient pour prendre un café et fumer la pipe. Les cafés traditionnels qui se trouvaient à peu près dans chaque quartier d’Istanbul avaient ouvert depuis les années 1550. Les cafés modernes étaient construits selon les modèles européens, surtout français. Café au lait, glaces, limonade, biscuits, gâteaux y étaient servis. À part le café, les boissons alcoolisées comme le rakı, le cognac, les liqueurs étaient servies aussi dans certains de ces cafés, comme le Flamm. Les hors-d’œuvre accompagnaient les boissons alcoolisées112. En même temps, la plupart de ces endroits, comme le Luxembourg et la Concorde, offraient à leur clientèle le déjeuner et le dîner.
72Les gens pouvaient aussi dîner dans les restaurants situés dans ces quartiers. Évidemment, les premiers restaurants modernes furent ouverts à Péra à Istanbul. Ces restaurants étaient très différents des petits restaurants locaux (aşçı dükkanları) qui se trouvaient traditionnellement à Istanbul. Ces derniers n’avaient en effet ni tables ni places pour s’asseoir ; les clients achetaient des plats à emporter pour manger chez eux ou mangeaient debout113. Dans les restaurants modernes de Péra et de Galata, les plats étaient servis avec des services individuels sur les tables, l’alcool et la conversation accompagnaient le repas. Ces restaurants étaient également différents des tavernes traditionnelles (meyhane) qui se trouvaient à Istanbul depuis l’époque byzantine. Les tavernes servaient principalement le vin et le rakı. Les plats accompagnaient les boissons alcoolisées. Les restaurants dénombrés dans l’Indicateur constantinopolitain en 1868 portaient des noms comme restaurant de Paris, restaurant de la Couronne de fer, restaurant du Jardin des fleurs, restaurant du Luxembourg, de Petersbourg, restaurant de l’Univers, Restaurant arménien, restaurant du Nil, restaurant de la Concorde114. Au départ, les Levantins, les Européens et les non musulmans ottomans étaient leurs seuls clients. Avec le temps, les élites ottomanes, les intellectuels, les bureaucrates commencèrent à fréquenter ces lieux de loisir. Ils mangeaient souvent à midi dans l’un de ces restaurants, comme par exemple chez Yani et Tokatlıyan115. On peut dire que les restaurants correspondaient à des lieux d’apprentissage pour les musulmans qui voulaient pratiquer les nouvelles manières de table. Selon les guides et les annuaires commerciaux de l’époque, le nombre de restaurants s’est accru dans la Grande Rue de Péra à partir de 1868. L’annuaire almanach du commerce de 1881 et de 1883 cite 28 restaurants, celui de 1893, 49. Parmi les restaurants d’Istanbul au xixe siècle, le plus fameux était celui de Tokatlıyan tenu par un arménien depuis 1880. Le nom du restaurant était au début « Splendide ». On y servait une cuisine exquise avec des mets et douceurs variés à l’orientale et à l’européenne. Selon les témoignages de l’époque, la qualité de son service était au niveau d’un bon restaurant de Paris. On pouvait y goûter la vraie cuisine française. Les restaurants d’Istanbul, comme nous l’avons mentionné, furent tenus pendant longtemps par les étrangers, les Levantins, les Grecs et les Arméniens, mais à la fin du siècle il existait quelques restaurants tenus par les musulmans comme celui de Celal Efendi en 1893116, celui de Konyalı ouvert à Sirkeci en 1897. Ce dernier est l’un des rares restaurants ayant survécu jusqu’à aujourd’hui. Les autres sont celui de Pandeli et de Abdullah qui s’ouvrirent dans les années 1910117.
73Depuis les années 1880, les guides commerciaux donnaient la liste des cafés concerts à Istanbul. L’Alcazar, le Trocadéro, Spiraki, le Petit Alhambra en sont quelques exemples. Selon les romans turcs de cette période, ces endroits étaient des cafés où l’on servait du café, de la bière, de la limonade pendant la journée avec de la musique. On pouvait y lire des journaux turcs et étrangers, des magazines. Le soir, les cafés concerts devenaient des tavernes. Luxembourg, Couronne, Commerce, Concordia, Central, Cristal, Royal, Flamm sont les cafés concerts mentionnés dans les romans turcs de l’époque118. Les brasseries, où l’on servait principalement de la bière firent leur apparition. L’annuaire almanach du commerce de 1883, dénombre 25 brasseries dans la Grande Rue de Péra et à Galata. Maison Sponek, Janni, Suisse, Panayoti, Brasserie de Strasbourg en étaient quelques exemples119. Les hors-d’œuvre comme le gruyère, le caviar, le jambon, les huîtres, les pâtés étaient servis avec de la bière dans ces lieux. Les premiers hôtels s’ouvrirent aussi dans la Grande Rue de Péra. Dans les années 1860, l’hôtel de Missirie était le plus luxueux et le plus bel hôtel de Péra. On l’appelait aussi « hôtel d’Angleterre ». Il était ouvert depuis 1841 ; son restaurant servait des plats à l’européenne120. Un autre hôtel fameux de l’époque était l’hôtel des Ambassadeurs, ouvert en 1855. Bals et les concerts étaient organisés dans ces lieux121. Le nombre des hôtels à Istanbul s’est accru entre les années 1860 et 1890. 25 hôtels étaient dénombrés dans l’annuaire almanach du commerce en 1885. Les hôtels du Téké et de Salonique, d’Angleterre, de la Paix et de Byzance, le Grand Hôtel, l’Hôtel royal, l’Hôtel impérial se trouvaient dans la Grande Rue de Péra ; l’hôtel de Stamboul et l’hôtel commercial de l’Aigle d’Or dans la Grande Rue de Galata. Deux autres hôtels étaient situés sur la côte d’Asie : l’hôtel d’Asie sur le quai, entre le débarcadère de Haydar Paşa et Kadıköy ; et la Pension à Moda. Un autre grand hôtel, celui des Ambassadeurs était situé sur le Bosphore, au bord de la mer à Büyükdere122. Selon l’Annuaire oriental du commerce de l’an 1893, il existait trois catégories d’hôtel à Istanbul : trois hôtels de 1er ordre (D’Angleterre, Grand Hôtel, De Londres), 17 hôtels de 2e ordre et 27 de 3e ordre. Au total plus de 45 hôtels se trouvaient à Istanbul en 1893123. En 1895, un autre hôtel luxueux, le Péra Palas fut ouvert. Cet hôtel fut ouvert par la compagnie Wagons-Lits pour les passagers de l’Orient Express124. Les hôtels comme les restaurants et les cafés étaient des endroits ouverts initialement pour les étrangers. Mais les habitants de la ville les fréquentaient aussi bien pour participer à un bal, à un concert ou pour prendre un déjeuner à la fourchette. La plupart des hôtels avaient un restaurant où des plats à l’européenne étaient servis.
74Outre les boutiques traditionnelles où l’on vendait des lokoums, des sirops, ou des puddings, des crèmes au lait et des pâtisseries au sirop, les confiseurs et les pâtisseries dans le style européen (plutôt français) ouvrirent aussi à cette époque dans les quartiers de Péra et Galata. Les confiseurs et les pâtisseries étaient également listés dans les annuaires du commerce de l’époque. Par exemple, l’une des plus anciennes pâtisseries de Péra était tenue par un français, M. Vallaury, qui servait aussi le Palais ottoman. Depuis les années 1850, la confiserie de Vallaury était très populaire. Avec celles Benclin et Baltzer, Vallaury faisait partie des trois confiseries renommées de la Capitale en 1864. Chez Vallaury, on pouvait trouver toutes sortes de confiserie, liqueurs, bonbons, dragées, vins importés, conserves alimentaires, chocolats qu’on offrait comme cadeau dans des boîtes importées de Paris. Monsieur Vallaury préparait aussi de la glace, de la confiserie et des gâteaux pour les bals, les soirées et les banquets125. La pâtisserie Lebon était un autre établissement très connu de l’époque. M. Lebon avait travaillé chez Vallaury. Le nom de sa maison était « Cafétéria, pâtisserie, glacier et restaurant Lebon ». Cet établissement ressemblait aux cafés parisiens. Selon l’indicateur constantinopolitain de l’an 1864, six grandes confiseries se trouvaient dans la Grande Rue de Péra et de Galata : Baltzer et Semadeny, Haguim Bénun, Lébon, Mitzatso Théodore, Riche Jean, Vallauri. La maison de Cartalis Georges avec Lebon, Riche Jean et Vallauri étaient en même temps des pâtisseries126. Parmi les confiseurs, celui de M. F. Mullatier qui se trouvait 28 rue de Pologne à Péra était fameux à Istanbul à la fin du siècle. Selon La Revue commerciale du Levant de l’an 1899, M. Mullatier fabriquait des dragées assorties, des fondants, du chocolat à la crème et praliné, des fruits glacés, des papillotes. Il fabriquait aussi de petits fours et des gâteaux. Une autre pâtisserie luxueuse de Péra de l’époque était aussi française : le café de Saint-Pétersbourg. On pouvait y trouver à tout moment des gâteaux exquis, des bonbons supérieurs venant des célèbres maisons de France et des boîtes et coffrets luxueux pour loger ces bonbons127.
75Les cafés, les restaurants, les grands magasins, les hôtels représentaient la vie mondaine et le savoir-vivre européen à Istanbul au cours de la deuxième moitié du xixe siècle. C’est à travers ces quartiers, ces lieux de consommation que les classes moyennes d’Istanbul entrèrent en contact avec la modernité128. D’après les romans turcs publiés vers la fin du xixe siècle, nous comprenons que les grands magasins, les hôtels, les théâtres n’étaient pas des lieux que seuls les non musulmans et les étrangers fréquentaient. La Grande Rue de Péra représentait la culture parisienne pour les jeunes ottomans qui avaient fait ou bien voulaient faire leurs études à Paris. Les héros des romans turcs fréquentent la Grande Rue de Péra pour faire des achats, pour connaître la vie à l’européenne, pour participer aux spectacles modernes comme le théâtre, l’opéra et pour se divertir en flirtant avec les femmes étrangères129. Les cafés étaient aussi les lieux de rendez-vous des intellectuels ottomans. Au début du nouveau siècle, les écrivains, les intellectuels turcs se rencontraient dans ces lieux où ils discutaient sur la politique en buvant du vin, de la bière. Nous pouvons dire que ces endroits étaient comme des lieux d’apprentissage du savoir-vivre moderne : un Ottoman, musulman ou non musulman qui menait une vie traditionnelle chez lui, pouvait y prendre un déjeuner à la fourchette, goûter les plats français, consommer de l’alcool, participer à un spectacle de théâtre dans les quartiers de Péra et de Galata. Il entrait ainsi dans le monde du savoir-vivre moderne. Les bals, les réunions de thé, la danse, l’opéra, le théâtre, les plats français, la bière, le champagne étaient les nouveautés que l’on pouvait mieux connaître dans ces endroits. Ces quartiers représentaient la dichotomie culturelle qui régnait. Les romans turcs de l’époque traduisaient bien cette dualité, la confrontation des deux cultures, l’une traditionnelle et l’autre moderne.
Notes de bas de page
1 Moryson, F., cité par Metin And dans Istanbul in the 16th Century : the City, the Palace, Daily Life, Istanbul : Akbank Culture and Art Publication, 1994, p. 180. Withers, R. op. cit., p. 101-118.
2 D’Ohsson, M. op. cit., section III, chapitre V, p. 30-34.
3 Desrochese, Jean-Paul. « Les collections de céramiques chinoises », dans Topkapı à Versailles, Trésors de la Cour ottomane, Château de Versailles : 1999, p. 43-45.
4 Erdoğdu, Ayşe. « Osmanlı Mutfağında Kullanılan Sofra Gereçleri », dans Hünkar Beğendi, éd. Nihal K. Çevikoğlu, Ankara : Kültür Bakanlığı Yay, p. 61-71.
5 Flandrin, J.-L. « Les repas en France et dans les autres pays d’Europe du xvie au xixe siècles », éd. J.-L. Flandrin et J. Cobbi, Tables d’hier, Tables d’ailleurs. Paris : Éditions Odile-Jacob, 1999, p. 217-218.
6 Marenco, Claude. Manières de table, modèles de mœurs, Cachan : ENS, collection « Sciences Sociales », 1992, p. 33.
7 Samancı, Özge. « Osmanlı Kültüründe Öğün Zamanları ve Kahvaltı », dans Yemek ve Kültür, Istanbul : Çiya Yayınları, 2009, no 16, p. 78-84.
8 Laurioux, Bruno. « Les repas en France et en Angleterre aux xive et xve siècles », dans Tables d’Hier Tables d’Ailleurs, éd J.-L. Flandrin et J. Cobbi, Paris : Odile Jacob, 1999, p. 95-96.
9 Flandrin, J.-L. « Les repas en France et dans les pays d’Europe », op. cit., p. 198-201.
10 BOA CS, no 7625 (1853), no 962 (1854). BOA HH MTA, no 142/71 (1897), Y MTV, no 291/179 (1907).
11 Cité par And, M. Istanbul in the 16th Century, op. cit., p. 143.
12 « Nusretname », cité dans Ottoman Empire in Miniatures, Ankara : Ministry of Culture and Tourism, 1988, p. 30.
13 « Surname-i Vehbi », cité dans Ottoman Empire in Miniatures, Ankara : Ministry of Culture and Tourism, 1988, p. 30-32.
14 Withers, R. op. cit., p. 20-21.
15 D’Ohsson, M. op. cit., p. 34-35.
16 Lady Mary Montagu. L’Islam au péril des femmes, éd. Anne Marie Moulin et Pierre Chuvin, Paris : La Découverte, 1991, p. 189.
17 Slade, A. op. cit., p. 82.
18 Balıkhane Nazırı. op. cit., p. 180-181 et 225.
19 Reindl-Kiel, H. op. cit., p. 61-64.
20 D’Ohsson, M. op. cit., p. 34-35.
21 Walsh, R. A Residence at Constantinople, vol. I, (1836), cité par Schiffer, Reinhold.
Turkey Romanticized Images of the Turks in early 19th century English Travel Literature, Bochum : Studienverlag, 1982, p. 158-159.
22 Kınalızade Ali Efendi. Devlet ve Aile Ahlaki, éd. Ahmet Kahraman, Istanbul : Tercüman 1001 Temel Eser, 2010, p. 85-87.
23 Ibid., p. 85-87.
24 Mercimek, A. Kabusname, éd. A. Özkırımlı, Istanbul : Tercüman 1001 Temel Eser, 2011, vol. 1, p. 138 et 159.
25 Elias, Norbert. La civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, 1973, p. 78-83.
26 Gelibolulu Mustafa Ali, op. cit., p. 208, 348 et 397.
27 Traité de l’invective, éd. S. Yerasimos, Paris : Actes Sud, 2001, p. 163-165.
28 Strauss, Johann. « La conversation », dans Vivre dans l’Empire ottoman. Sociabilités et relations intercommunautaires (xviii-xxe siècles), éd. François Georgeon et Paul Dumont, Paris : L’Harmattan, 1997, p. 255-256.
29 Pardoe, Julia. Şehirlerin Ecesi İstanbul (The city of the sultan and Domestic Manners of the Turks in 1838), trad. Banu Büyükkal, İstanbul : Kitapyayınevi, 2004, p. 266-270.
30 Tezcan, S. op. cit.
31 Abdülaziz Efendi. op. cit., p. 40.
32 Ibid., p. 122- 133.
33 Abdülaziz Bey. op. cit., p. 16.
34 Georgeon, François. « Le Ramadan à İstanbul », dans Vivre dans l’Empire ottoman.
Sociabilités et relations intercommunautaires (xviii-xxe siècles), éd. François Georgeon et Paul Dumont, Paris : L’Harmattan, 1997, p. 35-36.
35 BOA CS, no 2830 (1825).
36 Georgeon, F. « Le Ramadan », op. cit., p. 53-54.
37 Abdülaziz Bey. op. cit., p. 246-247.
38 Ibid., p. 262- 266.
39 Sauner, Marie, Hélène. « La Cuisine rituelle et festive en Anatolie dans l’Islam turc et le Christianisme grec et arménien », Mémoire de maîtrise, Université Paris X, 1986, p. 67-68.
40 Bozis, Sula. İstanbul Lezzeti, op. cit., p. 38-49.
41 Abdülaziz Efendi. op. cit., p. 283-284.
42 Koçu, R. E. op. cit. Mehmet Tevfik. İstanbul’da bir sene Meyhane yahud İstanbul Akşamcılar, (İstanbul 1300), İstanbul : İletişim Yayınları, 1991, p. 154-186.
43 Veinstein, Gilles. Mehmed Efendi Le Paradis des infidèles, Paris : François Maspero, 1981, p. 49-51.
44 Göçek, Fatma Müge. Rise of the Bourgeoisie Demise of The Empire Ottoman westernization and social change, New York : Oxford University Press, 1996, p. 103.
45 Marcellus, Vicomte de. Souvenirs de l’Orient, Bruxelles : 1840, p. 63.
46 Schiffer, R. op. cit., p. 160.
47 Cité par Tyrell, H. The History of Present War with Russia, giving full details of the operations of the Allied Armies, vol. I, London : 1855, p. 12.
48 Par exemple on avait préparé une table de style occidental pour le banquet offert aux hauts dignitaires étrangers lors de la fête impériale donnée à l’occasion du mariage de la fille du sultan Mahmut II en 1834. Aynur, Hatice. « Saliha sultan’ın Düğün Töreni ve Şenlikler », dans Tarih ve Toplum, Istanbul : janvier 1989, p. 30-39.
49 Moltke, H. Moltke’nin Türkiye Mektuplari, op. cit., p. 35. Pardoe, J. The City of the sultan, op. cit., p. 222-223.
50 Slade, A. op. cit., p. 248.
51 Pardoe, J. The City of the sultan, op. cit., p. 51.
52 Par exemple, BOA CS, no 344 (1852), CS no 3335 (1854).
53 BOA CS, no 6248 (1850).
54 Saz, L. op. cit., p. 108-109.
55 RCL, août 1900, p. 387.
56 Çakır, Hamza. Osmanli Basınında Reklam, Ankara : Elit Reklamcilik, 1997, p. 120.
57 Davey, Richard. The sultan and His Subjects, London : Chatto & Windus, 1907, p. 176.
58 Mardin, Şerif. « Tanzimattan Sonra Aşırı Batılılaşma », dans Makaleler 4 Türk Modernleşmesi, Istanbul : İletişim, 1991, p. 34-35.
59 Ahmet Mithat. Felatun Bey ile Rakım Efendi, éd. Kemal Bek, Istanbul : Bordo Siyah, 2003, p. 212-213.
60 Abdülaziz Bey. op. cit., p. 160-161.
61 Muller, M. op. cit., p. 73-75.
62 Par exemple BOA Yıldız Perakende Hazine-i Hassa. no 28/27 (1894) ; no 2/36 (1878).
63 Osmanoğlu, A. op. cit. p. 23.
64 Karay, Refik Halid. Üç Nesil Üç Hayat, Istanbul : Inkılap Yayınevi, 1996, p. 63-65.
65 Kavcar, Cahit. Batılılasma Açısından Servet-i Fünun Romani, Ankara : Kültür ve Turizm Bak. Yay., 1985, p. 180-181.
66 Okay, Orhan. Batı Medeniyeti Karşısında Ahmet Mithat Efendi, Istanbul : MEB, 1991, p. 128.
67 Fahriye, A. op. cit., p. 398-403.
68 Balıkhane Nazırı. op. cit., p. 22. Duben, A. Behar, C. dans Istanbul Haneleri, İstanbul, İletişim, 1996, p. 220.
69 Esenbel, Selçuk. « Medeni Davranışın Aczi, Batı Kültür Formlarının 19. Yüzyılda Meici Japonlarının ve Osmanlı Türklerinin Gündelik Yaşamlarında Kullanımı », dans Toplumsal Tarih, İstanbul : Tarih Vakfı, no 47-48, 1997, p. 6-15.
70 Fahriye, A. op. cit., p. 397.
71 Abdülaziz Bey. op. cit., p. 276-277.
72 Işın, Ekrem. Istanbul’da Gündelik Hayat, Istanbul : Iletişim, 1995, p. 127.
73 Ahmet Mithat. Avrupa Adab-ı Muaşereti yahud Alafranga, Istanbul, 1312 (1894), p. 347.
Meriç, N. Osmanli’da Gündelik Hayatin Değişimi Adabı Muaşeret, Istanbul : Kaktüs Yayınları, 2000, p. 257.
74 Meriç, N. op. cit., p. 147.
75 « Articles Spécial du mois : Meubles », RCL, no 138, p. 384-394.
76 Duben, A. Behar, C. op. cit., p. 225.
77 « Yemek Odası », Hanımlara Mahsus Gazete, (2 avril 1903), no 3.
78 Elias, N. op. cit., p. 163-165.
79 Hüseyin Hilmi. « Alafranga usul-i taam », dans Çocuklara Mahsus Gazete, 216, (15 Mayıs 1899), p. 4-6.
80 Macit Şevket. « Taam », dans Bilgi yurdu ışıği, (15 Ekim 1917), no 7.
81 « Yemek Odası », Hanımlara Mahsus Gazete, (2 avril 1903), no 3.
82 Macit Şevket. op. cit.
83 Karay, R. H. op. cit., p. 64.
84 Flandrin, J.-L. Histoire de l’alimentation, op. cit., p. 570. Flandrin, J.-L. Tables d’hier tables d’ailleurs, op. cit., p. 214-221.
85 Flandrin, J.-L. « Distinction through taste », dans A History of Private life, Passions of the Renaissance, éd. P. Aries, G. Duby et R. Chartier, trad. A. Goldhammer, Cambridge : Harvard University Press, vol. III, 1989, p. 265.
86 Göçek, F. M. op. cit., p. 40 et 103.
87 Exemple de documents : BOACS, no 2830 (1825), no 5832 (1835), no 7608 (1841), no 3085 (1851), no 426 (1854), no 5940 (1853), no 1038 (1854), HH MTA, no 54/106 (1873), HH MTA, no 127/58. (1886), Archives du palais de Dolmabahçe, Cahier no 939 (1903).
88 BOA YPRK HH no 25/3 (1889), no 8/58 (1882), no 2/36 (1878).
89 « Articles spéciaux : porcelaines et faïences », RCL, 1905, p. 852-853.
90 BOA Y PRK HH, no 26/87 (1893). Y PRK HH, no 2/36 (1878).
91 Fahriye, A. op. cit., p. 414-440.
92 « Articles spéciaux : porcelaines et faïences », RCL, p. 701. Çakır, H. op. cit., p. 120.
93 Toprak, Z. op. cit., p. 25-28. Cervati, R. Indicateur ottoman illustré, Constantinople : 1883, p. 371.
94 George Baker, Maison fondée en 1854, Constantinople : K. Bagdadlian, 1894, p. 30 et 89-93.
95 « Articles spéciaux : porcelaines et faïences » RCL, p. 702-703.
96 Renouard, A. op. cit., p. 266.
97 Fahriye, A. op. cit., p. 402.
98 Şemsettin Sami. Kamus-ı Türki, Istanbul : İkdam matbaası, 1317 (1889), p. 1121.
99 Macid Şevket. « Taam », Bilgi Yurdu Işığı, Istanbul : 15 octobre 1917, no 7, p. 100-104.
100 Ahmet Mithat. Avrupa Adab-ı Muaşereti yahut Alafranga, éd. Ismail Doğan et Ali Gurbetoğlu, Ankara : Akçağ, 2001, p. 100-101.
101 « Ev Kadını », Bilgi Yurdu Işığı, Istanbul : 15 août 1917, no 5, p. 69-72.
102 Samancı, Ö. « Fransız Üslûbunda Osmanlı Ziyafetleri », op. cit., p. 48-83.
103 Eldem, E. « Bir Mönünün Anatomisi », op. cit., p. 48-50.
104 Flandrin, J.-L. Ordre des Mets, op. cit., p. 149-163.
105 Orgun, Z. op. cit., p. 69. « Menu du palais otoman (1917) », dans Yeme-İçme Kültürü.
Food Culture, Müzayede-Auction, Istanbul : Librairie de Péra, 2001, p. 114. « Geçmiş Şölenlerden », dans Tarih ve Toplum, vol. 10, Istanbul : 1988, p. 72.
106 Katırcıoğlu, Muhtar. « Geçmiş Şölenler », dans Tarih ve Toplum, Istanbul, vol. 10, 1988, p. 72. Yeme-İçme Kültürü- Food Culture, Müzayede-Auction, Istanbul : Librairie de Péra, 2001, p. 114-116. « Geçmiş Şölenler », dans Tarih ve Toplum, Istanbul, vol. 6, p. 354.
107 Tugay, E. F. op. cit., p. 254.
108 Kut, T. « İstanbul’da Kadirihane Asitanesi’nde 1906 Yılı Ramazanı İftarları », op. cit., p. 116-131.
109 Slade, A. op. cit., p. 248.
110 Dumont, P. « La période de Tanzimat (1839-1878) », op. cit., p. 490-493.
111 Nerval, Gérard. Voyage en Orient, Paris : Le Divan, MCMXXVII, vol. 3, p. 324.
112 Birsel, Salah. Ah Beyoğlu Vah Beyoğlu, Istanbul : İş Bankası Kültür Yayınları, 1983, p. 10-11.
113 « Lokantalar », İstanbul Ansiklopedisi, Istanbul : Tarih Vakfı Yurt Yayınları, p. 221-222.
114 Cervati, R. Sargoloco, N. C. L’Indicateur constantinopolitain guide commercial, İstanbul : İmprimerie G. B. Pagano, 1868-1869, p. 162-163.
115 Georgeon, F. Dumon, P. op. cit., p. 128-129.
116 Cervati, R. Annuaire oriental du commerce, Constantinople : 1893-1894, p. 38.
117 Bozis, S. İstanbul Lezzeti. op. cit., p. 64-66.
118 Kavcar, C. op. cit., p. 209-211.
119 Cervati, R. Indicateur ottoman illustré annuaire - Almanach du commerce, Constantinople : 1883, p. 378.
120 Birsel, Salah. op. cit., p. 12 et 30-31.
121 Zat, Vefa. Eski İstanbul Hotelleri, Istanbul : Bilge Karınca, 2005, p. 19.
122 Cervati, R. Indicateur oriental annuaire - Almanach du commerce, Constantinople : 1885, p. 347-348.
123 Cervati, R. op. cit., 1893-1894.
124 Zat, V. op. cit., p. 71. Bozis, S. op. cit., p. 76.
125 Akın, N. op. cit., p. 262.
126 Cervati, R. op. cit., (1864), p. 173, 216.
127 RCL, 1899, no 142.
128 Georgeon, François. « Istanbul et la culture ottomane », dans Histoire de l’Empire ottoman, éd. Robert Mantran, Paris : Fayard, 1989, p. 556.
129 Kavcar, C. op. cit, p. 194-195.
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