Conclusion
Un monde agricole multiple et dynamique
p. 363-367
Texte intégral
1L’histoire du commerce du bétail se confond avec celle de la construction de la filière bovine et révèle les adaptations successives du monde agricole du Brionnais-Charolais aux consommations citadines et leurs répercussions sur les formes et les pratiques de commercialisation. Tandis que les intermédiaires, jusque-là méconnus, sortent de l’ombre, l’observation des mutations à l’échelle des familles d’emboucheurs, de commerçants en bestiaux et de polyculteurs-éleveurs, de la fin du xixe à la fin du xxe siècle, traduit le caractère multiple d’un monde agricole, au sein duquel petits, moyens et gros ont contribué au développement de l’élevage et à la spécialisation. La nomenclature forgée autour des qualificatifs petits, moyens, gros est cependant insuffisante pour rendre compte de la complexité sociale et du fonctionnement de la société rurale étudiée. Si ces trois catégories sont commodes pour tenter une répartition des individus en fonction de critères économiques, tels que la taille de l’exploitation ou le nombre de bovins mis à l’embouche, elles masquent une réalité faite d’une multitude de situations. Le monde agricole du Brionnais-Charolais se caractérise par sa diversité. Tous les « bricolages » sont possibles. De l’emboucheur spécialisé qui hante les foires des pays d’élevage et le champ de foire de Saint-Christophe-en-Brionnais, aux pluriactifs – boucher, boulanger, menuisier, tailleur de pierre, etc. –, qui finissent quelques bovins sur les pâtures dont ils disposent, et au maquignon qui oriente son activité en fonction des opportunités qui s’offrent à lui, en passant par tous ces cultivateurs qui font un peu d’embouche, les profils sont variés. Tous, quels que soient la taille de leur exploitation et le degré d’implication dans l’évolution générale, ont apporté leur pierre à l’édifice, qu’ils aient réussi, tels les « vainqueurs », ou échoué dans leur parcours, à l’image des faillis. Tous sont détenteurs de savoir-faire spécifiques qui se transmettent au fil des générations. Chacun d’eux, à son échelle, est artisan de la spécialisation collective vers l’élevage. Chacun d’eux, à sa manière, est une « élite » de la modernisation agricole.
2L’histoire de l’élevage en Brionnais-Charolais, la thèse en témoigne, ne se réduit pas à l’histoire des adhérents au herd-book de la race charolaise. Au-delà des lauréats des concours agricoles, c’est bien la multitude des producteurs et des intermédiaires qui a participé à la diffusion de l’élevage. Il est sans doute plus commode de reconstituer les parcours de vie des sélectionneurs que ceux des emboucheurs, des maquignons et des cultivateurs. Pourtant, leur histoire n’est pas impossible. La thèse offre un éclairage nouveau et des perspectives de recherches pour l’avenir. Même si l’activité n’est plus perpétuée dans les familles des premiers, elle a laissé des traces – plaques de concours, médailles, palmarès, etc. –, alors que le cultivateur « un peu emboucheur » ou le cultivateur « un peu éleveur » a disparu, emportant avec lui la preuve de son implication dans l’évolution générale. Certains peuvent être « ressuscités », à l’image de Jean Giroux. Aurait-il pu soupçonner, quand il tenait minutieusement à jour son livre de comptes à la fin du xixe et au début du xxe siècle, à Uxeau, Digoin puis Marcilly-la-Gueurce, qu’une centaine d’années plus tard, l’analyse de son manuscrit le présenterait, sinon comme modèle, au moins comme exemple, qu’il était l’archétype même du cultivateur devenant éleveur, qu’il serait, pour cette raison, projeté sur le devant de la scène historique rurale, et qu’il était, avec ses semblables, le véritable artisan de la spécialisation de l’élevage en Charolais ? Non, sans doute. Quand il m’a donné ses livres de comptes à l’été 2003, Bernard Lorton n’avait pas non plus conscience de l’utilité que pouvaient avoir pour la compréhension fine du négoce de bétail à l’époque contemporaine les cahiers qu’il s’apprêtait à jeter à la poubelle. Mais lui, il avait vraisemblablement saisi que, puisqu’il avait réussi et qu’il faisait partie des « gros » du négoce, son geste ne pouvait être suivi que d’une mise en valeur du travail accompli. Ces fonds d’archives privées ont en commun de s’insérer tous deux dans la longue histoire de la spécialisation vers l’élevage comme des témoignages de l’activité de deux acteurs du processus. Les méthodes de la microhistoire permettent d’étudier le cheminement complexe de la diffusion de l’élevage et de révéler l’identité des agents de ce progrès, qui n’avaient pas jusqu’à présent été exhumés. Il ne s’agit de dénigrer ni les uns ni les autres, mais de prendre en compte l’action de tous dans le développement de la race charolaise, son amélioration et sa diffusion. La structuration ne s’est pas faite que par le haut. Nombreux sont ceux qui ont activement contribué à l’essor de l’élevage, y compris les intermédiaires.
3Au final, le monde agricole du Brionnais-Charolais a fait preuve d’un réel dynamisme en développant la production bovine pour répondre à la demande de viande qui s’accroissait dans les centres urbains – en particulier à Lyon, important débouché pour l’embouche brionnaise –, tandis que les modes alimentaires évoluaient, tout en l’adaptant aux contraintes naturelles, économiques, sociales et humaines propres aux différents lieux du territoire, et tout en se faisant, dans le même temps, une place dans l’économie de marché régionale et nationale et participant au désenclavement.
Un monde agricole en profonde mutation
4Jusqu’au milieu du xxe siècle, la société rurale brionnaise repose sur un équilibre. Les emboucheurs, maîtres du marché du bétail, sont le recours indispensable des naisseurs. Même si, observée de l’extérieur, la situation de subordination vis-à-vis des herbagers dans laquelle se trouvaient les éleveurs peut apparaître comme contraignante, voire inégalitaire, elle n’était pas systématiquement vécue ainsi. Les résistances aux changements opposées par les acteurs l’attestent. Éleveurs, emboucheurs et commerçants avaient en réalité tous leur place dans la filière et, contrairement à ce que l’on a voulu faire croire, le système charolais reposait sur une vraie complémentarité, non sur une simple rivalité. La situation telle qu’elle leur a été suggérée a fait prendre conscience aux producteurs de leur dépendance vis-à-vis des intermédiaires, qui dès lors ont été stigmatisés. Mais les éleveurs la vivaient-ils de la sorte ? S’ils s’étaient réellement collectivement sentis opprimés par les intermédiaires, les producteurs auraient adhéré en masse aux coopératives qui se mettent en place à partir des années 1960. Or, ils ne l’ont pas fait. 50 ans plus tard, les groupements réalisent un tiers de l’activité « vente de bovins », les deux tiers étant assurés par le négoce privé. La préférence pour le négoce privé prouve que les producteurs, bien qu’ils aient été fortement incités à s’engager dans la voie coopérative, sont attachés à ce mode de commercialisation. L’éleveur charolais n’est pas sous le joug du négociant, ou bien il s’en accommode puisqu’il a le choix d’opter pour une autre forme de vente du bétail. Malgré les critiques régulièrement formulées à leur encontre lorsqu’ils sont entre eux, les éleveurs semblent, pour la plupart, viscéralement attachés aux commerçants en bestiaux, entretenant avec eux des relations à la fois étroites et ambiguës. La valorisation qu’ils font de leur production par ce biais est sans doute supérieure à celle qu’ils peuvent attendre du passage par le groupement. Cette hypothèse, comme celle de la volonté de rester libre, peuvent expliquer ce choix. En outre, la faible part prise par la coopération en Brionnais-Charolais démontre que le système charolais est un système économique et social cohérent, fondé sur un mode de commercialisation caractérisé par les foires et marchés et les marchands de bestiaux. Le système est à son apogée quand, dans les années 1960, les changements s’imposent à lui. Au-delà des seules causes internes, et notamment d’une faible capacité d’adaptation économique, la modernisation de l’agriculture – nécessaire par ailleurs –, et son corollaire, la réduction des effectifs, sont responsables de sa remise en cause. Alors que depuis le xixe siècle les emboucheurs ont un rôle indispensable dans la filière, ils en sont évincés lorsque l’élevage s’organise.
5Au début des années 1960, le marché de la viande se caractérise par son archaïsme, son opacité, son caractère spéculatif : autant d’obstacles à la croissance de la production. L’offre est très dispersée en une foule d’exploitations, souvent de petite taille, ce qui justifie la multitude de négociants. Mais la prolifération de ces intermédiaires brouille la formation des cours. Les parlementaires réclament alors une « moralisation du marché de la viande », condition sine qua non de la progression de la production nationale, qui passe par une vaste entreprise de modernisation des marchés, une organisation institutionnelle des professions et une clarification des conditions de circulation et de commercialisation des animaux et de la viande. L’élimination des intermédiaires accusés, entre autres, de perturber les échanges et de vivre « aux crochets » des producteurs est alors le leitmotiv. Les emboucheurs sont de ceux-là. Les éleveurs ont désormais les moyens de finir eux-mêmes les bovins qu’ils font naître ou d’écouler le maigre sans passer par les herbagers. La viande peut être fabriquée partout et non plus uniquement sur les riches pâtures brionnaises. Ainsi, les éleveurs n’ont plus besoin des emboucheurs. Le naissage est encouragé par l’État, à travers les prêts bonifiés, par l’Europe, par le biais de soutiens financiers, et par la demande des pays frontaliers à la France. Mais alors qu’ils dominaient le marché de la viande, les Brionnais, en devenant fournisseurs de jeunes bovins maigres pour les ateliers d’engraissement, sont dorénavant à la merci des acheteurs étrangers, en particulier des Italiens. Une nouvelle forme de dépendance s’installe.
Un monde agricole en perdition ?
6Débarrassés des emboucheurs et des maquignons, organisés en groupements, les producteurs auraient-ils enfin accédé à l’autonomie à laquelle ils ont été conviés à aspirer ? Force est de constater que non. La sélection ne s’est pas faite seulement en amont de la filière. Elle s’est, dans le même temps, produite en aval. La concentration des opérateurs commerciaux qui se poursuit, dans le privé comme dans le secteur coopératif, sur le marché du maigre comme sur celui de la viande, est préjudiciable aux producteurs dont les possibilités de vente se restreignent et dont la capacité d’influer sur la formation des prix s’évanouit. Quelle concurrence – garante du bon fonctionnement du marché – reste-t-il alors pour les éleveurs ? L’adhésion à un groupement est-elle véritablement synonyme d’affranchissement pour le producteur ? Qui a le pouvoir au sein de la coopérative intégrée à un groupe toujours plus vaste ? Qui fixe les prix ? L’aval a pris le pouvoir dans la filière. Les éleveurs ne maîtrisent pas leurs débouchés mais l’aval contrôle son approvisionnement. Les acheteurs sont de moins en moins nombreux. Un rapport de force s’est établi au profit des clients – abattoirs, grande distribution et sociétés d’export – qui, en présence de producteurs dispersés, imposent leur loi. Dans ces conditions, l’autonomie est un leurre. Encadrés par la Pac, sous la coupe de l’aval, les producteurs sont plus que jamais dans une situation de dépendance.
7Finalement, le commerce du bétail apparaît comme une activité éphémère, une activité à risque, une activité opportuniste, une activité en perdition. Une activité éphémère, au sein de laquelle les commerces se font et se défont au gré des fluctuations économiques et des orientations de la production. Une activité à risque où l’argent règne en maître, les impayés et la chute des cours entre l’achat et la vente planant en permanence sur le négoce. Une activité opportuniste, lorsqu’après avoir été concurrents, les individus s’associent dans de nouvelles affaires ou que d’autres n’hésitent pas à quitter le secteur coopératif pour le privé et inversement. Une activité en perdition car le nombre des commerçants en bestiaux ne cesse de se réduire tandis que la diminution du nombre de fermes se poursuit. Indifférents au passé, ne le convoquant que lorsqu’ils sont en quête de légitimité ou pour se positionner en rupture avec certaines pratiques, les commerçants sont des professionnels résolument tournés vers l’avenir même si, en coulisses, ils ont bien conscience d’être de moins en moins nombreux et d’avoir à leurs côtés un effectif d’éleveurs en réduction drastique, aux exploitations de plus en plus grandes, qui à l’avenir n’auront peut-être plus besoin d’eux.
8Certes, « il fallait moraliser la filière », la débarrasser des « indésirables » incarnés jadis par les maquignons et les emboucheurs, profiteurs sans scrupules enrichis sur le dos des paysans, il fallait la professionnaliser, éliminer les petites exploitations jugées non rentables et créer des unités de production capables, une fois regroupées, de peser sur le marché. Pourtant, le sort des producteurs ne s’est pas amélioré dans le sens où l’éleveur charolais ne peut pas vivre aujourd’hui de la seule vente de ses bovins tandis que les aides qui lui sont accordées, garantes de sa survie, notamment dans le cadre de la Pac, jettent le discrédit sur la profession. Vision finale bien pessimiste, mais réaliste, au terme de cette thèse, de la situation d’un système qui, comme d’autres, a atteint ses limites. S’achemine-t-on vers un élevage bovin intégré ? Les commerçants en bestiaux vont-ils disparaître, comme les marchands de porcs ou les coquetiers dans les filières porcine et avicole ?
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