Chapitre VIII
Le temps des crises (décennies 1990-2000)
p. 293-313
Texte intégral
1La période immédiatement contemporaine avait été, jusqu’à présent, abordée par les seuls économistes, sociologues1 et experts agricoles. Oser un questionnement historien sur le négoce du bétail, dans les dernières années du xxe et les premières du xxie siècle est un travail pionnier2. Au-delà de l’originalité de la démarche se pose un problème d’accès aux sources. La proximité temporelle excluant le recours au matériau classique de l’histoire économique et sociale, la lecture de la presse – professionnelle et régionale –, la consultation des études réalisées par les organismes agricoles, les entretiens avec les professionnels constituent les seules voies d’accès à l’information.
2Les crises de l’élevage qui se succèdent dans la décennie 1990 portent un coup au commerce du bétail. Au sein du négoce privé comme des coopératives, les faillites se multiplient. Retentissantes par leur ampleur et leur médiatisation, elles sont révélatrices de la situation catastrophique dans laquelle se trouve alors la filière bovine. La sélection des acteurs se poursuit tandis que le marché de Saint-Christophe-en-Brionnais décline.
La poursuite de la sélection des acteurs
La multiplication des faillites
3Au début des années 1990, la filière bovine charolaise traverse une grave crise résultant de la surproduction, de la perte de marchés et de l’apparition de l’encéphalite spongiforme bovine outre-manche3. Cette crise est la première de la série qu’affronte le monde de l’élevage entre 1990 et 2009. Dans le même temps, la Pac, qui montre ses limites, est réformée. La Pac de 1992 établit le principe du découplage entre les aides publiques directes et les prix du marché. Des compensations sont attribuées aux éleveurs proportionnellement aux surfaces mises en valeur ou au nombre de têtes de bétail, pour pallier la baisse de 15 % des prix de la viande bovine4. L’accroissement des primes à la vache allaitante et au bovin mâle et la création de la prime à l’herbe doivent favoriser l’entretien des surfaces en herbe et l’extensification des pratiques. L’Europe est aussi en pleine négociation des accords du Gatt. Les Américains font pression pour qu’elle n’aide plus, ou quasiment plus, ses producteurs5. Pendant ce temps, en Brionnais-Charolais, le nombre de fermes poursuit sa chute : 2 466 en 1979, 1911 en 1988, 1 243 en 2000, 801 en 20096. Les prairies délaissées par ceux qui abandonnent l’activité sont d’autant plus convoitées que les exploitations qui se maintiennent, cherchant à augmenter le montant de leur prime à l’herbe et à accroître leur quota de vaches allaitantes, doivent étendre leur SAU. Dans ce contexte d’amenuisement du monde de l’élevage, qu’advient-il du commerce de bétail ?
4Les faillites se multiplient au sein de ce secteur. Elles sont récurrentes dans l’histoire de la filière bovine et surviennent particulièrement lorsque des difficultés économiques se font sentir. Dans les années 1990, les problèmes financiers sont le lot de nombreuses sociétés. Les délais de paiement qui ne cessent de s’accroître, augmentant les risques d’impayés, les disparités fiscales, qui pénalisent les éleveurs français face à leurs concurrents européens, le détournement par certains États membres de l’interdiction des anabolisants, qui crée une distorsion de concurrence, fragilisent la filière. Les dépôts de bilan de sociétés commerciales ont de graves conséquences pour les éleveurs créanciers et mettent en péril leurs fermes.
5En 1990, une soixantaine d’éleveurs de Saône-et-Loire, de l’Allier et de la Nièvre est par exemple touchée par la faillite d’André Perche7, commerçant à Varennes-sous-Dun. La banque du négociant, accusée par le syndicat majoritaire d’être responsable de la banqueroute en ayant soutenu un commerce compromis, se défend invoquant la conjoncture difficile, notamment une baisse des cours de 25 %. Le négociant, lui, justifie sa faillite par d’importants impayés, suivis d’un grave accident. Malgré des actions d’envergure largement développées dans la presse – manifestations, sièges d’agence bancaire8 –, les éleveurs ne parviennent pas à recouvrer l’intégralité de leurs créances. La forte mobilisation des producteurs dans cette affaire trouve son origine dans la crise de l’élevage qui s’amplifie depuis le milieu des années 1980. Le dénouement de la faillite intervient en 1999 : André Perche laisserait 8,7 millions de francs d’impayés9. Le négociant porte plainte contre sa banque qui met en cause sa gestion. Par un arrêt du 29 avril 1999, la cour d’appel de Dijon, estimant que la banque soutenait abusivement une société jugée irrémédiablement compromise dès 1987, la condamne à payer au liquidateur de la société la somme de 2,5 millions de francs permettant d’indemniser une partie des créanciers. L’expertise judiciaire met en évidence une absence de fonds propres et de rentabilité de l’exploitation, une gestion imprudente et un soutien abusif de la banque. Au-delà de la singularité de l’exemple, cette faillite pose le problème des garanties bancaires dans un secteur bovin en crise. En outre, elle n’est pas sans rappeler le sort des producteurs à la fin du xixe siècle. Alors que plus de 100 années séparent le dépôt de bilan d’André Perche de ceux des maquignons, l’éleveur des années 1990, lorsqu’il cède son bétail, est exposé au risque d’impayé comme l’était le cultivateur un siècle plus tôt. Cette faillite retentissante, qui a fait la une de l’actualité régionale à l’été 1990, est encore dans les mémoires.
6Le risque de faillite persiste au début du xxie siècle, comme l’illustre la banqueroute de la SARL de la Borde. Jean-Paul Durris, de Vivans (Loire), qui a plusieurs fois déposé son bilan dans la décennie 1990, cesse à nouveau ses paiements en 200110. Il laisserait une ardoise de 20 millions de francs à 200 éleveurs et commerçants de plusieurs départements – Saône-et-Loire, Yonne, Loire, Allier, Cher et Nièvre. Des animaux auraient été expédiés en Espagne et l’intermédiaire, par le biais duquel cette exportation aurait été effectuée, aurait empoché l’argent et disparu. Durris menait son affaire d’une façon qui étonnait les professionnels, achetant des bovins nettement au-dessus des cours du marché. En période de crise de la vache folle, où les clients se faisaient rares, beaucoup d’éleveurs et de négociants se sont laissés tenter par ces prix d’achat mirifiques. Le négociant ligérien aurait endetté sa nouvelle société pour régler les fournisseurs de la précédente, ce qui l’a fragilisée dès sa création11. Avec les crises à répétition de l’élevage, sa situation s’est dégradée. Il a dû allonger ses délais de paiement et souscrire des crédits à court terme coûtant très cher. En outre, il aurait eu plus de 4,7 millions de francs de créances impayées en Italie et en Espagne, et 5 millions en France. Le stock tournant constitué par les bestiaux présents sur l’exploitation aurait perdu, à cause de la crise de l’ESB, environ 40 % de sa valeur12. Bien qu’ayant une assurance contre les impayés à la Coface – qui suit les bilans des importateurs étrangers et informe ses clients dès qu’elle ne les juge plus fiables –, le négociant ne peut être indemnisé, la société espagnole incriminée n’étant pas suivie par l’assureur. Finalement, et une fois de plus, les éleveurs font les frais de cette faillite. La nécessité de sécuriser les paiements dans le secteur de l’élevage bovin se fait donc plus que jamais sentir.
7Ces deux affaires ont pour point commun de révéler les difficultés de la filière bovine. Les faillites, qui surviennent lors des crises quand les cours s’effondrent, mettent au jour la fragilité latente des structures commerciales. Une conjonction de plusieurs facteurs est bien souvent à l’origine de la cessation des paiements, la crise agissant comme l’élément déclencheur. Cependant, la proximité temporelle avec ces affaires exclut le recours aux dossiers de faillite et la restitution des événements par la seule source journalistique s’avère périlleuse. Les faillites atteignent aussi le secteur coopératif.
La Sicasel : derrière une coopérative érigée en modèle, un système mafieux ?
8L’histoire de la Sicasel mérite une place de choix dans ce chapitre. En effet, la coopérative destinée dans les années 1960 à libérer les éleveurs charolais du joug des maquignons et érigée en modèle connaît une fin tragique.
Une entreprise modèle
9La Sicasel, créée en 1961, regroupe un millier d’éleveurs à la fin des années 1980 et s’approvisionne chez 3 000 non-adhérents. Elle gère trois filiales : la Sica Montceau viandes, société d’abattage installée à l’abattoir de Montceau-les-Mines, Charolexport, société d’exportation, et la SARL Jullin veaux. En 1986, elle lance une marque commerciale, Tradition charolaise, et met en place un réseau de boucheries pour écouler les génisses charolaises de qualité. En 1988, elle crée un atelier de découpe à Montceau-les-Mines, pour proposer à ses clients des muscles prêts à travailler et plus seulement des carcasses. L’investissement, de 7 millions de francs, est subventionné à hauteur de 30 % par l’État, les conseils régional et général et la communauté urbaine13. La même année, elle constitue le GIE Charolais 2000 avec la Sicagieb, groupement de l’Allier, pour l’export des bovins14. En 1989, la Sicasel emploie 77 salariés. L’activité de la coopérative s’accroît dans la décennie 1980, passant de 38 000 animaux vendus en 1984 à 87 800 en 198815. À cette période, elle est le premier groupement de Saône-et-Loire par le nombre d’adhérents et de bovins commercialisés. Jusqu’à la fin des années 1980, la Sicasel est considérée comme un modèle de gestion et de dynamisme, accueillant même le ministre du Commerce de l’époque, Michel Noir, en 1987 lors de l’assemblée générale de la coopérative, classée au 84e rang des entreprises exportatrices françaises16.
La coopération avec l’Européenne
10En juin 1989, un accord commercial est signé avec l’Européenne, société d’exportation franco-italienne17. Les animaux exportés par la Sicasel passent désormais par cette structure. L’objectif, dans un contexte de concentration des opérateurs commerciaux, est de limiter la concurrence et ses effets néfastes – allongement des délais de paiement, pression sur les prix. Le GIE Charolais 2000 perd ainsi sa raison d’être. Certains adhérents s’inquiètent : quel avenir existe-t-il à terme pour un groupement qui n’a plus la maîtrise de ses débouchés ?
11L’Européenne a été créée en 1988 par Gian Carlo Ghizzoni, importateur et commissionnaire, en vue de l’ouverture des frontières au sein de la CEE, pour simplifier les transactions en supprimant des intermédiaires18. Elle résulte de la fusion de six sociétés privées : Al Combest, au nord de l’Italie, dirigée par Gian Carlo et Alberto Ghizzoni ; Turc export, à Ambérieu (Ain), gérée par Jean-François et Jacky Turc ; Sogit à Sury-le-Comtal (Loire), société spécialisée dans l’exportation des petits veaux et constituée entre les frères Ghizzoni et Turc ; Rattery et Eurosud, deux entreprises gérées par les frères Rattery, du Lot, qui commercialisent des bovins croisés charolais, aubracs, salers, et Vigneron, de Limoges, spécialisé dans les bovins limousins. Le capital de dix millions de francs est détenu à 30 % par les frères Ghizzoni et à 70 % par les frères Turc, Rattery, Michel Vigneron, René Ray et le Crédit agricole de l’Ain (1 %). La société a pour président Gian Carlo Ghizzoni et pour directeur René Ray, aussi directeur de la Sicasel. Regroupant des exportateurs de différentes régions de l’hexagone, cette union raciale propose toutes les races dans toutes les catégories, sur le modèle de Calexport qui a vu le jour trois ans auparavant.
La remise en cause du modèle
12Mais trois mois seulement après le début de la collaboration avec l’Européenne, le modèle de gestion et de dynamisme incarné par la Sicasel est ébranlé lorsque se développent de graves rumeurs. Il est question de falsification des comptes et d’énormes pertes financières. Une succession d’événements fragilise la structure : le départ, fin septembre 1989, du directeur René Ray, la remise en cause de la collaboration avec l’Européenne, l’arrêt de l’activité petits veaux, le licenciement du responsable administratif19. L’interruption de la collaboration avec l’Européenne se justifie par des marges négatives. René Ray, dorénavant à la tête de l’Européenne, porte plainte en diffamation, étant mis en cause dans les difficultés de la Sicasel. Selon lui, la collaboration avec son nouveau groupe a échoué en raison des problèmes de l’élevage italien. Les prix très hauts en début d’année ont chuté brutalement. De plus, les commissionnaires italiens intermédiaires de la Sicasel ont préféré garder leur indépendance plutôt que de travailler avec l’Européenne.
13En 1989, la Sicasel, en pleine restructuration, cherche à s’associer à un gros groupe. Elle perd, cette année-là, 53 millions de francs dont 23 millions seraient imputables à la falsification des comptes de la filiale Montceau viandes et 6,6 millions liés à des créances douteuses et le reste dû au déficit de l’activité et à la restructuration20. En 1990, la Sicasel se rapproche de la Socaviac et rejoint le groupe Centre sud élevage pour l’export de ses animaux. Les filiales non rentables sont liquidées. Dans le cadre d’un plan de redressement, préparé par le Crédit agricole, la Sicasel reçoit 5 millions de francs pour reconstituer son capital social et un prêt participatif de 32 millions de francs. Mais le déficit se creuse atteignant 72 millions de francs au 31 décembre 199021. Un plan de consolidation est alors mis en place par le Crédit agricole. La banque prête dix millions de francs à 0 % sur dix ans, rachète les actifs de la Sicasel et, le 1er juillet 1991, cette dernière est réunie au Gec 71 pour former le Gecsel.
La mise au jour d’un système mafieux
14Le 27 juin 1995, la Sicasel est mise en liquidation judiciaire à la suite de ses filiales Montceau viandes et Charolexport22. L’instruction doit permettre de comprendre comment une entreprise peut créer rapidement un déficit de cette importance, mais neuf ans après l’ouverture de la procédure judiciaire, de nombreuses zones d’ombre subsistent. Le 26 février 1999, les personnes impliquées comparaissent devant le tribunal correctionnel de Chalon-sur-Saône23. Un véritable système mafieux est alors mis au jour. À sa tête Jean-Luc Jullin, ancien salarié de la SARL Jullin veaux. Il s’occupait de l’achat et de la vente de ces animaux en France, en Italie et en Espagne. En 1999, il est vendeur en bestiaux, payé à la commission. Didier Jullin, son frère, marchand de bestiaux indépendant, travaillait avec la Sicasel. Il vit du RMI. Christian Bièvre, ancien responsable comptable et administratif du groupe, est entré après son licenciement de la Sicasel à la chambre de commerce et d’industrie de Chalon-sur-Saône comme formateur comptable. René Ray, ex-directeur, depuis son départ du groupe s’est reconverti avec succès dans l’immobilier. Mis en examen pour abus de confiance, faux et usage de faux en écriture, accusé d’avoir détourné 4 millions de francs entre août 1987 et septembre 1989, Jean-Luc Jullin se défend : « Les veaux avaient pris de la valeur. On les vendait à perte. Or, il fallait gagner, faire du bénéfice. Mon père qui avait loué son fonds de commerce à Sicasel n’avait plus de rentrée d’argent. Mon frère Didier avait des problèmes de trésorerie. J’ai voulu masquer la réalité en espérant me refaire tôt ou tard. C’est de l’omission, pas du détournement. » Accusé de recel de paiement injustifié d’un montant de 3,8 millions de francs, Didier Jullin reconnaît les faits dans la limite de 500 000 francs : « Je me suis trouvé en difficulté financière. Chaque semaine je faisais des chèques à Sicasel qui ne correspondaient pas à des opérations réelles. » Poursuivi pour détournement de 200000 francs, pour falsification des comptes à hauteur de 47,6 millions de francs, Christian Bièvre reconnaît avoir « prélevé 130 000 francs pour acheter deux voitures […] mais à l’époque il y avait tellement de malversation dans tous les services » !
15Selon le substitut du procureur de la République,
la section financière de la police judiciaire de Dijon a mis en évidence un système mafieux. Tout était truqué. Il y avait des magouilles généralisées. […] Bièvre a détourné dans un climat général de fraudes. Il n’était que le chef comptable et je pense qu’il a agi sur les directives données par René Ray, l’homme orchestre de Sicasel, que l’on retrouve à tous les postes clés, PDG de Charolexport, gérant de la SARL Jullin. René Ray avait de l’ambition pour son groupe, ce qui en soi n’est nullement répréhensible, à condition de respecter les règles. Il se chargeait personnellement des contentieux et du recouvrement des créances, ce qui exige une parfaite connaissance des problèmes financiers du groupe. Bièvre qui a fait le sale boulot aurait dû réagir.
16Le procureur s’interroge : « Quelle peine infliger dix ans après ? La détention a-t-elle encore un sens ? » Christian Bièvre a déjà séjourné trois semaines en prison et Jean-Luc Jullin un mois et dix jours.
17René Ray, condamné à 30 mois de prison avec sursis et 10 000 francs d’amende, fait appel. Les frères Jullin écopent de deux ans avec sursis et d’une amende de 5 000 francs. Dans cette affaire, ils ont tout perdu. « Jean-Luc Jullin a dû vendre tous les biens de son père. Il est poursuivi par le Trésor public à hauteur de 26 millions de francs. Didier Jullin rembourse une créance du Trésor public de 459 000 francs sur le peu de revenus qu’il a. » Christian Bièvre, obligé de vendre sa maison au cours de l’affaire, est condamné à 30 mois de prison avec sursis et une amende de 10 000 francs. À la suite de l’appel de René Ray, un arrêt rendu par la cour d’appel de Dijon le 16 septembre 1999 confirme la responsabilité de l’ancien directeur, et retient une sanction d’un an d’emprisonnement avec sursis24. Il décide de se pourvoir en cassation. L’« affaire Sicasel » prend alors la forme d’un fiasco judiciaire. Dix ans d’instruction n’ont pas permis de faire toute la lumière. L’instruction s’est attachée à savoir qui avait falsifié les comptes et qui était au courant, mais la façon dont l’argent a été perdu n’a que partiellement été traitée25. Trois juges d’instruction, non spécialistes des affaires financières, se sont succédé.
18L’« affaire Sicasel » est étourdissante par l’importance des dégâts occasionnés. Le Crédit agricole « par respect » pour les 1 200 agriculteurs concernés bouche un trou de 86 millions de francs ! Le système mafieux mis au jour a marqué les esprits et jeté le discrédit sur les groupements. Cet épisode a sans doute contribué à entretenir chez les éleveurs du Brionnais-Charolais, historiquement indépendants et peu enclins à se regrouper, la méfiance vis-à-vis des structures coopératives. La crise profonde de la filière bovine, qui se traduit par une multiplication des faillites, s’accompagne aussi du déclin des marchés.
Le déclin du marché aux bestiaux de Saint-Christophe-en-Brionnais (1991-2007)
19Si, à la fin des années 1970, l’avenir de la commune de Saint-Christophe-en-Brionnais pouvait être « envisagé de façon sereine, du fait de l’expansion de son marché aux bestiaux26 », les crises qui se succèdent dans les années 1990- 2000 modifient profondément la situation.
Un marché en recul
20La baisse des apports s’amorce en 1991. Le minimum est atteint en 2001 – 28 307 bovins – à la suite de l’épizootie de fièvre aphteuse qui entraîne une fermeture temporaire des marchés et une situation catastrophique sur le marché du maigre comme sur celui du gras. La conjonction de plusieurs facteurs précipite le déclin : les orientations de la production – la mort de l’embouche, le finissage des bovins par les naisseurs, l’accroissement de la taille des élevages – et les nouvelles formes de commercialisation – la vente à la ferme, la mise en place des groupements de producteurs, l’approvisionnement direct des abattoirs27. En outre, les préoccupations liées au bien-être animal, émergeant au niveau européen, ne sont pas favorables au passage du bétail sur les places marchandes.
21Les apports sont divisés par plus de trois entre 1990 – 93 997 – et 2001 – 28 30728 – (fig. 91). Une nette reprise, de 49 %, se produit en 2002 – 42058 –, liée en partie à la sortie d’animaux restés dans les exploitations l’année précédente en raison des mesures sanitaires en vigueur. Les entrées déclinent ensuite de 15 % en 2003 – 35 655 –, de 13 % en 2004 – 30 897 –, avant de progresser de 49 % en 2005 – 45 972. Cette relance est à mettre sur le compte du changement de jour et d’horaire du marché qui, à partir du 1er janvier 2005, est avancé du jeudi matin au mercredi après-midi. En faisant ce choix, la municipalité a-t-elle trouvé le moyen de mettre un terme au déclin ? Non, puisque cette augmentation des apports est éphémère. Dès 2006, la baisse reprend : - 4 % en 2006 – 44 254 –, - 15 % en 2007 – 37 500.
22Confrontée à la marginalisation de la place marchande comme lieu d’échange du bétail, la municipalité réalise deux enquêtes auprès des usagers du marché en 1988 et 1992 dans le but d’inverser la tendance. Le champ de foire, vieillissant, ne semble alors plus correspondre aux besoins des utilisateurs.
Fig. 91. Apports sur les marchés de Saint-Christophe-en-Brionnais de 1990 à 2007.

Un champ de foire vieillissant
23106 individus répondent à la première enquête menée en 1988, année des 500 ans du marché29. Même si les questionnaires retournés reflètent sans doute la perception de la majorité des acteurs du marché, leur faible nombre invite à la prudence quant à la valeur de leur analyse. Les questions étant ouvertes, le traitement n’est pas aisé. Pour chaque interrogation, le quart des informations manque. Une liste exhaustive des réponses a été dressée, lesquelles ont ensuite été regroupées par thèmes. À la première question portant sur les qualités du marché, 130 réponses ont été listées car, si certains n’y ont pas répondu, d’autres ont fourni plusieurs observations. Un quart des usagers n’a pas répondu à cette question. Cela signifie-t-il que pour eux le marché ne présente aucune qualité ? Le paiement comptant est la principale qualité reconnue au marché. Le fonctionnement, l’organisation et la discipline sont mises en avant de même que la qualité du bétail et des installations.
24Le même principe de traitement a été utilisé pour les réponses à la seconde interrogation touchant aux défauts du marché. 128 idées ont été émises. Là encore, le quart des utilisateurs n’a pas répondu. Le principal défaut serait le manque de fonctionnalité des quais de chargement et de déchargement du bétail. La caducité des installations est mise en évidence : accès aux barres et attache difficiles, foirail en pente et pas entièrement couvert. Des réponses interpellent, telle la présence de bêtes hormonées. D’autres ne semblent pas très sérieuses : les restaurants et les bars sont trop petits ! Enfin, un acheteur évoque le fait que le jeudi est un jour trop tardif dans la semaine pour la tenue d’un marché aux bestiaux.
25Les usagers proposent alors 125 améliorations possibles, mais le tiers des utilisateurs a fait l’impasse sur cette interrogation. Les progrès à réaliser portent essentiellement sur les infrastructures : travaux à accomplir au niveau des quais, des parcs, des allées ; aménagement de barrières pour faciliter la manipulation des animaux ; amélioration de l’éclairage ; installation d’une grande bascule et de panneaux. Certains travaux semblent difficiles à réaliser en particulier quand les utilisateurs demandent de réduire la dénivellation, au regard du site où est implanté le champ de foire. D’autres soulèvent des problèmes anciens et récurrents de la filière bovine en Brionnais-Charolais, comme l’absence d’abattoir à proximité. Enfin, quelques améliorations fantaisistes sont proposées par des usagers ayant sans doute un grand sens de l’humour : « nourrir et loger les acheteurs » ou « baisser le prix des bœufs », réponses peu constructives qui n’aideront guère la municipalité à améliorer son marché.
Un marché qui ne correspond plus aux besoins des utilisateurs
26Une seconde enquête est effectuée en 199230. Les questions sont les mêmes qu’en 1988. Seuls 36 individus rendent un questionnaire complet31. À la première interrogation concernant les qualités du marché, 48 réponses ont été listées. Le tiers des utilisateurs n’a pas répondu. Les points positifs portent sur les installations, le fonctionnement, la diversité et la présentation du bétail. La liberté, le paiement comptant et les courts délais de paiement, la simplicité, la proximité, la rapidité des opérations sont autant de qualités reconnues.
27Les utilisateurs sont plus nombreux à avoir répondu à la seconde interrogation, 15 % seulement ont fait l’impasse. 54 défauts ont été identifiés. L’accès et le jour tardif sont les imperfections majeures du marché. Les transactions réalisées avant l’heure, le paiement différé ou le non respect des délais, la pente du site sont autant de points négatifs. Les conflits ne sont pas absents de la place marchande, comme l’attestent les réclamations au sujet d’un trop grand nombre de barres réservées aux négociants et la dénonciation de ventes de broutards par les marchands locaux avant l’heure. Le marché devient une foire de négociants, d’intermédiaires supplantant les producteurs. Ces derniers se sentent lésés et éprouvent des difficultés à accéder aux barres des broutards. Des vols de bestiaux et des dégradations sur les voitures des utilisateurs se produisent parfois, malgré la présence hebdomadaire de la gendarmerie. Enfin, les touristes gênent les professionnels.
2872 améliorations sont proposées. Le changement du jour semble indispensable de même que l’instauration de garanties de paiement. Au début des années 1990, la liberté est totale sur le foirail. Quiconque peut y vendre ou y acheter du bétail, sans faire l’objet de contrôle à l’entrée et à la sortie. Cette situation incarne un idéal commercial, proche de celui prôné par les économistes libéraux. Le jeu du marché est bénéfique pour les agents qui y interviennent, la concurrence entre acheteurs fait monter les prix, ce qui est favorable aux apporteurs. Ces derniers ont la possibilité de vendre ou de remmener leur bétail s’ils ne sont pas satisfaits des prix proposés. De même, ils ont le choix de les céder à tel acheteur ou à tel autre pour des raisons plus ou moins objectives. Pourtant, dans la pratique, la situation n’est plus tenable. La crise de l’élevage fragilise les structures commerciales. En l’absence d’organisation garantissant le paiement des bovins cédés, les vendeurs sont à la merci d’intermédiaires peu scrupuleux n’étant pas en mesure d’honorer leurs acquisitions. À l’époque où sont réalisées ces deux enquêtes, les impayés faisant suite à des faillites d’opérateurs se multiplient. Dans ces conditions, un climat de suspicion s’installe sur la place marchande, les vendeurs doutant à chaque instant de la solvabilité de leurs partenaires commerciaux.
29Les améliorations à apporter aux infrastructures sont très variées. Plus encore qu’en 1988, elles traduisent le malaise que connaît la filière, malaise vécu au quotidien par les exploitants dans leurs fermes comme sur le foirail. Il est perceptible à travers les exigences suivantes : assurance ou garantie de paiement, maintien du paiement comptant, acheteurs égaux devant le paiement, affichage des payeurs défectueux, bons de livraison pour éviter les conflits, recrutement d’acheteurs solvables. Malgré cela, le faible taux de retour pose la question de l’intérêt des acteurs pour le marché. Au début des années 1990, Saint-Christophe-en-Brionnais apparaît comme une place de réassort, ancienne, où la présence des touristes gêne les usagers. Ces deux enquêtes sont suivies d’améliorations au niveau des équipements mais d’aucune avancée significative quant à l’organisation des transactions.
Un marché en crise
30La poursuite de la chute des apports conduit la municipalité à faire réaliser, une dizaine d’années plus tard, une étude socio-économique pour expliquer la diminution de la fréquentation du marché et avancer des propositions afin d’y remédier32. L’enquête se déroule à l’été 1997, dans un rayon d’une soixantaine de kilomètres autour de Saint-Christophe-en-Brionnais. Elle s’appuie sur une cinquantaine d’entretiens semi-directifs auprès d’éleveurs, de commerçants et de transporteurs. Ce rapport révèle la situation du marché au milieu des années 1990.
La marginalisation de la place marchande dans la filière
31En 1996, la filière bovine est secouée par la crise de l’encéphalite spongiforme bovine qui provoque une diminution de la consommation de viande. Éleveurs et commerçants ont aussi à faire face à une crise monétaire en Italie. Les opérateurs commerciaux du Brionnais-Charolais sont désormais compétitifs sur le marché du maigre mais ils sont moins bien placés sur celui du gras, ce qui constitue une rupture avec le passé. La vente du bétail gras, qui était autrefois la raison d’être de Saint-Christophe, est en perte de vitesse. En 1996, le marché est le neuvième de France en nombre de gros bovins échangés. En outre, le nombre d’usagers se réduit : une soixantaine d’acheteurs et 300 vendeurs sont présents chaque semaine. Le chiffre d’affaires du marché est évalué à 1,4 million de francs contre 2,5 millions dix ans auparavant.
32La chute des apports a des origines conjoncturelles : baisse de la consommation de viande rouge, diminution du nombre d’exploitations, renforcement des normes concernant les bétaillères, développement des groupements de producteurs, durcissement de la législation sur le bien-être animal, etc. L’offre se réduit sur les champs de foire. Les commerçants vont s’approvisionner dans les fermes. Se met ainsi en place un cercle vicieux où les éleveurs ne fréquentent plus les marchés car il n’y a plus assez de demande. Les acheteurs délaissent les foires car l’offre est insuffisante en qualité et quantité. Enfin, le jeudi est jugé contraignant tant par les négociants, dont les exportations vers l’Italie et l’Espagne sont achevées, que par les chevillards qui doivent attendre le lundi ou le mardi pour faire abattre les bêtes.
Un marché inadapté aux évolutions
33À ces causes conjoncturelles s’ajoutent des causes structurelles. Les problèmes liés à l’infrastructure ont déjà été mis en évidence par les enquêtes réalisées en 1988 et 1992. Le marché est ancien. Les équipements sont jugés vétustes malgré les récentes améliorations. La pose de portails entre les travées, la création de parcs à broutards ou la construction d’un nouveau bâtiment administratif sont autant de points positifs. Mais les quais d’embarquement ne sont pas assez nombreux, leur sol est glissant. L’insécurité de paiement, liée à la présence d’acheteurs qui ne pourraient pas entrer sur le marché si un contrôle ou des garanties de paiement existaient, est rédhibitoire et de plus en plus dissuasive. Acheteurs et vendeurs s’arrangent, mais l’éleveur doit généralement retourner à plusieurs reprises à Saint-Christophe pour obtenir ses chèques. Le règlement est parfois enfreint, même si les gardes essaient de le faire respecter. Les ventes dans les parcs d’attente, ou avant l’heure des transactions, ont pris de l’importance. Certains acteurs sont amers face à cette situation et se détournent du marché.
Aménager et réorganiser le marché
34Pour répondre aux attentes des usagers, l’étude préconise une modification du système de vente passant par la mise en parcs des animaux, tout en conservant la possibilité d’attacher les bêtes, et la fermeture du champ de foire. Elle recommande de changer le jour et les horaires du marché. Mais si les acteurs s’accordent à dire que le jeudi est trop tardif, les avis divergent quant au choix d’un autre jour. En cause notamment la tenue d’autres marchés en début de semaine – Moulins-Engilbert dans la Nièvre le mardi matin ou Bourg-en-Bresse dans l’Ain le mardi après-midi –, fréquentés par les mêmes acheteurs. Le lundi après-midi serait une solution. Prudents, les étudiants de l’Isara (Institut supérieur d’agriculture et d’agroalimentaire Rhône-Alpes) proposent seulement de retarder de quelques heures l’ouverture du marché. Ils évoquent la possibilité de moduler les droits de place, d’embaucher du personnel pour aider à attacher les bêtes, d’organiser un système de collecte du bétail, de s’assurer de la solvabilité des acheteurs par le biais de cartes d’acheteurs délivrées aux négociants disposant de garanties de paiement ou de créer un péage pour s’assurer que tous les animaux ont fait l’objet du paiement d’un droit de place. En dernier lieu, il convient de promouvoir le marché pour attirer de nouveaux clients. Mais cette initiative dépasse l’action municipale. Elle concerne l’ensemble des acteurs de la filière. L’avenir du marché passe par une sensibilisation des jeunes qui, au cours de leur formation agricole, sont incités à adhérer à un groupement, ce qui fait que la plupart d’entre eux ne savent plus juger ni vendre leur production ni la défendre sur le marché faute d’un apprentissage adapté.
35Saint-Christophe fait donc figure de marché de complément, tant pour les négociants que pour les chevillards. Le jeudi permet à des petits rabatteurs, certes de moins en moins nombreux, d’acheter des bovins en début de semaine sur d’autres foirails ou dans les fermes et de les valoriser à Saint-Christophe, où un négociant soucieux de finir un camion pourra consentir un effort financier. L’infrastructure, vétuste, est peu adaptée malgré les travaux réalisés. Cette étude, qui met en lumière les failles du marché, n’est suivie d’aucune prise de décision.
Un marché qui meurt
36En octobre 1999, le cabinet Cédrat développement rend à la municipalité un rapport sur la situation du marché qui recense et hiérarchise les attentes des usagers en termes d’aménagements33. Il débute par un constat inquiétant de la situation telle qu’elle a déjà été décrite en 1988, 1992 et 1996. Le site du marché est contraignant sur le plan géographique et topographique. La difficulté d’accès – du fait d’un éloignement des voies de communication –, par des routes étroites et sinueuses, est réelle. Installé au cœur du village, le foirail ne répond plus aux normes modernes de fonctionnement des marchés aux bestiaux. La gestion en régie municipale montre ses limites au regard de l’insuffisante capacité de décision de la commission du champ de foire. Une structure associant les usagers et les partenaires économiques, avec à sa tête un directeur chargé de la gestion quotidienne du marché, recherchant de nouveaux clients et assurant un rôle d’animation, est souhaitable. Le jeudi est incompatible avec la pratique de l’export. Le marché pourrait être déplacé au lundi après-midi ou au mercredi après-midi, seuls moments disponibles dans le calendrier des manifestations voisines. La mise en place d’un péage, équipé d’un dispositif informatique en lien avec le fichier de la Fédération des marchés au bétail vif, est indispensable pour enregistrer les mouvements d’animaux. Il ne tient néanmoins pas lieu d’engagement de paiement. Seuls les marchés aux cadrans, pour lesquels une caution est obligatoire, offrent aux vendeurs une garantie de paiement.
Des usagers résignés
37D’après l’enquête, Saint-Christophe est fréquenté par les 30-59 ans, ce qui dément l’idée largement répandue que seuls les anciens se rendent encore sur les champs de foire. Il est utilisé par des éleveurs engraisseurs (44 % des retours), des éleveurs (19 %) et des négociants (19 %), venant principalement de Saône-et-Loire (70 %) et de la Loire (11 %). Saint-Christophe reste un marché de proximité : 65 % des usagers parcourent moins de 30 kilomètres. La plupart fréquentent d’autres places marchandes (Charolles 23 %, Sancoins 17 %, Bourg-en-Bresse 13 %, Moulins-Engilbert 10 %). La population des usagers est constituée pour un acheteur de quatre à cinq vendeurs, dont un sur deux effectue plus de la moitié de son activité sur le champ de foire alors que les acheteurs y réalisent moins de 20 % de leur chiffre d’affaires. Saint-Christophe est un marché de complément pour la majorité des acheteurs.
38Le rapport ne dit pas s’il convient ou non de changer le jour et l’horaire du marché et si oui, quel moment est le mieux adapté. Les avis sont très partagés et 8 % des sondés sont opposés à tout changement. Les utilisateurs sont favorables à la création d’une structure impliquant davantage les utilisateurs et à la création d’un péage. Le mode de règlement actuel, qui oblige le vendeur à retourner sur le site pour toucher le bénéfice d’une vente passée, ne semble pas être une contrainte majeure. Les usagers sont partisans d’une extension du système des barrières de contention mais s’opposent à un possible mélange des différentes catégories d’animaux. Ils attendent des améliorations dans le fonctionnement, la discipline et l’organisation. Rien n’est fait pour accueillir les nouveaux venus qui éprouvent un réel besoin de confiance, d’information et de garantie dans les transactions. L’équité entre les acheteurs apparaît primordiale. Ainsi, un acquéreur sain ne peut tolérer la présence de sociétés concurrentes dont la fragilité est connue et qui pratiquent des prix sensiblement plus élevés pour attirer le vendeur. Dans ce contexte, la garantie de paiement semble être une condition à la survie du marché, demandée tant par les vendeurs que par les acheteurs. Ces conclusions mettent en évidence l’adaptation des usagers à un équipement peu fonctionnel, mais dont ils acceptent les contraintes, et le souhait de n’investir que sur des aménagements légers afin de ne pas réaliser de grosses dépenses mais d’améliorer sensiblement les conditions de travail sur le champ de foire.
Une municipalité dans l’indécision
39À la suite de cette étude dite de revitalisation du marché, la municipalité, qui s’interroge depuis 11 ans sur les moyens d’enrayer son déclin, installe un péage en 2001. Il permet de percevoir la totalité des droits de place, ce qui contribue en partie à la reprise des apports observée en 2002. Le système informatique est aussi destiné à tenir un registre des entrées et des sorties conformément à la réglementation sur la traçabilité. La commune se lance ensuite dans de nouvelles discussions avec les usagers, qui aboutissent au changement du jour. Le choix du mercredi, en 2005, a peu d’impact sur le marché du maigre, qui reste un lieu de complément. Mais il profite à l’activité touristique. En effet, le marché devient accessible à toute une population de visiteurs – français, étrangers, individuels, en groupes, jeunes, âgés –, qui hésitait à se lever à cinq heures du matin pour assister aux transactions. Le changement de jour a un effet immédiat sur les apports de bovins, en hausse en 2005 et 2006. Mais la reprise est de courte durée. Dès 2007, les entrées accusent un repli. Une nouvelle crise, celle de la fièvre catarrhale, est en partie responsable de ce recul. En outre, la baisse de la production et celle de la population agricole laissent présager un avenir incertain et difficile.
40Ces différentes études mettent en évidence les raisons qui ont conduit à la marginalisation de la place marchande. Lieu de confrontation de l’offre et de la demande, perçu comme le meilleur moyen de défendre ses animaux, lieu de rencontre, d’échanges conviviaux, le marché est pourtant en déclin. En cause, une profonde mutation de la mentalité des éleveurs qui, s’ils conçoivent l’utilité du marché comme référence au cœur de cette région d’élevage, se satisfont du mode de commercialisation pour lequel ils ont opté, en direct ou en groupement, et qui leur procure une certaine forme de sécurité. La commercialisation des animaux sur le marché ne leur apporte plus d’avantages permettant de compenser les charges supplémentaires induites. Si les négociants rencontrés s’accordent sur le fait que ce rendez-vous commercial doit se maintenir pour la formation des cours, ils n’y pratiquent qu’une faible part de leur activité, ce qui va conduire tôt ou tard à sa disparition. Les commerçants en bestiaux, en s’affranchissant du passage par les marchés, ne feraient que s’adapter à la demande des engraisseurs et des abattoirs désireux d’acheter des animaux directement issus des fermes.
41Malgré tant d’incertitude, la commune de Saint-Christophe s’est lancée dans la mise en place d’un marché au cadran. La relecture de la thèse, à l’été 2011, a permis d’évoquer la suite de l’histoire relatée dans les pages précédentes, ce qui n’avait pas été prévu dans le plan initial.
Un marché qui renaît
Une compétition entre trois localités
42L’idée de faire un marché au cadran34 en Saône-et-Loire remonte au début des années 2000 et à la création par un groupe d’éleveurs, en avril 2002, de l’association Projet marché au cadran 7135. Une enquête, confiée au cabinet Cédrat développement, doit démontrer la pertinence du projet et déterminer le lieu d’établissement du futur marché. Le rapport rendu en 2004 confirme une attente des producteurs et suggère une implantation à Charolles ou Saint-Christophe. Suite à un vote, à valeur consultative, du conseil d’administration de l’association36, neuf voix pour Charolles, cinq pour Saint-Christophe et une abstention, des tensions se font jour, réveillant une vieille rivalité entre les deux localités. L’association Projet marché au cadran 71 a été constituée par des éleveurs favorables à une implantation à Charolles37. En avril 2006, trois dossiers sont déposés au conseil général. Le maire de Gueugnon, Alain Bailly, dévoile un projet de construction d’une halle polyvalente au cœur du bassin allaitant charolais d’un coût de 2,7 millions d’euros. Jean-François Peguet, pour Saint-Christophe-en-Brionnais, fait état d’une construction qui s’appuierait sur l’existant mais qui, avec un large volet touristique, représente un projet vital pour la commune et le canton, d’un montant de 2,9 millions d’euros. Pour Charolles, Jean Drevon évoque la construction d’une nouvelle structure près du site du parc des expositions avec un accès à la RCEA s’élevant à 2,1 millions d’euros38.
L’opposition des opérateurs commerciaux
43Alors que les débats s’éternisent, les opérateurs commerciaux, réunis le 13 juillet 2006, expriment leur hostilité face à la mise en place d’un marché au cadran où qu’il soit implanté, craignant pour leur place dans la filière. Les représentants du Syndicat des professionnels du bétail et ceux des coopératives diffusent un communiqué dont voici un extrait :
Nous sommes très inquiets des conséquences que pourrait provoquer l’implantation d’un marché au cadran. Notre département détient un réseau commercial, secteur coopératif et privé, très performant et envié par beaucoup d’autres régions, des entreprises qui ont créé des emplois et investi dans des centres d’allotement modernes avec la capacité d’écouler sans problème la production régionale. […] Nous ne sommes plus à l’époque de créer des marchés aux bestiaux. Pour des raisons sanitaires et de bien-être animal, beaucoup de clients refusent les animaux provenant d’un marché. De plus le système de marché au cadran est totalement décalé et incompatible par rapport à l’approvisionnement des filières qualité. Un projet de marché au cadran ne peut que déstabiliser et désorganiser la filière bovine dans notre département.39
44Comme le note le correspondant du Journal de Saône-et-Loire, « les initiés verront là des professionnels qui défendent leur chapelle. On sait qu’un marché au cadran oblige à plus de transparence dans les transactions qu’un marché traditionnel, avive donc la concurrence parmi les acheteurs et peut faire monter les cours à leur détriment. » Le combat mené par les opérateurs commerciaux contre ce projet participe à la lutte pour leur survie.
45Qu’en pensent les producteurs ? Les avis sont plus partagés. En juillet 2006, une consultation est lancée auprès de 3 214 éleveurs. 648 questionnaires sont retournés. 305 éleveurs sont favorables au projet de Gueugnon, 202 à celui de Saint-Christophe-en-Brionnais et 141 à celui de Charolles40. Que traduit le faible taux de retour (20 %) ? Le désintérêt des producteurs ? Une opposition au projet ? Une indifférence quant au choix du site ? L’utilité même du projet est sujette à débat plus que le choix du site.
Le marché au cadran à Saint-Christophe-en-Brionnais
46Pourtant, en janvier 2007, les pouvoirs publics décident d’apporter leur soutien et leur financement au projet de Saint-Christophe, justifiant leur choix par l’évolution en cours (changement du jour du marché), l’histoire et l’aménagement du territoire. Une enquête préalable, destinée à confirmer la faisabilité technique du projet sur le site du marché et à chiffrer son coût, est confiée à un architecte. L’investissement étant de l’ordre de 2,5 millions d’euros, la municipalité se tourne vers l’État et les collectivités territoriales pour être soutenue financièrement. Leur accord est subordonné à la réalisation d’une étude de marché approfondie et au transfert de la compétence du marché à la communauté de communes, effective au 1er janvier 2008, l’ampleur du projet dépassant les capacités d’une localité de la taille de Saint-Christophe41. Le rapport confirme la viabilité du projet, tant en termes de potentiel d’animaux et de pertinence territoriale que d’équilibre financier, sous réserve de l’appui des collectivités locales et de l’État. Les travaux débutent en octobre 2008. Le premier marché a lieu le 3 juin 2009. Le maire de Saint-Christophe, Jean-François Peguet, à l’origine du projet, en voit enfin l’achèvement. Il a fallu tout son acharnement, et celui de ses collègues, pour qu’une telle réalisation se fasse dans le contexte actuel de la filière bovine. Le coût global de 2,9 millions d’euros est couvert à 40 % par des subventions publiques – conseil général, conseil régional, État42.
47Le marché au cadran facilite le travail des vendeurs et des acquéreurs puisque les bouviers prennent en charge les bovins. Les transactions, reposant sur l’anonymat, s’effectuent en toute transparence grâce à l’affichage. La garantie de paiement est assurée par les cautions bancaires. L’argent est crédité sur le compte des vendeurs, au moyen d’un virement, dès le vendredi suivant le marché, si les animaux ont été annoncés le vendredi précédent. Dans le cas contraire, le règlement intervient 14 jours plus tard. Cette sanction financière doit inciter les producteurs à prévoir leurs apports pour répondre à l’attente des clients désireux de connaître l’approvisionnement. Les bovins non annoncés sont cependant acceptés. Des infrastructures nouvelles sont mises en place : quais d’arrivage, bureau pour l’enregistrement des documents, parcs pour contenir les bestiaux avant et après la vente. Un ringbascule, placé au centre de la salle des ventes, est surmonté du système d’affichage où figurent les renseignements nécessaires concernant les sujets mis en vente43. 78 places sont à la disposition des acheteurs (fig. 92 et 93 pl. XXI). Un couloir surélevé est aménagé pour la circulation des touristes. Une caméra filme les déchargements afin de résoudre plus facilement les éventuels litiges. Le marché est géré par une SEM regroupant 18 membres dont les 14 localités composant la communauté de communes du canton de Semur-en-Brionnais qui détiennent 85 % du capital social s’élevant à 100 000 euros, la chambre d’agriculture et la chambre de commerce. 25 salariés ont été recrutés – un directeur, un chef des ventes, huit secrétaires et 15 bouviers –, certains étant à temps partiel, soit au total l’équivalent d’une dizaine d’employés à temps plein. Pour fonctionner, le cadran prélève à l’acheteur 0,75 % sur le prix d’achat hors taxe, et au vendeur, 1,25 % sur le prix de vente hors taxe, plus, dans les deux cas, une assurance pour chaque bovin.
48Depuis la mise en place du cadran brionnais, les apports de bovins maigres évoluent à la hausse. Le rendez-vous a retrouvé la place qui était la sienne dans la filière en écoulant plus de 1 000 bêtes chaque semaine (44 664 bovins commercialisés en 2009, 63 460 en 2010). Le manque d’implication des éleveurs et l’hostilité affichée des commerçants auraient pu laisser craindre pour la réussite du projet. Même si l’activité commerciale a été relancée, rien n’est définitivement acquis pour le marché qui devra faire ses preuves dans la durée et résister aux ventes à la ferme, qui représentent une menace permanente, et à la réduction des effectifs – éleveurs, commerçants – qui, d’après les économistes, va se poursuivre.
49Bref, la mise en place du marché au cadran a ravivé l’activité économique de l’un des plus anciens marchés aux bestiaux du Brionnais-Charolais et surtout du seul qui ait survécu jusqu’à nos jours. Saint-Christophe est un excellent exemple d’adaptation d’un marché aux bestiaux aux évolutions actuelles de la commercialisation.
50Les crises qui ponctuent l’histoire de la filière dans les deux dernières décennies contribuent à la poursuite de l’œuvre de sélection des protagonistes. De nombreuses sociétés commerciales, fragilisées, disparaissent dans le négoce privé comme dans le secteur coopératif. Au-delà des exemples, c’est une interrogation sur la mutation des pratiques économiques qui est développée. En outre, des ruptures anthropologiques se produisent : ce ne sont plus les mêmes familles que celles qui ont été présentées dans les chapitres précédents, ni tout à fait les mêmes lieux. La concentration des opérateurs conduit à un élargissement de l’espace étudié. Qu’il s’agisse du commerçant, du marché ou du groupement, les opérateurs commerciaux doivent s’adapter à un environnement économique complexe et, malgré les changements dans la production et la commercialisation, certains y parviennent.
Notes de bas de page
1 Degrange B., La mise à l’épreuve d’une profession…, op. cit.
2 Mayaud J.-L., « Éditorial », Ruralia, nos 18-19, 2006, p. 10.
3 Risse J., Histoire de l’élevage français, op. cit., p. 256.
4 Ibid., p. 227.
5 Ibid., p. 228.
6 Recensement général agricole.
7 Fils de cultivateur, né en 1937 à Saint-Aubin-en-Charollais, il n’a aucun lien direct de parenté avec les familles précédemment étudiées.
8 La Renaissance, 30 juin 1990.
9 Ibid., 10 décembre 1999.
10 Ibid., 23 février 2001.
11 Ibid., 2 mars 2001.
12 Ibid., 23 mars 2001.
13 Ibid., 30 avril 1988.
14 Ibid., 10 juin 1989.
15 Ibid., 29 juin 1985 et 10 juin 1989.
16 Ibid., 13 juin 1987.
17 Ibid., 1er juillet 1989.
18 Renseignements communiqués par Michel Fénéon, directeur financier.
19 La Renaissance, 18 novembre 1989.
20 Ibid., 7 juillet 1990.
21 Ibid., 13 juillet 1991.
22 Ibid., 7 juillet 1995.
23 Ibid., 5 mars 1999.
24 Ibid., 11 février 2000.
25 Ibid., 5 mars 1999.
26 Du Cray B., Monographie communale…, op. cit., p. 111.
27 Fayard D., « Le marché aux bestiaux… », art. cit., p. 314.
28 AM Saint-Christophe-en-Brionnais, registre des entrées sur les foires.
29 AM Saint-Christophe-en-Brionnais, enquête auprès des usagers du marché, 1988.
30 AM Saint-Christophe-en-Brionnais, enquête auprès des usagers du marché, 1992.
31 Combien travaillent régulièrement sur le foirail ? En l’absence d’une liste exhaustive des acheteurs et des apporteurs, il est estimé qu’au milieu des années 1990, environ 60 acheteurs et 300 vendeurs sont présents chaque semaine sur le champ de foire. Camout O., Charreyre B., Estachy C. et Maxit S., Étude du marché aux bestiaux de Saint-Christophe-en-Brionnais, Lyon, Isara, 1997, p. 4.
32 Ce développement s’appuie sur Camout O., Charreyre B., Estachy C. et Maxit S., Étude du marché aux bestiaux…, op. cit.
33 Ce développement s’appuie sur Cédrat développement, Étude de revitalisation du marché aux bestiaux de Saint-Christophe-en-Brionnais, Meylan, 1999.
34 Les premiers marchés au cadran français ont été mis en place en Bretagne dans les années 1960 alors que les éleveurs cherchaient un système de fixation de prix juste et que les acheteurs souhaitaient écarter les concurrents aux pratiques déloyales. Fonctionnant comme une vente aux enchères, le marché au cadran repose sur trois principes : rassembler l’offre et la demande, vendre au plus offrant et garantir les paiements. Le système a ensuite gagné les zones d’élevage du centre de la France : Moulins-Engilbert (Nièvre) en 1983, Châteaumeillant (Cher) et Corbigny (Nièvre) en 1999.
35 La Renaissance, 20 juin 2003.
36 Ibid., 22 octobre 2004.
37 Ibid., 5 novembre 2004.
38 Ibid., 15 avril 2006.
39 Le Journal de Saône-et-Loire, 19 août 2006.
40 La Renaissance, 25 août 2006.
41 Mairie de Saint-Christophe-en-Brionnais, Information municipale, novembre 2007.
42 Regards brionnais, Bulletin d’informations de la communauté de communes du canton de Semur-en-Brionnais, janvier 2009.
43 Date de naissance, race de l’animal et de ses parents, poids, prix au kilo et global en francs et en euros.
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