Débat
p. 433-442
Texte intégral
Michel LUISAUT
1Ce n’est pas une table ronde de conclusion. Il s’agit plutôt d'une série de points de vue qui doivent à la fois faire écho de ce qui s’est dit pendant ces deux journées et, en même temps, inciter justement un début de réflexion. On va essayer de garder chacun une discipline de temps. Je demanderai aux différents intervenants d’avoir la possibilité de tenir en 10 minutes de manière à ce que nous ayons ensuite largement le temps pour débattre à la fois des communications de ce matin et de celles d’hier.
PRÉSENTATION SUIVANT LE THÈME DU COLLOQUE
2Nous allons commencer par Serge Thibault. Il va nous parler de la continuité/discontinuité, peut être de son point de vue de physicien, ingénieur, urbaniste.
3Ensuite François Durand-Dastes interviendra pour parler plutôt des aspects liés aux questions de temps, et de l’évènement en particulier dans la réflexion sur l’espace.
4Christian Grataloup discutera plutôt des découpages spatiaux-temporels de longues durées et des problèmes qui se posent dans la définition de continuité et discontinuité et en particulier entre périodes.
5Michel Godron terminera sur une présentation d’une série de questions sur le problème des modèles et de la modélisation.
Serge THIBAULT
6J'ai enseigné longuement la topologie mathématique et, pour des raisons un peu singulières de rapport d'élève à maître, c'est un domaine des mathématiques qui m'a totalement passionné ayant plutôt une formation en sciences “dures”. Je suis resté très attaché à ce domaine des mathématiques, peut-être même au-delà d'une simple vision utilitariste. La topologie n'est pas un champ dont l'utilisation déborde très largement du champ des mathématiques elles-mêmes ; ce champ est dans les mathématiques, et les mathématiques ont besoin de cela aujourd'hui pour comprendre un certain nombre de choses. Je suis resté très attaché à cela et, en particulier à un domaine que vous ne connaissez peut-être que très peu, d'abord parce qu'il vient de naître, qui est la pré-topologie qui a été fabriquée après la topologie.
7Ceci étant dit, je suis de formation ingénieur du génie urbain et aujourd'hui je fais de l'urbanisme et, il est vrai, de façon peut-être au-delà du raisonnable, j'essaie de construire des liens entre les deux, du moins voir ce qui se tisse entre les deux choses. Je voudrais essayer de dire que la topologie mathématique, c'est du savoir, c'est de la connaissance, ce sont des textes écrits qui racontent aussi notre monde, autrement, avec d'autres bribes, d'autres mots que la philosophie, la géographie, la sociologie... Que toutes les autres sciences, que la physique aussi, d'une certaine façon, mais elle cause de notre monde en permanence.
8Continu et discontinu sont des thèmes qui sont chers aux mathématiques. Je voudrais très rapidement esquisser le fait que - c'est une proposition un peu rapide que des grands mathématiciens, des vrais mathématiciens pourraient me reprocher - on est passé d'une vision qui s'appuie sur une certaine continuité spatiale, sur une certaine proximité dans l'espace des choses (l'image emblématique du continu, c'est bien sûr le segment 0-1 de l'ensemble des réels que l'on dessine comme une ligne ; on lui attribue de l'espace en dessinant une ligne alors que la proximité spatiale entre 0,5 et 0,498 n'existe pas : c'est une proximité numérique, ce n'est pas une proximité spatiale mais on traduit cela spatialement, en terme de représentation. D'une certaine façon, le poids de cette représentation est extrêmement forte dans la représentation du continu : le continu comme étant une propriété de quelque chose et non pas de quelque chose dans quelque chose, propriété de quelque chose. Soit un objet : est-il un continu ou pas ? Ou est-il un discontinu ? Tout ceci n'est pas un rapport entre quelque chose et son environnement, du moins pour les mathématiques.
9Avec la topologie et la pré-topologie surtout, la vision change. La pré-topologie est plus simple, la topologie n'est pas facile dans son rapport aux sciences humaines et même aux sciences en général ; la pré-topologie est beaucoup plus facile parce qu'elle a été fabriquée par des gens qui avaient des problèmes de traitement d'images : comment passe-t-on d'une image condensée à une image non condensé ? Ce sont donc bien des rapports de proximité. Et la pré-topologie, c'est une fabrication mathématique pour résoudre ce problème technique. La pré-topologie nous rappelle qu'un continu se définit par rapport à la structure d'un objet, telle que si l'on prend une partie de cet objet-là et que l'on se “propage” à partir de cette partie-là, on obtient tout l'objet.
10C'est ce que l'on traduit aussi par la notion de connexité en mathématique ; c'est-à-dire qu'en fait, partant de quelque part, on va partout. Cela veut donc dire que l'on ne peut pas séparer cet objet-là en deux parties distinctes sans intersection, comme on le dit en mathématiques. Le continu, est ainsi une propriété qui met en scène le rapport entre le local et le global, le global étant l'objet lui-même. Ce qui est fondamental là-dedans, finalement, c'est plus la notion de connexité que la notion de continu elle-même. C'est intéressant car pour qu'on ait continu, il faut nécessairement de la connexité ; sans connexité, il n'y a pas de continu.
11C'est intéressant parce que cela a quelque écho par rapport à des façons d'appréhender les espaces aujourd'hui. En particulier, la notion de connexité est extrêmement puissante dans notre regard. Il est clair aujourd'hui que la notion de continu n'a rien à voir avec de la proximité spatiale, si l'on parle de l'espace. Ce sont des propriétés entre composants d'un ensemble : en partant d'un composant, on arrive à l'ensemble. Donc, un réseau fini - par exemple l'ensemble des villes de France reliées par le réseau de chemins de fer - est un objet continu au sens de la pré-topologie.
12Ce n'est pas un continu “n'importe comment” : je veux dire par là qu'il faut construire toute une structure et vérifier que cette structure sur laquelle on travaille a des propriétés de continu ou de discontinu. C'est-à-dire que, pour un même objet, en prenant tel ou tel ensemble de parties, tel ou tel rapport entre les qualités qui font que l'on passe d'un point à un autre, on peut avoir soit un ensemble qui peut nous apparaître discontinu pour un certain nombre de règles de passage, soit nous apparaître continu pour un autre jeu de règles de passage. Aujourd'hui, voilà ce que la pré-topologie nous raconte par rapport aux notions du continu ou du discontinu.
François DURAND-DASTES
13Il n'est pas possible de tirer des conclusions, ni d'ajouter une communication supplémentaire, qui serait forcément une improvisation. Je voudrais me contenter de quelques remarques au sujet de deux types de discontinuités : celles qu'il est inévitable de reconnaître dans la définition des objets spatiaux, et celles qui sont dues à l'hétérogénéité des temps utilisés dans nos analyses.
14Contrairement à ce que dit Claude Grasland, je pense qu'on peut définir la géographie par son objet, ou, en tout cas, par son questionnement fondamental, et donc je prends mes responsabilités en disant que le questionnement fondamental de la géographie c'est : pourquoi telle chose est là (où je l'observe) et pas ailleurs ? Ou pourquoi est ce que, s'il y a quelque chose qui est répandue dans le monde, c'est observable d'avantage quelque part plus qu'ailleurs ? Alors naturellement si je dis que quelque chose est quelque part plus qu'ailleurs ou quelque part et pas ailleurs, je me pose la question : qu'est ce que c'est que ce “quelque chose”, “et je suis renvoyé à la notion d'objet. Il y a en effet un moment où il faut bien définir un “objet géographique”. On sait certes qu'il y a beaucoup de continuité, que les limites que l'on va inventer sont artificielles que l'on peut prendre une quantité de précautions pour les définir ; en particulier tenir compte de considérations comme celles de Mme Rolland-May sur l'espace flou, distinguer pour les objets des noyaux et des périphéries. Tout cela me paraît très important mais de toutes façons il vient un moment ou il faut tout de même définir des objets, et fixer des limites. On a dit que cela faisait violence à la réalité, c'est vrai, mais on est obligé de le faire. L'essentiel est de rester conscient des opérations intellectuelles que l'on a faites, et de ne pas oublier qu'elles déforment toujours la réalité.
15Le deuxième point que je voulais signaler, c'est que, si ce quelque chose est là et pas ailleurs, c'est que ce quelque chose est apparu et qu'il s'est maintenu. Ce qui m'amène à souscrire sans réticence à ce qui a été dit sur le fait que l'image du palimpseste est mauvaise, car il n'est pas exact que les sociétés, à chaque instant, écrivent sur une page blanche. Il y a toute une série d'héritages, d'encombrements, (on a envie de dire que l'espace est “encombré”). Je peux dire également qu'il y a des mémoires inscrites dans l'espace, et que donc il faut tenir compte du passé. Ce passé, j'aime bien, incidemment, le distinguer des mémoires, qui sont la partie du passé active dans l'actuel. Il est extrêmement hétérogène, il y a des parties tout à fait différentes dans lesquelles et entre lesquelles vont apparaître des discontinuités.
16Il me semble qu'on rencontre, si on regarde bien l'évolution, des périodes où fonctionnent des systèmes, (c'est-à-dire des ensembles d'éléments, qui sont en relation les uns avec les autres, si bien qu'ils forment des totalités). Il faut rappeler au passage comme je l'ai dit tout à l'heure, et contrairement à ce que laissent entendre certaines intervention, que ce n'est pas parce qu'il y a des relations, que les éléments, les objets entre lesquelles elles se nouent ne sont pas distincts. Les systèmes fonctionnent dans le temps et manifestent un certain nombre de propriétés, propriété d'adaptation par exemple : on a prononcé, je crois, le terme de résilience, on a pu parler aussi de “propriétés homéostatiques”. Bref, ils ont une façon de se maintenir : ils font fonctionner un espace et ils se maintiennent. Le système urbain français à une certaine pérennité, il se maintient, le système de circulation atmosphérique se maintient, en fait, il se répète avec des processus cycliques ; mais c'est une forme de maintien.
17Donc il y a des systèmes qui se maintiennent et s'ils le font, c'est grâce au fonctionnement de boucles de rétroaction, dont on a d'ailleurs parlé. Ce qui est important, c'est que la relation maintient la discontinuité, et réciproquement, la discontinuité maintient la relation. Il y a donc possibilité de persistance des systèmes, grâce à ce fonctionnement de boucles.
18Les rapports entre de fonctionnement et le temps pose quelques problèmes intéressants. On a tendance à schématiser les boucles en posant sur un plan, comme celui du tableau sur lequel je dessine, la lettre À qui représente un phénomène, la lettre B qui en représente un autre, puis à tracer des flèches de Avers B et de B vers A, ce qui indique : A est cause de B, et B est cause de A.
19Le schéma comme celui que je viens de tracer procède à une sorte d'aplatissement du temps. En fait, un état de A précède un état de B qui précède à son tour un état de A. Donc, en réalité, ce qui se passe c'est un processus qu'on peut schématiser et dessinant des états successifs de A et B respectivement, et en les reliant par une spirale, qui s'enroule autour d'une flèche, qui est ce qu'on peut appeler “la flèche du temps”, suivant l'expression de Prigogine. Pendant cette évolution, la structure se maintient, il y a fonctionnement d'un système, qui reste le même.
20Mais il arrive que les systèmes se succèdent, alors c'est là que l'on voit apparaître des discontinuités. Un système n'est pas forcément permanent, il apparaît, il vit, il se détruit. Ceci amène à distinguer deux types fondamentaux de périodes : celles où le système fonctionne, fait preuve de résilience, et celles où il y a changement de système. Ou bien il y a des moments où un système se désagrège (systémolyse) et va être remplacé par la naissance d'un autre (systémogénèse), ou bien on a affaire à la naissance de systèmes à partir d'un état plus désordonné. Ces périodes de systémogénèse sont relativement courtes par rapport à celles au cours desquelles ils fonctionnent en gardant leurs propriétés de base, leur identité en quelque sorte. Toute schématisation de cette évolution, de cette succession des systèmes, ne peut absolument pas faire abstraction e la “flèche du temps”, comme on, avait pu le faire dans le cas du fonctionnement des boucles. D'autre part on voit apparaître ici des discontinuités dans l'écoulement du temps, on est sorti du cadre de la continuité.
21La distinction de ces deux types de périodes souligne l'hétérogénéité du temps, très forte, et très importante, dans la mesure où ces deux types de périodes ne s'analysent pas du tout de la même façon, ne se situent pas dans le même cadre logique.
22Le fonctionnement d'un système obéit à des règles, on peut pratiquement dire qu'il y a des “lois” de fonctionnement du système. Tandis dans les périodes de changement, de passage d'un système à un autre, on se situe plutôt dans le cadre de “l'événement”, qui est aussi une naissance, un avènement. Ces périodes d'évènements sont des périodes où la dimension aléatoire joue un rôle important. Si bien que dans l'interprétation de la réalité géographique que j'observe aujourd'hui, qui est la conséquence du fonctionnement d'un système, je peux reconstituer une explication qui va faire état de règles, qui va donc comporter un temps déterministe dans l'explication. (Incidemment, il ne faut pas tomber dans une confusion fréquente chez les géographes ; le déterminisme dont il est question ici, c'est une attitude philosophique générale, ce n'est pas du tout le fait d'attribuer une influence unilatérale et mécanique au milieu physique sur les faits de société). Mais il y aussi des périodes caractérisées par une introduction importante de l'aléa. Aléa qui peut-être d'ailleurs une coïncidence entre les évènements qui se sont produits dans des systèmes ou dans des successions de systèmes qui sont indépendantes les unes des autres, dans lesquelles viennent se produire des combinaisons nouvelles de phénomènes qui peuvent entrer en interaction.
23Au total, on a donc affaire à des temporalités très différentes. Si j'interprète par exemple la répartition des religions sur la terre, les périodes de systémogenèse sont courtes et les périodes de fonctionnement qui suivent ces systémogénèses sont très longues. Je trouve la même hétérogénéité du temps si je m'intéresse à la circulation atmosphérique, mais dans le cadre d'une temporalité beaucoup plus brève. L'ordre de grandeur concerné est de quelques heures pour la systémogénèse, quelques jours pour la vie des systèmes atmosphériques, contre quelques décennies pour la systémogénèse et quelques siècles pour la vie des systèmes dans le cas des religions. Mais dans les deux exemples, et d'une façon générale, on a quand même affaire à des temps de déterminisme et des temps d'aléas. Il m'est arrivé de dire que l'origine d'un cyclone tropical et l'origine de l'islam, par exemple, pouvaient s'interpréter dans les mêmes formes logiques, où la coïncidence et les déterminations, les temps courts et les temps longs interviennent. Cela avait choqué, mais je persiste.
Christian GRATALOUP
24J'avais l'intention initiale d'intervenir dans cette discussion en centrant mon propos sur mes préoccupations de recherche, le rapport entre les coupures temporelles et les coupures spatiales, puisque je m'occupe de géohistoire. Mais, au fil des différentes interventions, j'ai préféré modifier l'angle d'attaque, l'élargir en réfléchissant plus globalement à la notion de “catégorie”. En effet, nous avons régulièrement fait le constat, en grossissant à peine le trait, d'abord de la création de catégories pour penser le réel, ensuite que ces discrétisations ne correspondaient pas à ce réel, le trahissaient.
25C'est un fait que la science occidentale - Michel Lussault en a fait un excellent résumé ce matin - est bâtie sur des découpages catégoriels. Je dis bien “la science occidentale”, et je ne suis pas loin de considérer cette expression comme un pléonasme. Je m'intéresse, en effet, à la géohistoire de la mondialisation et je me heurte donc, en particulier dans les champs des valeurs et des concepts, à la tension entre le mondial et l'universel. On ne peut confondre la construction d'une universalité - et c'est bien le but que la science prétend poursuivre - et l'occidentalisation du Monde. La confrontation entre des pensées d'origines différentes a un peu manqué au colloque. Mettre en regard la pensée rationnelle occidentale à d'autres (pas seulement “orientales”), c'est confronter des catégorisations différentes et, plus encore, prendre le risque d'affronter une pensée catégorisante, discontinuiste à d'autres beaucoup plus continuistes.
26Parmi les coupures majeures qui fondent notre démarche, il y a l'opposition entre le construit scientifique et le réel dit “de référence”. Cela n'est pas contradictoire avec l'affirmation que, dès qu'elle est produite, la science fait elle-même partie du réel, peut donc à son tour être l'objet d'un travail scientifique, épistémologique et historique classiquement (en géographie, c'est la mission du laboratoire Ehgo), mais également anthropologique et géographique ; ces démarches contribuent alors à relativiser, dans l'espace et le temps des sociétés, la portée universelle de cet effort scientifique.
27Dans la science occidentale, bien comprise comme enchâssée dans l'ensemble de la réalité, on ne peut pas négliger deux éléments : le langage et les écritures. On a parfois tendance à glisser de l'un aux autres : c'est ce que l'on fait quand on parle de la carte non seulement comme d'une écriture caractère essentiel sur lequel Jean-Paul Bord a bien insisté ce matin - mais comme d'un langage (le “langage cartographique”). Point essentiel : le langage est structuré par des mots ; et on ne connaît pas de langue qui ne soit ainsi. Il peut, bien sûr, exister des variations structurelles considérables entre les idiomes. Certains langages introduisent plus de musicalité et de continuité dans l'expression du signifiant. Inversement les langues européennes sont particulièrement marquées par les discontinuités au niveau du vocabulaire, à celui des phrases, etc. C'est ce que visualise la ponctuation, invention avant-tout occidentale (et vraiment fixée seulement au xixe siècle). Donc la discontinuité première est celle des mots. Constat qu'il faut faire sans oublier que tous ne coupent pas aux mêmes endroits, un exemple fameux et celui des noms de couleurs, dont la gamme dans les ondes visibles change d'une société à l'autre, comme pour les sons et la notation musicale.
28Il y a donc bien une violence de la coupure - et une violence nécessaire. On pourrait dire que science sans violence n'est que ruine de la rationalité. Mais un garde fou est nécessaire qu'on peut concevoir d'une façon très poppérienne. Parmi les coupures, je crois qu'il faut plus distinguer qu'on ne l'a fait la discontinuité et différencialité. La discontinuité est discrétisation, exclusion (ou/ou), la différencialité étant le constat qu'il y a des choses différentes, voire des extrêmes dans un même champ, sans exclure qu'il puisse exister tous les intermédiaires possibles. Ainsi, pour Catherine Selimanovski, il y a des riches et des pauvres, mais elle nous a montré que chaque fois qu'on traçait un seuil cela posait problème. De même, ce n'est pas parce qu'on ne peut faire une coupure indiscutable entre pays développés et pays pauvres que la notion de sous-développement n'a pas de sens. Mais il faut toujours veiller à ne pas confondre la démarche qui consiste à différencier les mots pour dire une discontinuité du réel et celle où l'on crée une discontinuité du discours pour essayer de rendre compte d'une différenciation du réel. Un bon exemple nous a été donné par Jean-Paul Bord en nous montrant des lignes : le rivage et les isohyètes. Deux tracés de natures très différentes, puisque, pour le rivage, il y a la mer et il y a la terre ; inversement, les isohyètes ne sont qu'une discrétisation arbitraire. De même l'exposé d'Odette Louiset a opposé deux parties très dissemblables : la première était extrêmement claire, justement parce qu'elle avait caricaturé le modèle anthropologique, la seconde, en revanche, beaucoup plus touffue puisqu'il s'agissait justement d'affronter la complexité et qu'il était difficile d'appréhender, de dire même, ce qui ne fonctionne pas avec des coupures. On est constamment ramené, ne serait-ce que pour pouvoir s'exprimer, en particulier dans un contexte pédagogique, et parce qu'on en revient toujours au langage, à jouer sur cette violence discontinuiste, même quand le réel n'est pas discontinu mais seulement différencié - peut-être même surtout dans ce cas, au risque autrement de ne pouvoir le penser.
29Puisque l'on coupe inévitablement, cela nous amène à créer des objets intellectuels systémiques ou organicistes (je ne rentre pas dans le débat d'interprétation entre les deux). On retrouve ces systèmes pensés aussi bien en découpant de l'espace qu'en discrétisant du temps. Plus exactement, quand on découpe spatialement, on le fait également temporellement -et réciproquement. L'un n'a de sens que par rapport à l'autre. On revient à l'écriture, non pour retrouver la discontinuité des mots, mais pour rappeler qu'écrire c'est tracer sur des surfaces des éléments qui vont être non seulement fixes, mais aussi discontinus. C'est vrai pour les transcriptions des langages naturels, comme pour celles des langages musicaux ou mathématiques. Mais c'est encore plus vrai pour la cartographie. N'oublions pas que la première violence de la carte consiste à tracer des bords, à mettre un cadre. Tout atlas est d'abord un choix de découpages du Monde, y compris par les planisphères qui créent des bordures, du discontinu là où il n'en existe pas. Le tableau de montage des cartes d'un atlas est une chose plus passionnante que le simple outil de repérage qu'il paraît être. À travers lui, c'est toute une vision du monde qui se trahit, avec des parties densément cartographiées et d'autres négligées. Mais ce sont aussi des coupures temporelles, puisque ces cadrages n'ont de sens qu'à un moment historique précis, avec des risques d'anachronismes rétrospectifs comme les atlas historiques le montrent souvent. J'ai ainsi eu l'occasion, lors d'un colloque d'historiens sur la notion de périodisation, de comparer les types de périodisations aux types de régions. On peut pousser assez loin le jeu de symétrie et distinguer des périodes homogènes (l'Ancien Régime), des périodes polarisées (la Révolution française), des périodes administratives (le xviiie siècle), etc. Mais réciproquement, les régions sont tout autant des périodes, des périodes de l'espace. Les découpages que l'on fait n'ont de sens que dans des bornes temporelles que l'on peut, que l'on doit préciser.
30Tout cela ne nous condamne pas au relativisme, au contraire. Objectiver les limites, penser la discontinuité, ce n'est pas briser le réel tant qu'on est conscient du caractère de coup de force de cette démarche, du fait que le résultat est un construit obligatoirement réfutable. Violence discontinuiste et contre-violence continuiste forme un couple nécessaire - et nous n'avons eu de cesse de le mettre en valeur tout au long de ces deux jours.
Michel GODRON
31Une des conclusions majeures qui me semble se dégager de ces deux journées est que continu et discontinu ne sont pas exclusifs l'un de l'autre dans la nature, mais que, au contraire, ce sont l'avers et le revers de la même médaille. Il a ainsi été dit, plus élégamment, que chaque discontinuité a une “épaisseur” qui la rapproche de la continuité et que, inversement, il y a de l'hétérogénéité à l'intérieur de chaque partie relativement continue. Le travail à faire alors est de préciser ce qui est continu dans le discontinu et réciproquement.
32C'est ce que nous avons essayé de faire dans les Baronnies en analysant l'hétérogénéité de nos transects. Nous avons distingué ainsi :
- les fractions de transects les plus homogènes, où les variations sont continues et lentes,
- les fractions de transects où l'hétérogénéité est forte, où les variations sont rapides au point de créer des discontinuités.
33Cette approche est également applicable aux séries chronologiques où l'on peut distinguer des époques de continuité où les variations sont lentes et les phases de rupture où tout varie beaucoup plus vite. Mais deux questions se posent alors.
34La première question, très générale, que je pose est : “seriez-vous d'accord pour résumer le centre de nos échanges en disant que continu et discontinu sont inséparables mais complémentaires ?”
35Une deuxième question m'est venue à l'esprit en écoutant la plupart des exposés : il m'a semblé que chacun des intervenants utilisait dans ses raisonnements un “modèle” sous-jacent, souvent implicite, quelquefois explicite, pour analyser discontinu et continu. Et j'ai remarqué que certains d'entre vous ont dit qu'ils avaient choisi ce modèle “subjectivement”, comme s'il fallait s'en excuser. Non, cette subjectivité n'est pas une faiblesse puisque les scientifiques post-modernes se rendent bien compte que la science a un fondement parfaitement subjectif, ne serait-ce que dans le découpage de l'univers des phénomènes sur lesquels il travaille. Le premier choix que fait un scientifique est de répondre à la question : “Que vais-je étudier ? ” Même les physiciens et les mathématiciens découpent, dans l'univers des possibles, l'espace intellectuel dans lequel ils choisissent de travailler. Et c'est déjà faire acte de modélisation, puisqu'un modèle est l'ensemble des hypothèses interdépendantes que l'on essaiera de tester en questionnant l'univers choisi pour y chercher des réponses.
36J'ai été heureux de voir qu'il y avait beaucoup de jeunes dans l'assistance. Ils essaient certainement de préciser le champ de leur recherche et je m'adresse à eux : Pensez-vous possible d'expliciter les modèles qui sont sous-jacents à vos questions ? N'oubliez pas qu'un modèle n'est pas forcement mathématique : il y a des modèles purement physiques (qui peuvent mettre en œuvre des ordinateurs “analogiques” qui n'utilisent pas de nombres, mais du courant électrique continu) et même des modèles purement conceptuels. Quand mon prédécesseur vous a dit “le passé hybride le présent”, et quand on a parlé du “chauve” et du “chevelu”, on a sous-entendu un modèle parfaitement constitué.
37Un des modèles non mathématiques les plus fondamentaux en biologie est celui de la stabilité et de l'instabilité d'une bille placée dans une boite dont le fond n'est pas plat mais ondulé en “montagnes russes”. On distingue alors les situations d'instabilité, sur les bosses que la bille quittera à la moindre perturbation et, au contraire, les situations de meta-stabilité où une forte perturbation sera nécessaire pour que la bille quitte la vallée où elle est enfermée par des boucles de rétroaction. Le fonctionnement de ce système relève directement de la problématique du “continu-discontinu” temporel.
38Ce modèle explique, par exemple, l'évolution des végétaux, depuis des Algues primordiales, jusqu'aux Angiospermes, les Fougères étant un cas particulier de transition, etc. Il s'applique aussi à la végétation en tant que telle : sous nos climats, une terre nue est rapidement colonisée par des herbes, puis par des broussailles, et enfin par une forêt. On a un système qui s'engage dans une succession de puits de meta-stabilité de plus en plus profonds ; quand le système est dans un puits profond, il y reste durablement, mais si une perturbation forte l'en fait sortir, il a peu de chances d'y revenir. Ce modèle simple, mais très général, ne s'applique-t-il pas à la dynamique des systèmes qu'étudient un grand nombre de nos jeunes collègues ?
39Pour terminer, l'un des aspects les plus intéressants de ce colloque est le passage régulier, quelque fois difficile, entre les sciences humaines et les sciences “inhumaines” (“biophysiques” comme disent les Canadiens). Ce franchissement de frontière est au centre de l'écologie des paysages où les Français accumulent depuis vingt ans un retard désespérant parce qu'ils restent prisonniers d'un paradigme esthétique admirable mais limité. Il s'agit pourtant de répondre à la question qui vient d'être posée : “pourquoi ce village, construit par les hommes et les femmes en fonction de leurs besoins et de leur culture est-il précisément là, sur cette colline, ou près du gué de cette rivière ?”. L'écologie des paysages ne se trouve-t-elle pas placée sur la frontière entre sciences humaines et sciences biophysiques, où elle suit la dialectique du continu et du discontinu, dans le temps et dans l'espace ?
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume I
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006