Chapitre V
Le commerce du bétail à l’échelle de l’exploitation : les cultivateurs (fin xixe-milieu xxe siècle)
p. 185-209
Texte intégral
1Traiter du commerce de bétail implique une étude au niveau de l’exploitation, où s’opèrent des transactions entre les éleveurs et les négociants. Mais quelle source utiliser pour saisir ces échanges, à une époque où ils ne sont bien souvent que verbaux ? La systématisation des comptabilités d’exploitation date des années 1960. L’arrivée de la TVA en agriculture impose alors aux éleveurs de déclarer leurs ventes de bovins. Depuis les années 1990, la traçabilité contraint les opérateurs à notifier les mouvements d’animaux. Auparavant, les échanges de bovins pouvaient être connus par les seules comptabilités privées émanant de commerçants ou d’éleveurs. Dans bien des cas, ces archives privées, lorsqu’elles existaient, ont été détruites par des descendants inconscients de l’utilité de tels papiers pour les historiens.
2Mes investigations ont permis de découvrir le 5 janvier 2007 le livre de comptes de Jean Giroux (1857-1933), métayer dans le Charolais, qui couvre la période 1887-1948. Ce manuscrit, aujourd’hui précieusement conservé par son arrière petite-fille, Michèle Dauphin, épouse Prost, agricultrice retraitée à Ballore, constitue une source d’une grande valeur. En effet, il s’agit d’un livre tenu par le même individu pendant plus de 30 ans, de 1887 à 1921, et poursuivi par son gendre, Antoine Dauphin (1878-1959), pendant plus d’un quart de siècle, jusqu’en 1948. Jean Giroux n’est ni un commerçant, ni un emboucheur, mais un éleveur polyculteur, un polyvalent, un « bricoleur », qui vend ses produits. Il incarne le profil d’éleveur le plus fréquent lorsque la spécialisation s’est développée.
3Ce livre de comptes existe dans la mesure où Jean Giroux, qui y mentionne ses transactions au fur et à mesure qu’il les accomplit, doit à la fin de chaque année rendre compte de son activité au propriétaire du domaine qu’il met en valeur dans le cadre du métayage. Le document sert donc surtout d’aide-mémoire aux deux parties au moment du partage à moitié des gains, et de justification de l’activité du métayer. Trois lieux d’exploitation successifs sont couverts par le livre. Entre 1887 et 1890, Jean Giroux fait valoir une ferme au hameau de La grande planche à Uxeau, dans le canton de Gueugnon, pour le « père Jean-Claude » avec lequel le métayer règle les comptes de l’exploitation à la fin de l’année 1890. Il exploite ensuite, à partir du 6 janvier 1891, un domaine au lieu-dit Neuzy à Digoin, où il est métayer pour la famille Marmorat. Le 8 décembre 1909, il s’installe dans une ferme du château de Terzé, à Marcilly-la-Gueurce, dans le canton de Charolles (fig. 59 pl. XII). Son gendre lui succède dans cette exploitation, avant de rejoindre en 1948 la ferme de la Tour, à Marcilly-la-Gueurce, propriété du petit-fils, Jean-Antoine.
4Le livre de comptes a fait l’objet d’une analyse approfondie et une étude de type prosopographique de la famille Giroux-Dauphin a été menée. Seuls les aspects commerciaux ont été intégrés à la thèse. Que révèle l’étude de ce livre de comptes sur la commercialisation du bétail ? Où, quand, à qui sont vendus les animaux que fait naître le métayer ? Quelles foires fréquente-t-il ? Qui sont les acheteurs ? Quelle est la destination des animaux vendus ? Quels gains sont tirés des ventes de bétail ? Quelle part du revenu est assurée par l’élevage bovin ? Est-elle en progression ? Où, quand, à qui sont achetés les animaux ? Quelle est la destination des bêtes acquises, reproduction, accroissement du cheptel, engraissement ? L’éleveur effectue-t-il des achats spéculatifs ? L’enjeu étant d’essayer de déterminer la place de la paysannerie modeste dans la spécialisation.
Parcours d’un métayer en Charolais (1857-1933)
5Jean Giroux naît le 11 février 1857, à Vigny-les-Paray1 (fig. 60). Il est le quatrième et dernier enfant de Jean Giroux, journalier, et Benoîte Renaud. Sept mois après sa naissance, le 21 septembre 1857, sa mère décède à l’âge de 31 ans. Le père Giroux garde avec lui les aînés et confie le petit dernier à l’une de ses belles-sœurs, Philiberte Renaud, épouse de Jean Lagrost, de Gueugnon. En 1860, le ménage Lagrost s’installe à Vendenesse-sur-Arroux. En 1862, un nouveau déménagement le conduit à Uxeau. Jean Giroux passe près de 30 ans dans cette localité, de cinq à 34 ans. Le 13 mars 1868, son père décède à Rigny-sur-Arroux2. Après six années de service dans la marine, il épouse, le 2 novembre 1885 à Uxeau, Françoise Moreau3. Le jeune ménage s’établit comme métayers à Uxeau, dans une ferme appartenant au « père Jean-Claude4 ».
Fig. 60. Parcours d’un métayer en Charolais (1857-1933).

6Le 6 janvier 1891, le couple s’installe à Digoin avec Jeanne Marie, âgée de deux ans et demi, dans une locaterie de la famille Marmorat, d’Uxeau, bien que le bail passé le 21 avril 1890 prenne effet au 11 novembre 18905. Celui-ci est renouvelé trois ans plus tard, le 11 novembre 18936, pour une durée de trois ans, puis le 27 janvier 18977 pour neuf ans avec effet au 11 novembre 18968. Jean Giroux met en valeur la ferme de Cauquenot9 d’une superficie de 14 hectares10 (fig. 61 pl. XVI). Le propriétaire, négociant à Uxeau, met un logement11 à la disposition du métayer. Il fournit un cheptel composé de deux paires de vaches, estimées 680 et 640 francs, d’une vache, 380 francs, d’un gros cochon, 64 francs, et de trois petits cochons, 45 francs, soit un capital de 1 809 francs. Jean Giroux apporte, à son arrivée, une truie et six cochons laitons valant 145 francs12. De 1891 à 1909, ce dernier fait fructifier le capital qui, à son départ en 1909, est évalué à 2 550 francs et se compose de trois paires de vaches, estimées 1650 francs, d’une vache, 250 francs, de trois veaux, 150 francs et de 21 porcs, 500 francs. Les tables des baux mentionnent un partage à mi-fruits. Jean Giroux s’acquitte d’un loyer annuel de 800 francs.
7Le 8 décembre 1909, la famille Giroux – Jean, son épouse, leur fille aînée Jeanne Marie, leur gendre Benoît Dauphin et leur fille cadette Jeanne – arrive à Marcilly-la-Gueurce, dans une ferme du château de Terzé. Ce déplacement amène Jean Giroux au cœur du Charolais. Suite au décès de Benoît Dauphin le 9 novembre 1917, Jeanne Marie Giroux épouse en secondes noces le 12 décembre 1921 le frère de son défunt mari, Antoine, qui succède à Jean Giroux à la tête de l’exploitation et dans la tenue du livre de comptes. Le bail passé entre Jean Giroux et le propriétaire de Terzé n’a pas pu être retrouvé. D’après les informations fournies par l’actuel propriétaire de Terzé, Philippe Sablon du Corail, la superficie mise en valeur par la famille Giroux peut être évaluée à environ 30 hectares. En effet, dans la première moitié du xxe siècle, les terres du château (110 hectares) sont divisées entre trois métayers et un basse-courier, qui exploitent en moyenne 27,5 hectares. Cette estimation étant arbitraire, il est possible que les quatre lots n’aient pas la même superficie. Le baron Antoine Marie Gabriel de Ponnat possède 152 hectares en 191413, dont environ 87 en pré (58 %), 28 en terre (19 %) et 35 en bois (23 %). Il met lui-même en valeur ces derniers. La surface donnée en métayage est donc de 115 hectares, correspondant à celle annoncée par Philippe Sablon du Corail. Les propriétés de Ponnat occupent alors 14 % du territoire communal qui s’étend sur 1081 hectares, dont 550 en pré (51 %), 277 en terre (26 %) et 209 en bois (19 %). Leur physionomie correspond donc à celle de la commune, même si l’herbe y occupe une place légèrement plus importante (58 % contre 51 %).
8En l’absence des baux pour les fermes d’Uxeau et de Marcilly-la-Gueurce, comment connaître la teneur du contrat de location ? Quelle est la taille et l’assise de l’exploitation ? Quelle est la part de l’herbe dans l’exploitation ? Que fournit le propriétaire ? Autant de questions qui restent à ce jour sans réponses.
Les ventes de bétail : intégration de l’élevage dans l’exploitation de polyculture14
Une activité en expansion
9Au cours de la période 1887-1948, Jean Giroux et son gendre ont vendu 2 392 animaux dont 497 bovins, 1 382 porcins, 505 ovins et huit équins, soit une moyenne de 38 par an. Les ventes connaissent d’importantes variations annuelles, oscillant entre un minimum de 12 en 1888 et un maximum de 69 en 1924. Le temps passant, l’effectif des animaux cédés s’accroît. La moyenne est de 18 animaux par an entre 1887 et 1890 (Uxeau), de 33 entre 1891 et 1909 (Digoin) et de 43 entre 1910 et 1948 (Marcilly-la-Gueurce).
10Le graphique suivant (fig. 62) témoigne d’une importante activité porcine. Entre 1887 et 1948, 1 382 porcs sont commercialisés, c’est-à-dire 58 % de l’effectif. Les bovins (497) et les ovins (505) représentent la même proportion, soit 21 % des animaux vendus. Les équins occupent une place infime. Seules huit juments sont cédées. Ces proportions sont caractéristiques du système de polyculture-élevage en place. Les exploitations charolaises ne sont pas encore massivement engagées dans la spécialisation bovine, ce ne sont là que les prémices. Si elles détiennent des bovins, l’élevage porcin a encore un rôle essentiel et les moutons occupent une place non négligeable, surtout autour de Charolles, où se tiennent de grosses foires ovines. Les bovins, qui constituent 21 % des ventes, forment une production complémentaire.
Fig. 62. Ventes de bétail de 1887 à 1948.

Une orientation porcine très marquée
11Les 1 382 porcs représentent plus de la moitié des animaux vendus de 1887 à 1948. Ils constituent la plus grosse vente de bétail. Le nombre de porcs vendus varie fortement d’une année à l’autre. Pour la période 1887-1948, la moyenne est de 22 cochons cédés par an. À Uxeau, entre 1887 et 1890, le métayer commercialise en moyenne 16 porcs par an, à Digoin, entre 1891 et 1909, 28, et à Marcilly-la-Gueurce, entre 1910 et 1948, 20. ÀUxeau, les transactions sur les porcs, qui sont pourtant la principale production animale, portent sur de faibles effectifs. 16 sont livrés en 1887, 11 en 1888, 18 en 1889 et 20 en 1890. À Digoin, les effectifs, un peu plus importants, varient entre 12 en 1903 et 46 en 1906. D’importantes sorties sont effectuées en 1892, 1893, 1894, 1896, 1898, 1900, 1906, 1907 et 1908. ÀMarcilly-la-Gueurce, les ventes de cochons sont aussi très irrégulières, comprises entre un minimum de dix en 1943 et un maximum de 42 en 1924.
12La part des porcs dans les animaux vendus est voisine de 90 % pour la période passée à Uxeau, entre 1887 et 1890. Elle varie ensuite entre 75 et 95 % entre 1891 et 1908, époque durant laquelle Jean Giroux est à Digoin, avec un ralentissement en 1905, année où les cochons ne représentent que 60 % des ventes. L’activité porcine se réduit en 1909, 1910, et de 1912 à 1914 puis s’intensifie de 1915 à 1918. Elle s’établit ensuite entre 30 et 50 % des ventes avec de plus fortes sorties en 1924, 61 %, 1934, 59 %, ou encore 1940, 60 %.
13Les porcs sont donc la principale production de Jean Giroux. Lorsqu’il exploite la ferme de La grande planche à Uxeau, entre 1887 et 1890, il conduit ses cochons aux foires d’Issy-l’Évêque et de Gueugnon et occasionnellement à Neuvy-Granchamp. Durant la période passée à Digoin, entre 1891 et 1909, il les emmène aux foires de cette ville et à celles de Paray-le-Monial, parfois à Gueugnon. Après 1910 et son installation à Marcilly-la-Gueurce, il les écoule aux foires de Charolles. Le métayer mentionne rarement les noms des acheteurs dans son livre de comptes. Il le fait seulement lorsqu’il est à Digoin et de manière sporadique. Deux bouchers figurent sur le manuscrit : François Carré, de Neuzy (Digoin), de 1894 à 1902, et Martin, de 1904 à 1908.
14Entre 1887 et 1893, seul le terme « cochon » est utilisé par le rédacteur. Il désigne ainsi soit les jeunes porcs à engraisser, soit des porcs gras destinés à la boucherie. À partir de 1894, il emploie les mentions de lard et de truie. Les lards sont vendus aux bouchers. Ce sont des cochons gras qui vont être abattus. Les truies, sans doute réformées de la reproduction, connaissent certainement le même sort que les lards. Quant aux cochons, il peut s’agir de porcs maigres ou semi-maigres vendus à d’autres cultivateurs qui vont les finir. Lorsqu’il se sert du terme « cochon », Jean Giroux ne précise pas le nom de l’acheteur. Au cours de la période 1887-1948, le métayer achète 44 porcs, ce qui ne représente que 3 % des ventes. Les animaux vendus par Jean Giroux naissent donc dans sa ferme. Son élevage porcin peut de ce fait être qualifié de naisseur-engraisseur.
15L’évocation de la production porcine et de son écoulement est indispensable à la compréhension de l’activité du métayer et plus généralement à celle des exploitations de polyculture-élevage à l’époque étudiée. Les fermes du Charolais apparaissent ici telles qu’elles étaient réellement avant que ne s’y développe massivement la production bovine. Les porcs sont engraissés avec une « pâtée » à base de pommes de terre et de son, cuite dans un grand fourneau. Si Jean Giroux fait parfois référence aux cultures de céréales qu’il réalise – blé, froment, orge, avoine, etc. – en précisant les rendements qui en résulte, jamais dans le manuscrit il ne fait mention de la plantation des tubercules. Des achats de pommes de terre figurent très occasionnellement dans les comptes. Il acquiert régulièrement du son15 chez le meunier. Les porcs représentent donc la principale spéculation, mais la production bovine se développe.
Une production bovine en développement
16497 bovins ont été vendus de 1887 à 1948, soit une moyenne annuelle de huit. Les effectifs de bovins vendus sont faibles pour les périodes passées à Uxeau et Digoin, entre 1887 et 1909, puis nettement plus importants à partir de 1911. Bien qu’irréguliers, ils sont en forte croissance. Leur part se stabilise entre 15 et 30 % des ventes jusqu’en 1948.
17Le nombre de bovins vendu est insignifiant entre 1887 et 1890, époque durant laquelle Jean Giroux exploite la ferme de La grande planche à Uxeau. Il emmène une vache à la foire de Gueugnon en 1887, un veau en 1888, trois en 1889 et deux en 1890 aux foires d’Issy-l’Évêque ou de Gueugnon. La grande planche n’apparaît pas comme une exploitation d’élevage bovin à travers les sources. Le métayer s’y consacre à la culture des céréales et à la production porcine. Il dispose d’une ou plusieurs vaches, peut-être de race laitière, dont il commercialise régulièrement les veaux. Le lait de la traite est consommé, en partie, par la famille. Françoise Giroux fabrique vraisemblablement des fromages et du beurre qu’elle vend sur les marchés environnants. Le livre de comptes est muet quant à ces pratiques si elles existent. Il l’est aussi sur les éventuelles activités de basse-cour. Une partie du travail réalisé dans l’exploitation est ainsi occultée.
18Le nombre de bovins vendus est un peu plus important entre 1891 et 1909, lorsque le métayer fait valoir la ferme de Neuzy (fig. 63). Il oscille entre deux et six par an. Les transactions concernent des veaux dans 58 % des cas. Jean Giroux en commercialise au moins un chaque année (1894, 1903 et 1909), souvent deux (1892, 1896, 1899-1902, 1904, 1907 et 1908), parfois quatre (1895) ou cinq (1898). Il les emmène à la foire de Digoin, rarement à Paray-le-Monial. Il s’agit de veaux de boucherie cédés à des bouchers, comme l’indique quelquefois le métayer dans ses comptes. Il mentionne souvent François Carré, entre 1897 et 1902, Martin, de 1904 à 1908, et occasionnellement Pommier, de Digoin, ou Chemarin. Parfois, des noms sont cités, sans mention de la profession, tels Bonnot, Godot ou Perru. Ces acheteurs sont-il des bouchers ? Les veaux sont nés dans l’exploitation, car aucun achat de veau n’est porté dans la comptabilité.
19Jean Giroux vend aussi des vaches, une ou deux par an, excepté en 1891, 1893, 1894, 1896, 1904 et 1909, sur le champ de foire de Digoin, d’avril à août. Le métayer ne signale jamais les acheteurs. Au regard des périodes de ventes et de la situation de Digoin, au contact entre la zone d’élevage et celle d’embouche, il s’agit vraisemblablement de vaches maigres cédées aux emboucheurs du Brionnais. Jean Giroux ne dispose pas des ressources nécessaires à l’engraissement de bovins. Si ces animaux étaient vendus à des bouchers, il est probable que l’éleveur, comme pour les veaux et les porcs, le préciserait dans ses comptes.
20Il écoule aussi 11 taures16, un châtron et quatre paquets17 à la foire de Digoin. Le paquet du 27 août 1891 est acheté par le « père Gobie », celui du 31 juin 1909 par « Bathiste Terrie18 ». Les ventes de paquets sont marginales. Le métayer se sépare peut-être de vaches âgées qui ont vêlé à plusieurs reprises. Si elles sont suitées19 d’un bon veau, c’est un moyen avantageux de se défaire de vaches de réforme.
21Jean Giroux apparaît ainsi comme l’un de ces éleveurs naisseurs à la merci des puissants emboucheurs du Brionnais. N’ayant pas les moyens de finir lui-même les quelques bovins qui naissent dans la ferme qu’il exploite, il est obligé de les céder à ceux qui disposent de riches herbages. À l’inverse, les emboucheurs lui offrent la possibilité, et la sécurité, d’écouler les animaux dont il doit se séparer. Comment cette situation est-elle vécue par le métayer ? Est-ce pour lui une contrainte, voire une souffrance, que de vendre à d’autres les bovins qu’il fait naître ? Le perçoit-il réellement comme tel ? Rien n’est moins sûr. Dans tous les cas, l’éleveur, qu’il finisse ou non lui-même ses bovins, est obligé de s’en séparer. Est-il satisfait de ce mode de commercialisation ? Peut-être, s’il estime pouvoir en retirer une juste rémunération de son travail. Quelles relations entretient-il avec les herbagers qu’il côtoie sur les champs de foire ? Comment les perçoit-il ? A-t-il conscience d’appartenir à un système où les emboucheurs « profitent » des naisseurs ? Selon le point de vue adopté, la question peut être posée différemment. Est-il convaincu d’être indispensable au système, dans la mesure où il fait naître les animaux dont les herbagers ont besoin pour garnir leurs pâtures ?
22L’activité bovine est plus intense à Marcilly-la-Gueurce (fig. 64). Les bœufs représentent la part la plus importante des bovins commercialisés, 34 % de l’effectif. Les sorties sont régulières, elles ont lieu chaque année excepté en 1948. Le métayer vend deux bœufs par an (1910, 1917-1921, 1925-1926, 1946), quatre (1911-1916, 1922, 1924, 1927-1934, 1936-1943), parfois six (1935, 1945, 1947) ou huit (1944). Les bœufs sont toujours vendus par deux, sauf en 1934 et 1936. S’agit-il pour autant de paires de bœufs de travail que le métayer réformerait ? Vraisemblablement non car dans ce cas les ventes ne seraient pas si fréquentes. S’agit-il de bœufs d’embouche ? Probablement, puisque les ventes ont lieu d’août à novembre et en janvier-février. Les bœufs écoulés en fin d’année sont sans doute des bœufs gras sortis des herbages. Ceux qui sont vendus en janvier et février ont peut-être été engraissés à l’étable à moins qu’il ne s’agisse de bêtes maigres vendues pour l’embouche. D’où proviennent-ils ? Ils ne figurent pas dans les achats réalisés par le métayer. Un seul achat de deux bœufs, en 1943, est consigné dans les comptes. Ils naissent donc dans l’exploitation à moins qu’ils ne soient acquis par le propriétaire. Entre 1910 et 1921, période durant laquelle Jean Giroux précise les lieux de vente dans son manuscrit, il les conduit aux foires de Charolles. Il n’indique pas à qui il les cède. Entre 1941 et 1945, les bœufs sont dirigés vers la réquisition comme le note régulièrement Antoine Dauphin.
Fig. 63. Types de bovins vendus de 1891 à 1909.

Fig. 64. Types de bovins vendus de 1910 à 1948.

23Jean Giroux vend aussi des vaches (16 % de l’effectif bovin commercialisé). Les sorties sont plus irrégulières que celles des bœufs et ont lieu principalement d’octobre à décembre, en février et en avril. Le métayer en écoule une à quatre par an aux foires de Charolles. De quel type de vaches s’agit-il, allaitantes, laitières, de réforme, maigres, grasses ? Au printemps, il peut s’agir de vaches engraissées à l’étable pendant l’hiver ou de vaches maigres pour l’embouche. En fin d’année, ce sont peut-être des vaches grasses, qui ont passé l’été dans les pâtures, ou des vaches allaitantes qui ne feront pas de veau et dont Jean Giroux se sépare avant l’hivernage. D’où viennent ces femelles ? Elles sont nées dans l’exploitation ou ont été acquises par le propriétaire. Jean Giroux ne mentionne en effet que quatre achats de vaches. De même, il ne précise qu’exceptionnellement qui en sont les acquéreurs. Le 20 janvier 1911, il vend une vache à Fouillet, boucher à Charolles, ce qui témoigne d’une pratique d’engraissement hivernal à l’étable. En 1918, il cède deux vaches à Claude Rondet « pour l’embouche », ce qui indique que le métayer ne finit pas lui-même toutes ses femelles. Une vache est « débitée à la maison » en 1911, une autre en 1917. Certaines sont dirigées vers la réquisition entre 1914 et 1918.
24D’autres catégories de bovins, moins importantes en nombre, apparaissent dans les comptes. Des châtrons sont vendus en 1911, entre 1914 et 1927, 1924 et 1927, 1930 et 1932 et en 1937, 1939 et 1948. La production semble irrégulière quoique concentrée dans le temps. Ils sont emmenés à Charolles. Certains sont envoyés à la réquisition entre 1914 et 1918. D’où viennent-ils ? Il s’agit certainement de veaux nés à la ferme.
25Les ventes de veaux sont faibles et irrégulières. Elles se font aux foires de Charolles. Le métayer en commercialise un seul par an, parfois deux (1921, 1939, 1941 et 1946), trois (1935 et 1942), quatre (1945) ou cinq (1948). Les veaux qui naissent dans l’exploitation sont peut-être conservés pour faire des bœufs ou des châtrons ce qui expliquerait les faibles sorties de veaux. Entre 1915 et 1920, aucun veau n’est vendu. Ce laps de temps correspond aux seules années où des veaux sont achetés. En période de guerre, les veaux ont peut-être été détournés de leur destination habituelle pour être autoconsommés ou alimenter un marché parallèle. Occasionnellement le métayer écoule des paquets : un en 1914 à Claude Rondet ; deux en septembre 1925 et un en 1933.
26Les ventes de taureaux sont assez régulières. 21 sont commercialisés durant la période 1910-1948, soit environ un tous les deux ans. Les ventes ont lieu tous les deux ou trois ans entre 1912 et 1938, avec une exception. Deux taureaux sont vendus deux années consécutives en 1926 et 1927. Les ventes deviennent annuelles à partir de 1942, sauf en 1945. Deux ou trois taureaux sont cédés, respectivement en 1947 et 1948. Dans ces cas-là, il ne peut s’agir du seul reproducteur. Les autres animaux qui quittent la ferme sont peut-être des jeunes bovins d’un ou deux ans. Entre 1912 et 1945, le reproducteur est vendu une fois les saillies achevées. Il est néanmoins difficile d’établir une concordance entre les achats et les ventes. Huit taureaux sont achetés alors que 21 sont vendus. Quelle est alors la provenance des 13 autres ? Ont-ils été acquis par le propriétaire ? Sont-ils nés à la ferme ? Les renseignements figurant dans le manuscrit ne permettent pas de répondre à ces interrogations.
27Les ventes de taures sont irrégulières. Elles se font dans les années 1910- 1930, aux foires de Charolles. Les sorties ont lieu entre février et mai, surtout en mars, et à l’automne. Que recouvre ce terme « taures » ? Sans doute des femelles nées dans l’exploitation et vendues à un ou deux ans avant d’avoir vêlé. Une partie des ventes a lieu à l’époque où les sorties de veaux sont inexistantes ou très faibles, entre 1910 et 1934. Y a-t-il une corrélation entre les deux phénomènes ? Jean Giroux conserve-t-il ses veaux femelles pour les vendre comme taures plutôt que comme jeunes vêles ?
28Une nouvelle catégorie de bovins apparaît de 1933 à 1948 : les génisses20. Les sorties se font en février-mars et octobre. Aucune génisse n’est commercialisée avant 1933, pourquoi ? Est-ce une nouvelle production pour le fermier de Terzé ? Les ventes de taures cessent en 1932. Une seule est écoulée après cette date, en 1940. Les génisses cédées à partir de 1933 correspondent vraisemblablement aux taures précédemment vendues et il ne s’agit que d’une seule et même catégorie. La taure désigne la génisse en patois, ce qui tendrait à confirmer cette hypothèse. Comme Jean Giroux décède en 1933 et son gendre Antoine Dauphin poursuit la rédaction du livre de comptes, le changement de vocabulaire signifie que ce dernier, contrairement à son beau-père, use du mot français tandis que Jean Giroux recourait au patois. Ce changement de vocabulaire ne témoigne donc pas d’une mutation des pratiques d’élevage mais plutôt d’une évolution culturelle qui conduit progressivement à remplacer les parlers locaux par la langue nationale.
29Ainsi, l’étude du livre de comptes de Jean Giroux met en évidence des ventes de bovins saisonnières, principalement réalisées en février-mars et de septembre à novembre. En plus des porcs et des bovins, le métayer produit des moutons.
Une activité ovine importante
30Les ovins représentent, comme les bovins, 21 % de l’effectif total des animaux vendus entre 1887 et 1948. Les moutons apparaissent pour la première fois dans la comptabilité en 1905. Lorsqu’il exploite la ferme de Neuzy, Jean Giroux vend trois lots de moutons : 12 à la foire de Digoin le 4 mars 1905, neuf au même lieu le 9 février 1907 et 11 cédés à « Bodouin » le 12 avril 1909.
31L’activité ovine est plus importante à Marcilly-la-Gueurce. Elle est irrégulière entre 1910 et 1918 puis se stabilise autour d’une douzaine d’ovins vendus annuellement de 1919 à 1948, ce qui représente alors environ 30 % des sorties d’animaux. Dans le manuscrit, le terme « moutons » domine mais d’autres mentions apparaissent : les « ouilles », les « brebis » ou le « bélier ». Les ovins sont vendus en lots ou à l’unité, aux foires de Charolles, à des acheteurs dont les noms ne sont pas précisés. Au regard des transactions qu’il réalise, Jean Giroux a une activité ovine de naissage.
La principale source de revenu de l’exploitation
32Les ventes de bétail, toutes catégories confondues, constituent la principale source de revenus de la ferme et sont les seules recettes figurant dans le livre de comptes. Pour la période passée à Uxeau, le manuscrit n’apporte aucune information relative aux autres productions et notamment aux céréales. Durant le temps où il est à Digoin, Jean Giroux inscrit dans ses comptes les rendements des récoltes de céréales, sans y mentionner les prix de vente. À l’époque où il est à Marcilly-la-Gueurce, aucune autre rentrée d’argent ne figure dans le manuscrit.
33Le montant annuellement retiré des ventes de bétail est en augmentation (fig. 65). Les données présentées, en francs constants, valeur de 2001, ont été calculées à partir des coefficients de transformation du franc fournis par l’Insee, disponibles depuis 1907.
34Une hausse régulière des recettes s’opère entre l’arrivée du métayer à Marcilly-la-Gueurce, à la fin de l’année 1909, et la première guerre mondiale, le produit des ventes passant de 59 000 francs en 1910 à 143 000 en 1914 et 1915. Cette évolution est conforme avec celle qui est observée à l’échelle nationale. L’immédiat avant-guerre est une période favorable. L’élevage a bien résisté à la grande dépression (1880-1914), les prix des produits qui en sont issus ont été moins dépréciés et pendant moins longtemps que ceux des céréales par exemple21. Les recettes se stabilisent, du milieu des années 1910 à la fin des années 1930, entre 120 000 et 150 000 francs, avec quelques accidents visibles sur la courbe. En 1920 et 1924, les gains sont supérieurs, ils se montent respectivement à 166 000 et 178 000 francs. La hausse de 1924 s’explique par l’importance de l’effectif écoulé cette année-là qui comprend 69 animaux contre une quarantaine les années précédentes. La conjoncture favorable des années 1920, avec reprise et expansion22, apparaît ici. En 1934, les recettes sont inférieures et ne s’élèvent qu’à la somme de 97 000 francs, alors que le nombre d’animaux vendus est en hausse par rapport à 1933, 51 contre 39. Une chute des cours du bétail est à mettre en cause pour justifier cette baisse. Celle-ci est vraisemblablement liée aux troubles monétaires qui secouent les principaux partenaires de la France23. L’élevage charolais, intégré à l’économie nationale, subit les crises mondiales. Une progression s’amorce en 1940, interrompue en 1943, année où le métayer écoule moins de bétail, pour atteindre 256000 francs en 1947. Un ralentissement intervient en 1948.
Fig. 65. Évolution des recettes, des dépenses et du bénéfice de 1907 à 1948.

35Les revenus de l’exploitation de Terzé que mettent en valeur Jean Giroux puis son gendre sont donc en forte progression entre 1910, année de leur arrivée, et 1948, année où s’achève le manuscrit. Ils sont multipliés par trois environ, passant de 59 000 à 212 135 francs. Cette hausse s’explique d’abord par le nombre d’animaux écoulés, 33 en 1910 contre 54 en 1948. La croissance du nombre de bovins au sein de l’effectif commercialisé, qui passe de deux en 1910 à 16 en 1948, est surtout à l’origine de cette progression. Les bovins ont une valeur marchande supérieure à celle des autres catégories de bétail. Le passage progressif d’un système de production fondé presque exclusivement sur les cultures et l’élevage porcin à un autre dans lequel les bovins prennent une part croissante participe donc à l’amélioration du revenu des exploitants. L’élevage bovin apporte une certaine aisance financière variable selon la taille de l’activité, la conjoncture économique, etc.
36Les achats, notés dans le livre, semblent être moins régulièrement tenus à jour que les ventes de bétail. Pourtant, ils ont leur importance au moment du règlement des comptes avec le propriétaire. De plus, il n’est pas certain que la totalité des frais soit mentionnée. Les dépenses oscillent entre un minimum de 3 401 francs en 1907 et un maximum de 99 462 francs en 1941. Elles comprennent les achats de bestiaux et les frais de fonctionnement de l’exploitation. Dans la seconde catégorie figurent, selon les années, les diverses acquisitions d’aliments pour le bétail – maïs, orge, son, betterave, sel, etc. –, les frais liés à la venue de la « machine » (batteuse) lors des moissons, les mémoires du vétérinaire pour soigner des animaux malades ou à l’occasion de mises bas difficiles. Des achats de médicaments sont régulièrement effectués. Les prestations de l’hongreur, qui castre les animaux, sont quasi annuelles. À partir de 1921 apparaissent les primes d’assurance. L’électricité figure pour la première fois en 1941. Les ventes d’animaux aux foires sont source de dépenses. Les frais de foire, droits d’entrée et de pesée, sont récurrents. La courbe des dépenses, en francs constants, laisse voir de fortes variations d’une année à l’autre. En moyenne, de 1907 et 1948, les dépenses représentent 16 % des recettes, ce qui laisse un bénéfice de l’ordre de 80 %, partagé à moitié en fin d’année entre le métayer et le propriétaire24. Les années où les dépenses représentent une part plus importante sont généralement celles durant lesquelles le métayer achète une jument : 1913, 1924, 1928, 1939 et 1941. Cette acquisition représente un investissement qui grève le bénéfice.
37Le bénéfice, en francs constants, valeur de 2001, est partagé entre le revenu du métayer et la rente foncière du propriétaire25. Une fois cette dernière acquittée, il reste au métayer le revenu paysan. Le bénéfice moyen s’élève à 113 760 francs. Le bénéfice généré par l’exploitation est en hausse de 1910 à 1948, passant de 58 214 à 170 658 francs. Il s’accroît entre l’arrivée de la famille Giroux à Terzé et 1914. La première guerre mondiale ne semble pas avoir d’incidence sur les résultats économiques, malgré la mobilisation de Benoît Dauphin, gendre de Jean Giroux, qui travaille avec lui et qui décède le 9 novembre 1917 à l’hôpital de Charolles à la suite d’un accès de fièvre pernicieuse26. Les gains sont en recul de 1923 à 1928, bien que la conjoncture nationale des années 1920 soit plutôt favorable et les recettes en hausse. D’une façon générale, la décennie 1930 est plus difficile que la précédente. La France subit la dépression suite à la crise de 1929, tardivement et sans qu’elle ne soit très marquée pour l’élevage27. 1934 est une très mauvaise année au regard du bénéfice procuré par l’activité. Les années 1935-1938 constituent une période de stagnation, à l’échelle de l’exploitation comme au niveau national, pendant laquelle la croissance des consommations de produits animaux28, en particulier de viande, ralentit. Les années 1940 sont nettement meilleures, à l’exception de 1941 et 1943, ce qui peut s’expliquer par le contexte de l’époque. L’exploitation de Terzé semble donc rentable, dégageant chaque année un bénéfice plus ou moins important, mais ne laissant jamais de déficit. Au final, l’évolution des recettes et des bénéfices est en phase avec la conjoncture nationale. La situation est assez satisfaisante de 1925 à 1933, mauvaise et même catastrophique en 1934 puis meilleure après 193629.
38Paradoxe de la recherche, l’analyse du livre de comptes de Jean Giroux qui, initialement, devait servir à appréhender les transactions réalisées dans l’exploitation a révélé des échanges presque exclusivement accomplis à la foire. Jamais le rédacteur ne mentionne explicitement de vente faite dans l’exploitation. Lorsqu’il précise les noms des bouchers qui lui achètent ses bêtes, en particulier ses veaux, le métayer n’indique pas systématiquement si l’échange s’est fait à la foire. Il est donc impossible d’affirmer avec certitude que Jean Giroux n’a pas vendu de bétail à la ferme, mais incontestablement les transactions se font surtout sur la place marchande. Cette remarque vient confirmer un phénomène déjà observé. Jusqu’au milieu du xxe siècle, les échanges de bétail se font essentiellement lors des foires et marchés. Les moyens de transport à la disposition des acheteurs limitent leurs déplacements. Même si elle existe, la tournée des fermes n’est pas systématisée, comme elle peut l’être aujourd’hui. Le maillage du territoire par un dense réseau de rendez-vous commerciaux apparaît décisif. Néanmoins, la question se pose de savoir si des maquignons ou des emboucheurs sont venus solliciter Jean Giroux dans son exploitation. Les sources disponibles ne permettent pas de le dire. À partir des années 1920, son gendre Antoine Dauphin, qui remplace son frère Benoît décédé en 1917, prend le relais dans l’écriture des comptes et n’indique plus où sont vendus les animaux. Il est probable que les transactions continuent à se faire sur le champ de foire de Charolles. Les ventes des bovins sont très souvent réalisées « à la bloque30 » comme le laisse supposer la seule mention du prix de vente. Les veaux font exception à la règle puisque des mentions de poids et de prix au kilo apparaissent. Ce phénomène s’explique par la destination de ces animaux : la boucherie. Les réquisitions, durant les deux guerres, impliquent la pesée des bestiaux livrés. Cette pratique a sans doute des répercussions une fois la liberté du commerce retrouvée. Faut-il y voir l’origine de la vente au kilo qui se développe plus tard ?
39Le métayer écoule les produits de son élevage. En tant que naisseur il vend des veaux, des agneaux, des porcelets. Mais il doit aussi, pour assurer le renouvellement de son cheptel ou parfois l’accroître, acquérir des animaux.
Les achats de bétail : renouveler ou accroître le cheptel
40De 1887 à 1948, Jean Giroux et Antoine Dauphin ont acheté 173 bestiaux. La moyenne de trois animaux acquis par an n’est pas très significative. Elle masque des écarts importants entre les années où aucun achat n’est réalisé (21 années sur 62), et celles où un effectif important intègre la ferme (fig. 66). Ainsi, 27 ovins sont par exemple achetés en 1912. Les acquisitions, irrégulières, représentent 7 % de l’effectif total des animaux vendus.
Fig. 66. Achats de bétail de 1887 à 1948.

41Le métayer et son gendre ont acquis 90 ovins (52 % de l’effectif), 44 porcs (25 %), 32 bovins (18 %) et sept juments (4 %). L’analyse des achats en fonction des différentes catégories de bétail – ovine, porcine et bovine – permet de mettre en évidence les pratiques d’élevage.
Les ovins
42Lorsqu’il exploite la ferme de Neuzy, Jean Giroux achète des moutons à la foire de Digoin à deux reprises : un lot de 12 le 30 septembre 1904 et un autre du même nombre le 30 septembre 1908. Les noms des vendeurs ne sont pas mentionnés. Le métayer est à Digoin depuis 1890, pourquoi se lance-t-il dans cette activité ovine en 1904 ? Se constitue-t-il un cheptel ? C’est possible d’autant plus que dès l’année suivante il vend des moutons à la foire de mars à Digoin. Peut-être s’agit-il des agneaux nés des brebis qu’il aurait acquises en septembre 1904 ou bien revend-il les moutons précédemment achetés après les avoir engraissés ? Le même phénomène se reproduit en septembre 1908 et avril 1909. Les achats sont importants en 1912 et 1913, années qui suivent son installation à Marcilly-la-Gueurce. Le 8 avril 1912, il achète dix « ouilles et agneaux » et 15 agneaux le 27 août. Le 24 mars 1913, il acquiert 12 brebis et agneaux. Il ne précise pas où se font ces acquisitions. Ces animaux sont sans doute destinés à la constitution d’un cheptel ovin. Il achète encore quatre « ouilles » en 1915 et deux brebis le 14 août 1929. Son gendre s’en procure une le 9 septembre 1942. À partir de 1919, chaque année, ou presque, le métayer et son gendre achètent un bélier, le plus souvent dans les fermes voisines. Ainsi, certains viennent de chez Berthier ou Laugerette, au Vieux château, d’autres de chez Prost ou Édouard, à Terzé.
Les porcs
43Les achats de porcs sont dispersés dans le temps et se font généralement par petits lots. Ainsi, en 1887, lorsqu’il exploite la ferme de La grande planche, Jean Giroux achète quatre cochons le 13 janvier et deux lots de trois le 10 avril à la foire de Gueugnon, quatre autres le 27 octobre à celle de Bourbon-Lancy. Pourquoi toutes ces acquisitions cette année-là ? Le métayer développe peut-être un cheptel.
44Durant la période passée à Digoin, il achète trois fois des porcs : deux le 29 novembre 1891 à la foire de Digoin, une truie le 7 janvier 1894 et deux cochons en 1898 à la foire de Gueugnon. Aucune acquisition n’est ensuite réalisée jusqu’en 1927. Cette année-là, le métayer achète cinq cochons le 14 septembre. En 1929, il en acquiert six le 27 mars ainsi qu’une truie le 24 décembre. En 1932, une truie est introduite dans l’exploitation, de même qu’en 1936. Six porcs arrivent aussi le 9 mai 1934. Les achats de truie permettent de renouveler le cheptel porcin. Les autres cochons sont sans doute engraissés par le métayer qui les livre à la boucherie. Contrairement à l’élevage ovin, pour lequel les achats du bélier sont régulièrement mentionnés, aucune trace de reproducteur porcin ne figure dans les comptes.
Les bovins
45Les achats de bovins (32 entre 1887 et 1948, soit environ un animal tous les deux ans) portent principalement sur des veaux, mais l’effectif est infime. Sur les neuf veaux acquis, sept le sont au moment de la première guerre mondiale ou juste après. Un veau est acheté le 17 avril 1915 chez Sivignon, de Marcilly-la-Gueurce, un le 12 mai 1916 à la foire de Charolles, un le 14 avril 1918, trois en 1919 – les 9 avril, 14 mars et 29 mai –, un le 15 septembre 1920 chez Louis Fontier qui n’est livré que le 29 octobre, un le 1er juillet 1928 et un le 19 décembre 1946. De quel type de veau s’agit-il ? Sont-ce des mâles ou des femelles ? Quelle est leur destination, est-ce le développement du cheptel ? Entre 1915 et 1920, aucune vente de veau n’est réalisée ce qui confirme la conservation de ces animaux. Les veaux achetés seraient alors des femelles destinées à faire des vaches. Celui acheté le 15 septembre 1920 à Louis Fontier est vraisemblablement un jeune reproducteur car son prix d’achat est nettement supérieur à ceux des autres animaux.
46Huit taureaux sont achetés en 1913, 1924, 1927, 1931, 1934, 1935, 1938 et 1942. Il s’agit du reproducteur destiné à la saillie des vaches comme l’atteste la mention « le taureau » lors des reventes. Le métayer traduit ainsi une proximité avec l’animal qui permet le renouvellement du cheptel. Le changement du taureau se fait de manière irrégulière. Il est remplacé tous les trois ou quatre ans de 1924 à 1942, à l’exception de deux achats consécutifs en 1934 et 1935, peut-être suite à un incident. Parfois cet animal est payé par le propriétaire comme le métayer l’indique dans ses comptes31. Il arrive dans l’exploitation de janvier à mars ou en octobre-novembre.
47Jean Giroux se procure six taures entre 1891 et 1909, période durant laquelle il est à Digoin. Une jeune taure est ramenée de la foire de Digoin le 28 août 1891. Trois le sont du même lieu en 1897 (7 janvier, 19 avril et 29 novembre). Le 10 juin 1901, il en ramène une autre. Enfin, il va en chercher une à la foire de Paray-le-Monial le 19 mai 1903. Ces bêtes sont peut-être destinées à rester à la ferme comme productrices de lait.
48Les achats de vaches sont infimes. Jean Giroux en acquiert quatre : une le 20 décembre 1887 à la foire de Gueugnon, une le 20 mars 1906 à celle de Paray-le-Monial et deux à Toulon-sur-Arroux le 28 avril 1908. De quel type de vaches s’agit-il, de travail, laitières, reproductrices ? Sont-elles de race charolaise ? Les informations contenues dans le manuscrit ne permettent pas de répondre à ces interrogations. En comparant ces dates avec celles des ventes, il est possible d’avancer l’hypothèse selon laquelle ces achats seraient destinés à remplacer les animaux vendus, peut-être des vaches laitières.
49Les acquisitions de bœufs sont rares. Antoine Dauphin n’en achète que deux le 13 octobre 1943 à la foire de Charolles. De même, Jean Giroux n’achète que deux paquets, « une vache et vau », en 1919, pour accroître son cheptel. Enfin, un seul châtron est acheté le 22 novembre 1933 chez Édouard, le voisin de Terzé. Pourquoi cette acquisition ? S’agit-il d’un achat spéculatif ? Aucune vente de ce type de bétail n’est réalisée jusqu’en 1937, ce qui signifierait que le châtron aurait été gardé au minimum quatre ans dans l’exploitation, ce qui semble long.
50Le livre de comptes révèle donc des achats ponctuels, principalement destinés au renouvellement du cheptel.
La fréquentation des foires
51Comme les ventes, les achats se font essentiellement aux foires (fig. 60). Cependant, le métayer n’hésite pas à se rendre directement chez ses voisins pour y acquérir des reproducteurs, béliers ou taureaux. Ainsi, le 22 novembre 1933, Antoine Dauphin achète un châtron chez Louis Édouard, cultivateur à Terzé. Ce dernier lui vend aussi une jument le 20 novembre 1941 et un bélier le 10 septembre 1947. Le 22 août 1942, il acquiert un bélier chez Jean Prost, aussi cultivateur à Terzé. Le métayer se rend dans d’autres hameaux. Le 25 mai 1932, il achète par exemple une « petite truie » à Louis Gelin, cultivateur à Verneuil. Le 13 septembre 1943, il ramène un bélier de l’exploitation d’André Laugerette, cultivateur au Vieux château. Mais ces achats dans les fermes sont exceptionnels. Les acquisitions de bétail se réalisent surtout à l’occasion des foires et marchés. Jean Giroux fréquente régulièrement celles qui se tiennent à proximité de son lieu de résidence. Lorsqu’il est à Uxeau, le métayer se rend principalement aux foires de Gueugnon, où il réalise une grande partie de ses ventes et quelques achats. Il vend des animaux à Issy-l’Évêque. Il se rend plus rarement à Neuvy-Grandchamp pour écouler des animaux et à Bourbon-Lancy pour en acquérir. Durant la période passée à Digoin, Jean Giroux effectue la plus grande partie de ses ventes et de ses achats sur le champ de foire de cette ville. Il se déplace jusqu’à Paray-le-Monial, où il vend des animaux à plusieurs reprises et en acquiert quelques-uns. Plus rarement il réalise des transactions à Gueugnon et Toulon-sur-Arroux, à proximité de son précédent domicile. Il est intéressant de noter qu’il achète parfois des bestiaux à Toulon-sur-Arroux, alors qu’il n’a pas réalisé d’échange sur ce foirail lorsqu’il habitait tout près, à Uxeau, ce qui signifie qu’il fréquentait certainement déjà cette manifestation, mais qu’il n’avait pas eu l’occasion d’y conclure d’affaire.
52Quand il habite à Marcilly-la-Gueurce, le métayer vend et achète presque uniquement ses bestiaux aux foires de Charolles. Il fait des achats occasionnels à Digoin, où il demeurait auparavant. Jean Giroux rompt le cours du temps quotidien consacré aux travaux de la ferme et aux soins des animaux pour se rendre à ces manifestations commerciales. Avant de quitter sa maison, il est probable qu’il mette des vêtements propres. Il change aussi d’occupation. Au lieu de produire, il achète, il vend et surtout il discute32. Ces déplacements sont l’occasion de s’informer sur les cours du bétail, de sentir la tendance. Ils représentent un moment de sociabilité33 pour le cultivateur. Le métayer profite peut-être de ses voyages pour rendre visite à des parents ou d’anciennes connaissances.
53Il lui arrive souvent de laisser des étrennes aux vendeurs comme lorsqu’il achète 12 moutons à la foire de Digoin, le 30 septembre 1908, 21 francs l’un et trois « d’étrennes », ou le 8 avril 1912 quand il acquiert 12 « ouilles » et leurs agneaux, payés 49 francs la paire et deux « d’étrennes ». Son gendre, Antoine Dauphin, donne par exemple 300 francs d’étrennes à son voisin Édouard, le 20 novembre 1941, en plus des 50000 francs, montant du prix d’achat d’une jument. Quelques années plus tard, le 8 avril 1848, lorsque Dury, marchand de chevaux à La Clayette, lui en cède une au prix de 164 000 francs, il ajoute 200 francs d’étrennes.
54Les achats de bestiaux représentent certaines années une part importante des frais d’exploitation. C’est le cas en 1941 où ils constituent 93 % des frais engagés, en 1919 – 91 % –, en 1913 – 82 % – ou en 1887 – 78 %. À l’inverse, ils sont inexistants 21 années sur les 62 que couvre l’étude. Les dépenses varient selon que le métayer achète ou non du bétail. Chaque fois qu’il acquiert une jument (1913, 1924, 1928, 1939, 1941, 1947 et 1948), elles augmentent. Il en est de même lorsque l’effectif des animaux acquis est important, comme en 1908 (12 ovins et deux vaches), en 1919 (un mouton, trois veaux et deux paquets), en 1927 (un ovin, cinq porcins et un taureau), ou en 1943 (un bélier et deux bœufs).
55Les achats de bestiaux sont donc peu nombreux et irréguliers. À la différence des emboucheurs et des maquignons, les éleveurs semblent plus éloignés des pratiques commerciales et se consacrent avant tout à la production. Peut-être cette impression est-elle due à un effet de source, les transactions au niveau de l’exploitation n’ayant été saisies que par le biais du livre de comptes de Jean Giroux. Dans son cas, qui ne doit pas être généralisé, pas plus que l’étude de son manuscrit ne saurait être considérée comme exhaustive, il apparaît que l’éleveur achète des bovins pour les seuls besoins de l’exploitation qu’il fait valoir, afin d’assurer la reproduction et l’accroissement de son cheptel et d’étoffer son revenu agricole. Aucun achat de type spéculatif n’a pu être mis en évidence. Jean Giroux n’est pas un commerçant mais un producteur.
Une spécialisation bovine tardive
56Entre 1887 et 1933, Jean Giroux exploite successivement, en tant que métayer, trois domaines dans le Charolais : la ferme de La grande planche à Uxeau, de 1887 à 1890, un domaine à Neuzy sur la commune de Digoin, de 1891 à 1909, et une des exploitations du château de Terzé à Marcilly-la-Gueurce. À Uxeau, il élève des porcs qu’il va vendre aux foires d’Issy-l’Évêque, Gueugnon et parfois Neuvy-Grandchamp. Les quelques bovins présents dans l’exploitation sont destinés au travail de la terre. La culture de céréales représente vraisemblablement une activité capitale, mais les informations manquent à ce sujet. À Digoin, il met en valeur une exploitation de polyculture-polyélevage appartenant à la famille Marmorat. Les renseignements contenus dans le livre de comptes permettent d’appréhender les différentes activités du métayer. Jean Giroux élève des bovins, quelques ovins à la fin de la période, mais surtout des porcs. Là encore l’élevage porcin domine. Les ventes se font aux foires de Digoin, Paray-le-Monial et parfois Gueugnon. La production de céréales – froment, blé, avoine et orge – est importante. Les rendements sont partiellement connus grâce aux annotations contenues à la fin du livre de comptes, mais s’ils existent, les gains procurés par cette activité ne sont pas précisés. Jean Giroux arrive à Terzé le 11 novembre 1909. Il y travaille jusqu’en 1933, année de sa mort. Son gendre, Antoine Dauphin, lui succède à la tête de l’exploitation et dans la tenue du livre de comptes. Là encore, il s’agit d’une ferme de polyculture-polyélevage. La production porcine demeure importante, mais les ovins et les bovins occupent une place croissante.
57Un cheptel bovin charolais existe dans l’exploitation, composé d’une douzaine de vaches allaitantes à la fin des années 1920. En 1929, 11 sont recensées. Chacune a son nom : la « mauvaise », la « mère moutonne », la « tillière cornette », la taure « blanchette », la vache « beurdine », la « tillière jaune », la vache « jolie », la taure « quinette », la vache « chevrette », la vache « chinon » et la « mère blanchette ». Les noms donnés par le métayer à ses vaches renseignent sur la manière dont il distingue les bêtes composant son cheptel. Les appellations font essentiellement référence à leurs caractéristiques physiques : à leur allure générale (la vache « jolie »), à la couleur de la robe (la « tillière jaune », la « mère blanche »), à la position des cornes (la « tillière cornette »). Elles ont trait aussi à leur caractère (la « mauvaise », la « beurdine »). Certaines sont identifiées à d’autres catégories de bestiaux. La « mère moutonne » a peut-être le pelage frisé à moins que cette dénomination renvoie à un événement qui dans la vie de cette vache l’a rapprochée des moutons, pâturage dans le même pré, tentative d’intrusion dans la bergerie, etc. La vache « chevrette » est vraisemblablement de petite taille, à moins qu’elle ne pâture avec les chèvres ou qu’il ne lui soit arrivé quelque mésaventure avec l’une d’elles. Les bovins prennent une place croissante. Un cheptel est progressivement constitué dans l’entre-deux-guerres, période correspondant à l’installation d’Antoine Dauphin dans la ferme de Terzé avec son beau-père. Chacune des fermes successivement mises en valeur a donc son propre système de production, plus axé sur telle ou telle production selon le lieu et l’époque. Toutes ont néanmoins en commun le caractère multiple des cultures et des élevages qui y sont réalisés.
58L’élevage bovin qui se développe accroît les revenus de l’exploitation et permet au métayer d’améliorer sa condition. Cependant, il est difficile de présenter un bilan social pour la famille Giroux et d’évaluer le niveau de fortune de ses membres car, à ce jour, les déclarations de succession et les inventaires après décès de Jean Giroux et de son père n’ont pas été retrouvés malgré mes recherches. En outre, l’absence de contrat de mariage lors des différentes unions contractées par les membres de la famille complique le travail. En l’absence de ces documents, comment mesurer l’accès à l’aisance entre les générations et le comparer à celui des emboucheurs ? L’accession à la propriété ne se fait qu’à la génération du petit-fils de Jean Giroux, Jean-Antoine Dauphin (1912-1971).
59Au-delà des réalités commerciales, l’analyse du livre de comptes de Jean Giroux permet de saisir le quotidien d’une ferme de métayage, d’appréhender les pratiques d’élevage, les méthodes culturales, la main-d’œuvre employée, etc. Au fil des pages du manuscrit apparaissent de nombreuses informations qui enrichissent la connaissance du monde agricole charolais de la fin du xixe à la seconde moitié du xxe siècle. L’examen de ce document associé à une enquête de type prosopographique du fermier et de sa famille aboutit à une monographie familiale sur plusieurs générations, à travers laquelle se lisent les permanences et les changements intervenus au sein de la société rurale contemporaine.
60La monographie met en évidence une spécialisation herbagère tardive et témoigne de la permanence du système de polyculture-polyélevage jusqu’au milieu du xxe siècle. L’élevage des bovins, en tant que spécialisation, s’amorce à la fin des années 1940, alors que la filière viande s’organise, et ne s’achève que dans la seconde moitié du xxe siècle. Elle illustre la mobilité des populations, réalité quotidienne des sociétés rurales du xixe et de la première moitié du xxe siècle, même sur de courtes distances, à travers le parcours de Jean Giroux dans six communes du Charolais : Vigny-les-Paray, Gueugnon, Vendenesse-sur-Arroux, Uxeau, Digoin et Marcilly-la-Gueurce. Comment se passent les changements d’exploitation ? Après ses six longues années de service, Jean Giroux s’installe à Uxeau, qu’il quitte pour Digoin. Comment a-t-il eu connaissance d’une ferme libre à Neuzy ? Il côtoyait vraisemblablement la famille Marmorat, d’Uxeau, propriétaire du domaine. Les Marmorat possédaient peut-être la ferme de La grande planche. Il rejoint ensuite Marcilly-la-Gueurce. Il lui faut une ferme plus grande pour faire vivre sa famille, agrandie suite au mariage de sa fille aînée. Comment est-il arrivé à Marcilly-la-Gueurce ? Les propriétaires du château de Terzé et de ses fermes résident une partie de l’année à Rigny-sur-Arroux, où vivent certains membres de la famille Giroux (Jean, Philiberte et Georges, frères et sœur de Jean). Sont-ils métayers pour la famille de Ponnat ? Cela aurait permis à Jean Giroux d’avoir connaissance d’une ferme libre à Terzé. Enfin, sont suggérés les rapports entre l’agriculture et l’industrie. Jean Giroux a consacré sa vie au travail de la terre entouré de cultivateurs – métayers ou journaliers –, mais à Digoin il a côtoyé les ouvriers de la faïencerie de la Brierette toute proche, même si la Bourbince séparait son espace de vie de la fabrique. Il entendait chaque jour les sirènes rythmant le quotidien des salariés. Lorsqu’il se rendait à Digoin, il passait devant l’usine et ses logements. Les rencontres avec le monde ouvrier ont eu lieu dans les rues et sur les chemins de la commune, lors de rassemblements tels que les foires et marchés ou les offices religieux, ou au cabaret, ou encore dans les commerces. Quelle influence ont-elles eu sur Jean Giroux ? Ce dernier a vécu à proximité de la faïencerie en plein essor, dont la direction avait du mal à trouver la main-d’œuvre nécessaire à son fonctionnement. Il aurait pu quitter la terre et rejoindre l’usine. L’espoir d’un salaire meilleur, la perspective d’un travail moins ingrat auraient pu l’inciter à abandonner l’agriculture ; or, ce n’est pas le cas. Y-a-t-il seulement songé ?
61Une comparaison avec les conclusions tirées de l’étude des emboucheurs renforce la situation privilégiée de ces individus, plus faciles à repérer et à suivre dans les sources classiques de l’histoire sociale que les métayers. L’emboucheur est attaché à sa propriété alors que le métayer se déplace au fur et à mesure des opportunités qui s’offrent à lui d’exploiter un domaine pouvant assurer la subsistance de sa famille. Il met en valeur des terrains qui appartiennent à des châtelains, des marchands du bourg ou d’autres propriétaires. La distance qui sépare le métayer et le patron est perceptible à travers l’utilisation du terme « le monsieur » pour désigner ce dernier, mot qui traduit une place plus élevée dans la hiérarchie sociale. Les gains procurés par l’exploitation des domaines sont partagés à moitié à la fin de chaque année. Où se fait ce partage, à la ferme, au domicile du propriétaire ? Jean Giroux ne le mentionne pas dans son manuscrit. Le métayer réalise lui-même tous les travaux de la ferme, des plus ingrats aux plus nobles, comme les ventes du bétail aux foires, ce qui n’est pas toujours le cas. Souvent, le propriétaire, ou un régisseur qui le représente, se charge de l’écoulement des animaux. Les emboucheurs racontent, par exemple, comment ils achetaient le bétail maigre aux régisseurs dans les fermes de la Nièvre ou de l’Allier.
62L’histoire des acteurs du commerce de bétail, c’est l’histoire de la filière bovine charolaise qui se structure autour de trois spécialités : le naissage, l’embouche et le négoce. Bien qu’adossée à un corpus limité à quelque 80 familles d’emboucheurs et de marchands de bestiaux, compte tenu des impératifs de la thèse, l’étude met en évidence le décalage chronologique qui existe entre l’apogée de l’embouche et du négoce dès la fin du xixe siècle et l’accès à l’aisance des simples exploitants éleveurs au milieu du xxe siècle. Du milieu du xixe au milieu du xxe siècle, le commerce du bétail, qui se fait surtout sur les foires et marchés, met en scène une multitude d’intermédiaires souvent pluriactifs. Certaines familles, engagées dans l’embouche depuis plusieurs générations, profitent de son développement pour consolider leur position dans la société rurale, tout en servant de modèles ; elles représentent sans doute l’idéal à atteindre pour les cultivateurs qui les entourent. L’embouche se démocratise. Elle devient accessible aux polyculteurs-éleveurs qui améliorent ainsi leur condition. L’élevage bovin charolais se développe. Il permet aux paysans d’accroître leurs revenus. Autour de ces deux groupes constitués, l’un des éleveurs, l’autre des emboucheurs, gravite une pluralité d’intermédiaires : maquignons « bricoleurs », emboucheurs maquignons ou maquignons emboucheurs, commissionnaires, rabatteurs, courtiers, etc. Ce sont tous ces individus, producteurs, commerçants, ou les deux à la fois, petits ou gros, spécialisés à des degrés divers dans tel ou tel type d’activité, qui ont contribué à l’essor de l’élevage charolais et pas seulement les éleveurs inscrits au livre de la race ou les marchands emboucheurs qui ont marqué leur réussite dans la pierre par l’édification d’une maison bourgeoise. L’histoire de la race charolaise et de sa commercialisation, c’est avant tout et surtout celle de la multitude des petits : des Jean Giroux de l’élevage, des frères Augagneur du commerce, des Ducray de l’embouche, et de tous les autres, à leur époque et après eux. Tous ces individus, qui ont aujourd’hui sombré dans l’oubli et dont certains sont « ressuscités » parce qu’ils ont laissé des traces dans les archives, ont été les véritables acteurs de la spécialisation. La nébuleuse du négoce de bétail, qui semble atteindre sa maturité au milieu du xxe siècle, se désagrège progressivement à partir des années 1950.
Notes de bas de page
1 AD Saône-et-Loire, 5 E 575/7. La commune de Vigny-les-Paray, supprimée en 1965, a été rattachée à Digoin.
2 AD Saône-et-Loire, 5 E 370/8.
3 AD Saône-et-Loire, 5 E 552/11.
4 Les tables des baux ayant disparu il n’a pas été possible d’identifier le propriétaire, d’appréhender l’exploitation et les conditions du métayage.
5 AD Saône-et-Loire, 3 Q 12071, table des baux.
6 AD Saône-et-Loire, 3 Q 12073, table des baux.
7 AD Saône-et-Loire, 3 Q 12074, table des baux. Alors que les deux baux précédents sont contractés par Clément Louis Marmorat, plusieurs propriétaires figurent sur le dernier : Antoinette Crétin, veuve Dupuis, Charles et Albain Marmorat et Clémence Marmorat, épouse Goujon.
8 Il manque le bail pour la période 1906-1909.
9 Dans le bail du 27 janvier 1897 le nom de la propriété est orthographié différemment : Gauquenots. AD Saône-et-Loire, 3 Q 12074, table des baux.
10 Seules les parcelles appartenant à Clément Louis Marmorat ont été localisées. Sa propriété comprend 3,3055 hectares dont 2,2775 hectares en terre, 4,20 ares en pré, 39,80 ares en pâture, 56,30 ares en friche et 2,50 ares en gravier. La part de l’herbe (13 %) est inférieure à celle de la commune (24 % en 1913). Celle des terres (69 %) est supérieure (49 % en 1913). AD Saône-et-Loire, matrice cadastrale ancienne, Digoin, fo 546.
11 Une « masure » d’après la matrice cadastrale ancienne.
12 Archives privées Michèle Prost, livre de comptes de Jean Giroux puis Antoine Dauphin, 1887-1948.
13 AD Saône-et-Loire, matrice cadastrale récente, Marcilly-la-Gueurce, fos 163-165.
14 Ce développement repose sur l’étude du livre de comptes.
15 Déchet de la mouture des céréales.
16 Taure ou taurie : génisse n’ayant pas encore vêlé.
17 La vache et son veau lorsqu’ils sont vendus ensemble.
18 Sans doute Baptiste Terrier.
19 Vache accompagnée de son jeune veau.
20 Femelle qui n’a pas encore vêlé. Se dit du sevrage (vers six mois) au premier vêlage (24 à 30 mois).
21 Agulhon M., Desert G. et Specklin R., Apogée et crise…, op. cit., p. 418.
22 Gervais M., Jollivet M. et Tavernier Y., La fin de la France paysanne…, op. cit., p. 72.
23 Ibid., p. 88.
24 Le bail de la ferme de Neuzy indique un partage à mi-fruits et plusieurs mentions en ce sens figurent dans le livre de comptes pour la ferme de Terzé : partage à « moitié » du montant des ventes.
25 Elle n’est connue que pour la ferme de Neuzy à Digoin. Jean Giroux s’acquitte d’un loyer annuel de 800 francs.
26 AD Saône-et-Loire, 1 R Registre matricule, 1900, Autun ; AM Marcilly-la-Gueurce, état civil.
27 Gervais M., Jollivet M. et Tavernier Y., La fin de la France paysanne…, op. cit., p. 89.
28 Ibid., p. 73.
29 Ibid., p. 86.
30 Cette pratique s’oppose à celle de la vente au poids faite d’après le poids réel de l’animal. Ici, le poids de l’animal est seulement estimé.
31 En l’absence du contrat de métayage il est difficile de préciser les charges du propriétaire et du métayer. D’après le livre de comptes, Jean Giroux vend et achète le bétail, notamment la jument de trait. Il paye tous les frais liés à l’exploitation (aliments pour les animaux, interventions du vétérinaire, médicaments, fournitures diverses, assurances, etc.). Le partage des recettes semble se faire à moitié, après déduction des frais. Par exemple, en 1930 – année pour laquelle les informations sont indiquées avec précision –, le produit des ventes se monte à 44 111 francs et les frais à 5 377 francs : il reste 19 367 francs à Jean Giroux. La part du propriétaire est donc de 19 367 francs.
32 Bonnain R., « Le système des places marchandes des Hautes-Pyrénées », Études rurales, nos 78-80, avril-décembre 1980, p. 231.
33 Tomas J., Le temps des foires…, op. cit., p. 304.
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