Le continuum nomade sédentaire et l’espace mobile
p. 417-429
Texte intégral
1Nomade/sédentaire : l’opposition structure le discours géographique au long d’une discontinuité majeure qui sépare également l’océan et le continent, la ville et la campagne (par le citadin et le paysan), le marchand et le producteur. Le mouvement et l’ancrage1. Une anthropologie implicite assure les bases d’une ethnographie très descriptive et d’une géographie maniaque du découpage et de la limite s’appuyant l’une l’autre pour finalement produire du territoire et de l’identité.
2Pourtant, jamais la réalité n’est aussi franche que les catégories : les “sédentaires” sont souvent très mobiles (ne serait-ce que par le commerce, la guerre, la migration) et, on le sait, les “sédentaires” sont majoritaires chez ceux que l’on appelle “nomades”. Un affinement a pu être tenté, pour les nomades en tout cas, classant les individus ou les groupes selon la mobilité en durée et en distance2. Mais cela n’y change rien car le problème est ailleurs : le passage de l’individu à l’identité collective qui s’appuie sur des caractéristiques classificatoires. Dans l’infinité des situations réelles “individuelles”, la décision de la limite typologique est quasi impossible. Elle est donc produite par le haut, c’est-à-dire par l’idéologie et le sang (la généalogie), confortée par le bas, la matérialisation territoriale. Encore faut-il accepter qu’une conception sédentaire de la “géographie” s’impose comme norme, y compris et peut-être surtout, à ceux qui sont nomades donc appelés à devenir sédentaires. En effet, l’opposition nomades - sédentaires transformée en apposition, s’inscrit dans une conception évolutionniste qui semble dépasser l’essentialisme des caractères acquis et figés, mais en conserve les types idéaux. Toutes les doctrines trouvent leur compte dans l’opposition structurale.
3L’opération géographique courante qui assimile, par une forme d’holisme caché, une société et son territoire, persiste donc, malgré les contradictions qui peuvent surgir lorsque la déconstruction des identités est tentée. Si historiens et ethnologues ont, depuis longtemps déjà, démonté les processus d’ethnogenèse3, ce mouvement n’est pas réellement prolongé par la déconstruction des identités spatiales qui sont toujours ramenées au fantasme de la limite4. Le changement d’échelle, l’intersection d’espaces, la limite floue ou le gradient qui s’inverse au passage d’un seuil ne résolvent rien, car “vivre l’espace” ne se traduit pas par une limite physique et matérielle qui s’imposerait à des identités prises comme des illusions de totalités5. L’espace “géographique” n’est pas que physique, il n’est pas qu’extérieur.
4Une bonne géographie des genres de vie assignait nomades et sédentaires à des territoires définis par des limites climatiques et biogéographiques. L’espace de production, il va de soi, et agricole de surcroît, dominait la délimitation des groupes tout comme il allait de soi que la production en elle-même était la clé de la définition des sociétés. Mais les hommes ne sont pas comme des plantes, destinés à prendre racine là où ils sont nés. La mobilité, au contraire, les caractérise avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur la conception même de l’espace. C’est plus qu’une inversion de valeur privilégiant une géographie de nomades contre une géographie dominante de sédentaires. Dans un continuum nomade-sédentaire qui dépasse les catégories et s’affranchit des découpages, l’espace change de nature. Il devient lui-même mobile au lieu de former un support immuable de repères absolus. C’est-à-dire qu’il est intégré à la dimension humaine, fait des rapports sociaux marqués par les circonstances politiques, économiques, culturelles... Il n’existe pas de condition nomade ou sédentaire mais des positions dans les relations sociales, spatialement exprimées. Cette mutation conceptuelle prend un intérêt actuel évidemment : mondialisation vs. repli identitaire dit-on, qui ne concerne pas seulement le monde presque disparu des nomades historiques où gisent, cependant, quelques ressources pour penser l’espace autrement.
“LES HOMMES NE SONT PAS COMME LES PLANTES, DESTINÉS À RESTER ENRACINÉS LÀ OÙ ILS SONT NÉS”
5Si la discontinuité (et la continuité) porte un problème théorique général partagé par tous les géographes, quel que soit leur objet, le passage d’un bord à l’autre de la discipline (physique et humaine comme l’on dit), n’est pas si aisé et souligne la question première du concept d’espace lui-même. La métaphore de la racine nous y conduit. L’espace est-il un support sur lequel s’inscrivent les traces de l’action humaine parmi les indices d’un “ordre naturel”, comme les traces d’une nature naturante qu’il faudrait découvrir, tout comme il faudrait comprendre la raison et le calcul des hommes affrontés doublement à leur désir (leurs projets) et aux contraintes qui limitent l’exercice de leur volonté ? La solution se montrerait alors par une localisation et un complexe localisé appelé lieu, exprimant la cohabitation et la corrélation réciproque d’êtres hétérogènes maintenus ensemble par une puissance qu’il reste à définir et mesurer. Elle comprend l’idée d’équilibre, même provisoire. À partir de là, l’espace ne peut plus être simple support puisqu’il devient l’une des variables du lieu par la distance. D’où une seconde proposition : l’espace est une dimension de la société comme il est une dimension de toute chose, avec cette distinction que pour les choses inanimées, il peut être compris comme l’étendue, délimité, et, par là même, entrer dans la définition de l’objet (la confusion de la définition et de la délimitation). Alors qu’en matière humaine (sociale), il est une interaction qu’il faut d’abord définir dans un registre approprié. En ne discutant pas, ici, de la proposition structurale de Ritchott6, je propose que la “nature” de l’espace7 n’est pas la même selon que l’on observe des objets ou selon que l’on observe des projets ou des trajets (au sens de la trajection proposé par A. Berque)8. N’en déplaise à ceux qui voudraient faire de l’espace l’unité de la géographie (c’est un autre sujet), l’espace que nous pouvons prendre pour support de définition avec les objets “inanimés” et entre dans l’intelligibilité de leur propre “nature”, constitue un élément de l’identité “volontaire” et par là un enjeu vital pour les sociétés. Cela éclaire le problème de la naturalisation des faits “sociaux” et de l’évacuation vers l’extérieur des déterminismes ou des contraintes qui pèsent sur les sociétés et plus généralement sur les hommes.
6Dans l’opposition des nomades et des sédentaires qui structure les représentations géographiques beaucoup plus loin qu’il n’y paraît lorsque l’on ne s’attache pas seulement aux “genres de vie”, une opération de découpage évidente tente de définir des espaces par la délimitation et par là conduit au territoire, c’est-à-dire, en matière de société, à des identités. La boucle se referme, des catégories produisent des réalités à force de simplifications et d’assimilations espaces-sociétés qui parfois font l’objet de lois, même au sens du droit.
LE NOMADE ET LE SÉDENTAIRE
7Commençons par les catégories pour un rapide rappel. Le nomade est positivement celui qui n’est pas installé dans un établissement fixe. L’extension de sens réfère, on le note de suite, à un jugement évoquant l’errance et le vagabondage qui sont autant des catégories morales que des catégories descriptives. Mais, paradoxalement, le nomadisme est le plus souvent attaché à la contrainte “naturelle” de la pauvreté ou de la dispersion des ressources, éventuellement à leur variation temporelle, dont l’évaluation est possible, et, partant, la délimitation spatiale relativement stable ainsi qu’est notée une relative régularité. C’est oublier que le nomadisme existe aussi dans des environnements de peuplement continu et qu’il n’est pas si facile d’établir la relation directe des caractères des sociétés aux qualités identifiées des contrées. Le type idéal a toujours des faiblesses qui tiennent, dans notre cas, à une philosophie de l’histoire construite sur l’idée de progrès dans la maîtrise des ressources localisées (avec son corollaire, la maîtrise de l’étendue) et secondairement la maîtrise de la distance qui ne serait que l’effet du remplissage et du raccourcissement technique de la distance physique.
8C’est le “sédentaire”, attaché à un lieu, qui atteint cette fin grâce à l’investissement du travail dans la longue durée pour un modelage humain de la nature9. La valorisation de cette attache, si elle accompagne la valeur du travail, n’en cache pas moins le lien qui retient, qui fixe. Celui-là est social. L’image du petit paradis isolé pourrait être rassurante, mais la convoitise des biens accumulés qu’elle induit retourne la béatitude en inquiétude, poussant à la défense d’une position obsidionale, à la propriété, à la limite, au jeu de puissance, à la guerre. C’est là, d’une façon un peu cavalière, le résumé d’une histoire universelle de la géographie ou, si l’on préfère, de l’inscription terrestre des sociétés humaines. Le territoire en est le socle et le substrat terrestre du territoire à la fois la détermination et l’enjeu. La stabilité d’un tel dispositif tient à la coalescence et à l’équilibre des puissances. Mais il reste les nomades. Leur sédentarisation volontaire ou forcée accomplit la fin du plan géographique, sauf que de nouveaux nomades comme les capitaux, les thèmes culturels…, tout ce qui est dit globalisé, paraissent, venant subvertir cet ordre de la limite. La guerre vs. la subversion expriment métaphoriquement l’opposition qui nous occupe entre le discontinu et le continu. La guerre porte sur le bornage ; la subversion des limites affirme l’infinité des centres possibles10.
9En passant sur l’association intime des hommes à leur milieu, la question de l’espace n’est pas levée tant que l’espace conserve un statut de référence extérieure stable, offrant la possibilité de mesures étalonnées dans le raisonnement explicatif des positions sociales et spatiales. La nécessité de découper pour mesurer semble s’imposer, comme le rappelle C. Grasland ici-même, qui se traduit pour nous par un impératif de légitimité du découpage. Dans l’ordre social, cela revient à placer en avant la “substance” non spatiale d’objets dont nous observons pourtant la dimension géographique de manière privilégiée. Aporie ? Peut-être pas, comme le montre un retour sur les nomades et les sédentaires que nos tableaux anciens des genres de vie placent en positions affrontées, tout spécialement dans les marges arides.
ESPACE NOMADE, ESPACE SÉDENTAIRE
10Les deux catégories du nomade et du sédentaire aident à la délimitation géographique par le rapport à l’espace terrestre, à travers les modes d’exploitation de ressources localisées. Le va et vient de l’espace au milieu et du milieu à l’espace autorise une confusion dont la définition même de la société est porteuse (le fameux concept de genre de vie). Ainsi des limites physiques sont-elles utilisées pour cerner des contrées qui, là où nous prenons nos exemples extrêmes, sont même des zones d’ordre de grandeur très supérieur à celui de n’importe quelle société : existe-t-il des sociétés zonales ? On pourrait le croire par la cartographie de sociétés rapportées aux isohyètes. Au sud du Sahara, dans les pays sahéliens, cela a même pu aller jusqu’à la fixation légale d’une limite séparant la zone pastorale et la zone agricole interdisant le débordement de l’une sur l’autre et guidant toutes les interventions des “développeurs” par application de l’expertise géographique.
11Pourtant, les sociétés résistent à cette simplification, de même qu’elles résistent à l’ingénierie du développement qui est encore largement contenue dans l’unique conception d’un espace de production primaire. En effet, une fois définie des identités par le “genre de vie”, la référence à la réalité du rapport pratique à l’espace est gommée par un jeu d’agrégation des identités, qui déplace le nœud de la définition du “naturel” au “culturel”, l’ethnie étant “inventée” au passage. Maures, Touaregs, Toubous, Peuls surgissent alors, porteurs d’une géographicité nomade immanente ; plus nombreux Wolof, Sarakollé, Mandingue, Bambara, Songhaï, Haoussa, Kanuri. seraient “paysans”. C’est si faux que ce n’est pas le lieu de s’étendre sur la naturalisation des formations sociales et de leur identité déjà évoquée plus haut, qui toujours guette lorsque l’on en appelle au territoire sous sa forme aréolaire. Mais insistons, cependant, sur l’oubli des liens sociaux dans leur contenu spatial.
12La cartographie des peuplements nomades qui s’appuie sur les identités reconnues, les montre intimement mêlés au peuplement sédentaire11. Ce peut être le départ d’une problématique du mouvement par alternance de dominations, elles-mêmes réglées par les pulsations climatiques, et de l’inertie par adaptation aux “conditions du milieu” : les héritages reçus. Il s’agit-là de pousser le modèle zonal jusqu’à son extrême capacité explicative en conservant le paradigme de la limite placé au centre du raisonnement. Ce qui convient bien, d’ailleurs, à la conception agonistique du rapport nomade/ sédentaire, fondée sur l’idée d’une discontinuité majeure dans l’histoire (le passage à l’histoire justement) dont la géographie conserve la trace actuelle. Ainsi, un front mobile séparerait espace nomade et espace sédentaire, laissant à l’arrière de ces différentes positions avancées, au Nord comme au Sud, des traces de l’équilibre hommes/milieux/espace, durant les périodes climatiques humides ou les périodes climatiques sèches.
CHANGEMENT D’ÉCHELLE
13J’ai déjà décrit ce raisonnement, en montrant comment il ne pouvait être conservé qu’à la condition d’un changement d’échelle et d’une descente vers les situations dites locales. L’existence de positions écologiques de plus en plus strictement localisées expliquerait la persistance de peuplements sédentaires aventurés au Nord (les oasis en constituant l’ultime position) par les circonstances favorables que sont les oueds, les mares et les piémonts. Les vides intercalaires qui les séparent formeraient alors les aires d’aisance des nomades avancés au Sud12.
14Mais l’adaptation de l’échelle et la singularité toujours grandissante n’épuisent pas le problème. Il demeure, même en arrivant à la plus fine des observations qui devrait lever l’opposition continu/discontinu en assurant à la fois la continuité de l’information et la validité des discontinuités par son traitement rigoureux. L’interpénétration des peuplements sédentaire et nomade ne s’explique que très mal par l’alternance climatique et une adaptation toujours plus précises aux circonstances physiques locales lorsque sont ignorés les rapports sociaux de toutes échelles, du niveau familial jusqu’aux sociétés les plus globales.
15À l’échelle la plus fine donc, dans ce que l’on peut reconnaître comme un établissement humain caractéristique de l’interpénétration du peuplement nomade et du peuplement sédentaire, la discontinuité est toujours privilégiée, les quartiers sont séparés comme par une application directe de l’identité (ici ethnique, mais ailleurs on dirait assez facilement de caste ou de classe). La difficulté et, pour tout dire, la légèreté des associations géographiques tient à la substantialisation de ces identités. En effet, les liens sociaux qui jouent de l’espace sont plus complexes que les identités métaphorisées par le territoire ou même le groupe territorialisé. Il faudrait tomber jusqu’aux alliances et combinaisons familiales pour atteindre le secret de ce qui fait lieu, lorsque des parents proches relèvent apparemment de “genres de vie” ou même d’identités sociales et spatiales différentes. La matérialité de l’espace découpé en circonscriptions ne fait plus l’affaire dans de pareilles circonstances, même maisonnée par maisonnée. C’est la leçon de l’incommensurabilité du social et du spatial lorsque les deux substances sont tenues pour extérieures l’une à l’autre.
LA SOCIÉTÉ AVEC L’ESPACE ET NON DANS L’ESPACE13
16L’heureuse formule de Jacques Lévy suggère qu’une autre voie est possible, peu explorée voire repoussée, qui consiste à montrer que l’espace est une dimension de l’intérieur de la société et non cette surface d’enregistrement qui fait de l’espace géographique une figure de l’espace terrestre.
17Dans nos établissements humains sahéliens, positivement reconnus par leur localisation et leur composition, se retrouveraient donc des nomades et des sédentaires. Leur habitat en quartiers séparés noterait la discontinuité préservée à l’échelle fine qui sépare les identités et les genres de vie, même si l’on admet que la qualité du milieu n’y est pour rien. Mais l’observation n’est pas close, je crois, tant que l’on n’a pas examiné le lien social qui rapproche topographiquement tous ces gens (comme l’on dit aujourd’hui au neutre pluriel faute de repères). Mais comment être simple pour modéliser, puisque c’est la condition. Il faut au moins accepter deux niveaux de relation, d’abord séparés, puis ensuite entremêlés, en saisissant que dans la pratique sociale cela ne fait qu’un !
18Les identités à caractère ethnique, d’abord, se subdivisent en niveaux résumés par les catégories du maître et de l’esclave tant chez les “nomades” que chez les “sédentaires” (c’est trop simple de le dire ainsi mais nécessaire à la conceptualisation). Dans les positions que nous observons, il n’est pas inutile d’y faire retour. Selon que l’on examine les positions d’oasis du Sahara du Sud ou les positions proprement sahéliennes, les mêmes se retrouvent dans des rapports souvent inversés de domination. Au Sahara, les “nomades” dominent ; au Sahel, les sédentaires. Mais lesquels ? Au Sahel, les sédentaires “nobles” dominent, entre autres, des “nomades” serviles ; au Sahara, des nomades “guerriers” dominent, entre autres, des sédentaires serviles. On ne peut encore s’arrêter là. Les nomades serviles sont serviles dans l’ordre nomade et les sédentaires serviles, de même, ne sont serviles que dans l’ordre sédentaire. Quel est donc le rapport par le lieu entre les nomades serviles et les sédentaires dominants ou inversement entre les nomades dominants et les sédentaires serviles ? Il faut, à l’évidence, passer par les rapports entre les groupes et observer, ici, comment les dominants des deux pôles, sédentaire ou nomade, “exploitent” indifféremment le même potentiel de travail et de production que représentent les serviles. Toutes catégories dont on aura bien retenu qu’elles ne sont que des adaptations très approximatives pour un tableau universel des sociétés humaines.
19Le problème se corse à ce moment, puisque les catégories mêlées d’identification du social et du spatial perdent de leur pertinence et qu’il n’est plus possible de reconnaître par l’espace la nature d’une société, ou plus exactement, parce que le rapport externe à l’espace, support fixe de référence, ne contient plus le caractère d’identité en lui-même. Parlons nous de nomades ou de sédentaires au sens des agrégations sociales (ethniques) ou au sens des pratiques spatiales prises dans une relation sociale aux multiples ressorts ? Certains de ceux qui sont réputés nomades par agrégation d’identité sont sédentaires pratiquement ; et parmi ceux que l’on nomme sédentaires, la circulation, soit individuelle soit collective (il faudrait un long développement sur ce sujet), constitue un indicateur très valorisant de la position sociale. Nomade/sédentaire ne veut finalement rien dire ; nos catégories ne valent rien et, avec elles, toutes les mesures que nous pouvons en faire. Les distances et localisations topographiques qui sont toujours au départ des phénomènes identifiés, sont totalement décalées du point de vue sociétal (ce qui a trait à la logique de construction du lien social). Leurs définitions et leurs mesures devraient être anthropologiques14, mais il reste beaucoup à faire pour cerner ce que l’on pourrait appeler “distance culturelle” ou “distance structurale” qui suppose l’usage de métrique nouvelle.
20Une telle proclamation peut éloigner de la posture scientifique, vue depuis les habitudes positives, mais elle est nécessaire lorsque la confrontation avec des “cultures” qui n’ont pas la topographie comme repère, interdit une géographie simple des localisations de caractères.
SPATIALITÉ ET IDÉOLOGIE SPATIALE
21C’est à ce moment que peut se reconstruire ce qui a été défait plus haut, sous une autre architecture. Si la société est avec l’espace comme avec d’autres de ces dimensions et non pas dans, les régimes qui peuvent la régir varient selon des déterminants internes et non plus externes. Ce qui est de grande importance pour une approche culturelle des phénomènes (et non culturaliste mais pas moins scientifique). Il s’agit pour tout dire d’observer dans quel registre idéologique se construit le monde, ni plus ni moins. Autrement dit encore, comme il existe des régimes de temporalité15, il existe aussi des régimes de spatialité qui limitent considérablement les déductions positives fondées sur des mesures liées à des localisations absolues ou relatives référées à une seule forme de l’espace géographique (l’espace terrestre approprié et exploité).
22En disant que les sociétés sont avec l’espace et non pas dans l’espace, l’axiomatique est transformée radicalement. Il n’est plus possible de poser des règles idéales (des lois) qui relèvent de l’espace, qu’il soit naturel au sens du milieu physique ou au sens de l’étendue et de l’espacement. Les seules qui comptent sont sociales au sens fort, idéologiques au sens de l’idéalité. L’idéologie spatiale prend là sa place et nomadisme ou sédentarité deviennent ainsi, dans l’analyse, des polarités autour desquelles s’organisent les positions sociales (y compris anthropologiques), qu’elles soient de “nomades” ou de “sédentaires” ethniques et s’expriment soit par l’exploitation de ressources localisées soit par l’exploitation de la distance, les sociétés traitant les deux ensembles. La définition des formes spatiales ne relève alors plus des apparences comme nous y invite le relais des catégories descriptives, mais des pratiques sociales qui donnent leur sens aux lieux. Dans la situation simple que nous suivons, cela se traduit par des subversions de catégories qui ne sont pas réduites par les pirouettes classificatoires. Les nomades sont nombreux chez les sédentaires et les sédentaires sont nombreux chez les nomades, rappelons-le.
23Reprenons encore une fois les lieux sahéliens paradigmatiques. Il se trouve là des identités aux caractères ethniques “opposés” qui se rejoignent dans des pratiques communes de l’espace. Sautons alors l’ethnicité qui découpe et essentialise, pour ne conserver que les pratiques sociales de l’espace. Dans chacun des groupes présumés se retrouvent à la fois des maîtres de la distance qui sépare et des maîtres du milieu exploité. Le tout est de savoir “où” se loge le gouvernement de l’ensemble puisque, on l’a compris, l’espace de production (discontinu) et l’espace de circulation (continu) sont consubstantiels des sociétés que nous voulons caractériser. Il nous faut alors saisir les rencontres et même les mêlées locales dans un ordre plus vaste qui est fondé ici sur la maîtrise de la distance qui sépare beaucoup plus que sur la maîtrise du milieu qui détermine. C’est le deuxième niveau annoncé plus haut, il concerne les relations inter-sociétales et les stratégies mises en œuvre pour régler la question de la survie. Les situations prises ici au paroxysme sont caricaturales, mais elles présentent l’utilité de nous rapprocher des noyaux durs que nous cherchons au moment de cerner les concepts. Un mot est nécessaire pour éclairer mieux la reconstruction qui suit.
241984, au Sahel et au Sud du Sahara, fut une année climatique catastrophique, bien plus encore que les pires années de la charnière des années 60-70. Ce fut aussi le départ d’une observation de trois années de mouvements (jusqu’à 1987). Alors que finissent de mourir les grandes caravanes traversant le Ténéré, une toute dernière est parvenue au Kawar : c’était celle des Kellé-Kellé, autrement dit des “sédentaires” selon notre point de vue. La même année, et dans la grande panique apparente des migrations de secours, les terroirs du Sud se remplissent et accueillent les “nomades”. Qui tient ces terroirs ? Les buzzu, c’est-à-dire les meilleurs agriculteurs, des Touaregs de condition servile. Voilà que non seulement les derniers caravaniers sont des “sédentaires”, mais que les meilleurs agriculteurs sont des “nomades” ! Les lieux de recours ne sont ni ceux que l’on croit, ni là où on les cherche. C’est que les groupes sociaux et les pouvoirs ou les activités qui les organisent ne considèrent pas d’abord les milieux mais les lieux vraiment, là où se réalisent les liens. Et c’est l’occasion de noter que le long des grandes routes méridiennes, les lieux sont subégaux et regroupent tous, de manière identique, “nomades” et “sédentaires”. On voit donc des “sédentaires” fuir la crise climatique en partant vers le Nord et des nomades en partant vers le Sud, loin de ce que l’on pourrait considérer comme les bases sûres de chaque identité. C’est là que l’examen des idéologies spatiales devient utile, à ne pas prendre comme une simple opposition espace de production-espace de circulation. En effet, en chaînes de solidarité, les lieux reliés par les méridiennes sont tous possiblement centres. Plus encore, ils sont centres selon des liens qui renvoient aux diverses fonctions sociétales, la familiale au sens de la solidarité étant la plus forte, mais à quoi il faut ajouter la religieuse, l’économique. selon les circonstances. Ces liens privilégiés qui peuvent être activés à tout moment pour désigner le lieu centre, passent tous les découpages, y compris les frontières d’État.
25Dans mes lieux donc, des “nomades” et des “sédentaires” dont les fonctions ne sont pas celles que l’on attend. C’est ainsi tout au long des grands axes qui traversent le désert. Mais il ne faudrait pas croire qu’au désert, les “nomades” sont toujours les maîtres et les sédentaires, les esclaves. À l’inverse, au Sahel. L’interpénétration n’est jamais si simple. Dans les oasis du Kawar, par exemple, les sédentaires dominent ; à Agadès, peuplée de “sédentaires”, le sultan est “nomade” (toujours un “esclave” touareg). Rien ne va plus. Qui donc maîtrise la distance ? Seule l’histoire géographique permet de donner des réponses : les maîtres, qu’ils soient nomades ou sédentaires, c’est tout le même, et encore, vus au niveau le plus global, ce que l’on appelle par contre-sens des “empires” et, pour aujourd’hui, leur héritage16. Si discontinuité il y a, elle n’est assurément pas spatiale au sens de la limite des aires, mais sociétale au sens où une modalité du contrôle spatial l’emporte. Nomade ou sédentaire n’ont plus alors le sens géographique qu’on leur prête, mais font signe vers des pôles de pouvoir. Dans les deux cas, la circulation en est la condition. Chez ceux que l’on appelle “nomades”, la liberté des axes en faisceaux est préservée dans la limite de résistance de ceux que l’on appelle “sédentaires” qui, eux aussi, cherchent à contrôler des faisceaux d’axes (les mêmes d’ailleurs). Chez les “sédentaires”, la capacité à fixer les lieux est fonction de la capacité à dépasser la contrainte de la distance, en concurrence avec ceux que l’on appelle “nomades”. Autrement dit, les “nomades” dominent d’autant plus qu’ils maîtrisent l’espace de production et les “sédentaires” dominent d’autant plus qu’ils maîtrisent la circulation.
26Comment, en si peu de pages, aller contre des schémas bien établis. Il faudrait pouvoir présenter de manière simple, c’est-à-dire par l’utilisation de catégories communes, des tableaux de situation bien arrêtés. Ils iraient dans le sens du découpage et de la discontinuité qui n’est qu’artifice ou encore apparence. Ce dont J. Benda nous rappelait qu’ils sont les objets même de la science sous la forme du phénomène, de l’identité dans la réalité, de la fixité dans le changement17. C’est bien le problème. Pouvons-nous continuer alors ? Il le faut assurément. S’il n’est pas possible d’arrêter des catégories pour mesurer leurs caractères par l’utilisation d’une dimension (l’espace) comme support d’indices et de limites qui définissent, il faut prendre notre objet premier (l’espace toujours) autrement. Pour isoler des phénomènes (discontinuité), un espace fixe comme repère est nécessaire, extérieur à la réalité observée qui est sociale (allons au plus large et disons humaine). Or les hommes ne sont pas comme les plantes, destinés à rester racinés là où ils sont nés, répétons-le. C’est de grande conséquence malgré tous les discours idéologiques qui valorisent l’enracinement, l’authenticité, le local. le capital spatial ou sens de l’accumulation de la valeur dans la localisation. Proposons donc comme hypothèse que l’espace (géographique) est mobile en lui-même.
L’ESPACE MOBILE
27Quelle est la signification d’une telle proposition et comment vient-elle de ce qui précède ? Dans un premier temps, l’espace des nomades est considéré comme l’espace de la mobilité et l’espace des sédentaires comme celui de l’enracinement. Là-dessus est fondée l’opposition insuffisante de l’espace de la circulation et de l’espace de la production. Là-dessus est conçu aussi l’affrontement des nomades et des sédentaires le long d’une ligne d’incertitude relevant du règne de la nature ou de son histoire humaine ou au mieux de représentations concurrentes de l’espace. Si l’espace n’est pas extérieur à la société comme référentiel et invariant projectif18, mais dans la société, la perspective change : l’espace, ou plus précisément les lieux, ne prennent leur sens qu’au travers des rapports pratiques qu’entretiennent les différentes “positions” sociétales vues au plus large, c’est-à-dire non dans leur identité délimitée mais dans leurs systèmes de relations plaçant le dedans et le dehors en continuité : la continuité s’impose, à l’intérieur même des sociétés entre les différentes composantes (dans notre exemple entre maîtres et esclaves) et entre les sociétés qui présentent toutes les mêmes dispositifs.
28L’espace mobile est un espace transcendantal qu’il faut séparer de l’espace du pouvoir (potestas) et rapprocher de l’espace du pouvoir (potentia) qui a tout à voir avec la compétence que les sociétés tirent de leur idéologie comme représentation d’elles-mêmes et du monde19. Comment les sociétés règlent-elles ici l’épineuse question de la distance ? En bougeant leurs lieux. L’idéologie spatiale des nomades comme des sédentaires est fondée sur la mobilité des repères plus que sur leur ancrage, sur l’ouverture plus que sur la fixation. Par une conception de l’espace mobile (le régime “nomade” de la spatialité), nous pouvons apercevoir que les lieux sont éphémères, circonstanciels lorsqu’ils sont rapportés aux sites, qu’ils peuvent être déplacés pour la réalisation d’une jonction recherchée. Ce que nous instruisons comme le décalage des routes, la migration des centres de culture ou des marchés, relève de cette mobilité autrement plus profonde que la circulation de surface, qu’elle soit celle des “nomades” avec leur habitat ou celle des “sédentaires” avec leurs produits. Même déplacés, la route, le marché, le centre de culture restent eux-mêmes, c’est la clé, permettant la préservation des rapports inter-sociétaux malgré l’inversion, parfois, de l’ordre de la domination. Une spatialité “sédentaire” serait mortelle ici, et elle l’est d’ailleurs, à travers tous les projets de développement qui sont échafaudés sur la base de l’organisation de l’espace de production.
29Une géographie sédentaire, qui pense l’espace fixe à la fois comme référentiel absolu, support et ressource, isole les localisations selon leur qualité. Est-elle en mesure de rendre compte du nomadisme des lieux autrement que comme une arriération ou au mieux l’expression d’une contrainte particulièrement forte ? Le nomadisme historique a quasi disparu : l’idéologie sédentaire de l’État, qui est à la fois militaire et paysanne, l’emporte même dans les sociétés qui le pratiquent encore partiellement. Il nous fournit, cependant, la possibilité d’interpréter autrement les positions occupées dans un espace mobile dont les nœuds et les arcs sont en perpétuelle recomposition hiérarchique. Les réseaux des diasporas en sont probablement les images les plus proches20 et si discontinuité il y a, elle réside dans le feuilletage de l’espace entre le plan terrestre des sites possibles et les plans sociétaux des distances. Les relations sociales, y compris conflictuelles, traitent la distance par des artifices qui ne sont pas que techniques, ceux-ci ne levant que la contrainte de l’espacement physique. Les idéologies spatiales y contribuent aussi, structurant les liens sociaux par des lieux de localisation plus que relative. Alors seulement l’espace peut être défini comme un instrument de mise en ordre. Les projections qui y sont enregistrées et qui négligent la variable temporelle et le jugement (les choix) pour n’en retenir que les effets (phénomènes) n’y sont que représentations. L’espace mobile est un espace (transcendantal et fluctuant) de la représentation, au sens de Henri Lefebvre21, auquel il faudrait donc radicalement soustraire toute signification ontologique pour n’en conserver que la valeur pratique qui est fonction de l’ordre de la connaissance et non de l’ordre des choses. “Ce sens qui se décide spontanément, par entrecroisement des actions par lesquelles l’homme organise ses rapports avec la nature et avec les autres”22. Le concept d’espace mobile ouvre-t-il vers une avancée scientifique ou renvoie-t-il vers un monde préscientifique. L’évolutionnisme culturel à la mode d’Auguste Comte le laisse entendre de même que généralement le positivisme veut croire à un progrès de l’action humaine tendue vers la réalité. C’est faire peu de cas non que la réalité est relative (il y aurait confusion avec la vérité), mais qu’elle est in-créée, in-finie, construite, fonction de l’expérience et du jugement, contextuelle. C’est estimer que les espaces de représentation développés dans d’autres traditions culturelles que la nôtre sont inaptes à en rendre compte. Que penser alors de notre “tradition moderne” incapable de saisir le monde contemporain sauf à y déceler de l’anomie et faisant retour vers les valeurs sûres (celles d’un passé).
30L’approche du monde contemporain que l’on dit nouvellement marqué par l’hyper-mobilité gagnerait sans doute à utiliser le concept d’espace mobile pour dépasser la métaphore du nomadisme qui reste maintenue dans l’idée de la discontinuité et du découpage, contenue dans le passé et dans une représentation de l’arriération géographique. Le nomadisme ne témoigne pas d’une forme pré-historique du vivre l’espace mais d’un régime de spatialité qui a, un temps, perdu la primauté. C’est aussi une autre manière d’aborder tout ce qui, en géographie, est interprété comme crise23. On voit habituellement poindre l’idée que l’équilibre ou plus exactement l’arrêt sur image est l’ordre normal et souhaitable des choses. Avec l’espace mobile (nomade), ce n’est plus exactement le cas. Ce qui est en jeu, c’est la représentation de plus en plus, et la capacité à poser la sienne comme structure globale. C’est un passage du même ordre que celui qui avait pu être noté du hard power au soft power24.
31Mais la guerre a eu lieu et l’espace fixe de même que le monde géopolitisé ont un bel avenir25. La conception dominante de la discontinuité l’emporte encore, même si elle n’est qu’artifice de représentation. Par auto-réalisation, il faut bien reconnaître qu’elle produit toujours du découpage. Le démarquage entre science et idéologie n’est jamais aussi évident qu’on le voudrait.
Notes de bas de page
1 Jean Gottman, La politique des États et leur géographie, Armand Colin, 1952.
2 Xavier de Planhol, Pierre Rognon, Les zones tropicales arides et subtropicales, A. Colin, 1970.
3 Jean-Loup Amselle, Elikia M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie, La Découverte, 1985.
4 Fredrik Barth, Les groupes ethniques et leurs frontières, dans Philippe Poutignat et Jocelyne Streill-Fenart, Théories de l’ethnicité, PUF, 1995.
5 Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Fayard, 1996.
6 Gaëtan Desmarais et Gilles Ritchott, La géographie structurale, L’Harmattan, 2000.
7 Milton Santos, La nature de l’espace, L’Harmattan, 1997.
8 Augustin Berque, Médiance, 1990, RECLUS.
9 Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Flammarion, 1977.
10 Charles-Pierre Péguy, Espace, temps complexité, 2e partie, L’horizontal et le vertical, Reclus, Belin, 2001.
11 Yveline Poncet, OCDE, 1973, cartes reproduites dans Jean Dresch, Géographie et Sahel, Hérodote, n°6, 1977.
12 Denis Retaillé, “La crise du Sahel, crise géographique ? ” in Marie-Claire Robic, Autrement dit géographique, CNDP, 1992.
13 Jacques Lévy, Le tournant géographique, Belin, 1999.
14 Jean-Marc Besse, “L’espace de l’âge classique, entre relativité et représentation”, L’Espace Géographique, n°4, 1995, p. 289-301.
15 François Hartog, Temps et histoire, Annales Histoire Sciences Sociales, nov.-déc. 1995.
16 Denis Retaillé, “Études sahariennes”, Les Cahiers Géographiques de Rouen, n°26, 1986 ; Denis Retaillé et Élian Guillas, “Les identifications ethniques dans l’espace Sahara-Sahel”, dans Jean-Pierre Chrétien et Gérard Prunier, Les ethnies ont une histoire, Karthala, 1989.
17 Julien Benda, La trahison des clercs, Grasset, 1927.
18 Jean-Marc Besse, op. cit.
19 Claude Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, Litec, 1980.
20 L’Espace géographique, 1, 2, 3, 1994.
21 Henri Lefebvre, La production de l’espace, Anthropos, 1974.
22 Maurice Merleau-Ponty, Leçon inaugurale au collège de France, 1953.
23 Denis Retaillé, “Y-a-t-il un centre au monde ? ” dans Pierre Duboscq, dir. Le monde et la centralité, Actes 1, www.msha.u-bordeaux.fr, Actes 2, CD, TIDE, CNRS, 2000.
24 Joseph S. Nye, Bound to lead. Basic Books, 1990.
25 Philippe Delmas, Le bel avenir de la guerre, Gallimard, 1995.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume I
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006