Conclusion
p. 395-407
Texte intégral
1À Venise, dans le palais des Doges, les touristes venus du monde entier ne jettent souvent qu’un regard distrait à d’imposantes cartes du monde aux contours peu familiers. Peintes au xviiie siècle, alors que la république marchande s’accrochait à sa gloire passée, ces représentations de terres et de mers lointaines sont aujourd’hui peu lisibles. Leur orientation inhabituelle et l’imprécision des contours de l’Extrême-Orient comme de l’Amérique du Nord défient l’œil contemporain, plus habitué aux vues satellitaires ou standardisées. L’artiste a par ailleurs dû faire face, pour représenter l’Amérique du Nord, à une méconnaissance non seulement des limites septentrionales du continent mais aussi de la configuration de l’intérieur des terres. Plutôt que d’y laisser une vaste zone dépourvue d’indications géographiques, il y a intégré, entre deux chaînes de montagnes, l’une des rares figurations humaines de la carte. Celle-ci est accompagnée d’une légende rédigée en lettres capitales, identiques à celles utilisées pour identifier les principales subdivisions régionales : « terre incognite d’antropofagi ».
2Je ne m’attarderai pas ici sur la précision des connaissances géographiques vénitiennes à la fin de la période moderne. Il importe avant tout de souligner, dans ce cadre, l’association spontanée entre une réalité spatiale – des terres lointaines et méconnues – et une figure dont les origines plongent dans les tréfonds de l’ethnographie ancienne : l’anthropophage.
3Le goût sans âge de l’homme occidental pour l’exotisme est à la fois goût pour l’inconnu, pour la différence, pour les merveilles et pour le danger. Le cannibale – comme on l’appelle en général depuis le xvie siècle – est, fort opportunément, tout cela à la fois : il est insaisissable, mène une existence hors norme et menace de la plus abjecte et fascinante des destructions le visiteur ou l’ennemi imprudent, quand il n’a pas l’incompréhensible coutume de manger ses propres morts. Tout cela, Hérodote l’avait déjà exposé à ses contemporains, au ve siècle avant notre ère. Il attribuait alors ces usages aux nomades et aux peuples étranges vivant aux marges septentrionales et orientales du monde grec. Le mangeur d’hommes, ainsi dépeint, est d’abord un homme-frontière, à la fois parce que ses coutumes l’éloignent de l’humanité et parce que les lieux qu’il occupe sont les plus distants de l’espace humain de référence. Les Antropofagi purent ainsi être, des siècles durant, les occupants tout désignés des « Terre incognite ».
4Les auteurs du Moyen Âge ont fait preuve d’une grande fidélité à ce modèle ancien. La chaîne des emprunts littéraires successifs a garanti la pérennité de la figure de l’anthropophage dans les représentations et les traités à vocation ethnographique, par ailleurs saturés de figures étranges et merveilleuses. Cela ne signifie pas pour autant que l’on n’aurait pas été en mesure, au Moyen Âge, de remettre en cause les savoirs géographiques hérités : en effet, en même temps que les limites du monde connu étaient repoussées, les mangeurs d’hommes suivaient le mouvement d’éloignement. La tradition, dans ce cas, n’était pas balayée par la nouveauté mais tendait à s’y inscrire, quelles que fussent les incohérences qui pouvaient en découler. De tels processus d’intégration imparfaite des savoirs influent sur le regard ethnographique : à titre d’exemple, l’idée d’un possible déferlement sur l’Occident de hordes de Mongols cannibales a marqué certains esprits au xiiie siècle. Dans ce cas, la tension entre, d’une part, le modèle ethnographique ancien du cavalier nomade et anthropophage et, d’autre part, la menace bien réelle des cavaliers mongols a pu donner lieu à une agrégation provisoire des savoirs, en phase avec le climat d’angoisse de l’époque.
5Au xive siècle, cependant, une petite révolution agite les anthropophages d’encre et de parchemin. Même si quelques auteurs ont situé certains d’entre eux en Afrique, les authentiques mangeurs d’hommes de la tradition ancienne possèdent jusqu’alors un profil plutôt septentrional : leur terrain est la steppe asiatique, leur climat est rude, la nature qui les entoure est hostile, ils sont nomades, cavaliers, éleveurs. Ce modèle particulier semble toutefois s’épuiser en même temps que progresse, en Occident, la connaissance de la géographie et des peuples de l’Extrême-Orient.
6L’attention se détourne alors vers le Sud : rejoignant la tradition arabe, l’Occident découvre de « nouveaux » anthropophages en Asie du Sud-Est. Jean de Mandeville joue longtemps un rôle fondamental dans la diffusion de ce nouveau modèle de répartition des peuples des confins. Pour faire bonne mesure, il installe auprès des « nouveaux venus » certains de leurs prédécesseurs, quitte à adapter quelque peu la géographie des îles orientales afin de leur y faire une place. C’est à ce moment que naît l’imagerie moderne des mangeurs d’hommes : des êtres qui vivent nu (ou presque), sur des terres riches et paradisiaques, sous un climat chaud. La figure du sauvage « féroce, nu et anthropophage » – pour parodier l’œuvre célèbre de Staden au xvie siècle – précède ainsi sa « découverte » en Amérique. Les explorateurs et matelots qui s’aventurent alors sur l’Atlantique ont donc à leur disposition un fonds culturel et littéraire préalable dont ils peuvent extraire des schémas d’interprétation à appliquer aux réalités inconnues auxquelles ils sont brutalement confrontés – et singulièrement à l’anthropophagie.
7Pour dire les choses autrement, la réalité des Caraïbes en 1492 ne s’imprime pas sur une page blanche occidentale, elle est d’emblée réécrite selon les cadres de référence disponibles. L’irruption rapide des Cannibales – les premiers à être ainsi nommés – dans la littérature de découverte des Amériques ne peut dès lors être isolée de la tradition ethnographique médiévale des mangeurs d’hommes, elle-même héritière des savoirs antiques. Indépendamment de la réalité du terrain – celle des pratiques cannibales effectives –, le cannibalisme s’impose d’emblée comme un topos américain incontournable. Il est omniprésent dans la documentation et attendu par le public européen, friand d’étrangetés. La mise en place de cette grille de lecture de l’exotisme, étendue au reste du monde à explorer, constitue un phénomène culturel remarquable – mais est également une source intarissable de difficultés pour l’anthropologie moderne.
8Qui a, dès lors, été un authentique cannibale et qui ne l’a pas été ? La question, qui peut paraître élémentaire, est en réalité très complexe, d’autant plus que les termes « cannibalisme » et « sauvagerie » ont régulièrement été – et sont encore – utilisés comme des synonymes. Il semble que la grande majorité de ceux qui ont exploré le monde entre le xvie et le xxe siècle ont été convaincus de l’omniprésence des pratiques cannibales dans l’hémisphère sud et ailleurs – sans minimiser pour autant l’existence, en permanence, d’opinions plus sceptiques. Cette conviction se traduit par une production documentaire considérable situant le cannibalisme, sous des formes très diverses, un peu partout dans le monde. L’anthropologie moderne s’est pourtant longtemps maintenue à l’écart – à quelques exceptions près – de cette problématique emblématique. Faut-il y voir une forme de réserve académique face à une thématique sensible ? Ou, comme l’affirme William Arens en 1979, s’agirait-il plutôt d’une reconnaissance implicite de l’ineptie de la totalité des témoignages relatifs au cannibalisme coutumier sous toutes ses formes ?
9L’intensité de la controverse scientifique suscitée par une vision des choses aussi radicale n’est retombée qu’aux yeux de ceux qui ont choisi d’ignorer ses conséquences. D’après Arens, la littérature occidentale aurait créé de toutes pièces la figure de l’anthropophage, sur fond d’ignorance, de préjugés, d’incompréhensions et de volonté délibérée de domination. Cette attaque en règle frappe non seulement une abondante documentation jugée peu fiable, mais aussi la corporation des anthropologues elle-même : celle-ci est accusée au mieux de naïveté, au pire de manipulation, quand elle s’obstine à considérer comme acquise la réalité du cannibalisme coutumier.
10Les études consacrées au cannibalisme, jusque-là discrètes, se sont alors multipliées. Les anthropologues, engagés ou non dans la controverse, y adoptent des approches divergentes, quand elles ne sont pas contradictoires : l’orientation des analyses se révèle, selon les cas, interprétative, sceptique, démonstrative, postcoloniale, etc. La confusion règne en maître, aujourd’hui encore, dans ce champ de recherches. La position caricaturale d’Arens eut dès lors le champ libre pour exercer son influence sur les autres disciplines elles aussi confrontées au « problème » cannibale – en partie faute d’alternative scientifique structurée, en partie par affinité de principes et de méthodes.
11La littérature anthropologique a toutefois offert l’occasion de questionnements méthodologiques fondamentaux. L’analyse de ces travaux, à l’aune des méthodes de l’historien, a livré des résultats sans appel : une difficulté à mettre en œuvre les outils fondamentaux de la critique documentaire y est évidente, quand un matériel ethnographique ancien est pourtant la seule voie d’accès aux données mises en œuvre. En guise d’exemple, on peut rappeler ici les efforts de Donald Forsyth afin de démontrer, contre Arens, la réalité du cannibalisme des Tupinamba du Brésil, au xvie siècle – un exercice qui fait encore autorité aujourd’hui. Usant d’un matériel conséquent, produit par les missionnaires jésuites présents sur place, cet auteur accumule les erreurs méthodologiques dans la lecture de ses sources, jusqu’à l’absurde. Dissimulé derrière la crédibilité supposée de ses témoins, il néglige en effet la lecture attentive des témoignages qu’il traduit et cite : il déduit ainsi la pratique du cannibalisme de recoupements textuels inachevés, de lectures partielles ou partiales, de confusions entre faits observés par les témoins et réflexions personnelles de ceux-ci, etc.
12De nombreux travaux se basent, pour leur part, sur le dangereux principe de la preuve par accumulation de témoignages individuellement peu crédibles. Conjointement, un usage erroné d’une forme de « bon sens » affecte la pertinence de beaucoup de raisonnements : « pas de fumée sans feu », revendiquent certains auteurs. Or il y a là davantage un principe moteur des rumeurs qu’un outil de raisonnement scientifique. Les quelques études marquantes qui évitent tant bien que mal ces graves écueils de méthode ne suffisent hélas pas à compenser le poids « d’acquis » infondés sur lesquels s’appuie à son tour une nouvelle génération de recherches.
13On est donc loin d’en avoir fini avec les mangeurs d’hommes du bout du monde. Leur profond enracinement dans la culture occidentale trouve un prolongement presque ironique dans ces querelles scientifiques. On a d’ailleurs pu constater – autre continuité – qu’Hérodote disposait d’un bagage typologique implicite proche de celui des anthropologues contemporains afin de distinguer les diverses formes d’anthropophagie. Comme eux, aussi, il ne manquait pas d’en user afin de montrer à son public la relativité des pratiques culturelles – comme le fit aussi Montaigne, dans son propre contexte.
14Le cannibalisme est un puissant outil de création de différence, central dans la brutalité de certains échanges coloniaux. Mais il place aussi fondamentalement le groupe qui l’utilise face à sa propre image – face à sa propre identité. Rares sont les peuples qui se disent cannibales – mais plus rares encore sont ceux qui ne parlent pas des cannibales qui les entourent et les menacent dans leur intégrité en tant qu’individus et que groupes. En créant de la différence, le cannibale est aussi un profond outil de cohésion interne.
L’ultime recours
15Depuis mai 2013, le musée du site archéologique du fort de Jamestown1 présente à ses visiteurs la reconstruction du visage d’une jeune fille de quatorze ans, dont les restes ont été trouvés sur place2. L’individu ainsi restitué n’a pas été choisi au hasard : il aurait fait l’objet d’actes de cannibalisme durant le terrible hiver 1609-1610, auquel survécut à peine un cinquième des colons anglais affamés. Quelques fragments de son squelette ont été mis au jour dans une cave pleine de débris issus d’un nettoyage du camp mené peu après cette saison désastreuse. Ils portent des marques qui indiquent qu’on a prélevé de la chair et de la matière cérébrale sur la dépouille, peu après le décès. Des sources textuelles nombreuses relatent par ailleurs les tribulations des pionniers : plusieurs font état du recours au cannibalisme et de sanctions infligées aux coupables.
16Ce contexte historique bien défini, associé à des indices archéologiques consistants, permet de soutenir une interprétation de cannibalisme de survie impliquant la dépouille de cette jeune fille anonyme. Il est plus difficile de se convaincre que le regard doux et les traits émaciés – soulignés par quelques taches de saleté – qui marquent son visage sont bien les siens, toutefois. Le musée a en effet souhaité épargner aux âmes sensibles une imagerie cannibale explicite : ce visage aimable – quoiqu’imaginaire – du cannibalisme est dès lors une modeste concession à la mise en scène d’un épisode tragique de l’histoire américaine.
17Quelques sites historiques de cannibalisme de survie ont ainsi fourni à l’archéologie une confirmation des types de marqueurs osseux pertinents afin d’identifier les traitements corporels préalables à une consommation anthropophage. Ces marqueurs sont, sans surprise, identiques à ceux laissés sur des ossements animaux traités dans un but alimentaire. La difficulté de l’identification du cannibalisme par l’archéologie se situe cependant à un autre niveau : elle tient à l’absence, en dehors d’un contexte historique et culturel bien établi, de lien univoque entre un type de traitement avéré et le but de ce traitement.
18Dans le cas des marqueurs osseux le plus souvent retenus pour identifier le cannibalisme, on ne peut démontrer avec certitude que des chairs détachées d’une dépouille humaine l’ont nécessairement été dans le but de les manger : histoire et anthropologie documentent en effet de nombreuses autres issues possibles à ce genre de traitements. Certains scientifiques ont néanmoins cru pouvoir dépasser cet écueil grâce au raffinement des techniques d’analyse des restes osseux et par l’établissement de critères d’identification restrictifs. La rigueur apparente de ces méthodes ne peut toutefois dissimuler leur part d’arbitraire et leur incapacité à se substituer à des données contextuelles solides. À de rares exceptions près, le cannibalisme reste donc pour l’archéologue une hypothèse de travail, dont la séduction indéniable ne doit pas occulter la fragilité.
19Le désastre de Jamestown au début du xviie siècle n’est qu’un exemple parmi bien d’autres des conséquences de la faim au sein de groupes humains. La pression insoutenable du besoin physiologique de se nourrir ainsi que de l’angoisse de ne pas y parvenir en suffisance amène les individus à remettre profondément en cause leur régime alimentaire habituel. En parallèle, les liens sociaux se distendent, les chaînes normales de solidarité s’effacent et les rumeurs les plus folles se propagent. Le cannibalisme, dans un tel contexte, est communément envisagé comme un ultime recours, mais sa menace se renforce dans les esprits en même temps que la situation s’aggrave. Sa pratique, indéniable, est cependant marginale en comparaison avec sa place prédominante dans les discours, les récits, les images et les commémorations des crises de subsistance les plus marquantes.
20« L’incroyable famine », qui frappe le Nord de la Chine entre 1876 et 1879, apparaît comme une parfaite et tragique illustration de ces phénomènes3. Une dizaine de millions de personnes a alors péri suite à la conjonction d’une série de facteurs défavorables, comme c’est souvent le cas pour les graves crises de subsistance : plusieurs années successives de mauvaises récoltes, des réseaux de communication archaïques et inefficaces, un pouvoir central affaibli par de récentes rébellions comme par des menaces extérieures. Les fléaux de la spéculation et des abus de pouvoir, communs dans ce genre de contexte, s’ajoutent au tableau pour causer l’une des pires catastrophes humaines de l’histoire chinoise.
21Figurations et récits contemporains abondent pour décrire le triste sort de populations plongées dans la plus extrême détresse alimentaire. La mémoire de ces événements est par ailleurs saturée d’images de cannibalisme, qui dominent les autres motifs4 : similitude troublante avec un Moyen Âge européen qui tend lui aussi à accorder une attention démesurée à l’anthropophagie par rapport à toutes les autres stratégies de survie. La documentation chinoise produite pendant et après les événements de 1876-1879 livre une série de motifs récurrents de cannibalisme, qui ne sont pas sans rappeler ceux utilisés par Raoul Glaber huit siècles et demi plus tôt, en Bourgogne : des enfants attirés par ruse pour être tués, de la chair humaine vendue sur les marchés, des familles où l’on s’entredévore, le cannibalisme devenu banal, tout homme considéré comme une réserve de viande, etc. Il faut se méfier, toutefois, des témoignages destinés à encourager la générosité des riches marchands – notamment occidentaux – de Shanghai et de la côte, et qui avaient dès lors intérêt à accentuer le tragique de la situation. Bien d’autres textes, toutefois, furent écrits peu après la famine par des lettrés locaux ou furent gravés sur des stèles commémoratives, trop tard pour servir d’appels à l’aide. Ces récits doivent donc être pris au sérieux, ce qui ne doit pas faire oublier que la plupart d’entre eux résultent d’ouï-dire ou de rumeurs locales et rarement d’observations directes des faits.
22Par ailleurs, la valeur métaphorique de l’anthropophagie, en tant qu’étape ultime du désespoir alimentaire, ne doit certainement pas être minimisée. Dans le cas de « l’incroyable famine », Kathryn Edgerton-Tarpley voit le cannibalisme intrafamilial, surreprésenté dans les sources et décrit sous des formes très stéréotypées, en tant « qu’expressions métaphoriques de la destruction catastrophique de l’unité familiale causée par la faim5 ». Ces récits mettraient d’abord en scène la destruction de la famille confucéenne idéale, fondée sur le principe de piété filiale, et joueraient un rôle de mise en garde – tandis que d’autres récits célèbrent à l’inverse la vertu préservée de femmes modèles et le sacrifice honorable des enfants au bénéfice de leurs parents.
23La réalité du cannibalisme de survie peine donc à se dégager de ses réécritures par des témoins de seconde ou de troisième main. Un même constat a pu être dressé à propos de l’Occident médiéval. La dimension traumatique de la faim trouve de toute évidence une expression privilégiée dans l’angoisse de devoir dévorer son prochain ou d’être dévoré à son tour : cette angoisse – réalisée ou non – stimule ensuite la propagation des rumeurs les plus sordides et alimente, à plus long terme, les œuvres narratives et littéraires.
24Le Moyen Âge chrétien possède son propre répertoire de récits de cannibalisme de survie. L’anthropophagie tend à y apparaître comme l’issue inéluctable de souffrances dont la maîtrise échappe à la volonté humaine – même si le poids des péchés des hommes en est la cause profonde. Le cannibale, figure ambivalente du monstre alimentaire et de la victime nécessaire de la colère divine, échappe dès lors le plus souvent aux reproches directs des narrateurs, qui ne s’attardent guère sur ses actes individuels ou sa destinée. Les auteurs païens de l’Antiquité, au contraire, condamnaient sans détour les crimes des mangeurs d’hommes, coupables d’avoir abandonné leur humanité au profit d’une survie infamante.
25Le Dieu des chrétiens est ainsi l’auteur passif – par le retrait de sa bienveillance – des tribulations des affamés. Des chroniqueurs y puisent l’opportunité d’une moralisation de leurs narrations historiques. Parmi les fléaux que l’on attribue à une intervention céleste, le cannibalisme – corollaire de la faim – tient en effet une place particulière. Sa force évocatrice en fait un outil à même de marquer sans ambiguïté la présence du mécontentement divin au sein d’une séquence d’événements : c’est l’occasion de dénoncer ennemis politiques et déviances morales. L’écriture même de l’histoire de la faim au Moyen Âge s’en trouve affectée : elle dépend en effet d’une documentation marquée par la réinscription des aléas terrestres dans le cadre des grands desseins divins – et c’est parfois le dessein seul qui crée la narration et justifie l’adjonction opportuniste de certains motifs, parmi lesquels le cannibalisme de survie. L’historien se doit donc d’être prudent lorsqu’il se trouve confronté à ce type de mentions.
26Pourtant, l’anthropophagie de survie est une réalité historique. Elle existe dans les pratiques, sans aucun doute, durant le Moyen Âge comme à la période contemporaine, en Europe comme partout dans le monde. Nos difficultés à l’appréhender tiennent d’abord à la nature de la documentation disponible, la plupart du temps peu crédible quand il s’agit d’accéder à l’intimité des affamés, loin des chroniqueurs mieux nourris et de normes sociales devenues bien futiles.
27Au contraire, le cannibalisme des rumeurs, de l’imaginaire et des œuvres littéraires nous est accessible dans toute sa force et son omniprésence : c’est là qu’est d’abord sa réalité. « On raconte que » : voilà comment s’amorce bien souvent un récit de cannibalisme, trahissant ainsi la présence d’une chaîne invisible de transmissions et réadaptations entre le fait éventuel et sa mise par écrit. Des motifs stéréotypés accompagnent ce processus : leur force tient en grande partie à leur réalisme ou – faudrait-il dire – à leur potentialité dans un contexte où les normes sont battues en brèche par la crise. Raoul Glaber a livré l’exemple le plus spectaculaire d’un usage de ces motifs en juxtaposition, catalogue des souffrances qui frappent la chrétienté à l’aube du millénaire de la Passion.
28On a ainsi pu citer divers motifs récurrents, tels que la vente de chair humaine au marché ou les assassinats nocturnes de voyageurs, mais le plus prégnant d’entre eux est indéniablement celui de la mère anthropophage. Les origines de cette incarnation féminine de la faim et du désespoir sont complexes, mais on suit sans difficulté son parcours dans la littérature religieuse et profane, ainsi que dans les œuvres historiques. Les évocations bibliques récurrentes du cannibalisme de survie ont recours à cette figure et au motif du cannibalisme intrafamilial, image même de la destruction des liens sociaux les plus fondamentaux.
29Les commentateurs chrétiens des livres de l’Ancien Testament lient systématiquement ces épisodes à la destinée tragique d’une femme et de son enfant à Jérusalem, en 70 de notre ère. La ville, assiégée par les légions romaines, est alors en proie à une terrible famine dont témoigne Flavius Josèphe. L’image de cette femme désespérée tuant, cuisinant et mangeant son enfant est ensuite développée dans les nombreuses reprises médiévales de ce récit, y compris dans l’iconographie, et devient un passage central d’œuvres s’inscrivant dans la tradition de la Vindicta Salvatoris : le cannibalisme maternel fait alors pleinement partie d’un épisode de punition divine infligée au peuple juif. Dans un tel contexte culturel, les multiples références des chroniqueurs aux mères anthropophages et au cannibalisme intrafamilial ont aussi une valeur emblématique qu’il faut pouvoir décrypter.
Qui sont les Anthropophages ?
30Les cannibales du bout du monde et les anthropophages par nécessité ont en commun l’effroi et l’étrange fascination qu’ils suscitent. De la même manière, lorsqu’un rebelle syrien, durant le printemps de l’année 2013, découpe les chairs d’un soldat loyaliste pour en extraire un organe et faire mine de le mordre, la presse et les réseaux sociaux s’affolent : cette horreur de plus dans un conflit sans fin touche une corde sensible, les condamnations pleuvent et la cause rebelle en sort affaiblie. La provocation de ce combattant est pourtant d’ordre avant tout métaphorique : il menace, par la parole et par le geste, de dévorer les cœurs des ennemis qui tomberaient entre ses mains. Cette rhétorique de destruction apparaît déjà dans les œuvres homériques, tout comme on lui connaît de nombreux parallèles historiques et ethnographiques.
31Néanmoins, la limite entre, d’une part, la parole et les gestes feints et, d’autre part, l’acte authentique est parfois difficile à identifier – en particulier depuis le point de vue d’un observateur extérieur aux émotions et au contexte mobilisés. On a pu observer, en contexte européen, la multiplication des cas documentés de cannibalisme d’émeute, et l’on s’est interrogé sur le crédit à accorder à de tels récits.
32En théorie, la dévoration de l’objet de l’hostilité collective peut être un aboutissement logique d’une poussée de violence incontrôlable. Mais la dévoration peut n’être que symbolique, au travers du vocabulaire employé par les tortionnaires ou de gestes associés à la boucherie ou à la cuisine. S’il y a toutefois consommation, certains organes riches en sang – symbole vital – semblent visés prioritairement, tels le cœur ou le foie, cuisinés ou non. Au sein du cadre presque irréel créé par une poussée de violence collective ou un combat à mort, de tels écarts par rapport aux normes comportementales usuelles semblent étrangement acceptables aux participants, qui peuvent en retirer une satisfaction et une joie assumées.
33Avec ces violences cannibales, on quitte les territoires lointains des mangeurs d’hommes de l’ethnographie ou la tragique lutte des affamés pour leur survie. Il n’y a ici ni projection identitaire dans l’espace géographique, ni descente lente et inévitable vers les tréfonds du désespoir alimentaire : logique et raison communes sont absentes des espaces hors norme des émeutes ou du combat. Ce cannibalisme est soudain, brutal, imprévisible et, plus que tout, il se déroule dans une bulle de folie au sein de la réalité quotidienne, il implique voisins, amis, connaissances – il se produit pour ainsi dire à portée de main.
34On retrouve cette notion d’anthropophagie proche dans le cas de la sorcellerie. Mais cette proximité se double ici d’un sentiment de menace permanent. La sorcellerie possède, dans l’esprit de ceux qui la pourchassent, ses structures et ses règles, mais ses contours restent insaisissables. Le sorcier – ou, plus souvent, la sorcière – exerce généralement son art néfaste dans l’invisible, dans la nuit ou dans les rêves. Les chasses aux sorcières furent l’occasion de canaliser de profondes tensions sociales vers des individus isolés ou marginaux, en leur arrachant par la force l’assurance que leurs crimes supposés correspondaient bien aux fantasmes de déviance et de mort créés par leurs bourreaux.
35Le cannibalisme occupe bien sûr une place d’honneur dans le catalogue des déviances criminelles des sorciers, répondant à une angoisse qui touche à la préservation de l’intégrité des corps physiques et, par extension, du corps social. La peur ressentie envers la figure du sorcier mangeur d’hommes est une réalité pour l’Occident médiéval et moderne, mais aussi pour d’innombrables cultures qui possèdent des figures comparables dans leur imaginaire.
36La cohésion sociale et religieuse que remet en cause la sorcellerie est également mise à mal, dans les mentalités antiques et médiévales, par la présence de groupes minoritaires dont la foi et les pratiques cultuelles exotiques donnent lieu à tous les fantasmes – dont la pratique du cannibalisme. Des accusations d’anthropophagie furent ainsi proférées contre les premiers chrétiens. Elles trouvent un parallèle significatif dans les accusations de meurtre rituel portées par les chrétiens eux-mêmes contre les communautés juives d’Europe au cours du Moyen Âge. Dans des contextes de tension, le poids des rumeurs – que l’on sait particulièrement sensibles à l’attrait morbide du cannibalisme – affecte ces minorités fragiles, que les appels au calme des autorités laïques et ecclésiastiques ne suffisent pas à protéger de la spontanéité des émotions populaires. Les cannibales présumés se font ainsi métaphoriquement dévorer par ceux qui les craignent.
37Les Juifs ou les insaisissables sorciers endossent le rôle d’entités en marge au sein même de la société chrétienne médiévale. Leur cannibalisme, tel que se le représente le groupe dominant chrétien, est un marqueur de différence comme il l’est dans le cas des peuples lointains. L’anthropophagie est caractéristique d’une humanité socialement ou géographiquement en marge. Pour autant, outre le cas du cannibalisme de survie6, elle n’est pas absolument étrangère aux hommes du Moyen Âge. Certaines consommations, plus ou moins codifiées, de parties ou substances issues du corps humain sont d’ailleurs associées, depuis l’Antiquité, à des effets bénéfiques.
38La dangerosité du franchissement de la norme – de la souillure symbolique – que représente le cannibalisme recèle aussi des potentialités favorables pour ceux qui pensent pouvoir en maîtriser les conséquences. Dans cette optique, diverses pratiques magiques et médicales font appel à l’homme pour soigner ou affecter l’homme. On a ainsi pu observer indirectement, au travers des pénitentiels du haut Moyen Âge, quelques usages de sang ou de sperme humains, souvent en lien avec la sexualité. Chez Burchard de Worms, au xie siècle, la confusion entre des aliments et l’intimité du corps féminin confère aux premiers des propriétés liées, là aussi, à la sexualité.
39La médecine des lettrés attribue également un certain nombre de bienfaits à l’absorption de sang, d’urine ou d’ossements humains, même si ces usages sont souvent jugés abjects. Le commerce de la mummia, en particulier, sur lequel ironise Ambroise Paré au xvie siècle, connaît un succès certain au-delà de la période moderne. À l’inverse, une contamination alimentaire, non maîtrisée, par des substances humaines peut être perçue comme une cause de maladie, de contamination ou d’inquiétude : la préoccupation des pénitentiels pour les usages possibles des animaux impliqués dans des relations intimes avec l’homme – alimentaires (consommation en chaîne) ou sexuelles (bestialité) – en est une illustration.
40L’ambiguïté fondamentale qui préside aux rapports entre l’homme occidental et l’anthropophagie – tout à la fois rejetée en marge et exploitée, repoussante et fascinante – trouve peut-être son expression la plus significative dans la doctrine de la transsubstantiation. Au cours du Moyen Âge s’affirme peu à peu l’idée selon laquelle le pain et le vin consommés par les chrétiens lors de l’eucharistie deviennent en substance, par l’action de la consécration, le corps et le sang du Christ incarné. Ce point de dogme fut à la base de nombreuses controverses, en particulier dans le cadre de la Réforme, où le catholique théophage et le cannibale américain sont mis face à face. La réalité de cette transformation, au-delà de subtiles discussions théologiques, s’impose à la masse des chrétiens par le biais d’une iconographie et de récits de miracles explicites : l’hostie se fait chair sur l’autel, le sang est versé dans le calice depuis la plaie du Christ, le corps d’un enfant est l’objet du sacrifice, les hosties saignent sous les coups des Juifs. Les chrétiens mangent et boivent ainsi leur Dieu fait homme – même si, précisent certains penseurs, ils ne le digèrent pas.
41Il y a dans les chairs sanglantes du Christ exposées sur l’autel une synthèse de l’étrange rapport qu’entretient l’Occident avec le cannibalisme. Le sacrifice, supposé sublime, du fils de Dieu fait homme est ramené à une scène de boucherie – et quel soulagement pour le croyant, raffermi dans sa foi, lorsqu’enfin la chair redevient pain à ses yeux, dissimulant sa vraie nature sous des apparences plus tolérables. Le cannibalisme est, pour un homme du Moyen Âge, une abjection presque inconcevable, pourtant il lui faut croire en la présence réelle et communier. L’anthropophagie est inouïe, répètent les textes, pourtant on ne compte plus les récits de famine, les œuvres littéraires ou les figurations qui la rappellent régulièrement au bon souvenir des clercs comme des laïcs, lettrés ou non. Manger l’homme est abominable, pourtant certains absorbent du sang, du sperme, de la momie, avec le soutien, parfois, d’autorités médicales réputées et quelles que soient les réprimandes des confesseurs.
42Le cannibalisme apparaît dès lors comme un objet historique protéiforme. On ne peut l’enfermer dans une définition simple et il s’échine à défier l’entendement, étant constamment engagé dans un jeu d’échanges ambigus avec l’homme occidental. Comment comprendre cette complexité ? Comment appréhender un objet qui surgit un peu partout, dans le langage, dans les idées, dans les croyances, dans les fantasmes, dans les peurs et dans les rêves des hommes de l’Antiquité et du Moyen Âge ?
43Les pistes explorées dans la présente étude ont confirmé l’intérêt pour l’historien du fait occidental de se pencher sur une thématique dont il s’est longtemps désintéressé, au profit de disciplines sœurs. Les méthodes de l’historien jettent en effet un éclairage souvent sans concession sur un champ de recherche qui peine à se dépêtrer du casse-tête documentaire qui conditionne son développement. Loin des approches caricaturales et au-delà des études hyperspécialisées, on s’est ici efforcé de reconstituer une image cohérente de ce que représentait et impliquait le cannibalisme dans l’Antiquité et au Moyen Âge, sous certaines de ses formes les plus significatives. Certains, parmi ceux qui découvrent ici ces réalités, auront peut-être été surpris par l’ampleur des ramifications de la problématique – d’autant plus si l’on rappelle qu’il a fallu passer sous silence l’essentiel de la dimension littéraire du phénomène (thème du cœur mangé, monstres, contes, etc.).
44Cette contribution à la connaissance de l’un des tabous humains les plus fondamentaux laisse quelques zones d’ombre, inévitablement. À d’autres, par exemple, la tâche titanesque d’étudier la richesse des métaphores et du vocabulaire cannibale dans les images et les textes anciens. À d’autres, encore, d’étudier en profondeur la réception de la dimension anthropophage de l’eucharistie – champ d’investigation prometteur, s’il en est. Il semble essentiel, enfin, de démêler l’écheveau des rapports entre le mangeur d’hommes de l’imaginaire médiéval et les cannibales américains : en s’affranchissant du mythe de la naissance de l’ethnographie moderne en 1492, peut-être réalisera-t-on que les anthropophages de Colomb, Cortés et leurs successeurs avaient plus en commun avec ceux de Mandeville qu’on a pu longtemps le croire. Rien n’est moins sûr, toutefois, car le cannibale a la déplaisante habitude d’échapper à ceux qui le traquent – les ethnographes professionnels en ont fait la fâcheuse expérience – et de se trouver là où on ne l’attend pas – parfois si près de nous qu’il est nous.
Notes de bas de page
1 Première colonie britannique permanente sur le sol américain, actuellement en Virginie, près de Williamsburg.
2 Brown D., « Skeleton of Teenage Girl Confirms Cannibalism at Jamestown Colony », The Washington Post, 1er mai 2013, http://www.washingtonpost.com/5af5b474-b1dc-11e2-9a98-4be1688d7d84_story.html(consulté le 22 décembre 2013).
3 Voir Edgerton-Tarpley K., Tears from Iron. Cultural Responses to Famine in Nineteenth-Century China, Berkeley, 2008.
4 Phénomène amplifié par la propagande communiste qui cherchait ainsi à minimiser la terrible famine déclenchée par le Grand Bond en avant de Mao, entre 1958 et 1962.
5 Edgerton-Tarpley K., Tears from Iron…, op. cit., p. 225.
6 Le cannibalisme de survie constitue un cas particulier dans la mesure où il n’est associé qu’à des contextes exceptionnels et ne fait jamais l’objet d’un assentiment ou de pratiques culturelles régulières.
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