Chapitre V
Aux sources de l’ethnographie occidentale des mangeurs d’hommes
p. 299-393
Texte intégral
1Cette brève citation est extraite du poème grec Les travaux et les jours. Hésiode, son auteur, est probablement un contemporain d’Homère (fin du viiie siècle avant notre ère2). Dans le passage cité, Hésiode s’adresse à son frère Persès et l’incite à respecter la justice. L’un des apports essentiels de celle-ci, qui permet de différencier hommes et bêtes, est qu’elle exclut la pratique du cannibalisme. Le rejet de l’anthropophagie, qui participe ici à la définition de l’humain, est pour ce poète fondateur une loi divine sans âge.
2Une tradition comparable amène les Égyptiens, d’après Diodore de Sicile (ier siècle avant notre ère), à voir dans le dieu Osiris celui qui avait « amené le genre humain à renoncer au cannibalisme (allélophagie) », grâce à l’apport de l’agriculture3. Les bases sont posées : selon cette tradition, humanité et cannibalisme ne peuvent s’associer. Le renoncement à l’un des termes conditionne l’existence de l’autre. L’homme grec n’est donc pas un mangeur d’hommes et pour trouver ceux-ci il doit s’éloigner de sa patrie : c’est précisément dans un voyage de ce genre que le verbe d’Homère entraîne Ulysse, le plus subtil des conquérants de Troie. C’est aussi là que commence mon parcours dans l’univers des anthropophages du bout du monde.
3La victoire sur les Troyens eut un goût amer pour Ulysse, roi de l’île d’Ithaque, et pour ses compagnons d’infortune. Devenus les jouets des vents, ils virent le retour tant espéré vers leur patrie se transformer en un voyage dans l’inconnu, à la rencontre de peuples étranges et d’êtres mythiques. Au-delà du cap Malée (au sud du Péloponnèse), les navires d’Ulysse suivent pendant plusieurs jours les courants avant d’aborder les rivages des Lotophages, qui forment un peuple accueillant et doivent leur nom à un étrange régime alimentaire : ils ne se nourrissent que de lotus4. L’étape suivante de cette errance se présente sous des auspices favorables : au large des terres des Cyclopes, les navigateurs prennent pied sur une île inhabitée mais entièrement couverte de forêts, où pullulent des chèvres qui leur procurent une nourriture abondante5. Ulysse laisse sur place la plupart de ses hommes car il souhaite s’aventurer chez les Cyclopes :
Je veux tâter ces gens et savoir ce qu’ils sont, des bandits sans justice, un peuple de sauvages ou des gens accueillants qui respectent les dieux.6
4Ayant laissé son navire sur la côte, il s’avance vers la caverne du Cyclope Polyphème avec douze hommes choisis7. Seuls les troupeaux de moutons de l’homme monstrueux accueillent dans un premier temps les visiteurs grecs. Ulysse veut attendre, il ne cède pas face à l’insistance de ses compagnons qui ne souhaitent que piller les réserves laissées sans surveillance avant de s’en aller au plus vite. Ils s’attardent alors dans la caverne pour manger quelques-uns des fromages produits et stockés par le Cyclope8. Celui-ci revient enfin, après avoir mené ses brebis aux pâturages, et les voyageurs imprudents se trouvent enfermés dans une grotte dont l’entrée est à présent barrée par un lourd rocher9. L’immense berger ne daigne accorder son attention aux intrus qu’après s’être paisiblement attelé à ses occupations routinières (traite des brebis et stockage du lait10). Ulysse, qui n’en mène pas large, en appelle alors aux lois de l’hospitalité et à la crainte des dieux : arguments qui pèsent bien peu face à l’orgueil du Cyclope, sûr de sa force face aux dieux11. La situation tourne mal :
Je disais, et ce cœur sans pitié ne dit mot. Mais, sur mes compagnons s’élançant, mains ouvertes, il en prend deux ensemble et, comme petits chiens, il les rompt contre terre : leurs cervelles, coulant sur le sol, l’arrosaient ; puis, membre à membre, ayant déchiqueté leurs corps, il en fait son souper ; à le voir dévorer, on eût dit un lion, nourrisson des montagnes ; entrailles, viandes, moelle, os, il ne laisse rien. Nous autres, en pleurant, tendions les mains vers Zeus ! Voir cette œuvre d’horreur ! Se sentir désarmé !12
5Repu de chair humaine et abreuvé de lait, le monstre anthropophage s’endort paisiblement. Les marins pourraient tenter de le tuer durant son sommeil, mais ils n’y gagneraient qu’une mort lente, enfermés dans la grotte, dont ils seraient incapables de libérer l’accès13. Au matin, Polyphème s’éveille, trait ses brebis et fait son déjeuner de deux autres compagnons d’Ulysse14. Il emmène ensuite son troupeau dans la montagne, abandonnant ses provisions humaines dans son logis. Ulysse en profite pour aiguiser le pieu qui sera fatal au mauvais hôte. Le soir venu, le Cyclope ne déroge pas à ses habitudes, trait ses brebis et dévore deux hommes de plus15. Ulysse l’encourage alors à accompagner son repas du vin capiteux qu’il lui propose. Enivré par le nectar offert par le rusé souverain, qui s’est présenté à lui sous le nom de « Personne16 », Polyphème sombre dans un profond sommeil :
Bientôt nous le voyons ployer son col énorme, et le sommeil le prend, invincible dompteur. Mais sa gorge rendait du vin, des chairs humaines, et il rotait, l’ivrogne !17
6Le plan d’Ulysse est couronné de succès : lui et ses hommes plantent le pieu rougi au feu dans l’œil unique du géant qui, aveuglé, appelle ses congénères à l’aide18. Comment, toutefois, pourraient-ils lui prêter assistance puisqu’il a été attaqué par Personne ? Accrochés sous le ventre de béliers à l’épaisse toison, Ulysse et ses compagnons survivants parviennent ensuite à quitter la grotte, au nez et à la barbe de l’ennemi berné19. Leur navire ne s’échappera toutefois que de justesse, bombardé de rochers par le Cyclope furieux (et d’une précision redoutable malgré sa cécité20).
7Une rencontre avec d’autres anthropophages coûtera toutefois bien plus cher au souverain d’Ithaque. Au cours de leur errance, les Grecs jettent l’ancre dans une anse de l’île des Lestrygons. Ulysse envoie quelques hommes prendre contact avec les habitants. Ceux-ci sont des géants qui vivent dans une ville sous l’autorité d’un roi :
Mais à peine entrent-ils au manoir désigné, qu’ils y trouvent la femme, aussi haute qu’un mont, dont la vue les atterre. Elle, de l’agora, s’empresse d’appeler son glorieux époux, le roi Antipathès, qui n’a qu’une pensée : les tuer sans merci. Il broie l’un de mes gens, dont il fait son dîner. Les deux autres s’enfuient et rentrent aux navires. Mais, à travers la ville, il fait donner l’alarme. À l’appel, de partout, accourent par milliers ses Lestrygons robustes, moins hommes que géants, qui, du haut des falaises, nous accablent de blocs de roche à charge d’homme : équipages mourants et vaisseaux fracassés, un tumulte de mort monte de notre flotte. Puis, ayant harponné mes gens comme des poissons, la troupe les emporte à l’horrible festin.21
8Mais Ulysse avait judicieusement amarré son propre navire à l’entrée de la rade et fuit sans demander son reste22. Il vient de perdre en quelques instants la quasi-totalité de ses hommes, et ses malheurs sont pourtant loin d’être arrivés à leur terme.
Homère et Ulysse
9Quand Homère – quelle que soit la réalité, individuelle ou collective, que recouvre ce nom – met par écrit, au viiie siècle avant notre ère, les poèmes de l’Iliade et de l’Odyssée, ceux-ci sont déjà le résultat d’une longue tradition orale. Ils dépeignent un monde fondamentalement composite, sans ancrage strict dans la réalité d’une époque définie23. Les siècles qui suivent vont faire d’Homère un pilier fondamental de la culture classique gréco-latine : il est lu, raconté, copié et enseigné24.
10Pour ce qui concerne l’Odyssée en particulier, les lecteurs d’Homère se sont déchirés depuis l’Antiquité quant à savoir s’il fallait situer les pérégrinations d’Ulysse dans un espace géographique réel ou plutôt dans un univers imaginaire25. Dans l’optique qui est la nôtre, la question fondamentale porte avant tout sur la cohérence du système de représentation du monde proposé par l’Odyssée. D’une part, on trouve un monde de l’humanité, divisé en cercles concentriques : au centre, les Achéens, qui vivent dans un monde stabilisé, régulé et agricole ; puis un horizon plus lointain avec l’Égypte, la Crête, la Phénicie ; enfin un troisième cercle où vivent les « derniers » des hommes, notamment les Éthiopiens et les Phéaciens, humains mais proches des dieux. D’autre part, il y a le cap Malée et ce qui se trouve au-delà, un autre monde, celui du non-humain, de l’errance et de l’inconnu26. Néanmoins, on notera qu’un large consensus règne parmi les auteurs anciens pour situer les Cyclopes et les Lestrygons dans les parages de la Sicile, fût-ce dans un lointain passé27.
11L’imaginaire collectif associe généralement l’Odyssée à la longue errance en mer d’Ulysse et de ses compagnons. Pourtant, cette partie de l’œuvre, certes essentielle, n’occupe guère que les chants ix à xii (à l’exception de l’histoire de Calypso, partagée entre les chants qui précèdent) d’une œuvre qui en compte vingt-quatre au total. Ulysse y raconte à ceux qui l’ont secouru, les Phéaciens, la suite de malheurs qui l’ont amené, seul, chez eux. Ce peuple de marins le ramènera ensuite sur son île (chant xiii) où il reprendra finalement, dans un bain de sang, sa place légitime auprès de son épouse, la fidèle Pénélope (chants xiii à xxiii). Au sein des quatre chants qui m’occupent, l’épisode des Lestrygons occupe cinquante-deux vers du chant x, tandis que celui consacré au Cyclope bénéficie d’un ample développement (le narrateur, Ulysse, est en effet au cœur de l’action), sur près des deux tiers du chant ix (soit près de quatre cents vers). Deux épisodes d’ampleur inégale donc, mais qui semblent se répondre28 en mettant en scène des hommes à la stature de géants, irrespectueux envers les lois de l’hospitalité et anthropophages. Je serai toutefois amené à nuancer ce rapprochement dans les pages qui suivent.
Le Cyclope Polyphème
12Tout au long de l’Odyssée, plusieurs thématiques réapparaissent régulièrement et fixent la limite entre l’humain civilisé et l’humain sauvage, en fonction de critères moraux et sociaux29 : il faut déterminer si les peuples et êtres rencontrés possèdent une idée de justice, pratiquent l’hospitalité et possèdent la crainte des dieux, qui fonde la piété30. La description du mode de vie des Cyclopes – qui n’est perçu qu’au travers de celui de Polyphème – répond négativement à cette interrogation. Plus précisément – et c’est là un lieu commun31 –, les mœurs de Polyphème se présentent comme une inversion du mode de vie des Grecs, étalon de référence du degré de civilisation : le Cyclope vit dans une caverne montagnarde, ignore l’agriculture et l’art de la navigation, ne pratique aucune forme structurée de vie sociale, méprise les dieux, se moque des règles les plus élémentaires de l’hospitalité, etc.
13Il convient toutefois de noter qu’il semble bien y avoir, dans ce récit, Cyclope et Cyclope. Polyphème est-il en effet représentatif de sa race ? L’imbrication complexe, dans ce passage de l’épopée homérique, entre contenus mythiques d’une part, folkloriques d’autre part, a été longuement débattue32. Il ne s’agit pas ici de suggérer que l’auteur de l’Odyssée distingue Polyphème des autres Cyclopes, mais plutôt de souligner leurs origines différentes, au-delà de l’œuvre :
En tant que personnage individuel, l’ogre mangeur d’hommes Polyphème émane d’une tradition folklorique qui n’est pas spécifiquement grecque ; mais les Cyclopes eux-mêmes – les démons de l’orage qui fabriquent le foudre de Zeus – sont clairement des produits de la spéculation mythologique grecque. Les deux aspects sont regroupés afin de construire un épisode du voyage d’Ulysse.33
14Si l’on prend en considération cette fusion de deux types de figures, l’une folklorique et l’autre mythologique, on s’explique mieux la présence paradoxale de l’impie Polyphème sur une terre d’abondance bénie par Zeus. D’où, aussi, la création de deux principales traditions, divergentes à bien des égards, à propos des Cyclopes : ceux liés à Polyphème seront des bergers (anthropophages) pourvus d’un œil unique au milieu du front34, tandis que les autres seront les pourvoyeurs d’armes de Zeus, assistants (plutôt sympathiques) d’Héphaïstos35.
15Polyphème est donc, dans sa confrontation avec Ulysse, avant tout l’ogre pasteur Polyphème – son statut de Cyclope apparaissant surtout comme un référent expliquant sa taille et sa vigueur. Les folkloristes se sont à juste titre approprié ce personnage si caractéristique, dont les aventures, présentes sous de nombreuses variantes, ont fait l’objet, au xixe siècle, de recensements dans toute l’Europe et le Proche-Orient36. Certains aspects du récit homérique gagnent toutefois à être soumis à un regard plus ethnographique, notamment à propos du statut de pasteur du géant.
16Cette activité pastorale pourrait être justifiée, à en croire certains, par les seules nécessités du récit, dont la structure narrative exige que le héros puisse échapper à l’emprise du Cyclope, soit en se dissimulant parmi les moutons, soit en revêtant la peau d’un de ces animaux37. Pourtant, on ne peut manquer de remarquer à quel point le poète insiste, dans l’Odyssée, sur les qualités de Polyphème en tant que berger : on peut citer la description de l’intérieur de sa caverne – modèle d’organisation pastorale rationnelle, soigneusement ordonnée, rangée, cloisonnée38 –, de même le soin apporté par le géant à ses animaux, à chacun de ses retours dans la caverne ou lors de l’évasion des Grecs39. Bon pasteur, il vit également des produits de son élevage : si la seule viande qu’il consomme durant le récit est la chair des compagnons d’Ulysse, il se nourrit aussi des fromages qu’il confectionne lui-même et il boit le lait de ses brebis (il semble aussi connaître le vin produit par les vignes de l’île, mais il n’est jamais suggéré qu’il en boive40). L’activité pastorale et ses corollaires sont donc loin d’être des éléments accessoires de la narration : elles définissent Polyphème tout autant que le fait son goût pour la chair humaine, et certains auteurs postérieurs accentueront encore cet élément identitaire lourd de significations.
Les Lestrygons
17Comment appréhender les épisodes de cannibalisme impliquant les Lestrygons par rapport à ceux qui les précèdent dans le récit ? Il faut constater que les motivations et les modalités de chacune des rencontres diffèrent sur bien des aspects fondamentaux. Tout d’abord, si Ulysse se rend auprès du Cyclope, c’est avant tout mû par sa curiosité personnelle41. Il y va d’ailleurs avec un seul navire et quelques hommes, dont le rôle actif dans le récit est assez réduit. Ulysse est seul dans sa confrontation héroïque avec le gigantesque adversaire. Le contact avec les Lestrygons est d’une autre nature : l’ensemble de la flotte vient mouiller au bord d’une terre inconnue, où « les chemins du jour côtoient ceux de la nuit42 », et une délégation réduite est envoyée par Ulysse auprès des indigènes43. Le premier contact est positif : ils rencontrent une géante – même si elle n’est pas encore identifiée comme telle – qui leur fait bon accueil et les guide vers la demeure, urbaine de toute évidence, de son père, le roi44. Le second contact est à tout le moins hostile : les règles de l’hospitalité sont bafouées et l’un des émissaires est broyé et mangé, tandis que les autres fuient45. Enfin, la troisième confrontation est un massacre46.
18Donc, d’un côté, un Cyclope radicalement infréquentable et solitaire est confronté à un héros curieux et rusé. De l’autre côté, une confrontation collective oppose, d’une part, des indigènes possédant au moins des rudiments de culture urbaine (résidence du roi47, agora48), une structure sociale hiérarchique (roi et sujets qui répondent en masse à son appel49) et des rudiments de civilité (premier contact pacifique, vite démenti toutefois), et d’autre part des étrangers arrivés par bateau et cherchant à engager des « rapports diplomatiques ». Le principal protagoniste lui-même est affublé de deux visages différents dans chacune des rencontres. Le premier cas voit Ulysse endosser le rôle du héros curieux, audacieux, que sa ruse permet de sauver et qui – tout en fuyant, certes – lance une pluie d’imprécations à son adversaire. Le second cas en fait un chef d’expédition prompt à déléguer les tâches et dont la prudence est la seule qualité mise en évidence, qui lui permet de fuir, sans demander son reste, le sort funeste de ses hommes.
19Si quelques traits évidents lient ces épisodes, ils appartiennent donc néanmoins à des registres très différents. Carol Dougherty propose de voir dans la rencontre avec le Cyclope un scénario colonial profondément négatif, construit en opposition avec le bon accueil réservé à Ulysse par les Phéaciens – les Lestrygons constituant une synthèse négative de cette opposition50. Il me semble plutôt que, si l’on trouve bel et bien, dans l’Odyssée, une allusion aux angoisses liées aux aventures coloniales grecques, c’est essentiellement – mais pas exclusivement – dans le passage consacré aux Lestrygons.
20On y trouve en effet les éléments principaux d’un scénario de contact colonial, à l’issue négative, entre Grecs et barbares locaux51. Chacun des protagonistes a en effet un rapport très différent au territoire, élément crucial afin de soutenir cette lecture coloniale. Le Cyclope n’a aucune préoccupation territoriale : la présence des hommes dans sa caverne n’est perçue par lui qu’en termes d’opportunité alimentaire ; quant à Ulysse, sa présence n’est motivée que par une volonté de se confronter aux Cyclopes. Les Lestrygons, au contraire, déferlent sans tarder sur les intrus – qui ont débarqué en masse et se sont lancés dans une exploration de l’intérieur des terres – jusqu’à leur anéantissement complet et au départ des survivants.
21L’anthropophagie elle-même possède un statut bien distinct dans chaque cas. Le cannibalisme des Lestrygons est guerrier et très peu mis en scène : le roi « fait son dîner » d’un des émissaires, les Grecs sont harponnés pour être emmenés au festin, mais le festin lui-même est laissé à un futur hypothétique hors du champ de perception du narrateur. Le contraste avec la description brutale du premier repas de chair humaine de Polyphème est d’autant plus saisissant.
22Ces différences de traitement marquantes illustrent la position spécifique du cannibalisme dans chacune des narrations. Le Cyclope se définit fondamentalement comme mangeur de chair humaine et omophage (mangeur de chair crue). Dans cette scène, il est d’ailleurs comparé par le poète à un lion. Il est l’ogre dévoreur du folklore face auquel l’homme grec n’a que son intelligence pour se sauver. L’auteur n’a pourtant pas repris pour les Lestrygons une imagerie cannibale déjà bien installée. Il ne s’agit de toute évidence pas d’en faire une horde de Polyphèmes affamés : leur consommation de chair humaine paraît ainsi presque sobre et rhétorique. Et pour cause : ils ne sont pas des ogres dont l’appétit est un attribut indispensable, mais bien une peuplade barbare dont il s’agit de mettre en évidence la force, l’emportement, l’inconstance, la violence, la cruauté et la promptitude à rechercher l’affrontement direct. Le cannibalisme n’est dès lors plus qu’un topos de violence et de sauvagerie qui n’a nul besoin d’être représenté52. La logique d’altérité radicale de Polyphème53 laisse ici la place à une logique de confrontation collective à un Autre dont l’altérité est moins radicale mais qui s’avère strictement hostile et destructeur, et est dès lors figuré sous les traits d’un consommateur/dévoreur.
23Manger ou être mangé, manger quoi et être mangé par qui : ces questions traversent les errances d’Ulysse et des siens54. Les Grecs cherchent désespérément à rejoindre le monde des « sitophagoi », les « mangeurs de pain » – autrement dit leur monde civilisé et agricole. Mais, à de rares étapes apaisantes près, c’est un monde d’inversions qu’ils côtoient, dans lequel l’humanité – leur propre humanité en particulier – en vient fréquemment à être réduite à un stade d’animalité : les Lotophages sont tels des herbivores qui ne se nourrissent que d’une seule plante ; Ulysse et ses hommes sont, parmi les moutons, des produits dans le garde-manger du Cyclope qui vient s’y servir quand bon lui semble ; les Lestrygons les « harponnent comme des poissons » ; Circé les transforme en cochons55 (et pas en lions ou loups comme elle l’avait fait pour d’autres56) ; les ombres des défunts prestigieux en sont réduites à faire la file pour aller laper le sang répandu par Ulysse, qui les attire ainsi afin de pouvoir les consulter57 ; enfin, la monstrueuse Scylla attrape les navigateurs tel le pêcheur qui sort de l’eau les poissons frétillant au bout de sa ligne58, selon l’image choisie par le poète.
24Les deux cas d’anthropophagie étudiés ci-dessus s’inscrivent donc dans une tendance générale du récit : celui-ci pose en effet avec insistance la question de l’identité alimentaire et de la position dans la chaîne alimentaire. Cette problématique identitaire culmine au cours de la dernière étape du voyage, à Ithaque, lorsqu’Ulysse lutte afin qu’on le reconnaisse et qu’il combat les prétendants qui avaient profité de son absence pour « dévorer » ses biens59.
Vengeance et anthropophagie dans l’Iliade
25L’autre œuvre majeure attribuée à Homère, l’Iliade, évoque également le cannibalisme, même si c’est de manière plus indirecte. La mise par écrit de ce texte précède vraisemblablement de quelques années celle de l’Odyssée. On peut y trouver quelques allusions précoces à une forme d’anthropophagie spécifique : le cannibalisme de vengeance60. Dans le quatrième chant, le poète met en scène une divine dispute conjugale entre Zeus et Héra. Le premier laisse entendre qu’il suffirait que les dieux en décident pour que cessent les massacres. Son épouse s’emporte et refuse que ses efforts en faveur des Grecs soient vains. Zeus n’insiste pas mais lance néanmoins ces quelques mots à la déesse :
Eh quoi ! Franchir les portes, les hauts murs d’Illion, puis dévorer vivants et Priam et les fils de Priam et tous les Troyens, il ne te faut pas moins pour guérir ton courroux !61
26Plus loin dans l’œuvre est relatée la mort du Troyen Hector, vaincu par Achille. Le héros grec veut venger le décès de son compagnon Patrocle. Quand Hector, mourant, le supplie de restituer son corps aux siens afin qu’ils puissent lui rendre les honneurs funèbres, la réponse fuse, cinglante62 :
Non, chien, ne me supplie ni par mes genoux ni par mes parents. Aussi vrai que je voudrais voir ma colère et mon cœur m’induire à couper ton corps pour le dévorer tout cru, après ce que tu m’as fait, nul n’écartera les chiens de ta tête, quand même on m’amènerait, on me pèserait ici dix ou vingt fois ta rançon, en m’en promettant davantage encore ; […], et les chiens, les oiseaux te dévoreront tout entier.63
27Christine Mauduit a bien mis en évidence le glissement d’Achille, ici, vers la sauvagerie. Par son isolement volontaire, il se détache de la communauté humaine, puis, une fois revenu au combat, ivre de rage après la mort de Patrocle, il déploie une violence et une cruauté sans commune mesure. Il est assimilé à un lion dans tout ce que la comparaison peut avoir de négatif64. Cet ensauvagement culmine en quelque sorte dans le refus de la restitution du corps et dans le regret de ne pouvoir le dévorer tout cru : « Regrettant, en somme, de ne pouvoir être lion jusqu’au bout, Achille prévoit d’assouvir indirectement son envie, en abandonnant le corps de son ennemi aux oiseaux et aux chiens65. » À bien des égards, l’anthropophagie de Polyphème apparaît comme la réalisation, dans un univers fabuleux, du désir de dévoration inassouvi exprimé par Achille. Les deux personnages possèdent en effet des caractéristiques proches qui leur valent tous deux d’être situés par Homère dans la sphère de la sauvagerie66. Achille, toutefois, ne livre pas le corps d’Hector aux chiens – corps qui, même traîné sur le sol, reste intact par la faveur des dieux67. Hécube, la mère du héros troyen, l’ignore encore quand, pleine de colère et de chagrin, elle s’adresse à Priam, qui se prépare à aller récupérer la dépouille dans le camp des Grecs :
Pour lui, tel est le sort que l’impérieux destin lui a filé à sa naissance, le jour où je l’enfantai : rassasier les chiens rapides, loin de ses parents, au logis d’un héros brutal, dont je voudrais, moi, dévorer le foie, en y mordant à belles dents. Ainsi serait vengé ce fils qu’il m’a tué.68
28Au travers des trois exemples qui précèdent s’établit un semblant de typologie du cannibalisme de vengeance dans l’Iliade : il s’agit de l’expression, toujours inassouvie, d’un désir de dévoration (exprimé personnellement ou attribué à un autre personnage) motivé par une colère (éventuellement mêlée à de la tristesse) démesurée. Ce comportement fantasmé s’affiche dans le poème homérique comme la pire violence qui puisse se concevoir envers une personne. Il est frappant de constater que ce motif apparaît dans cette œuvre fondatrice de la culture gréco-romaine – qui plus est dans un contexte indépendant de tout contenu ethnographique.
29Une brève étude de la présence de l’anthropophagie dans l’œuvre d’Homère a ainsi permis d’identifier, au plus profond des racines culturelles occidentales, plusieurs formes de cannibalisme alors déjà bien implantées dans l’imaginaire collectif : le cannibalisme mythico-folklorique (Polyphème), le cannibalisme des peuples lointains (Polyphème et les Lestrygons), le cannibalisme guerrier (Lestrygons) et le cannibalisme de vengeance (Achille et Hécube). La typologie anthropologique moderne trouve ainsi des racines inattendues.
Fortune et infortunes du Cyclope
30Polyphème, bien plus que les Lestrygons, connaît une riche postérité littéraire et artistique. Même s’il vit sur une terre d’abondance, Polyphème produit par son propre travail tout ce dont il a besoin, il possède un mode de vie bien identifiable69. Il s’agit d’un élément important du récit, comme en atteste sa réinterprétation au ve siècle avant notre ère dans le drame satyrique que lui consacre le tragédien athénien Euripide70.
31Les divergences par rapport au modèle homérique y sont significatives71 : intégration obligée des satyres dans l’intrigue (réduits en esclavage par le Cyclope), localisation de l’action en Sicile au pied de l’Etna, nombreuses scènes qui se déroulent hors de la grotte (une contrainte liée aux conditions de la représentation sur scène), vignes et céréales inconnues de Polyphème, qui mange de la viande (notamment des animaux qu’il chasse) en plus de son régime lacté. Ces quelques adaptations contribuent à donner du Cyclope une image sans équivoque.
32L’auteur n’a qu’à rappeler par quelques touches impressionnistes des données banales pour un public nourri des œuvres d’Homère : le Cyclope et ses semblables vivent en Sicile, au pied de l’Etna ; là, les hommes ne vivent pas, et l’on ne connaît ni cités, ni structures sociales ; on n’y pratique pas l’agriculture ; l’élevage est la norme et l’on consomme lait, fromage et viande ; on n’y respecte pas l’hospitalité et – pire – on dévore les hommes qui s’y aventurent.
33Ces éléments se trouvent résumés dans une affirmation lourde de sous-entendus : « Ils sont nomades. » La documentation grecque antique fait en effet mauvaise presse au nomade – un être radicalement éloigné de l’idéal d’une civilisation agricole et urbaine72. Les peuples scythiques incarnent cet Autre par excellence, amateur de chair humaine – l’œuvre d’Hérodote en témoigne. Euripide ne fait là qu’expliciter un contenu plus que sous-jacent chez Homère. On peut donc affiner le cadre classique mythologico-folklorique dans lequel s’insère le récit homérique consacré à Polyphème : par un jeu d’analogies, l’ogre aveuglé du folklore est non seulement associé aux grands et vigoureux Cyclopes du mythe, mais également aux éleveurs nomades de l’ethnographie, buveurs de lait et mangeurs de viande (parfois humaine).
34Les nécessités du genre satyrique suscitent une transformation de l’épisode anthropophage en lui-même, ramené à une consommation unique. Le mangeur d’hommes doit en effet produire, dans ce cas, un effet comique. Les personnalités des protagonistes sont, dès lors, caricaturées : le Cyclope est un grand dadais fanfaron et tout en ventre ; Ulysse est bien un héros rusé mais est aussi raillé pour son côté bavard et beau parleur73 ; Silène – le satyre ajouté à la trame originale du récit – est lâche, menteur, buveur et victime des pulsions sexuelles de Polyphème. Quant au cannibalisme, il est omniprésent dans la pièce ; mais, transformé en parodie d’un comportement alimentaire ou sacrificiel normal, il se décharge de son horreur pour dévoiler son potentiel comique. C’est le cas dès l’entrée en scène d’un Cyclope en appétit, auquel Silène désigne les nouveaux venus comme des voleurs qui lui veulent du mal. L’opportunité saute aux yeux du géant et d’emblée est installée une spécificité de cette version de l’histoire par rapport à son modèle : le Cyclope mange la chair humaine cuite et associe son geste à une parodie d’acte sacrificiel.
Le Cyclope. – Vraiment ? Veux-tu bien aller, au plus vite, aiguiser les couteaux à dépecer et mettre au feu un grand fagot de bois ? Égorgés à l’instant, ils empliront ma panse ; d’une chair toute chaude au sortir des braises le sacrificateur se repaîtra ; il mangera le reste cuit et attendri au chaudron. Car je suis soûl de la venaison des montagnes ; j’ai assez des régals de lions et de cerfs, et voici longtemps que je suis sevré de chair humaine.
Silène. – Oui, la nouveauté au sortir de l’habitude, ô maître, a plus de charme. Ce n’est pas hier, assurément, que d’autres étrangers étaient venus à ton antre.74
35Quand Euripide, par l’intermédiaire des bavardages d’Ulysse, relate ensuite le déroulement de la scène cannibale dissimulée aux yeux du spectateur, il s’éloigne significativement du modèle homérique, même s’il en conserve certains détails (notamment l’épisode de la cervelle répandue) : le modèle décrivait un berger soigneux doublé d’un anthropophage brutal et profondément sauvage, assimilé à un lion75 ; Euripide propose plutôt le portrait d’un cuisinier et sacrificateur absurdement appliqué76, les références à sa cruauté contrastant avec le soin de ses préparatifs. De même, la consommation elle-même n’est pas évoquée, désamorçant par là ce qui faisait l’horreur essentielle de la scène homérique. Il semble donc que, pour susciter le rire, l’anthropophage se doit d’être dans une attitude parodique par rapport aux pratiques alimentaires normales. Cela a imposé à Euripide un changement de point de vue par rapport à sa source : le Polyphème d’Homère s’inscrit dans la différence radicale par rapport à l’homme grec, tandis que celui d’Euripide est un être en décalage – il sacrifie, accueille, cuisine, mais d’une façon strictement inappropriée. Sorti de sa posture folklorique originelle, l’ogre devient ici un de ces cannibales de bande dessinée qui se demande si l’eau de cuisson du missionnaire est assez salée.
36Une célèbre épopée latine du ier siècle avant notre ère met aussi en scène la rencontre entre Ulysse et Polyphème : l’Énéide, de Virgile. Le poète mantouan s’efforce là de donner à Rome une épopée nationale à la hauteur de l’œuvre homérique77. D’après son récit, Énée et les survivants de la chute de Troie se lancent sur les mers pour accomplir leur destin et jeter les bases de ce qui deviendra l’Urbs. L’image d’Ulysse est très présente à l’arrière-plan du voyage des Troyens (livre III). L’épisode de la confrontation (à distance) entre Énée et Polyphème, amené assez artificiellement, semble n’avoir d’autre fonction dans le récit que de souligner le lien étroit qui unit les deux héros. Virgile s’appuie sur la célébrité de l’épisode pour se limiter à quelques références allusives à l’habileté du Grec sur les terres des Cyclopes, afin de ne pas faire d’ombre à son propre héros.
37Il crée ainsi une sorte de suite au récit d’Homère, en introduisant le personnage d’un marin grec oublié par Ulysse au pied de l’Etna, alors que son navire échappait avec peine aux projectiles lancés par Polyphème. Achéménide – le marin abandonné – leur raconte son long calvaire sur l’île, où il a survécu avec difficulté dans la peur permanente d’être la proie d’un Cyclope. C’est à lui que revient le rôle de raconter ce qui est arrivé aux Grecs dans l’antre de Polyphème. Condensant la chronologie des événements et atténuant l’action personnelle d’Ulysse – ce qui anéantit la cohérence du récit folklorique originel –, Achéménide ramène l’épisode à une ample et cruelle scène d’anthropophagie vengée par un aveuglement réalisé collectivement :
Il se repaît de la chair et du sang noir des misérables : moi-même je l’ai vu, couché à la renverse au milieu de son antre, saisir dans sa grande main le corps de deux des nôtres et les briser contre le rocher, le seuil baignait dans des éclaboussures de sang ; je l’ai vu dévorer leurs membres ruisselant d’un liquide noir, leurs chairs encore tièdes palpiter sous sa dent […]. Non, certes, impunément : Ulysse n’a pas supporté ces horreurs, l’homme d’Ithaque, en cette extrémité, se souvint de lui-même. Car sitôt que, gorgé de viandes, assommé par l’ivresse, il a reposé à terre sa nuque fléchissante, étendu tout au long de son antre démesuré, vomissant à travers son sommeil de la sanie, des morceaux mêlés à du vin et à du sang, nous autres, après avoir prié les grands dieux, tiré au sort chacun notre rôle, d’un seul mouvement, de toutes parts nous l’entourons : avec un trait pointu nous perçons comme avec une tarière l’œil énorme, unique, qui se cachait sous un front torve, semblable à un bouclier d’Argos ou à la lampe de Phébus : nous vengeons, enfin contents, les ombres de nos compagnons.78
38Cette description du repas anthropophage est bien plus brutale et sanglante que celle d’Homère : la référence au sang qui s’écoule et se répand est omniprésente, tandis que les chairs tièdes sont encore palpitantes sous la mâchoire du monstre79. L’Odyssée dépeignait une consommation totale et la faiblesse absolue des hommes face à l’ogre berger. l’Énéide met, quant à elle, l’accent sur la cruauté et le caractère répugnant du repas d’une bête sauvage.
39En effet, si Polyphème est encore un berger quand il apparaît sur la montagne à la fin du discours d’Achéménide, il n’est plus ensuite que grincements de dents, gémissements et hurlements de bête sauvage quand il va rincer sa plaie avant de se précipiter à la suite des Troyens en fuite (dont il a entendu les rames battre les flots tandis que les navires s’éloignaient du rivage). L’ogre n’a plus de langage, il n’est plus que violence et désir de consommation, sa complexité homérique s’est perdue. Il n’est plus seul, non plus, car si les autres Cyclopes étaient très discrets dans l’œuvre grecque, ils partagent ici explicitement la violence et le régime de Polyphème. Ils répondent à son appel pour offrir à Virgile cette scène finale saisissante : les immenses Cyclopes amassés sur le rivage, tels les arbres d’une forêt majestueuse, fixant chacun de leur œil unique les vaisseaux troyens qui filent sur la mer.
40Ovide (43 avant notre ère-17 de notre ère) propose sa propre vision du Cyclope anthropophage dans ses Métamorphoses80. Au sein de cette œuvre qui retrace la création et l’histoire du monde au travers de la mythologie, Polyphème apparaît à plusieurs reprises. C’est toutefois à un Polyphème surprenant, à la croisée de traditions diverses, qu’est confronté le lecteur. En effet, si l’on connaît des Cyclopes forgerons ou bâtisseurs, en plus de ceux issus de la tradition homérique, le poète bucolique sicilien Théocrite (ca. 315-ca. 250 avant notre ère) a également dépeint un Polyphème plus jeune et musicien81, thème appelé à un certain succès iconographique82. Ovide choisit pour sa part de mêler le personnage du jeune Cyclope, amoureux éconduit par la belle Néréide Galatée, au terrible mangeur d’hommes de l’Odyssée. Dès le livre XIII, Galatée présente Polyphème avide de sang humain83 et lui-même projette de dépecer brutalement son rival84. L’épique se mélange ici au bucolique, pastichant tout à la fois Homère et Théocrite85. Le Cyclope se sent particulièrement beau86, prend soin de lui87, est très fier de ses poils88 et de son œil unique, pareil au soleil89, il est un musicien démesuré90 et un poète pesant et jaloux91, confinant en tous points au ridicule. C’est au livre xiv que l’on retrouve le Polyphème homérique, inclus, comme chez Virgile, dans le récit des aventures d’Énée.
41Ovide ajoute toutefois sa touche personnelle au récit : il reprend le personnage d’Achéménide auquel il fait rencontrer, après son sauvetage par Énée, Macarée, autre compagnon d’Ulysse oublié pour sa part chez Circé92. C’est à ce dernier qu’il raconte son séjour en Cyclopie, Ovide inventant pour l’occasion l’épisode de l’errance du Cyclope aveugle, avide de vengeance. L’anthropophagie est omniprésente dans le passage, sobre d’abord dans le discours d’Achéménide plein de gratitude envers Énée93, puis insoutenable dans le discours de colère et de frustration de Polyphème, seul face à la mer :
« Oh ! si quelque hasard, s’écrie-t-il, me ramenait Ulysse ou un de ses compagnons sur qui j’assouvirais ma colère, dont je pourrais dévorer les entrailles et déchirer de ma main les membres tout vifs, dont le sang inonderait mon gosier et dont la chair broyée palpiterait sous mes dents, je compterais pour rien ou pour peu de choses le malheur qui m’a ravi la lumière. » À ces menaces notre féroce ennemi en ajoute bien d’autres ; je blêmis d’horreur en contemplant son visage, qui porte les traces humides du carnage, ses mains cruelles, son orbite vide, insensible à la lumière, sa taille et sa barbe, où le sang humain est resté figé.94
42Ovide, par l’intermédiaire d’Achéménide, revient ensuite à la scène d’origine, dans la grotte de l’ogre :
J’étais convaincu qu’il allait me saisir et engloutir mes entrailles dans les siennes ; une image était restée fixée dans mon esprit, celle du moment où je l’avais vu à trois ou quatre reprises précipiter deux de mes compagnons contre terre, puis, étendu sur leur corps, comme un lion hérissé, enfouir dans son ventre avide leurs entrailles, leurs chairs, leurs os remplis de blanche moelle et leurs membres encore palpitants. Un frisson m’envahit tout entier ; mon sang s’était arrêté dans mes veines, tant j’étais consterné ; en le voyant mâcher ces mets sanglants, les rejeter de sa bouche et en vomir les morceaux pêle-mêle avec du vin, je me représentais le destin aussi misérable qui m’était réservé.95
43Cette débauche de sang et de cruauté, jusqu’à l’écœurement, dépasse l’horreur du passage équivalent de l’Énéide. Le Polyphème rustique et orgueilleux du livre XIII des Métamorphoses a laissé la place, un peu plus loin dans la même œuvre, à un monstre assoiffé de sang et d’une brutalité sans limite. L’épisode homérique s’est transformé en motif dépouillé de sa cohérence et de ses significations primitives. Virgile l’intégrait certes dans son épopée, mais à titre de faire-valoir. Dans le récit d’Ovide, ni Énée ni Ulysse n’agissent, et seul subsiste un tableau de l’horreur du Cyclope : ni berger, ni musicien, ni poète, il n’est que l’anthropophage abominable.
44Notons, par ailleurs, que cette caractérisation absolument négative ignore les Lestrygons. Ovide, en effet, une fois le récit d’Achéménide terminé, donne la parole à Macarée, qui relate les aventures ultérieures d’Ulysse. Il dit avoir fait partie des trois hommes envoyés en délégation auprès du roi des Lestrygons. Mais pas d’insistance cette fois sur le cannibalisme du souverain : Macarée s’enfuit avec un compagnon, tandis que « le troisième rougit de son sang la bouche impie du Lestrygon96 ». Quant à la suite, elle est à peine évoquée : il n’est fait qu’une vague allusion au massacre des marins et il n’est plus question d’anthropophagie97. De toute évidence, Ovide a préféré amplifier l’horreur du personnage de Polyphème tout en atténuant celle des Lestrygons, qui n’aurait pu en constituer qu’un pâle doublet.
45On gagnerait à étudier systématiquement la transmission ultérieure de la figure de Polyphème. Un bref regard sur les Étymologies d’Isidore de Séville (début du viie siècle de notre ère98) révèle ainsi un Cyclope quelque peu abâtardi, à présent mis au rang des monstres engendrés par l’Inde, réduit à la particularité de son œil unique au milieu du front et assimilé aux Agriophages, qui doivent leur nom à leur régime alimentaire : ils ne mangent que des bêtes sauvages99. Plus de friandises humaines pour le Cyclope donc – on est bien loin d’Euripide. La tradition suit cependant aussi des voies plus respectueuses des modèles anciens : s’inspirant probablement de Virgile, l’auteur du Liber monstrorum de diversis generibus (fin du viie ou début du viiie siècle, d’origine franque ou anglo-saxonne) donne encore l’image du Cyclope gigantesque ne possédant qu’un œil, vivant au pied de l’Etna en Sicile et mangeur d’hommes100.
L’iconographie la plus ancienne de Polyphème mangeur d’hommes
46Une coupe laconienne à figures noires datée du milieu du vie siècle avant notre ère (fig. 9 pl. VI) confronte le spectateur à une scène synthétique101 : quatre hommes nus, en file face à Polyphème assis sur un rocher, portent un long pieu prêt à s’enfoncer dans l’œil du géant. Le premier homme de la file tend vers les lèvres de Polyphème un grand vase et le Cyclope lui-même tient dans chaque main une jambe humaine bien identifiable. La scène est surmontée d’un long serpent ondulant, tandis qu’un poisson de grande taille occupe le registre inférieur. Les épisodes du cannibalisme, de l’enivrement et de l’aveuglement sont ici condensés en un seul tableau. L’identification d’Ulysse dans la scène pose quelques difficultés, s’agit-il du dernier homme de la file, le seul à porter la barbe, ou plutôt du premier, qui est responsable de l’enivrement du Cyclope ? On peut aussi remarquer que rien ne laisse penser, d’après son profil, que Polyphème ne dispose que d’un œil – ce qui est caractéristique de ses représentations archaïques.
47L’artiste a été confronté à une difficulté iconographique : comment représenter le cannibalisme en une seule image et sans équivoque ? La réponse proposée est partielle mais promise à un bel avenir : l’anthropophage tient dans les mains des membres humains nettement reconnaissables, comme s’il s’agissait d’attributs iconographiques spécifiques. Solution partielle dans ce cas, puisqu’elle ne suffit qu’à en faire un « démembreur d’hommes ». La consommation n’est pas figurée, ce qui est d’ailleurs commun, à ma connaissance, à tout le matériel antique dont nous disposons. La scène privilégiée dans l’iconographie ancienne de Polyphème est en effet celle de l’aveuglement. Les membres-attributs doivent suffire à rappeler l’épisode anthropophage sans que la dévoration soit elle-même figurée.
48Une amphore campanienne à figures noires datée du début du ve siècle avant notre ère (fig. 10 pl. VI) permet de mettre en évidence l’existence, dans l’imagerie comme dans la tradition textuelle, de traditions multiples de la légende de Polyphème102. Deux hommes font face à un Polyphème agenouillé et penché vers l’arrière, ils tiennent à hauteur des hanches le pieu censé percer l’œil du Cyclope, mais qui arrive ici seulement à hauteur de son aisselle. Polyphème tient dans la main droite une jambe humaine, dans la gauche un bras humain. Derrière lui, on peut observer un homme en train de rôtir dans les flammes – il lui manque précisément un bras et une jambe. Au-delà se trouve un personnage qui semble fuir la scène. Le tout est surmonté, sur le col de l’amphore, d’un œil prophylactique.
49La source de cette iconographie n’est de toute évidence pas exclusivement homérique – c’est très net au travers de l’inclusion de la scène de cuisson. Euripide, on l’a vu, propose une variante du récit qui comporte une cuisson. Le thème folklorique auquel se rattache le récit contient fréquemment, par ailleurs, un épisode de « cuisine » : la broche sur laquelle ont cuit leurs compagnons fournit alors le plus souvent une arme aux prisonniers de l’ogre. Manifestement, de multiples variantes du récit circulent et les artistes ne se sentent pas liés par le canevas homérique comme ce sera le cas dans les figurations plus tardives.
50Pour ce qui concerne l’anthropophagie, on retrouve un type d’iconographie déjà observé sur la coupe laconienne : les membres humains (dans ce cas un membre inférieur et un membre supérieur), très clairement identifiables, servent d’attributs caractérisants à l’anthropophage qui les porte. La représentation simultanée de la cuisson d’un homme privé des membres en question offre un raffinement supplémentaire à la scène. Elle suggère que le Cyclope est interrompu en plein repas plutôt qu’en pleine digestion, comme c’est le plus souvent le cas dans les variantes textuelles de l’épisode. La dévoration elle-même reste néanmoins absente – Peter Blome a par ailleurs montré que l’art grec ne représentait que très rarement les scènes de dévoration d’enfants que compte la mythologie (Thyeste, par exemple103).
51Le cannibalisme se présente donc, dans l’Antiquité grecque, comme un thème iconographique plus suggéré que représenté. C’est, d’ailleurs, aussi et seulement par allusions qu’est figuré le cannibalisme dans l’iconographie ancienne du sacrifice manqué d’Héraklès chez le pharaon Busiris : le demi-dieu renverse les instruments du sacrifice, parmi lesquels les broches sur lesquelles ses morceaux auraient dû cuire104.
Le monde d’Hérodote
52Nul Polyphème chez Hérodote – et pour cause : on change ici de genre littéraire. L’auteur des Histoires, ou – selon une traduction plus fidèle – de l’Enquête, est né vers 480 avant notre ère et mort vers 420. On ne dispose à son propos que d’une biographie très lacunaire, inversement proportionnelle à son abondante postérité littéraire : naissance semble-t-il à Halicarnasse, séjour à Athènes, participation à la fondation de la colonie de Thourioi dans le golfe de Tarente, divers voyages en Égypte, en Mer Noire, en Italie du Sud ou en Grèce.
53Figure fondatrice, notamment pour l’Histoire et l’Ethnographie, il est rapidement accusé par nombre d’auteurs antiques d’être avant tout un fieffé menteur105. Son influence n’en est pas moins considérable, et sa volonté de fixer pour l’éternité, dans un style plaisant, une phase précise de l’aventure humaine – en l’occurrence les guerres médiques – l’installe en quelque sorte entre la poésie d’Homère et la rigueur d’historien de Thucydide106.
54Hérodote intègre dans son œuvre consacrée aux guerres médiques nombre de digressions géographiques et ethnographiques dédiées aux lieux et aux peuples impliqués de près ou de loin dans ce long conflit entre Orient et Occident. Celui-ci oppose pendant la première moitié du ve siècle avant notre ère une partie des cités grecques (menées par Athènes et Sparte) aux Perses et à leurs alliés. L’auteur n’entreprend donc nullement une description systématique du monde connu des Grecs – quoique les troisième et quatrième livres s’en rapprochent par moments. Il propose plutôt un récit ou se mêlent étroitement histoire et géographie, l’une soutenant et accompagnant l’autre. Une image de ce qu’était le monde vu de Grèce à l’époque d’Hérodote se dégage néanmoins de l’ensemble, ce qui autorise des tentatives de transcription sous forme de carte des données textuelles disponibles (fig. 11 pl. VI107).
55Dans un tel schéma, la taille réelle de l’Asie et celle de l’Afrique sont largement sous-estimées, et l’Arabie apparaît comme le pays le plus méridional de la terre. L’Éthiopie, pour sa part, s’étend d’Est en Ouest. Hérodote semble très mal connaître l’Europe occidentale, où il situe vaguement les Celtes. Le nord de l’Europe est dominé par les Scythes qui vivent au-dessus du Pont-Euxin (la Mer Noire). Par rapport à certains auteurs antérieurs qu’il cite, il n’évoque que brièvement ou avec scepticisme les races d’hommes ou d’animaux fabuleux.
56En plus des travaux récents de Reinhold Bichler (surtout descriptifs108) et d’un ouvrage classique de François Hartog109, un imposant article de Michèle Rosellini et Suzanne Saïd livre une contribution précieuse pour la compréhension de la pensée ethnographique d’Hérodote110. Partant du constat, devenu presque banal, selon lequel le discours ethnographique grec est lourdement influencé par les catégories de la pensée grecque, ces deux chercheuses démontrent avec pertinence qu’Hérodote résiste cependant à la tentation de l’élaboration d’un système ethnographique rigide. Dans un tel schéma, l’éloignement géographique par rapport au centre (de culture grecque) trouverait mécaniquement sa correspondance dans un éloignement progressif par rapport à la norme culturelle du dit centre, le tout dans une parfaite symétrie. Mais l’historien reste manifestement attaché à son souci du « vrai » et la logique de la description ethnographique « reste à l’état d’ébauche : l’âge d’or a des contours bien flous, la sauvagerie est lacunaire et le monde à l’envers n’est jamais un tableau achevé111 ».
57Un schéma ethnographique global se définit certes dans les Histoires : un centre idéalisé (le monde grec) s’oppose à une périphérie extrême du monde connu caractérisée par la sauvagerie de ses populations (les confins des mondes scythe et libyen surtout). Mais les critères qui créent l’écart varient, et les populations « intermédiaires » s’échelonnent sans systématisme et parfois symétriquement (ou par des inversions entre certains peuples non grecs) sur un vecteur qui va de la civilisation grecque à la sauvagerie. On se gardera donc de cantonner la pensée ethnographique d’Hérodote à un schéma géographique tripartite strict qui n’en serait qu’une caricature.
58Dans sa volonté de dire l’Autre, Hérodote développe une « rhétorique de l’altérité » propre, qui marque par divers moyens la différence entre Grecs et non-Grecs. Il cherche à répondre au problème du voyageur narrateur : inscrire ce que l’on raconte dans le monde où l’on raconte, bref un problème de traduction, de passage de l’Autre au Même112. L’intelligibilité naît ainsi notamment de l’inversion – comme dans la célèbre description des coutumes égyptiennes (dans le livre II) – ou de l’analogie113. L’Autre, aussi, est merveilleux ou curieux : c’est une constante de la littérature de l’altérité, qui est attendue par le public114. Parler du merveilleux et maîtriser son vocabulaire crée ainsi un effet de sérieux et participe à cette rhétorique de l’altérité115. C’est avec ces outils – et bien sûr avec les connaissances qu’il a acquises – qu’Hérodote s’efforce de décrire les nomoi, les coutumes des peuples116 : usages alimentaires et sexuels, modes d’habitat, régimes politiques, croyances religieuses.
Des Grecs buveurs de sang
59Au sein de ces tableaux ethnographiques, l’anthropophagie apparaît à plusieurs reprises et sous des formes variées. On la trouve aussi en dehors de ce cadre strict : le cas suivant illustre d’ailleurs la complexité de la pensée d’Hérodote. En 525 avant notre ère, le Grand Roi perse Cambyse II envahit l’Égypte. Il a parmi ses hommes, nous dit Hérodote, un certain Phanès, un Grec originaire d’Halicarnasse (en Carie, Asie Mineure), qui avait fui l’Égypte peu avant, alors qu’il occupait une place éminente parmi les mercenaires grecs et cariens employés par le pharaon Amasis117. Alors que les armées de Cambyse et du nouveau pharaon Psammétique III se font face se produit la scène suivante :
À ce moment, les auxiliaires du roi d’Égypte, qui étaient des Grecs et des Cariens, en voulant à Phanès d’avoir amené contre l’Égypte une armée étrangère, eurent pour le punir l’idée de ce forfait. Phanès avait des fils, qu’il avait laissés en Égypte ; on les conduisit au camp, en vue de leur père, et on plaça un cratère entre les deux camps ; on amena ensuite les enfants l’un après l’autre, et on les égorgea au-dessus du cratère ; quand tous les enfants à tour de rôle eurent été égorgés, on versa dans le cratère du vin et de l’eau ; tous les auxiliaires burent du sang, et, le sang bu, ils en vinrent aux mains.118
60La rancœur des mercenaires envers l’un des leurs est explicitement invoquée : il s’agirait donc d’une forme de cannibalisme de vengeance. Il faut aussi, toutefois, souligner les traits collectifs et sacrificiels de la scène : les victimes sont égorgées au-dessus du cratère et tous les mercenaires partagent cette boisson sanglante allongée de vin et d’eau. À l’image des pactes de sang, tout se passe comme si l’absorption collective du sang des victimes engageait l’ensemble des buveurs dans leur quête de vengeance. Mais l’essentiel, dans ce récit, est peut-être ailleurs : les anthropophages y sont en effet définis sans équivoque comme des Grecs. Par ailleurs, l’épisode est isolé dans la narration : ni la réaction de Phanès, ni le destin des buveurs de sang ne sont évoqués par la suite.
61Il est dès lors intéressant de constater qu’Hérodote, en relayant cet épisode qui a pu lui être raconté en Égypte119, ne cherche pas à épargner ses compatriotes. Il n’émet pas non plus le moindre doute sur la véracité des faits – ce qu’il n’hésite pourtant pas à faire à l’occasion – et ne commente pas l’épisode (sauf à le qualifier de « forfait »). Aux yeux d’Hérodote, le cannibale – occasionnel, dans ce cas – n’est donc pas nécessairement cantonné aux confins du monde. Non sans ironie, on peut néanmoins faire observer qu’une lecture alternative est possible : s’il fallait admettre que ce récit circulait en Égypte, on ne pourrait exclure qu’en attribuant de telles pratiques à des mercenaires étrangers, les informateurs égyptiens aient transmis leur propre version d’un stéréotype ethnographique négatif à propos des Grecs.
L’Inde et ses mangeurs d’hommes
62Où résident donc les « authentiques » mangeurs d’hommes ? Dans la représentation du monde habité selon Hérodote, les diverses populations auxquelles sont attribuées des pratiques anthropophages occupent des zones « frontières » mal circonscrites. On les trouve soit sur les ultimes terres connues à l’Est – à savoir en Inde, juste avant un désert120 –, soit dans le Nord ou le Nord-Est, sur les terres des Scythes nomades et de leurs voisins, au-delà desquelles la configuration des lieux et des peuples est inconnue. Le Sud – l’Afrique – ne dispose pas de cannibales autochtones stricto sensu. Quant à l’Ouest, Hérodote y accorde peu d’attention : sa représentation en est vague et il ne mentionne les Celtes qu’en passant121.
63L’exposé qu’Hérodote consacre aux coutumes des Indiens lui permet notamment d’introduire une anecdote qu’il veut exemplaire à la fois des différences qui peuvent exister entre les cultures et de la valeur que chacun attache à ses propres coutumes. Dans ce passage, l’historien accuse le roi dément Cambyse de s’être moqué de statues de divinités égyptiennes, d’en avoir fait détruire et d’avoir violé des sanctuaires122. Or, souligne Hérodote, chaque peuple éprouve un profond attachement envers ses propres usages et nul homme de bon sens ne devrait en faire un objet de risée123. Il illustre ainsi son propos :
Darius, du temps qu’il régnait, appela les Grecs qui étaient près de lui et leur demanda à quel prix ils consentiraient à manger leurs pères morts ; ils déclarèrent qu’ils ne le feraient à aucun prix. Ensuite, Darius appela les Indiens qu’on nomme Callaties, lesquels mangent leurs parents ; et, en présence des Grecs, qui par le canal d’un interprète comprenaient ce qui se disait, il leur demanda à quel prix ils accepteraient de brûler leurs pères décédés ; ils se récrièrent fort, et prièrent Darius de ne pas prononcer des paroles de mauvais augure. Telle est, dans ces cas, la force de la coutume.124
64On reconnaît dans ce bref récit l’attrait typique d’Hérodote pour les pratiques religieuses (surtout les rituels) les plus insolites des autres peuples – même si son relativisme ethnographique n’implique pas forcément un relativisme moral125. Cette anecdote met en images sa « rhétorique de l’altérité » : le référent grec est littéralement mis en présence de la différence incarnée par les Indiens Callaties. Les Grecs sont les personnages centraux d’un épisode où les Indiens pratiquant le cannibalisme funéraire sont présents afin de leur servir de miroir. Qui fait dès lors la leçon, et pour quelle audience ? Le puissant souverain perse Darius, régnant sur de multiples ethnies, s’adresse-t-il à quelques sujets grecs moqueurs, ou est-ce plutôt Hérodote lui-même qui interroge les certitudes de ses compatriotes ?
65L’Inde, dans l’ensemble, est représentée par Hérodote comme une terre de profonds dérèglements alimentaires par rapport à la norme grecque126. L’alimentation est d’ailleurs le critère dont il use afin de distinguer les différents peuples indiens les plus éloignés des Perses127. Il en est ainsi qui sont omophages : ceux qui peuplent les marécages et se nourrissent de poissons crus128 ainsi que les nomades de l’Est – appelés Padéens – qui mangent les viandes crues129. D’autres se situent à l’extrémité opposée du registre alimentaire : ils sont végétariens – voire végétaliens puisqu’ils ne se nourrissent que d’une herbe qui naît spontanément de la terre et qu’ils font bouillir130. Omophagie et végétarisme : ces modes d’alimentation inverses caractérisent par ailleurs plusieurs peuples d’autres zones « frontières131 ».
66Les Padéens nomades et omophages semblent en outre pratiquer une forme de sacrifice humain :
Voici quelles sont, à ce qu’on dit, leurs coutumes. Quand un des leurs tombe malade, homme ou femme, si c’est un homme, les hommes les plus liés avec lui le tuent, alléguant que, si la maladie le consume, ses chairs sont gâtées pour eux ; lui nie être malade ; mais eux refusent de le croire, le mettent à mort et s’en régalent ; pareillement, si c’est une femme qui tombe malade, les femmes qui ont avec elle les relations les plus familières se conduisent de la même façon que les hommes. Car quiconque est parvenu à la vieillesse est immolé et sert à un festin. Mais peu nombreux sont ceux qui entrent ici en ligne de compte, vu que, auparavant, toute personne qui tombe malade est tuée.132
67« La bestialité commence avec l’omophagie, elle s’accomplit dans l’allélophagie133 » : tels sont, dans la pensée grecque, les extrêmes du possible alimentaire. D’après Rosellini et Saïd, toutefois, les Padéens d’Hérodote échappent à une caractérisation bestiale car on aurait plutôt affaire ici à une « anthropophagie réglée : on ne consomme que les mourants et selon un code social strict134 ». Si l’on observe attentivement le récit que fait Hérodote de cette coutume, deux logiques – pas nécessairement compatibles – me semblent toutefois se dégager. D’une part, on peut identifier une dimension très réglée ou ritualisée, qui apparaît au travers de l’intervention exclusive des plus proches du malade ou du vieillard, ainsi que par le processus d’élimination systématique et de consommation des anciens. Mais, simultanément, l’aspect dominant du portrait est alimentaire et bestial : un meurtre dont la victime lutte pour sa survie, un festin bien mis en évidence, une justification d’un « abattage » rapide par le souci de la préservation d’une chair de qualité135.
68Un cannibalisme gastronomique brutal et supposant, qui plus est, le meurtre d’un proche domine donc le tableau. On n’échappe à l’allélophagie systématique que par l’invocation d’un prétexte à la consommation : la maladie, réelle ou non. Dans le même temps apparaît à l’arrière-plan un embryon de cannibalisme compassionnel, mettant fin aux souffrances d’un malade proche ou interrompant le vieillissement. Cette consommation prévient la dégradation des chairs – un geste d’affection et de compassion qui est laissé aux plus proches parents du défunt. On trouve donc d’un côté un cannibalisme anti-culturel et anti-social, de l’autre un cannibalisme censé au contraire cimenter les structures de parenté et rendre service au défunt, donc garantir de bons rapports entre les vivants et les morts. Hérodote mêle ces deux modèles apparemment incompatibles dans la description d’un seul peuple.
69Le positionnement des Padéens parmi le reste des Indiens révèle un système d’oppositions, mis en place par Hérodote, entre deux choix de société aussi aberrants l’un que l’autre aux yeux de l’homme grec. Cette opposition est basée sur l’alimentation et les pratiques funéraires, la promiscuité sexuelle étant pour sa part omniprésente136 : d’une part les Padéens (ou les Callaties) sont à ce point incapables de maintenir une distance suffisante entre les individus qu’ils en viennent à se dévorer les uns les autres ; d’autre part, les végétaliens se désintéressent tant de leurs semblables qu’ils les laissent aller mourir dans la solitude et abandonnent leurs corps au pourrissement137.
Les Scythes
70Occupant, au Nord, une position « en marge » similaire à celle des Indiens à l’Est, les Scythes et les peuples qui gravitent autour d’eux constituent des modèles privilégiés d’altérité par rapport au monde grec. Ces peuples mobiles paraissaient insaisissables aux auteurs anciens, mais ils le sont un peu moins à l’heure actuelle, essentiellement grâce à l’archéologie – que l’on s’efforce souvent, et pas toujours avec bonheur, de rattacher aux quelques textes anciens évoquant ces contrées, en particulier ceux d’Hérodote.
71Les traces matérielles de la culture scythe s’étendent bien au-delà de la Scythie d’Europe (entre Istros – le Danube – et Tanaïs – le Don, qui se jette dans le Palus Méotide ou Mer d’Azov) décrite par Hérodote, et qui correspond grosso modo à l’espace ukrainien actuel. C’est au nord du Caucase qu’on en trouve les traces les plus anciennes, et son aire d’extension a pu aller jusqu’aux confins de la Mongolie. Ces nomades issus d’une souche indo-européenne, iranophones, dominent la steppe d’Europe et d’Asie du viie au iiie siècle avant notre ère138.
72La structure culturelle et politique de cette Scythie d’Europe est complexe, et cela n’échappe pas à Hérodote. Celui-ci – dont on ne sait trop s’il faut réellement considérer qu’il est passé par la colonie grecque d’Olbia, sur la côte nord de la Mer Noire – disposait en tout cas de sources d’information fiables par le biais des diverses implantations grecques de la région, qui entretenaient des liens commerciaux et politiques étroits avec leurs voisins autochtones139.
73Quelle image l’historien grec donne-t-il de ces peuplades nordiques ? Il les inscrit dans un carré de 4 000 stades de côté140, soit l’équivalent de vingt jours de marche (une mesure purement théorique, selon toute vraisemblance, qui ne ferait remonter la Scythie que jusqu’aux environs de l’actuelle Kiev141). La région est, selon lui, propre à l’élevage et bien irriguée142 mais son climat serait particulièrement rigoureux : l’hiver est long (huit mois) et rude (fleuves et mers gèlent), tandis que le reste de l’année est plutôt froid et pluvieux143.
74Dans ce cadre peu enthousiasmant aux yeux d’un Grec144, Hérodote localise une série de populations scythes et non scythes. D’abord, à l’Ouest, face aux Thraces, se trouvent les Agathyrses, un peuple particulièrement efféminé145. En Scythie même, en partant de la côte de la Mer Noire – d’Olbia, plus précisément – vers le Nord, il identifie les Alazons et les Callipides (qualifiés de Gréco-Scythes), vivant à la manière des Scythes mais possédant quelques terres cultivées146. Plus au nord se trouvent les Scythes laboureurs, exportateurs de blé (ils le cultivent mais ne le consomment pas147), puis les Neures qui vivent comme les Scythes mais sont affectés de lycanthropie une fois par an (Hérodote précise toutefois qu’il n’y croit pas148).
75À l’est d’Olbia se trouvent les Scythes Paysans, dont le territoire s’étend en longueur vers le nord. Là se trouve une zone désertique qui isole les Androphages :
À partir de là, au-dessus d’eux, il y a un désert de grande étendue ; et, après ce désert, habitent les Androphages, peuple à part, qui n’est pas de race scythe. Au-dessus des Androphages, commence un désert véritable sans aucune population humaine, autant que nous sachions.149 Les Androphages ont, de tous les hommes, les mœurs les plus sauvages ; ils n’observent pas la justice, ils n’ont aucune loi. Ils sont nomades ; leur accoutrement est pareil à celui des Scythes ; ils ont une langue particulière ; seuls des peuples dont nous parlons, ils mangent de la chair humaine.150
76Ces Ανδροϕάγοι affichent dans leur nom (« mangeurs d’hommes ») leurs pratiques cannibales : ils ne sont pour ainsi dire que cela. La brève description qu’en offre Hérodote est exemplaire du mode de représentation d’un peuple imaginaire et repoussoir. Tout d’abord, ils sont si isolés qu’on peut se demander comment quiconque pourrait les avoir rencontrés : leur territoire est bordé à l’Ouest et à l’Est par deux grands fleuves, au Nord et au Sud par deux déserts.
77Isolés géographiquement, à l’image de ce qu’il en sera des siècles plus tard des peuples légendaires de Gog et Magog, ils le sont aussi ethniquement et culturellement, même si on leur concède un habit proche de celui des Scythes : ils appartiennent à une autre race, ont une langue particulière et, last but not least, sont les seuls hommes connus d’Hérodote qui se nourrissent de leurs semblables. Plus que d’un isolement, il s’agit d’une relégation dans la marge septentrionale du monde connu et au-delà de la marge symbolique de l’humanité : en effet, ce trait incontournable de l’Homme, selon Hésiode151, qu’est la connaissance de la justice leur fait totalement défaut.
78Le récit d’Hérodote manque toutefois de cohérence, dans ce cas. Son évocation de la Scythie lui permet notamment de relater l’expédition militaire – à l’authenticité incertaine – menée par le souverain perse Darius dans la région. Face à cette menace, les Scythes se seraient efforcés de rassembler une coalition à même de faire obstacle au puissant envahisseur152. Or, c’est dans ce cadre qu’intervient la description des mœurs des Androphages, dont le (ou les ?) souverain(s) participe (nt) aux négociations impliquant l’ensemble des peuples voisins des Scythes. Ceux-ci obtiennent l’appui de leurs alliés orientaux mais, à l’Ouest et au Nord, tous, dont les Androphages, refusent de participer à un conflit dont ils jugent les Scythes responsables153. Nul n’y échappera, cependant, la tactique scythe consistant en effet à attirer l’armée perse sur les terres des récalcitrants – y compris jusque chez les Androphages154.
79Comment concilier les deux images contradictoires des Androphages qui se dégagent du récit ? D’une part, ils apparaissent comme un peuple qui possède des dirigeants participant aux échanges diplomatiques régionaux et ils fuient face à l’incursion sur leur territoire des troupes ennemies. D’autre part, Hérodote les caractérise comme un groupe humain à tous points de vue hors norme et inaccessible. De toute évidence, l’auteur a dû associer deux logiques : celle, d’abord, de l’ethnographe, qui s’appuie sur des données extérieures à sa propre expérience (une imagerie des peuples les plus septentrionaux construite au travers des échanges entre Grecs et Scythes) ; celle, d’autre part, de l’historien, qui s’efforce d’élaborer le récit cohérent d’événements précis, inséré dans le cadre géographique et ethnographique qu’il s’est imposé. Voici comment les infréquentables Androphages, intégrés aux échanges diplomatiques régionaux, participent à un épisode de l’Histoire humaine dont leurs mœurs devraient pourtant les exclure par définition.
80Les Androphages sont nomades – Hérodote le précise. Les Scythes, ou du moins la plupart d’entre eux, partagent ce mode de vie, caractéristique essentielle – et essentiellement négative – aux yeux d’un auteur grec ancien. La Politique d’Aristote, par exemple, théorise la distance qui sépare le mode de vie grec du mode de vie nomade155. Discutant du mode d’acquisition de la nourriture – qui conditionne, selon lui, le mode de vie –, Aristote élabore un tableau des modes de vie dans lesquels les hommes ont une activité directement productrice. Il établit ainsi une forme de hiérarchie qui distingue, du bas au sommet de l’échelle, le pastoralisme nomade, la vie de pillard, la pêche, la vie de chasseur-cueilleur, et enfin l’agriculture. Même s’il admet que certains genres de vie peuvent se mêler, cela semble strictement impossible pour ceux qui se trouvent aux extrémités du spectre : les Grecs agriculteurs et les pasteurs nomades. Le critère soutenant la hiérarchisation des modes de vie semble être le degré de soumission de chacun à la nature – un critère d’ordre moral, donc. Aristote adjoint le critère valorisant du travail productif à une pensée grecque qui accorde par ailleurs une grande valeur morale au travail agricole, perçu comme plus proche d’une activité religieuse ou guerrière que du travail artisanal156.
81Chez Hérodote, le mode de vie nomade (caractérisé par l’ignorance des labours, des semailles et une vie sans maison fixe, donc sans cité) s’accompagne systématiquement d’autres usages en décalage profond par rapport à la norme grecque. Les différences concernent les pratiques sexuelles, matrimoniales, religieuses, funéraires, mais ce sont d’abord les usages alimentaires qui focalisent l’attention. Le plus souvent, le nomade est mangeur de viande et buveur de lait, comme c’est le cas des Scythes. D’autres, cependant, se nourrissent de poisson (les Massagètes, en partie157), sont omophages (les Padéens), herbivores (les Boudins, qui vivent au nord des Sauromates et mangent des aiguilles de pin158), ou évidemment anthropophages (les Androphages sont toutefois les seuls à en faire un mode d’alimentation à part entière). Et, si le Scythe est nomade – tous ne le sont pas, et d’autres peuples le sont, nous dit toutefois Hérodote –, aux yeux des Grecs le nomade est presque nécessairement un Scythe159.
82Hérodote, en refusant cette assimilation simpliste, dresse des Scythes un portrait qui en fait peut-être les moins nomades (au sens péjoratif du terme) des nomades : « Ils sont monogames, mangent cuit et font des sacrifices160. » Néanmoins, son discours est à nouveau ambivalent car, en dehors des descriptions ethnographiques les plus détaillées, le Scythe en est réduit au stéréotype commun du nomade. Ainsi les Scythes aveuglent-ils leurs prisonniers « car ils ne cultivent point, mais sont nomades161 ». Plus étonnant encore, lors de l’invasion perse, les troupes de Darius ne trouvent jamais rien à piller, « car le pays était inculte162 ». Où sont donc passées les terres des Scythes laboureurs qu’ils ont forcément traversées dans leur première percée vers l’Est ? Le poids des savoirs partagés (« le Scythe est nomade »), de l’ethnographie et des nécessités du récit (les Scythes doivent triompher de Darius car ils préfigurent la victoire des Athéniens sur les Perses dans les guerres médiques, et la seule stratégie viable, le hit and run, tient au mode de vie nomade) ramène inéluctablement les Scythes dans le monde exclusif du nomadisme163.
83Parmi les coutumes curieuses attribuées par Hérodote aux multiples peuples nomades, le cannibalisme est régulièrement mentionné, sous diverses formes. Celui des Androphages, dont le but semble exclusivement alimentaire, constitue une exception, même si elle est fondamentale dans ma perspective. Celui des Padéens, prêts à profiter du moindre signe de faiblesse de leurs proches, en constitue une autre facette. Les Scythes eux-mêmes, malgré un « exotisme » moindre par rapport à certains de leurs voisins ou cousins, doivent être évoqués ici. Parmi leurs usages masculins liés à la guerre et aux alliances surgissent en effet des pratiques significatives,
voici maintenant comment est réglé chez eux ce qui concerne la guerre. Quand un Scythe a abattu son premier homme, il boit de son sang. De tous ceux qu’il tue sur le champ de bataille, il présente les têtes au roi ; car ce n’est que s’il présente une tête qu’il a part au butin qui est fait. […] Quant aux têtes, non pas de tous leurs ennemis, mais des pires, voici comment ils les traitent. Ils détachent à la scie le crâne jusqu’au dessous des sourcils, et le nettoient ; chez les pauvres, on se contente de l’envelopper extérieurement d’un cuir de bœuf non tanné, et on l’emploie tel quel ; chez les riches, non seulement on l’enveloppe de cuir, mais à l’intérieur on le dore ; et c’est ainsi traité qu’on l’emploie comme un verre à boire. Ils en font autant des crânes même de leurs proches, s’il y a entre eux des différends et que l’un a triomphé de son adversaire devant le roi ; quand il vient chez lui des hôtes dont il fait cas, il leur présente ces têtes et explique que c’était de ses proches qui lui avaient cherché noise, et qu’il les a vaincus ; et ils parlent de cela comme d’un exploit.164
84Guerrier redoutable, le Scythe n’hésite pas à transformer les corps de ses ennemis, quels qu’ils soient, en objets de prestige et d’usage. La réutilisation des têtes en guise de coupes à boire donne lieu à une gestuelle cannibale : un crâne humain parfaitement identifiable est porté à la bouche et vidé de son contenu. La question de la signification d’un tel geste est cependant absente chez Hérodote : si le crâne devenu objet est bien un symbole de prestige pour celui qui le possède, comment les Scythes perçoivent-ils ce traitement ? S’agirait-il à leurs yeux d’une objectivation dédaigneuse ou plutôt d’une marque d’honneur pour un rude adversaire ?
85La précision d’Hérodote quant au fait qu’il serait réservé aux pires ennemis pourrait en faire un geste vindicateur, proche du cannibalisme de vengeance qui, chez Homère, n’était que menace verbale. Néanmoins, il apparaît que ces crânes ne sont pas traités avec mépris. Au contraire, il s’agit de trophées qui sont à l’occasion ornés de dorures et présentés avec fierté aux hôtes. Il subsiste là une ambiguïté que le texte d’Hérodote ne permet pas de résoudre, d’autant qu’aucune indication n’est donnée à propos des moments où sont utilisées ces pièces de prestige. On notera que l’archéologie a été en mesure de confirmer l’existence de telles pratiques, puisqu’on a mis au jour, dans la steppe ukrainienne, des crânes ainsi montés en coupes et pourvus d’anses165.
86Hérodote n’est pas plus précis à propos de la consommation du sang des ennemis qu’il ne l’est sur le sens du traitement infligé à leurs crânes. Le jeune guerrier boit un peu du sang du premier adversaire dont il a triomphé. L’historien grec ne se préoccupe nullement de faire connaître à son public la signification de ce geste : il le mentionne abruptement, en ouverture de sa présentation. Ce n’est qu’un élément d’un portrait plus global. Les Scythes apparaissent toutefois à plusieurs reprises en tant que buveurs de sang, tout comme ils sont buveurs de vin et buveurs de lait. Le sang occupe notamment une place particulière dans leurs serments166 :
Quand les Scythes se lient par un serment, ils le font de cette manière. Ils versent dans une grande coupe de terre cuite du vin, et y mêlent du sang des contractants, qu’on a piqués avec une alène ou à qui on a fait avec un couteau une petite incision sur le corps ; ils trempent ensuite dans la coupe un sabre, des flèches, une hache, un javelot ; cela fait, ils prononcent d’abondantes formules religieuses ; puis boivent du contenu de la coupe, tant ceux mêmes qui se lient par le serment que les plus distingués de ceux qui les accompagnent.167
87Lucien de Samosate, qui s’inspire d’Hérodote, décrit au iie siècle de notre ère une cérémonie assez similaire. Il ajoute plusieurs précisions : les contractants sont en nombre limité (trois, tout au plus, car au-delà le lien se dilue) et l’amitié ainsi scellée possède un caractère absolu – on défend son ami jusqu’à la mort168. Lucien valorise ici les Scythes, un aspect absent chez Hérodote, qui enchaîne les motifs de comportements scythes sans les commenter.
88Chez Hérodote, c’est à nouveau la norme grecque qui transparaît derrière l’étrangeté scythe, via l’évident décalage des coutumes169. Le serment scythe impose que du sang s’écoule : c’est l’équivalent d’une libation grecque, si ce n’est que le sang est celui des contractants eux-mêmes, et non celui d’un animal sacrifié. Le décalage naît aussi de l’usage du vin pur, bu tel quel par les Scythes afin de sceller le serment, tandis qu’il est seulement répandu en Grèce. Enfin, les Scythes mélangent au vin du sang humain, comme les Grecs mélangent le vin à l’eau avant de le boire. Le vin et le sang, auxquels il faut ajouter le lait, sont les trois boissons caractéristiques de la barbarie scythe. Le sang est bu après la mort du premier ennemi, et c’est le vin qui le remplace dans les cérémonies annuelles. Le vin, pour une partie de la tradition170, est de plus bu en excès par les Scythes, personnifications de l’ivrognerie. Le lait, quant à lui, est omniprésent dans la vie quotidienne de l’éleveur nomade.
89Si les Scythes boivent du sang humain en des occasions bien précises, Hérodote ne laisse cependant pas entendre qu’ils apprécieraient la chair de l’homme. Ils peuvent toutefois la préparer : l’historien fait le récit de la mésaventure du roi des Mèdes Cyaxare, au milieu du vie siècle avant notre ère. Une troupe de Scythes nomades avait trouvé refuge en Médie. Ceux-ci, suite à un différend, exercent une vengeance qui évoque le mythe de Thyeste et Atrée : « Ils résolurent de couper en morceaux un des enfants qui faisaient auprès d’eux leur éducation, de préparer ses chairs comme ils avaient coutume de préparer le gibier, de les servir à Cyaxare en guise de produit de leur chasse171. » Les Scythes partirent se réfugier en Lydie, auprès du roi Crésus, tandis qu’était servi le sinistre repas.
90Le long conflit qui s’ensuit entre Mèdes et Lydiens s’achève par des serments : « Les cérémonies du serment sont les mêmes chez ces peuples que chez les Grecs ; de plus, ceux qui prêtent serment se font aux bras des incisions superficielles, et ils lèchent le sang l’un de l’autre172. » Il s’agit du seul cas mentionné par Hérodote de fraternité par le sang, en dehors des coutumes scythes. Doit-on s’étonner de voir ce motif apparaître dans un récit où les Scythes sont les cuisiniers d’un repas cannibale ? Il est frappant de constater que cette fraternité par le sang s’appuie sur un rituel moins élaboré que celui des Scythes eux-mêmes : les nouveaux alliés se lèchent mutuellement des plaies ouvertes, à la manière des animaux. Hérodote, fidèle à sa méthode, relève un élément en décalage par rapport à la norme grecque sans y adjoindre de commentaire. Peut-être Hérodote crée-t-il un lien implicite entre un tel geste et l’atmosphère de décadence dont il entoure la Lydie, prémices du déclin de ce royaume face aux Perses173.
Massagètes et Issédons
91Les Scythes, chez Hérodote, n’ont donc pas à proprement parler l’image d’un peuple cannibale. Certes, ils boivent quelquefois du sang humain, mais seulement lors d’occasions bien précises et codifiées. Il s’agit, à bien des égards, d’un exemple de la « sauvagerie civilisée174 », caractéristique, chez Hérodote, des vastes et complexes zones intermédiaires entre un monde sauvage et/ou merveilleux et un monde pleinement civilisé – donc plutôt méditerranéen, voire, idéalement, grec. Les Massagètes, qui évoluent loin à l’est des Scythes mais vivent et s’habillent comme eux175, font partie de ces « sauvages civilisés ». Ils sont nomades et pasteurs, buveurs de lait, mangeurs de viande (fournie par leur bétail) mais aussi de poissons qu’ils tirent du fleuve Araxe176.
92Du point de vue alimentaire, les Massagètes sont des buveurs de lait qui ignorent l’usage – et les effets – du vin, boisson civilisée par excellence177. L’épisode de la fin tragique de Cyrus, roi des Perses, chez les Massagètes met à l’avant-plan le trio lait/vin/sang. Cyrus le Grand178, fondateur de l’empire perse, qui succède aux Mèdes, fut pris à la fin de son règne, si l’on en croit Hérodote, d’une frénésie de puissance. Il s’était notamment mis en tête de dominer les Massagètes179. La reine de ce peuple, Tomyris, refusa sa demande en mariage et les forces perses franchirent l’Araxe, frontière naturelle entre leur empire et les terres des Massagètes. Crésus, roi déchu devenu simple conseiller, suggère alors à Cyrus de mettre à profit l’ignorance massagète face aux plaisirs de la table – et face au vin, en particulier180. Un piège est tendu : vin pur et mets de toutes sortes sont abandonnés en grande quantité par l’armée perse. Une partie de l’armée de Tomyris, commandée par son propre fils, s’empare des victuailles et en paie immédiatement le prix : enivrés et assoupis, nombre d’entre eux sont tués ou faits prisonniers par Cyrus181.
93Tomyris envoie à Cyrus un messager et enjoint son adversaire de ne pas être trop fier d’une victoire remportée grâce à la ruse et au vin. Elle l’appelle « Cyrus avide de sang182 » et l’interpelle ainsi : « Rends-moi mon fils et va-t’en de ce pays, impuni, […]. Si tu ne le fais pas, […], quelque avide de sang que tu sois, je t’en rassasierai183. » Les perses ignorent la menace et une bataille rangée d’une rare violence s’engage : les Massagètes en sortent vainqueurs. Cyrus, après vingt-neuf ans d’un règne glorieux, est tué au combat184 :
Tomyris, après avoir rempli une outre de sang humain, fit chercher son cadavre parmi les Perses morts ; quand elle l’eut découvert, elle lui plongea la tête dans l’outre ; et, en même temps qu’elle maltraitait le mort, elle lui adressait ces paroles : « Roi, bien que je sois vivante et que je t’aie vaincu les armes à la main, tu m’as perdue en t’emparant par la ruse de mon fils ; moi, à mon tour, comme je t’en ai menacé, je te rassasierai de sang. » Les circonstances de la mort de Cyrus font l’objet de bien des récits ; j’ai rapporté celui qui, pour moi, est le plus digne de créance.185
94Les buveurs de lait avaient donc, dans un premier temps, succombé au vin et à la « transgression » alimentaire qu’il représentait pour eux. Dans un second temps, la défaite finale du buveur de vin s’accomplit lorsqu’il absorbe post mortem du sang humain : une transgression de plus, inéluctable. Si l’inversion des deux épisodes est complète, Hérodote a pu laisser entendre que, tout comme les Massagètes avaient été vaincus par la boisson des Perses (le vin), les Perses étaient finalement humiliés par la boisson des Massagètes (le sang186). Quoi qu’il en soit, Hérodote, comme il le dit lui-même, a choisi une version de la mort de Cyrus qui, bien que romancée, faisait assez sens à ses yeux pour être préférée aux autres. Il est manifeste, par ailleurs, que ce passage du lait au vin et du vin au sang est cohérent au sein de son discours sur les peuples nomades, scythiques ou liés aux Scythes.
95Les Massagètes font boire du sang et il est peut-être implicite qu’ils en boivent, mais ils sont aussi ouvertement anthropophages dans un cas bien précis. On se rapproche ici de ce qu’Hérodote raconte à propos de certains Indiens, non sans nuances qui marquent la différence entre le sauvage complet (les Indiens) et la gamme variée des sauvages civilisés (dont font partie les Massagètes) :
Il n’y a pas chez eux de limite fixée d’avance à la vie ; mais, quand un Massagète est devenu très vieux, ses parents se rassemblent tous, l’immolent, immolent avec lui du bétail, font cuire les chairs et s’en régalent. Cette fin est tenue par eux pour la plus heureuse ; si quelqu’un meurt de maladie, ils ne le mangent pas, mais l’enfouissent dans la terre, et estiment que c’est pour lui un malheur de n’avoir pas atteint l’âge d’être immolé.187
96À l’image des usages des Padéens, il est ici question de cannibalisme funéraire « anticipé » : un homme est mis à mort par les siens, et la consommation de ses chairs est appréciée. Pour le reste, toutefois, les choses sont bien différentes. On observe d’abord une inversion : chez les Padéens, le prétexte au meurtre et au repas est offert par les premiers signes de maladie, dans le seul but de préserver l’expérience culinaire des consommateurs ; chez les Massagètes, la mort par maladie prive le défunt de l’opportunité souhaitable d’être mangé par les siens. Les pratiques diffèrent également, ce qui se traduit dans le vocabulaire employé : plutôt que d’être tuée (« κτείνειν ») et mangée crue, la victime est, chez les Massagètes, immolée (« θύειν188 ») et ses chairs sont mélangées à des viandes animales avant d’être cuites.
97La coutume est ici bien plus réglée et est motivée par l’intérêt du défunt, ce qui l’éloigne du cannibalisme gastronomique sauvage – proche de l’allélophagie – des Padéens. À l’arrière-plan, on retrouve à nouveau la question de la référence au modèle grec, qui fait écho à la rencontre organisée par Darius entre Callaties et Grecs : les Massagètes enterrent certes leurs morts, comme les Grecs, mais c’est une compensation bien mince par rapport à la possibilité d’être mangé. L’anthropophagie est ici un must, même si les Massagètes ne sont pas, à la différence des Callaties, horrifiés à l’idée d’avoir recours à une alternative au cannibalisme funéraire.
98Dans le jeu des variantes, inversions, recompositions et comparaisons qui s’appuient sur l’anthropophagie, s’insère encore un dernier peuple nomade du Nord-Est : les Issédons, voisins septentrionaux des Massagètes. Ce peuple marque, aux yeux d’Hérodote, la limite des informations ethnographiques qu’il juge sérieuses189 :
Les Issédons, dit-on, ont les coutumes que voici. Quand un homme a perdu son père, tous les parents amènent du bétail, qu’ils immolent et dont ils découpent les chairs ; puis ils découpent aussi le cadavre du père de leur hôte, mélangent toutes les chairs, et en font un banquet. La tête du défunt est épilée, nettoyée, dorée, et ils la traitent ensuite comme un objet de culte, lors de grands sacrifices qu’ils offrent tous les ans. Les fils rendent ainsi honneur à leurs pères, comme les Grecs célèbrent l’anniversaire des morts. Par ailleurs, les Issédons eux aussi passent pour être justes ; les femmes sont chez eux les égales des hommes et ont autant d’autorité.190
99Les Issédons pratiquent un cannibalisme funéraire191 similaire à celui des Massagètes : des bêtes sont sacrifiées et leurs chairs mélangées à celles du défunt pour être mangées – sans précision à propos d’une cuisson éventuelle, qui semble néanmoins probable d’après le contexte. La « sauvagerie » de l’ensemble de la procédure apparaît en effet moins marquée : le défunt est mort naturellement, sans intervention extérieure volontaire de ses proches, et la coutume ne semble s’appliquer que lors du décès d’un chef de famille, sous la responsabilité de son fils. Le cannibalisme funéraire, qu’Hérodote attribue aux peuples de la bordure orientale du monde tel qu’il le connaît, se décline donc selon une série de variantes, qui s’échelonnent de la plus sauvage et brutale au Sud, en Inde, à la plus réglée à l’extrême Nord, chez les Issédons.
100Raffinement supplémentaire dans le cas des Issédons, le crâne du défunt est préservé, traité, doré et transformé en objet de culte. Une fois de plus, les jeux d’inversion ne se font pas chez Hérodote qu’entre la norme grecque et les nomoi barbares, mais entre les coutumes barbares elles-mêmes. Les Scythes sont en effet les chasseurs de crânes par excellence de l’ethnographie d’Hérodote, et eux aussi aiment à dorer leurs prises à l’occasion. Mais, dans leur cas, c’est pour en faire des gobelets ou des trophées qui témoignent de leur propre valeur. Les Issédons dorent les crânes, eux aussi, mais pour en faire des objets de culte, non des objets usuels ; et ils révèrent ainsi les crânes de leurs pères plutôt que ceux d’ennemis qu’ils cherchent à objectiver. Cela ne doit pas surprendre dans la mesure où ils sont décrits comme des hommes « justes ».
L’Afrique et le désastre de Cambyse
101Le système ethnographique d’Hérodote est d’une grande complexité : il possède un centre – la Grèce – mais ne se déploie pas de façon strictement concentrique, du plus civilisé vers le plus sauvage. Dans le cas du cannibalisme, en particulier, de nombreuses correspondances internes au sein du système d’altérité créent de mini-systèmes d’opposition qui ne s’inféodent plus nécessairement au référent grec. Cette ethnographie fonctionne en partie comme une arborescence, recomposée différemment selon les thématiques abordées, en jouant sur les oppositions et sur les symétries.
102Rosellini et Saïd ont ainsi mis en évidence le parallélisme que crée le discours d’Hérodote entre la Libye et la Scythie : cette relation se manifeste au niveau du climat (inversion), de l’hydrographie (symétrie du Nil et du Danube), de la géographie humaine (même différence entre nomades et cultivateurs), des animaux (les grues de Scythie passent l’hiver en Libye) ainsi que de la sexualité et du mariage (rapprochement explicite entre les coutumes des Massagètes et celles des Nasamons de Libye192). Qu’en est-il alors de l’anthropophagie ?
103Il n’y a pas de cannibales à proprement parler dans l’ethnographie africaine d’Hérodote. Néanmoins, celui-ci adopte pour les peuples de Libye un schéma déjà appliqué, dans les grandes lignes, à la Scythie : l’éloignement progressif par rapport aux foyers de civilisation (il s’agit d’abord, dans ce cas, de l’Égypte) va de pair avec une accentuation de la sauvagerie. Le thème de la promiscuité sexuelle en est un bon exemple : elle s’accroît progressivement à l’ouest du Nil, parmi les nomades « mangeurs de viande et buveurs de lait193 ». Ces derniers, cependant, pratiquent des sacrifices élaborés194 et enterrent leurs morts, pour la plupart d’entre eux, « comme font les Grecs195 » : leur sauvagerie est limitée et contrôlée.
104Entre le territoire de ces nomades et les colonnes d’Hercule vivent des « Libyens cultivateurs, chez qui la coutume est d’avoir des maisons196 ». De plus, leur pays, par rapport aux terres sablonneuses et basses des nomades, est montagneux, boisé et riche en bêtes sauvages : Hérodote parle même de « bêtes fabuleuses », puisqu’on trouve là lions, éléphants, cynocéphales (hommes à têtes de chiens) et acéphales, qui ont leurs yeux dans la poitrine (« du moins à ce que disent d’eux les Libyens »), ainsi que les hommes et les femmes sauvages. Le peuple des Gyzantes vit dans ces contrées : ils s’enduisent de vermillon et « mangent des singes, qui sont extrêmement abondants dans leurs montagnes197 ». Or, l’Histoire des animaux d’Aristote place le singe dans une catégorie animale à part, à mi-chemin de l’homme et des quadrupèdes, et le compare fréquemment au premier198. Aux yeux d’un Grec, cela peut impliquer que ces Libyens s’approchent dangereusement de l’anthropophagie.
105Dans son ethnographie de l’Afrique du Nord, Hérodote adopte donc une logique de la différence qui, sans surprise, s’accentue au fur et à mesure de l’éloignement par rapport au centre civilisé égyptien. Les nomades, cependant, sont cette fois plus proches du monde civilisé et apparaissent moins sauvages que leurs voisins occidentaux, pourtant cultivateurs sédentaires : malgré un mode de subsistance plus « grec », l’éloignement de ces derniers s’accompagne de coutumes davantage « non-grecques ». À l’extrémité de cet échelonnement du niveau de civilisation se profile néanmoins à nouveau la menace – ténue, dans ce cas – de l’anthropophagie.
106En s’éloignant de l’Égypte vers le Sud, le constat est identique. Les mangeurs d’hommes sont absents de cette zone peuplée d’Éthiopiens, qu’Hérodote divise en deux groupes : d’une part, ceux qui paient tribut aux Perses après avoir été soumis par Cambyse199 et, d’autre part, plus loin, « au bord de la mer du sud200 », les Éthiopiens Longue-Vie, les hommes « les plus grands, les plus beaux, et qui vivent le plus longtemps201 ». L’absence de cannibales n’implique toutefois pas que le cannibalisme soit lui aussi totalement absent de ces régions, même s’il n’y fait irruption qu’indirectement, au travers d’une anecdote historique profondément influencée par une certaine logique ethnographique.
107Il faut, pour apercevoir ici l’anthropophagie, s’attarder sur les actions de Cambyse, fils de Cyrus et prédécesseur de Darius, qui règne sur l’empire perse de 529 à 522 avant notre ère. Hérodote dresse du personnage un portrait peu favorable, multipliant les allusions à sa folie202. Selon lui, Cambyse, après sa conquête de l’Égypte, projetait de soumettre les Éthiopiens Longue-Vie, détenteurs de la légendaire Table du Soleil – une prairie où apparaît spontanément, tous les jours, une abondante variété de viandes bouillies (Hérodote explique le phénomène par un stratagème nocturne des habitants, qui viennent y placer les viandes203).
108Cambyse envoie d’abord au roi des Éthiopiens des espions choisis parmi les Ichtyophages (habitants du bord de mer au sud de l’Égypte) et chargés de présents. Seul le vin, toutefois, trouve grâce aux yeux du destinataire, tandis que les autres cadeaux sont prétextes à moqueries et condescendance204. Les Longue-Vie sont forts, beaux, fiers et bénéficient d’une durée de vie supérieure à la normale, tandis que leur régime alimentaire ne se compose que de viandes bouillies et de lait205 : ils partagent ainsi certains traits des nomades, ce qu’ils ne sont pourtant pas.
109Au retour de ses espions, Cambyse part immédiatement en guerre, « sans avoir ordonné aucun préparatif en vue d’assurer les subsistances, et sans avoir réfléchi qu’il se mettait en marche pour les extrémités de la terre206 ». Hérodote annonce ainsi le destin de l’armée perse : elle est condamnée à souffrir à la fois d’une erreur stratégique (l’impréparation logistique) et d’une erreur plus fondamentale encore, qui tient non pas à l’adversaire choisi mais à l’espace envahi – un espace limite auquel les Perses ne peuvent faire face :
Mais, avant que les soldats eussent accompli la cinquième partie du trajet, déjà tout ce qu’ils avaient en fait de vivres se trouvait épuisé ; et, après les vivres, les bêtes de somme, qu’on dévorait, vinrent à leur tour à manquer. Si, voyant cela, Cambyse était revenu sur sa décision et s’il avait ramené son armée en arrière, il se serait, à la suite de l’erreur initiale, conduit en homme sage ; mais, sans tenir aucun compte de rien, il continua de pousser en avant. Les soldats, tant qu’ils purent tirer quelque chose de la terre, se maintinrent en vie en se nourrissant d’herbe ; mais, quand ils furent arrivés dans les sables, certains d’entre eux commirent un acte horrible : ils tirèrent au sort un homme sur dix, et le mangèrent. Cambyse, quand il en fut informé, craignant qu’ils ne se dévorassent les uns les autres, renonça à son expédition contre les Éthiopiens et revint sur ses pas ; il arriva à Thèbes après avoir perdu une grande partie de son armée.207
110Plusieurs niveaux de lecture de ce désastre militaire existent. D’une part, Hérodote schématise le déroulement d’une famine, avec ses étapes de progression – étapes chronologiques – dans le choix des nourritures de substitution : de la plus acceptable (les bêtes de somme) à la moins désirable (l’homme), en passant par les herbes sauvages. Un tel schéma est conforme à la théorie des stratégies de survie en phase de crise de subsistance aiguë, mais semble simpliste pour une armée en mouvement.
111Une autre approche repose sur une lecture à la fois spatiale et ethnographique de l’épisode. Dans son œuvre, Hérodote évalue le plus souvent les distances parcourues en nombre de jours de marche. Dans le cas présent, toutefois, il n’est pas question de valeurs « absolues » pour décrire les distances, mais bien de parts d’un trajet de longueur indéterminée : les Perses épuisent les nourritures civilisées qu’ils ont emportées après avoir parcouru la première part du chemin.
112Dans un deuxième temps – et au cours d’une deuxième part du trajet –, ils se nourrissent de viande : en tant que régime alimentaire, il s’agit pour un Grec d’une pratique de marge, caractéristique des nomades et d’un niveau de civilisation inférieur. Troisième étape : le végétarisme exclusif, caractéristique de peuples très proches de la sauvagerie. Quatrième étape : le cannibalisme, structuré par la technique du tirage au sort, un comportement qui s’apparente à ceux des peuples de la ceinture extérieure du monde habité. Il ne manque plus que l’étape ultime – et peut-être la dernière part du trajet – que Cambyse craint au point de faire marche arrière : l’allélophagie, la dévoration indiscriminée de ses semblables, apanage des Androphages du Nord.
113Le récit d’Hérodote ne trouve de cohérence que dans sa logique spatiale : d’un point de vue chronologique, en effet, les Perses qui veulent échapper à la perspective du cannibalisme indiscriminé ont encore le trajet de retour à effectuer. Hérodote s’en désintéresse pourtant et se borne à évoquer le retour en Égypte de troupes décimées. La chronologie « logique » de la crise de subsistance devrait pourtant jouer contre eux : il n’y a en effet plus d’issue au-delà du cannibalisme et ils cheminent sur des terres dont ils ont déjà épuisé les ressources à l’aller. La famine n’est ici qu’un arrière-plan qui sert de prétexte à une autre structure du récit, basée sur une progression au travers d’un espace alimentaire de plus en plus sauvage.
114L’armée perse avance comme si elle se trouvait sur un plateau de jeu : le déplacement se fait de case en case – cinq, au total : chacune d’elles correspond à un comportement alimentaire, des nourritures civilisées au cannibalisme indiscriminé. Cambyse, joueur insensé, quitte sans préparation la case qu’il occupe pour aller vers celles des peuples des confins. Il possède là un point commun avec Ulysse, même si ce dernier parvient à se préserver des pires déviances alimentaires : lui-même et ses compagnons ne vont pas au-delà de la consommation de viande, mais croisent des peuples dont les régimes alimentaires sont végétariens ou cannibales.
115Pour en revenir à Cambyse, l’image du plateau de jeu permet de mieux saisir l’issue du récit : enfin conscient du danger, le roi perse dispose de la possibilité de revenir en arrière, de retourner sur la case précédente et d’éviter ainsi l’allélophagie, comme le sous-entend l’arrêt du récit208. L’espace de la sauvagerie, le temps de la faim et la folie de Cambyse s’associent ici de manière originale pour créer un récit où les rapports entre causes et conséquences s’enchaînent mécaniquement – ce qui, en somme, est assez inhabituel chez Hérodote.
116À l’issue de ce long développement consacré à l’œuvre d’Hérodote, la position du cannibalisme en marge – à la fois marge spatiale, ethnographique et morale – se précise dans sa complexité et ses facettes multiples. La consommation du même est contraire, plus que tout autre usage alimentaire, aux principes de la vie civilisée grecque : elle se trouve dès lors rejetée dans les lointains confins orientaux et septentrionaux du monde tel que se le représentent les Grecs cultivés du ve siècle avant notre ère. Hérodote confère toutefois au cannibalisme une « consistance historique », outre sa consistance géographique et ethnographique, en l’intégrant à la chronologie des événements qu’il relate.
117En effet, dans le cadre de son récit de la constitution progressive de la menace perse, l’historien lie intimement l’anthropophagie à l’ascension de la dynastie qui incarne ce danger. Cyaxare, roi des Mèdes, devient anthropophage malgré lui, à l’instigation des Scythes ; son fils Astyage contraint Harpage à dévorer son propre fils ; Cyrus II, petit-fils et vainqueur d’Astyage, finit immergé dans une outre de sang humain, après s’être frotté aux Massagètes, un peuple anthropophage des confins ; son successeur Cambyse condamne ses hommes au cannibalisme lorsque, à son tour, il s’en prend à un peuple des confins, en Éthiopie cette fois ; enfin, Darius, après avoir renversé le successeur de Cambyse, s’aventure en Scythie et traverse les terres des Androphages, sans toutefois, semble-t-il, adopter leur régime alimentaire209.
118Darius, toujours lui, confronte quelques Grecs aux différences entre les coutumes des peuples en leur faisant rencontrer des Indiens adeptes du cannibalisme funéraire. Hérodote aurait-il mis l’accent sur cette chaîne ininterrompue de contacts avec le cannibalisme dans un but particulier ? Il ne cherche pourtant pas, par ailleurs, à donner une image négative des souverains mèdes et perses – à l’exception de Cambyse II. On pourrait plutôt y voir une réalisation de la métaphore de l’instabilité de l’empire perse et de son appétit expansionniste : il se dévore lui-même dans ses conflits internes, absorbe ses ennemis et s’étend jusqu’aux confins de l’humanité, où il se fait dévorer à son tour. Toujours est-il que l’anthropophagie s’affirme comme un important élément structurant de « l’histoire dans l’espace » telle que la conçoit Hérodote.
Rome et les mangeurs d’hommes au début de l’Empire
Telles sont, parmi d’autres, quelques variétés de l’espèce humaine, que l’ingénieuse nature a créées pour son amusement à elle, pour notre émerveillement à nous. Quant aux créations qu’elle accomplit chaque jour, presque chaque heure, à l’échelle de l’individu, qui saurait les énumérer ? Pour révéler sa puissance, il nous suffira d’avoir montré que, parmi les prodiges, se trouvent des nations entières.210
119Après les « fondateurs » grecs, on s’autorise ici un bond dans le temps. Le but est en effet, dans ce cadre, de comprendre comment a évolué la figure du mangeur d’hommes des confins, plutôt que de réaliser un inventaire exhaustif de ses apparitions. Un arrêt au début de notre ère s’impose dès lors, à un moment crucial pour la transmission ultérieure des savoirs géographiques et ethnographiques antiques, quand ceux-ci sont rassemblés par des auteurs comme Pline l’Ancien, Pomponius Mela ou Strabon.
120L’œuvre encyclopédique de Pline l’Ancien (mort en 79 de notre ère) débute par quelques livres consacrés à la « géographie » : les peuples y sont mentionnés, positionnés, mais guère décrits. Parmi eux, des mangeurs d’hommes apparaissent sans surprise : Anthropophagi dans le nord de l’Europe (comme chez Hérodote211), Anthropophagi Scythae en Asie au bord de l’océan septentrional212, Casires près de l’Himalaya (parmi les Indiens213), Anthropophagi en Afrique, près de l’océan méridional214. L’Histoire naturelle constitue un bilan des connaissances du temps, et Pline y combine sa volonté d’ordonner tout le savoir avec un souci de rapporter l’extraordinaire, le merveilleux215. Au centre des créations d’une nature toute puissante se trouve l’Homme, auquel est consacrée la totalité du septième livre de l’œuvre. La première partie en est entièrement dévolue à la rapide description d’une série de peuples étonnants : l’Homme n’est donc présenté qu’au travers de ses manifestations les plus exceptionnelles216.
121L’œuvre de Pline l’Ancien est, dès l’Antiquité et durant tout le Moyen Âge, une source essentielle d’informations à propos des peuples étonnants et monstrueux des confins, au travers de l’Histoire naturelle elle-même, de ses extraits ou d’autres auteurs qui y puisent leur inspiration217. Mais, rapidement, les doutes ou les formules prudentes de Pline seront oubliées pour ne laisser que l’information brute : « Cependant, pour la plupart de ces faits, je n’engagerai pas ma propre responsabilité, mais je renverrai plutôt aux sources, que j’invoquerai pour tous les cas douteux ; je prie qu’on ne se lasse pas de suivre les Grecs, les plus exacts des observateurs comme les plus anciens218 », affirme-t-il en ouverture de son catalogue de peuples étranges. En filigrane du souci de vérité, on constate que la volonté d’agrément importe aussi et pousse Pline à s’appuyer ici sur des auteurs grecs qu’il critique par ailleurs abondamment219.
122Les gentium mirabiles figurae – nom parfois donné à la première partie du septième livre de l’Histoire naturelle – s’achèvent par un ample passage consacré à l’Inde et à l’Éthiopie, « qui fourmillent de merveilles220 ». Le début de cet inventaire de peuples étranges, quant à lui, fait la part belle aux mangeurs d’hommes des zones septentrionales du monde :
Il existe, nous l’avons indiqué, des peuplades scythes, et en grand nombre, qui se nourrissent de chair humaine. Cela nous paraîtrait peut-être invraisemblable, si nous ne songions qu’au beau milieu du monde et en Sicile [et en Italie], il a existé des populations aussi monstrueuses, les Cyclopes et les Lestrygons et que tout récemment, les populations transalpines avaient coutume de sacrifier des hommes : ce qui n’est pas tellement éloigné de les manger. […] Au-delà d’autres Scythes anthropophages, dans une grande vallée du mont Imavus, il y a une région appelée Abarimon, où vivent, dans les bois, des hommes, qui ont la plante des pieds tournée à rebours, sont d’une rapidité extraordinaire et errent à l’aventure avec les bêtes. […] Selon le témoignage d’Isigone de Nicée, les premiers anthropophages, qui, comme nous l’avons dit, sont établis vers le nord, à dix journées de marche au-delà du Borysthène, boivent dans des crânes humains dont ils portent le cuir chevelu, en guise de serviette, sur le devant de la poitrine.221
123Plus explicitement qu’Hérodote, Pline associe les Scythes – ou une partie notable d’entre eux – à la consommation de chair humaine. Il rapporte aussi la coutume qui consiste, chez certains anthropophages, à se servir de crânes humains comme coupes à boire – un usage qu’Hérodote n’associait pas aux mangeurs d’hommes. Les Scythes anthropophages ne portent pas de noms plus précis, même s’il est clairement question de plusieurs groupes différents. Le motif du cannibalisme s’étend donc de façon indistincte, chez Pline, à une partie des nomades les plus connus. Mais c’est ici la merveille de leur comportement qui compte plus que la précision de leur identification : en effet, Pline souligne qu’on pourrait ne pas croire à ces histoires si, beaucoup plus près de Rome – c’est-à-dire du centre de toutes les merveilles du monde dans la vision de l’auteur222 – on ne connaissait d’autres célèbres mangeurs d’hommes, Cyclopes et Lestrygons. Une continuité s’installe donc entre les géants légendaires et les habitants étranges des confins du monde.
124L’autre comparaison sur laquelle s’appuie Pline est elle aussi digne d’intérêt. Il est question des sacrifices dont les victimes sont humaines, « ce qui n’est pas tellement éloigné de les manger ». Dans le trentième livre de l’Histoire naturelle, Pline revient sur cette association, alors qu’il se réjouit de l’abolition par Rome de la magie, « encore pratiquée par la Bretagne délirante », et en particulier des sacrifices humains : « Ainsi, par tout le monde, bien qu’en discorde et s’ignorant entre eux, [les peuples] se sont accordés sur cette doctrine, et l’on ne saurait suffisamment estimer notre dette envers les Romains pour avoir aboli ces monstruosités dans lesquelles tuer un homme était un acte très religieux, et le manger, une pratique aussi très salutaire223. » Aux yeux d’un auteur issu d’une culture qui associe intimement sacrifice et alimentation, le sacrifice humain s’accompagne nécessairement d’une menace anthropophage.
125Un peu plus loin, avant d’en arriver finalement aux merveilles de l’Inde, c’est encore vers les anthropophages que se tourne Pline pour démontrer l’action toute puissante de la nature : « Tant il est vrai que la nature, qui a déjà fait naître en l’homme l’instinct bestial de se nourrir de chair humaine, s’est encore plu à faire naître des poisons dans tout son corps et parfois aussi dans ses yeux, de peur qu’il n’y eût quelque mal qui n’existât pas dans l’homme224 ! » Le tableau tout entier des merveilles humaines est en effet emprunt de pessimisme, et l’anthropophagie, très présente dans cette section, illustre pleinement le balancement de ce septième livre « anthropologique » de l’Histoire naturelle entre des merveilles fascinantes et une réalité repoussante.
126Les anthropophages, répartis dans l’extrême nord de l’Europe et de l’Asie ainsi que dans l’extrême sud de l’Afrique, adoptent chez Pline la position totalement en marge qui leur est le plus souvent attribuée par la littérature ultérieure – on se rappellera qu’Hérodote n’était pas aussi systématique. Pomponius Mela, auteur, également au ier siècle, d’une Chorographie (vers 43-44 de notre ère ?), la plus ancienne géographie latine connue225, donne une répartition et une description des mangeurs d’hommes plus conforme à celle du grand historien grec. Quelques éléments originaux apparaissent toutefois dans son œuvre : certaines régions du nord de l’Europe, notamment, sont mieux documentées qu’elles ne l’étaient chez Hérodote.
127On retrouve chez Pomponius Mela les Essédons qui mangent leurs morts226, comme certains Indiens227, ainsi que les Scythes qui boivent du sang humain228 et utilisent des crânes comme coupes229. Les Anthropophagi, parmi lesquels « la chair humaine entre même dans la préparation des repas230 », sont cités avec les autres peuples scythiques de l’intérieur des terres côté européen. Des Scythes Androphagoe, isolés au sein de terres glaciales, incultes ou peuplées de bêtes sauvages, sont leurs équivalents dans le grand Nord asiatique231, selon un schéma adopté également par Pline l’Ancien.
128La Géographie de Strabon, achevée dans le premier quart du ier siècle de notre ère et écrite en grec, est quant à elle bien plus ambitieuse que les travaux géographiques de ses quasi-contemporains latins Pline et Pomponius Mela. Elle sera pourtant oubliée, semble-t-il, jusqu’à la fin de l’Antiquité, avant de devenir une œuvre de référence dans le monde byzantin232. Strabon accorde en priorité son attention aux questions économiques et s’intéresse moins aux peuples lointains. Il tend à reléguer les éléments mythiques et les êtres monstrueux dans le répertoire de l’irréel233, et insiste régulièrement sur le manque de connaissances sérieuses à propos de certaines régions éloignées. Dans les passages qu’il consacre aux peuples du nord de l’Europe, il les dépeint proches de la nature, soit par leur rudesse (manque d’intelligence, sauvagerie), soit par leur simplicité et leur sagesse (courage, justice, piété234). L’anthropophagie a bien sûr sa place dans cette construction très littéraire – mais vraisemblable pour un public habitué à une telle vision du monde – de régions septentrionales mal connues. Il n’y est toutefois pas question des Anthropophages en tant que peuple distinct, mais les Scythes en général sont à plusieurs reprises liés à la consommation de chair humaine.
129L’auteur y fait notamment allusion en défendant Homère contre des critiques qui considéraient que le poète ancien ne connaissait pas les peuples du Nord, parmi lesquels « les Scythes, qui immolaient les étrangers, se nourrissaient de leur chair et se servaient de leurs crânes comme de coupes235 ». Strabon souligne ensuite que, si c’est bien le plus souvent la cruauté des Scythes qui est mise en évidence, leurs mœurs varient néanmoins selon les groupes : « Les uns poussent la cruauté jusqu’à l’anthropophagie tandis que les autres s’abstiennent de manger même la chair des autres animaux236. »
130Strabon reprend donc l’attribution traditionnelle de mœurs cannibales aux Scythes ou à certains d’entre eux, même s’il se limite, sur ce point, à quelques considérations générales. Sa description de l’Irlande, qu’il situe à la limite septentrionale de l’Europe du Nord-Ouest, est plus originale237 :
Nous ne pouvons rien dire de certain à son sujet, si ce n’est que ses habitants sont plus sauvages que les Bretons. Ils sont anthropophages en même temps qu’herbivores, et les enfants se font une vertu de dévorer leur père après sa mort. Les hommes s’accouplent à la vue de tout le monde à n’importe quelle femme, même à leur mère et à leur sœur. Ce que nous rapportons, il est vrai, nous ne le tenons pas de témoins qui méritent créance. Cependant, pour ce qui concerne l’anthropophagie, on en fait également un usage des Scythes et l’on rapporte qu’elle a été pratiquée par les Celtes, les Ibères et plusieurs autres peuples pendant les sièges sous la pression de la nécessité.238
131Strabon concède donc ne disposer d’aucune source fiable à propos des coutumes des Irlandais. Il en donne néanmoins une description qui lui semble « vraisemblable », comparaisons à l’appui. Le parallèle avec les Scythes et avec le cannibalisme de survie des Celtes et des Ibères est révélateur : d’une part, les Scythes occupent dans le nord-est du monde habité une position symétrique à celle des Irlandais ; d’autre part, aux actes des uns, imposés par la nécessité, peuvent correspondre, plus loin en marge, des actes du même ordre, coutumiers cette fois – selon un principe d’accroissement de la sauvagerie à l’approche des confins. Promiscuité sexuelle et inceste s’ajoutent aux comportements alimentaires extrêmes et au cannibalisme funéraire : on retrouve là un ensemble de traits qui caractérisent, chez Hérodote notamment, les populations des extrémités du monde connu.
132On connaît d’autres cas d’associations entre le cannibalisme et les Îles britanniques. Dans un contexte de famine sur fond ethnographique, Tacite raconte dans la Vie d’Agricola (fin du ier siècle de notre ère) la fuite de déserteurs germains le long des côtes de Bretagne. Ils se heurtent aux populations côtières qui les empêchent de se ravitailler : « Ils en vinrent à un tel dénuement qu’ils mangèrent d’abord les plus faibles d’entre eux, puis ceux qui furent désignés par le sort239. » Les quelques survivants, vendus comme esclaves, auraient acquis une certaine célébrité en racontant leur aventure maritime, au cours de laquelle ils auraient fait le tour de toute la Bretagne – un exploit pour l’époque. La technique du tirage au sort entre compagnons ou le thème de l’éloignement progressif vers un espace de moins en moins civilisé rappellent l’expédition éthiopienne de Cambyse et, au-delà, la navigation d’Ulysse.
133À propos de la Bretagne, encore, un curieux récit de Jérôme attire l’attention. À la fin du ive siècle, celui-ci inclut dans une liste de coutumes alimentaires et de déviances barbares en tous genres le cas des mystérieux Attacotti. Le Père de l’Église situe l’origine de ce peuple dans les Îles britanniques, et dit les avoir lui-même rencontrés en Gaule240. Ces barbares insulaires auraient été des mangeurs de chair humaine, auxquels rien ne paraissait plus délicieux que les fesses et les mamelons des bergers et des bergères241. La sauvagerie des peuples des extrémités du Nord-Ouest semble donc avoir pu être à l’occasion agrémentée du motif de l’anthropophagie, même si le nomade scythe reste l’incarnation par excellence de cette déviance alimentaire ultime.
Consolidation de la figure du cannibale des confins et menaces barbares durant l’Antiquité tardive
134Les Collectanea rerum memorabilium de Solin, probablement mis par écrit au iiie siècle, constituent une compilation de curiosités sous forme de description du monde, étroitement dépendante de Pline l’Ancien et de Pomponius Mela242. Leur grande diffusion au Moyen Âge en fait une des sources privilégiées du savoir ethnographique ultérieur. Il n’est toutefois plus question ici des doutes que les auteurs anciens prenaient la peine d’intégrer à leurs descriptions : seul est préservé le catalogue des merveilles du monde.
135Tous les anthropophages de la tradition s’y trouvent donc regroupés aux côtés de nombreux peuples fabuleux et monstrueux. Les Anthropophagi du Nord-Est asiatique sont présents, isolés dans des terres rudes et désertiques, abandonnées par les peuples voisins à cause du nefarius ritus de la consommation de chair humaine243. L’allusion à un « rite impie » laisse entendre que Solin attribuait à ce cannibalisme un caractère rituel. Il inclut d’ailleurs les Essédons parmi ces Anthropophagi : leur coutume est d’inviter leurs proches pour « déchiqueter avec les dents » les chairs des défunts mêlées à des viandes animales, puis de faire des coupes dorées avec leurs crânes244.
136En Scythie intérieure, les habitants boivent également dans des crânes – ceux de leurs ennemis, dans ce cas. Ils boivent aussi le sang à même les blessures des tués245. Enfin, ils concluent les pactes en buvant le sang des contractants, une coutume dont Solin voit la source chez les Mèdes246. Suivant la version de Pline, d’autres Anthropophagi se trouvent, parmi divers peuples étranges et aux coutumes alimentaires particulières, au sud de l’Afrique247. En Inde, par ailleurs, « il en est qui tuent leurs proches et leurs parents, comme ils le font des victimes, avant qu’ils ne maigrissent du fait des années ou de la faiblesse ; ensuite ils font des repas de la chair des tués, ce dont, là, ils ne font pas un crime, mais bien un acte de piété248 ». Enfin, les Irlandais, inhospitaliers et belliqueux ont, parmi leurs terribles coutumes, l’habitude de s’enduire le visage du sang des vaincus, après en avoir bu249.
137Dans cette œuvre de compilateur, divers anthropophages occupent la totalité des confins du monde, de l’Irlande au Nord-Est asiatique, en Inde et dans le sud de l’Afrique. Les mangeurs d’hommes et leurs coutumes ont fait l’objet d’une synthèse des traditions antérieures, par accumulation et fusions, jusqu’à représenter les êtres des confins par excellence. Cette identification se renforce encore si l’on tient compte des êtres mangeurs d’hommes dont l’humanité est difforme ou seulement partielle : c’est le cas de la mantichore d’Inde, avec sa face humaine et sa triple rangée de dents, son corps de lion, sa queue proche de celle du scorpion, « qui recherche avec grande avidité la chair humaine250 ».
138Ammien Marcellin, à la fin du ive siècle251, actualise pour sa part davantage le matériel ethnographique. Il cherche notamment à expliquer l’origine et les coutumes des Huns, en interprétant apparemment de vagues informations visuelles qu’il rattache à la tradition ethnographique liée aux Scythes et à leurs voisins252. Venu du Nord-Est asiatique, le peuple cavalier des Huns « dépasse toutes les bornes de la sauvagerie253 », mange cru254, se déplace en permanence255. Ils sont déloyaux, changeants, ne connaissent aucune religion et ne distinguent pas le bien du mal256. Ammien Marcellin, toutefois, ne semble pas vouloir les dépeindre comme des anthropophages – et c’est presque une surprise, tant leurs caractéristiques les assimilent au modèle traditionnel du cannibale ancien.
139L’auteur entreprend le récit de leur progression vers l’Ouest, ce qui lui offre la possibilité de décrire les divers peuples qu’ils croisent sur leur route. D’après Ammien Marcellin, au-delà du Tanaïs (ou Don, frontière traditionnelle entre Europe et Asie) vivent les nomades Alains, un agrégat hétéroclite de peuples257. Il les qualifie de « Massagètes d’autrefois258 » et cite les peuples qui composent cet ensemble. Leurs noms proviennent de la tradition hérodotéenne259 et les mangeurs d’hommes sont présents à l’appel :
Après eux, les Melanchlaeni et les Anthropophages nomadisent, d’après nos sources, à travers diverses contrées, et se nourrissent de corps humains : en raison de ces aliments abominables, tous les peuples voisins les ont fuis et ont gagné des terres éloignées. Aussi, toute la région exposée au levant estival est-elle restée inhabitable jusqu’aux lieux où l’on touche au territoire des Sères.260
140Ainsi, tout en affichant la volonté de proposer une ethnographie actualisée, Ammien Marcellin tend à réinterpréter un schéma fondamentalement hérodotéen. Les Alains correspondent, selon lui, aux anciens Massagètes. Quant aux Anthropophages, ils occupent toujours la position nordique qui leur était attribuée bien des siècles plus tôt – tout au plus ont-ils opéré un glissement significatif vers l’Est. Comme c’est le cas dans les descriptions d’autres auteurs, des Anthropophagi, non plus Scythes mais Alains, occupent des régions isolées, fuies par des voisins effrayés, dans le Nord-Est asiatique, avant les terres des Sères (la Chine).
141Ce tableau livresque n’influe toutefois pas sur la narration historique qu’il précède : celle-ci se concentre sur le mouvement des Goths poussés par les Huns jusqu’au Danube. L’anthropophagie reste dans les marges auxquelles elle appartient, elle n’accompagne pas les nomades qui courent à l’affrontement avec les Romains. Au contraire, elle se retourne contre eux lors d’une escarmouche qui oppose un détachement de Goths à des auxiliaires sarrasins entendant protéger l’accès à Constantinople. La lutte est acharnée :
Mais la troupe orientale finit par l’emporter par un trait extraordinaire et jamais vu jusque là. Sortant en effet de ses rangs, un soldat aux longs cheveux, entièrement nu sauf le bas ventre, poussant un hurlement rauque et lugubre, dégaina son poignard, s’enfonça au milieu de la colonne des Goths et, ayant tué un ennemi, il colla ses lèvres contre sa gorge et suça longuement le sang qui s’écoulait. Ce prodige monstrueux terrifia les barbares qui, par la suite, quand ils cherchaient à mener quelque action, n’avaient plus leur fougue habituelle, mais avançaient d’un pas hésitant.261
142La barbarie est repoussée par une barbarie plus grande encore. Cette leçon morale laisse perplexe, au vu des origines de ses victimes : les Goths, qu’accompagnent des Alains et des Huns262, viennent en effet de ces terres où Ammien Marcellin lui-même situe des mangeurs de chair humaine et des buveurs de sang. Comme on l’a déjà observé dans le récit d’Hérodote, le discours ethnographique n’est pas nécessairement soluble dans les narrations historiques qui l’accompagnent.
143La figure du mangeur d’hommes se perpétue au travers d’une documentation variée. Ainsi, le genre littéraire des Actes d’apôtres livre un exemple célèbre de confrontation directe – et purement imaginaire – entre des anthropophages et des saints évangélisateurs, dans les Actes d’André et Matthias dans la ville des Anthropophages, mis par écrit en grec peut-être dès le début du ve siècle. Ils seront ensuite traduits dans de nombreuses langues et largement diffusés263. Au début du récit, l’apôtre Matthias, qui remplaça Judas parmi les douze, hérite d’un tirage au sort difficile lors du choix des destinations à évangéliser : il doit se rendre au pays des Anthropophages264. Une fois sur place, il se trouve bien vite en mauvaise posture (réduit à une existence d’herbivore, il est sur le point d’être mangé), et bénéficie de l’aide d’André qui assume ensuite la charge de l’évangélisation.
144L’élément ethnographique ne semble apparaître dans cette aventure apostolique que dans le but de mettre en évidence la difficulté de la mission et la valeur de ceux qui l’accomplissent. On sait en effet peu de choses des Anthropophages : leur apparence est inconnue, comme le sont, à peu de choses près, leur localisation, leur mode de vie ou leurs coutumes. Ils se résument en fait à leur consommation de chair humaine, qui leur confère à la fois un nom et une identité culturelle. Curieusement, pourtant, leur réputation de mangeurs d’hommes ne se concrétise à aucun moment du récit : le sang ne coule pas – à part celui des apôtres, qui n’est pas bu – et nul n’est mangé. Le cannibalisme est donc essentiel comme arrière-plan du texte hagiographique, mais absent du déroulement des événements : à quel genre d’anthropophages l’auteur du récit a-t-il donc voulu confronter ses lecteurs ?
145Tout d’abord, le cannibalisme semble être la norme alimentaire de ce peuple : ils tuent et mangent quotidiennement des hommes et, s’ils sont privés de cette viande, une crise de subsistance se déclenche immédiatement, les contraignant à se procurer de la viande par tirage au sort de victimes parmi eux. Il paraît incorrect de parler de cannibalisme gastronomique ici, dans la mesure où rien ne laisse entendre que la chair humaine serait préférée à une autre : elle est simplement la chair qui se mange. Par ailleurs, l’humanité des victimes semble en partie niée : les prisonniers subissent un traitement qui les assimile à des animaux, ils sont privés de leur esprit humain, sont nourris d’herbe et sont aveuglés. Un délai est en outre imposé avant consommation, ce qui laisse entendre que les prisonniers doivent avoir achevé une période définie de déshumanisation avant d’entrer dans la chaîne alimentaire : curieux anthropophages que ceux qui mangent des hommes qui n’ont plus que les apparences physiques de leur humanité. Une étrangeté supplémentaire du récit : le bétail des Anthropophages est la première victime du déluge miraculeux qui met fin au récit. Mais d’où provient ce bétail et quelle est sa fonction puisqu’il ne semble pas destiné à l’alimentation ou au travail des champs, dont il n’est jamais question ?
146D’autre part, les Anthropophages habitent dans une ville : cela les rapproche davantage des Lestrygons d’Homère que des peuplades nomades de l’ethnographie classique. Ils possèdent en outre une organisation sociale complexe au sommet de laquelle se trouvent des magistrats, qui commandent à des gardes et des bourreaux. On pratique enfin le tirage au sort, afin de désigner un nombre précis de victimes quotidiennes : il s’agit d’une société organisée et réglée.
147Le cannibalisme, quant à lui, s’inscrit au cœur de la vie de la cité : un four et une cuve occupent une position centrale dans la géographie urbaine. L’abattage emprunte les formes classiques du sacrifice païen : les victimes sont égorgées et leur sang versé dans le grand récipient. Cette dimension rituelle apparaît aussi dans l’insistance sur le nombre de sept victimes (chiffre symbolique) consommées chaque jour – les sept gardes morts miraculeusement ou sept vieillards, ni plus, ni moins – et sur les trente jours d’attente avant la consommation des prisonniers.
148Le choix de ceux qui sont destinés à être mangés est à la fois réglé et opportuniste : en priorité, des étrangers sont capturés, « animalisés » et nourris durant un mois comme des herbivores, avant d’être tués et mangés. Faute de prisonniers, les Anthropophages se tournent vers leurs propres défunts puis vers leurs vieillards, pour lesquels nul délai d’attente ne semble requis. Des enfants peuvent en outre prendre la place des anciens sans que cela ne soulève d’objection. Par ailleurs, le cannibalisme est également funéraire : le destin de chacun est d’être mangé après sa mort.
149Enfin, le rôle du diable est essentiel. C’est bien lui l’adversaire de l’apôtre André, et non les Anthropophages, victimes inconscientes des plans du démon. Le diable, comme le rappelle André, est celui qui a mené la descendance des anges – les géants d’avant le déluge – à manger les hommes et à se manger entre eux, suscitant la colère divine et la destruction presque totale du monde. À présent, il est l’auteur des usages abjects des Anthropophages et les mène, eux aussi, à leur perte. La persévérance de l’apôtre et la protection du Christ viennent à bout du diable et de ses démons, tandis qu’un nouveau déluge – plus modeste que son modèle – convertit les pécheurs. La démonstration de force destructrice – triomphe spectaculaire de la puissance divine sur l’astuce diabolique – accomplit à elle seule la conversion : la souffrance et la guérison de l’apôtre n’ont ici aucun effet sur le peuple à évangéliser.
150Manger son prochain de façon coutumière est donc ici un acte impie suscité par le démon. On peut confronter cette logique à celle qui préside, dans la chrétienté ancienne et médiévale, à la perception du cannibalisme de survie. Le cannibalisme contraint par la nécessité est, pour les hommes, une souffrance dont la source réside dans leurs péchés : il illustre, par inversion, la toute-puissance divine, seule source de bienfaits – mais c’est aux hommes eux-mêmes de s’amender pour revenir dans les bonnes grâces divines. Dans le cas du cannibalisme coutumier, on reconnaît d’abord la force du mal : une telle consommation est le produit de l’action du diable sur les hommes et exige la démonstration – active, cette fois – de la toute-puissance de Dieu, afin d’être balayée. L’idée fondamentale est la même : là où se trouve le cannibalisme, Dieu est absent. Le triomphe total du cannibalisme, au travers de sa pratique coutumière, signifie le triomphe total du mal : la solution est l’évangélisation, si brutale fût-elle.
151Les formes que prend le cannibalisme dans ce texte sont nombreuses. Ces Anthropophages méritent pleinement leur nom : ils pratiquent tout à la fois un cannibalisme alimentaire, rituel, funéraire (parfois par anticipation, quand les vieillards sont abattus) et agressif (capture d’étrangers – même si le rôle de la guerre n’est pas explicitement évoqué). La chair est mangée cuite – du moins la présence du four le suggère-t-elle – et le sang est bu. Les mangeurs d’hommes « transforment » les prisonniers en animaux avant de les manger, mais leurs propres anciens, leurs morts ou leurs enfants sont immédiatement prêts à la consommation.
152Ce peuple imaginaire constitue ainsi une synthèse étonnante des Lestrygons d’Homère, des Padéens, Massagètes, Issédons et Scythes d’Hérodote, ainsi que des autres cannibales des confins, installés dans un mode de vie urbain, avec ses rites publics et ses magistrats. On trouve là un exemple remarquable d’une propension pluriséculaire à remodeler, synthétiser et réexploiter la figure de l’anthropophage – dans un genre littéraire inattendu, qui plus est : le cannibale sert ici un discours d’évangélisation conquérante et de triomphe de la puissance divine sur l’astuce diabolique.
Mangeurs de chair humaine et monstres anthropophages dans l’imaginaire occidental du haut Moyen Âge
153L’encyclopédie chrétienne d’Isidore de Séville nous fait entrer de plein pied dans la matière médiévale occidentale. À la différence des travaux encyclopédiques de Pline ou Solin, ceux d’Isidore, évêque de Séville au début du viie siècle, sont réalisés dans une perspective chrétienne. Les Étymologies265 constituent par leur ampleur et leur diffusion considérable la base de l’encyclopédisme médiéval ultérieur266. Il est donc indispensable de les évoquer ici, même si l’on s’attardera peu sur les autres encyclopédies médiévales.
154Isidore conçoit son œuvre comme une compilation organisée du savoir de son époque, dans laquelle il s’appuie prioritairement sur l’analyse étymologique. Il y décrit le monde et ses parties, terme par terme, mais l’ethnographie échappe en bonne partie à sa méthode. Les pratiques alimentaires des Anthropophages ne sont évoquées que parce que leur nom l’impose. Ce « peuple très rude » est vaguement situé en Asie du Nord-Est, avant la Chine : « Parce qu’ils mangent de la chair humaine, ils sont appelés anthropophages267. »
155Sa description du mode de vie des peuples scythiques, par ailleurs, est sommaire et peut paraître contradictoire : d’une part, il affirme que les nombreuses peuplades locales se déplacent beaucoup, à cause de l’infertilité des sols ; d’autre part, il mentionne que, parmi eux, certains cultivent des champs, tandis que d’autres, « monstrueux » et « sauvages », vivent de chair et de sang humains268. Il combine ainsi les images des Scythes nomades, des Scythes laboureurs et des Scythes anthropophages de la tradition ancienne, sans donner à ces groupes une place précise dans l’immense territoire qu’il leur attribue. Isidore reste donc vague dans sa perpétuation de l’idée traditionnelle des mangeurs d’hommes de la lointaine Asie. S’il admet bien la sauvagerie des peuples des marges du monde, il ne cherche guère à expliciter celle-ci.
156Ailleurs, il évoque l’habitude qu’ont les Thraces de boire du sang humain. Isidore les dépeint comme le plus sauvage des peuples, et fait allusion aux nombreuses histoires qui circulent à leur propos : ils sacrifiaient jadis les captifs à leurs dieux et buvaient du sang humain dans des crânes269.
157La cruauté des buveurs de sang, toutefois, peut devenir un outil connoté positivement sous la plume de certains auteurs, comme on a déjà pu l’observer. Dans le domaine ethnographique, Paul Diacre illustre cette tendance, dans son récit des origines de ses compatriotes Lombards, mis par écrit au viiie siècle270. Il fait d’une soif de sang simulée une habile manœuvre de guerre psychologique – ce genre de procédé s’associant régulièrement au cannibalisme.
158Au cours de la lente migration des Lombards vers le Sud, depuis la Scandinavie, ils auraient mis au point une tactique destinée à saper le moral de ceux qui leur bloquaient la route : « Ils firent semblant d’avoir dans leur camp des cynocéphales, c’est-à-dire des hommes à têtes de chiens, et propagèrent chez leurs adversaires la rumeur qu’ils ne lâchaient jamais prise au combat et qu’ils se gorgeaient de sang humain, allant jusqu’à boire le leur s’ils ne pouvaient attraper l’ennemi271. » Comme on a déjà pu l’observer dans les récits de croisade, le motif de l’anthropophagie peut valoriser ceux qui en font un usage habile et ridiculiser ceux qui sont incapables de voir au-delà des apparences272.
159Notons qu’une dynamique similaire commande la réception, dans l’univers colonial moderne, des accusations de cannibalisme régulièrement portées par des indigènes contre des colonisateurs blancs. Seuls le mépris et la dérision accueillent l’Autre quand il identifie le cannibalisme dans certaines pratiques des hommes civilisés. Selon la perspective occidentale classique, L’Autre est cannibale, tandis que l’homme civilisé peut endosser le costume du cannibale sans se confondre avec lui : la nuance tient à la capacité de l’homme civilisé à maîtriser sa relation avec les marges du comportement humain, ce dont l’Autre serait incapable, tout comme il ne peut percevoir la subtilité d’un stratagème exploitant la conscience de cette marge.
160Précédant de quelques décennies l’œuvre de Paul Diacre, le Liber monstrorum de diversis generibus273 permet d’explorer les limites de la pensée ethnographique, à l’endroit où celle-ci rencontre l’univers des monstres en tous genres. Le texte lui-même a été mis par écrit entre la fin du viie et le début du viiie siècle, peut-être en contexte insulaire. Il traite des monstres qui peupleraient la terre : les hommes monstrueux d’abord, puis les bêtes sauvages et enfin les serpents et autres dragons274.
161Dans son prologue, l’auteur insiste d’emblée sur le peu de crédit à accorder à bien des récits qu’il rapporte : « On ne croit à la véracité que de certaines choses parmi les merveilles elles-mêmes, et il y a bien des choses que, si quelqu’un pouvait prendre son envol pour les explorer et vérifiait ces choses modelées cependant par un discours fait de propos rapportés, il trouverait, là où on dit qu’il y a maintenant une ville en or et un rivage couvert de pierres précieuses, une côte rocheuse et une ville en pierre, ou pas de ville du tout275. » Les formulations employées pour introduire de brèves notices inspirées de sources multiples traduisent cette distance critique : « on dit que », « on lit que276 ».
162On trouve dans la section « humaine » du texte des monstres légendaires de l’Antiquité, de nombreux êtres difformes et quelques figures dotées de capacités remarquables. Le Liber monstrorum n’a aucune prétention géographique, historique ou ethnographique particulière : seuls les monstres277 le concernent, où qu’ils se trouvent. Il n’y est dès lors pas question, par exemple, des Scythes ou des Anthropophages, mais les mangeurs d’hommes sont néanmoins bien présents. Le texte décrit des géants à la peau noire, installés au-delà de la rivière Brixontis (en Afrique ?), qui mangent crus les hommes dont ils parviennent à s’emparer278. Ailleurs, sur une île de la Mer Rouge, une race hybride est capable de parler toutes les langues du monde : ces êtres trompent les voyageurs qui passent par là en nommant leurs proches, puis les mangent crus279. Le cannibalisme apparaît ici comme une difformité comportementale, qui s’ajoute à des difformités physiques, à des aptitudes hors norme et à une position marginale au sein du monde connu. L’ensemble de ces traits fait de ces monstres des êtres qui dépassent ou brisent les cadres de l’humanité.
163On achèvera ce bref parcours alto-médiéval par l’énigmatique Cosmographie dite d’Aethicus (ou Aethicus Ister280), mise par écrit entre la fin du viie et la seconde moitié du viiie siècle. Il s’agit d’une fiction géographique qui paraphrase librement de multiples sources et en invente d’autres à l’occasion.
164L’auteur livre notamment l’une des premières évocations des Turcs dans la littérature latine médiévale. Il les situe au nord de la Mer Noire281 et les fait descendre de Gog et Magog, ce qui les associe à l’imaginaire légendaire construit autour de la figure d’Alexandre le Grand : la littérature antique et médiévale fait en effet du conquérant macédonien le héros de multiples aventures au contenu merveilleux. Parmi les exploits légendaires d’Alexandre figure en bonne place l’enfermement des peuples sauvages de Gog et Magog derrière les Portes Caspiennes (au nord de la Mer Noire), d’où ils s’échapperont à la fin des temps pour dévaster le monde282.
165Aethicus gratifie les Turcs d’une description très négative283 et accorde une place significative à leurs usages alimentaires. En tête des « abominations » qui leur servent de nourriture figurent les fœtus humains avortés et la chair des jeunes gens284. Ils mangent aussi les bêtes de somme, les ours, les vautours, les chiens, les singes et d’autres viandes réprouvées – mais ces éléments sont mentionnés après que l’a été l’anthropophagie, premier trait descriptif d’un peuple lointain jugé repoussant par l’auteur285. Les Turcs d’Aethicus viennent donc s’intégrer dans l’espace traditionnel de mangeurs d’hommes qu’est la vaste contrée située au nord de la Mer Noire. Cet espace s’étend, en outre, plus à l’Est, entre la Mer Caspienne et la Chine : la Cosmographie, s’inspirant là d’Isidore, y place les Scythes, dont le portrait intègre sans surprise leur propension à l’anthropophagie286.
166Il a été question, dans les pages qui précèdent, de quelques œuvres antiques et médiévales influentes qui perpétuent un discours ethnographique dans lequel l’anthropophagie est l’un des attributs majeurs de certains peuples des marges du monde, en particulier des nomades qui se succèdent – dans l’espace et le temps – au nord de la Mer Noire. Des motifs descriptifs anciens, parfois renouvelés, augmentés ou réagencés, sont restés en usage dans l’imaginaire ethnographique de la période, en s’adaptant parfois à de nouvelles réalités dans la répartition des peuples sur la carte.
167Un nouveau bond dans le temps nous amènera dans un contexte très différent, alors que l’héritage géographique et ethnographique de la culture classique trouve ses limites face aux contacts plus étroits entre Orient et Occident. L’arrivée des Mongols sur la scène européenne est, de ce point du vue, un événement fondamental.
De nouveaux mangeurs d’hommes dans un cadre ancien : les Mongols
168Honorius Augustodunensis, auteur prolifique mais mal connu, a notamment laissé une Imago Mundi, dont il a lui-même réalisé entre 1110 et 1139 plusieurs versions à succès287. Il souhaite procurer à ses lecteurs une image du monde claire et précise, non dépourvue de merveilleux, et souvent plus énumérative que descriptive. La Scythie et les Massagètes sont ainsi cités sans commentaire ethnographique288.
169Gog et Magog, au nord du Caucase, bénéficient de plus d’attention : « Peuples très féroces enfermés par Alexandre le Grand, qui se nourrissent de chairs humaines et de bêtes crues289. » Leur sont associés « d’autres qui mettent à mort leurs parents affaiblis désormais par la vieillesse, et qui préparent leurs chairs pour un repas – et celui qui refuse de faire cela est jugé par eux impie290 ». Gog et Magog, peuples cannibales attendant la fin des temps pour s’extraire de leurs montagnes, ont donc trouvé leur place sur la carte du monde oriental, en compagnie d’autres éléments issus de l’ethnographie antique. L’image des Mongols se nourrira de cette tradition.
170Après le premier contact brutal et éphémère entre les Mongols et l’Occident en 1241-1242, il faudra plusieurs années avant que des témoins directs diffusent pour la première fois en Occident des informations détaillées à propos de l’histoire et des coutumes de ces nomades. Longtemps, l’invasion mongole sera perçue par de nombreux chrétiens comme un fléau divin annonçant la fin des temps. Les Mongols eux-mêmes seront régulièrement assimilés aux peuples apocalyptiques, Gog ainsi que Magog, et le nom de « Tartares » dont ils sont affublés – déformation du terme Tatar, qui désigne l’une des ethnies intégrées à l’ensemble mongol – fait référence au nom de l’Enfer de la mythologie grecque291.
171La pratique du cannibalisme est – sans surprise – l’un des traits culturels attribués à ces nouveaux venus qui occupent des terres traditionnellement associées à d’autres peuples anthropophages. Ce motif, néanmoins, n’apparaît que dans quelques-unes des sources occidentales issues des premiers contacts prolongés avec les Mongols. De plus, la documentation chinoise et musulmane de l’époque, dans un contexte de relations anciennes et étroites, ne fait jamais état d’usages de ce genre292. Le cannibalisme mongol se dessine donc d’emblée comme un exemple significatif du maintien, sans fondement dans la réalité, d’une tradition ethnographique ancienne dans de nouveaux cadres historiques.
172Jean de Plan Carpin, un franciscain, mène l’une des quatre ambassades papales envoyées en 1245 auprès des Mongols, dans le but avoué de collecter des informations sur leurs intentions et leurs tactiques militaires. Il s’appuie ensuite sur son expérience personnelle auprès de ce peuple pour rédiger, dès 1247, une Historia Mongalorum293, où l’on peut lire ce qui suit à propos de leurs habitudes alimentaires :
Leur nourriture consiste en tout ce qui peut être mâché : ils mangent en effet les chiens, les loups, les renards et les chevaux, et en temps de nécessité ils mangent de la chair humaine. Quand ils se battirent contre une ville des Kytai, où résidait l’empereur de ceux-ci, et qu’ils l’assiégèrent si longtemps que les approvisionnements manquèrent totalement aux Tartares eux-mêmes, et parce qu’ils n’avaient rien du tout à manger, ils prirent un homme sur dix pour le manger. Ils mangent aussi ce qui est émis par la jument à la naissance du poulain. Bien plus, nous les avons vu aussi manger leurs poux. Ils disaient en effet : « Pourquoi ne devrais-je pas les manger, alors qu’ils mangent la chair de mon fils et boivent son sang ? » Nous les avons aussi vus manger des souris.294
173Jean de Plan Carpin donne encore d’autres détails concernant leurs repas, et il insiste en particulier sur la place fondamentale de la viande et du lait – lait de jument, surtout – dans leur alimentation295. Dans l’extrait cité, le franciscain combine observation personnelle et informations recueillies de seconde main. Il fait état d’une pratique organisée de cannibalisme de survie, qui voit une part précise des guerriers être utilisée pour nourrir les troupes affamées – une tactique identique à celle des forces de Cambyse en Éthiopie, selon le récit d’Hérodote. Cette pratique de l’anthropophagie est donc ponctuelle et motivée par la seule nécessité – même si Jean tend à généraliser le propos et laisse entendre qu’il pourrait s’agir d’une manière « normale », parmi les Mongols, de répondre à une crise de subsistance. Dans la suite du texte, comme pour confirmer cette idée, l’épisode trouve une préfiguration : durant la conquête de la Chine, trente ans plus tôt, Gengis Khan lui-même aurait pris l’initiative du recours à la chair humaine pour nourrir l’armée296.
174Dans un autre registre, la pratique mongole de l’épouillage des enfants s’accompagnerait, d’après Jean, de la consommation des poux récoltés. Le dégoût implicite de l’auteur fait écho à la réprobation des auteurs des pénitentiels du haut Moyen Âge face à des comportements similaires. La préoccupation sous-jacente du franciscain envers la consommation du même semble bien être le mobile d’une telle mention. Cela transparaît, en effet, dans la justification de ce comportement, qu’il prétend avoir entendue de la bouche des Mongols eux-mêmes : manger les poux est un juste retour des choses puisque ceux-ci se sont nourris de la chair de la chair des mangeurs.
175L’Historia Mongalorum fait ailleurs allusion à l’anthropophagie sans que cela concerne les Mongols eux-mêmes. L’ambassadeur raconte notamment les expéditions mongoles vers le Sud, la traversée de régions peuplées de merveilles et la prise du Tibet : « Ces gens sont païens ; ils ont une habitude étonnante ou plutôt déplorable, parce que lorsque le père de quelqu’un paie son dû à la nature humaine, ils rassemblent toute la famille et le mangent, ainsi que cela nous a été raconté comme un fait certain297. »
176Le franciscain obtient de ses informateurs la description de régions riches en merveilles – conformes, en cela, à la réputation traditionnelle, en Occident, de l’Orient et de l’Inde. Le cannibalisme funéraire, attribué ici aux Tibétains, est l’un des éléments du répertoire traditionnel de l’exotisme oriental. Le processus de reconstruction de l’imaginaire est intéressant : en progressant vers l’Orient, l’homme occidental entre dans l’espace traditionnel des peuples étranges et des merveilles en tous genres, mais se heurte à l’absence sur place de l’essentiel de ces merveilles. Son discours se conforme dès lors, dans une large mesure, à ses observations réelles, mais laisse un nouvel espace inconnu recueillir ses attentes préalables en termes de merveilleux298. L’invocation insistante des témoins dans ce passage participe, par ailleurs, à une rhétorique de la distanciation de l’auteur par rapport à l’affirmation du merveilleux, qui n’est pas sans rappeler les précautions identiques prises par Pline et d’autres.
177Le frère dominicain Simon de Saint-Quentin n’était, à la différence de Jean de Plan Carpin, qu’un modeste accompagnateur dans l’une des missions envoyées en Orient par le pape en 1245. Son Historia Tartarorum, mise par écrit en 1248, n’est connue qu’au travers de son intégration dans le très diffusé Speculum historiale de Vincent de Beauvais299. Ce dernier adjoint à sa source des informations empruntées au texte de Jean de Plan Carpin, en accordant néanmoins sa préférence au récit, pourtant plus anecdotique et moins structuré, de Simon300. Le dominicain accentue l’image négative des Mongols et, dans ce cadre, il fait apparaître d’autres aspects de leur cannibalisme. Ainsi, alors qu’il discute la cruauté mongole, il écrit qu’
ils dévorent la chair humaine comme des lions, tant rôtie sur le feu que bouillie, et cela tantôt par l’effet de la nécessité, tantôt par plaisir, tantôt pour causer peur et horreur parmi les peuples qui en entendront parler.301
178Par la suite, il revient encore à plusieurs reprises sur la question :
Et lorsqu’ils capturent quelqu’un qui leur est opposé ou très hostile, ils se rassemblent en un lieu pour le manger par vengeance face à la rébellion qui leur a été faite, suçant avec avidité son sang, comme des sangsues infernales. Et lorsque les victuailles leur manquaient, à savoir lors du siège d’une ville chinoise, un homme sur dix était reçu pour être mangé. Ils mangent aussi les poux, la femme retirant ceux de la tête de son mari, et l’ami ceux de la tête de son ami ou les retirant d’ailleurs, et ils disent : « Fasse le ciel que je puisse en faire de même des ennemis qui se dressent contre mon seigneur ».302
Et il y a d’autres Tartares, certains parmi eux étant même chrétiens, mais très mauvais, dont les fils, lorsqu’ils voient leurs pères vieillir et peiner sous le poids de l’âge, leur donnent à manger des nourritures grasses, comme des queues de béliers et des choses semblables, et les ayant ainsi accablés, ils peuvent facilement les étouffer ; et lorsque les pères sont morts de cette façon, les fils brûlent leurs corps et, rassemblant leurs cendres, ils les gardent comme quelque chose de précieux, et chaque jour quand ils mangent, ils saupoudrent leurs nourritures avec ces cendres.303
179Dans le premier de ces deux extraits, Simon invoque une série de motifs : l’animalité (comparaison avec des lions), la cuisine cannibale (le rôti et le bouilli, pas de cru), le cannibalisme de survie, le cannibalisme gastronomique (notion de plaisir) ou encore l’anthropophagie comme tactique de guerre psychologique. Des associations en apparence contradictoires émergent de cette liste : animalité/cuisine ou nécessité/plaisir, par exemple. L’incohérence du portrait découle de la méthode ethnographique de Simon : il opère par accumulation de données issues de ses observations personnelles et de ses sources, qu’il augmente de topoi hérités d’une tradition dont son public est familier.
180Simon affirme en outre que les Mongols boiraient le sang de leurs ennemis par esprit de vengeance : le cannibalisme de vengeance fait donc ici une apparition dans la matière ethnographique, où on ne l’avait guère rencontré jusque-là. Il se dédouble, en outre, dans la métaphore inspirée aux épouilleurs par la consommation des parasites corporels : les poux qui s’en prennent aux Mongols sont mangés comme le seront leurs ennemis. Comme si toutes les formes de l’anthropophagie devaient être concentrées chez les redoutables nomades, Simon leur attribue enfin la pratique du cannibalisme funéraire. La formule adoptée semble toutefois inédite : les pères affaiblis sont engraissés – non dans un but alimentaire mais afin d’atténuer leur résistance – avant d’être étouffés. Leurs corps sont ensuite brûlés plutôt que cuits, leurs précieuses cendres étant destinées à accompagner les plats de leurs héritiers.
181Les Mongols de Simon sont donc des anthropophages complets, qui mangent leurs ennemis par vengeance, plaisir et stratagème, leurs compagnons par nécessité, leurs parents par coutume. Une telle concentration ne s’était jusque là rencontrée que dans la fiction hagiographique des aventures d’André et Matthias chez les Anthropophages. Il est significatif de constater qu’un témoin direct fait ainsi abstraction de l’essentiel de la réalité mongole à laquelle il a dû être confronté pour élaborer son ethnographie : ses références appartiennent d’abord à la tradition occidentale et sont mises en œuvre afin de noircir l’image des Mongols. Simon, dans le même temps, se montre pourtant attaché à la véracité historique, notamment dans le rapprochement entre les Mongols et Gog et Magog : s’il mentionne bien l’idée selon laquelle les Mongols seraient liés aux peuples cannibales enfermés par Alexandre, il souligne le manque de crédibilité du récit, dans la mesure où personne dans la région du Caucase ne semble à même de situer les Portes Caspiennes304.
182À la différence de Simon de Saint-Quentin ou de Jean de Plan Carpin, Matthieu Paris n’a jamais quitté les environs de Londres pour s’aventurer en Orient. Dans la notice contemporaine qu’il consacre à l’année 1243 dans sa Chronica Majora, il donne du cannibalisme mongol une description sans équivalent :
Des cadavres de leurs victimes, les princes [des Mongols] avec leurs cenofari et autres lotofagi, comme s’ils mangeaient du pain, ne laissaient rien aux vautours si ce n’est les os. Mais, chose étonnante, les vautours affamés et voraces ne voulaient pas le moins du monde se nourrir des restes, si par hasard il y en avait. Mais les femmes âgées et laides, ils les donnaient en guise d’aliments à ceux qui sont appelés vulgairement antropofagi, comme ration quotidienne ; et ils ne mangeaient pas les plus belles femmes, mais les étouffaient par la multitude de leurs assauts sexuels, malgré leurs cris et leurs lamentations. Ils accablaient de la même façon les jeunes vierges jusqu’à les étouffer et, ayant finalement coupé leurs mamelons, qu’ils réservaient à leurs chefs comme s’il s’agissait de délices, ils faisaient un repas somptueux des corps des jeunes vierges.305
183Les princes et leurs compagnons – dont le nom semble emprunté à la légende d’Ulysse – dévorent leurs victimes jusqu’à l’os, à tel point que les rares reliquats de ces repas répugnent jusqu’aux charognards eux-mêmes. L’auteur rappelle plus généralement la bestialité et la sauvagerie des Mongols : « Il s’agit en effet d’êtres inhumains et bestiaux, qui méritent d’être qualifiés de monstres plutôt que d’hommes, ayant soif de sang et le buvant, déchirant et dévorant les chairs des chiens et des hommes306. »
184L’association entre sexualité incontrôlée et déviance alimentaire est un lieu commun de l’ethnographie ancienne, mais les deux motifs ont rarement été fusionnés comme ils le sont ici307. Les femmes sont traitées selon leur attrait sexuel : les moins désirables sont mises au menu quotidien de ceux que l’on nomme « Anthropophages », tandis que les plus belles femmes et les jeunes filles sont violées jusqu’à ce qu’elles périssent. La consommation sexuelle achevée, la consommation alimentaire commence : les malheureuses victimes fournissent les ingrédients de repas appréciés et leurs mamelons, en particulier, constituent des friandises pour les privilégiés. Jérôme, on s’en rappelle, rapportait le même genre d’appétit chez les mystérieux Attacotti de Bretagne. Tant ce parallèle que les noms des protagonistes (lotofagi, antropofagi) confirment que l’origine de ces descriptions fantasmées est à rechercher dans la tradition occidentale bien plus que dans les steppes orientales.
185Chez Matthieu Paris, l’horreur mongole s’exprime autant dans le texte que dans l’image. Les manuscrits autographes de son œuvre (Cambridge, Corpus Christi College, Mss 16 et 26), rédigés au milieu du xiiie siècle au monastère de St Albans, près de Londres, contiennent nombre d’illustrations réalisées par l’auteur lui-même, dont un ample tableau d’anthropophagie (fig. 12 pl. VII308). Celui-ci occupe la marge inférieure du folio comportant le récit des atrocités cannibales et sexuelles des Mongols. À droite de l’image, une première scène figure notamment la voracité des chevaux mongols : l’un d’eux s’appuie des pattes avant sur le tronc d’un arbre dont il mange les feuilles. Un personnage entièrement nu (peut-être l’une des femmes violées) est maintenu cheveux et poings liés contre l’arbre en question.
186C’est toutefois la partie gauche de l’image qui attire d’emblée l’attention. Deux lignes de commentaire l’accompagnent : Nephandi Tartari vel Tattari humanis carnibus vescentes (« Les abominables Tartares ou Tatares mangeant des chairs humaines »). À l’extrême gauche de la scène, à l’avant-plan, un guerrier, portant cotte de mailles et culotte bouffante, est assis sur le dos d’un homme nu agenouillé, qui vient d’être décapité – le sang coule encore à flots de la plaie – par un autre guerrier tenant une hache, représenté à l’arrière-plan. Le Mongol assis – l’identification des protagonistes ne laisse guère d’équivoque – tient dans chaque main une jambe humaine : il porte l’une à sa bouche tandis que de l’autre jaillissent des gouttes de sang.
187Comme de coutume, la représentation visuelle de l’anthropophagie impose la figuration de parties du corps humain clairement identifiables en tant que telles : les membres inférieurs ou supérieurs sont les plus souvent utilisés. La présence du sang semble par ailleurs indiquer que Matthieu a voulu suggérer une consommation de la viande crue, immédiatement après le démembrement. On ne reconnaît là aucun élément précis du texte de la Chronica, mais l’image réinterprète dans l’ensemble assez fidèlement l’esprit de cruauté et d’animalité des Mongols tel qu’il s’y trouve décrit.
188L’autre partie de l’image témoigne d’un décalage plus grand par rapport au texte. Un Mongol se trouve assis, dans une attitude décontractée (jambe allongée, dos voûté), sur deux têtes humaines sanglantes (encadrées par une jambe et un bras humains). Il tient des deux mains une broche posée au-dessus d’un feu et sur laquelle se trouve empalé et attaché un homme nu. Toutes les victimes qui apparaissent dans les différentes scènes de l’image unique possèdent des traits physiques nettement différenciés de ceux, grossiers et difformes, de leurs tortionnaires : Matthieu tient de toute évidence à ce que l’on reconnaisse là des Occidentaux, des chrétiens.
189Dans le texte de la Chronica, Matthieu ne parle pas de cuisson à la broche, un mode de préparation « civilisé » qui n’illustre pas en lui-même la bestialité mongole. Comme on a pu l’observer dans l’évolution de l’iconographie de la mère anthropophage, l’artiste – qui a ici la particularité d’être aussi le chroniqueur – s’affranchit de son propre texte pour construire une scène visuellement frappante. L’impact visuel est obtenu en partie par le pervertissement d’une scène du quotidien : l’homme chargé de la cuisson s’attelle à sa tâche avec naturel, si ce n’est que l’animal que le spectateur s’attend à voir sur le feu n’en est pas un. Comme lorsqu’un enfant est préparé par sa mère dans la marmite ou à la broche, l’horreur se mêle ici au quotidien, dans une confusion dérangeante entre « normal » et « anormal ».
190Le cas de Matthieu Paris, comme ceux qui précèdent, montre de quelle manière des formes différentes et éventuellement contradictoires du cannibalisme peuvent cohabiter pour décrire un même peuple. Le chroniqueur Matthieu, d’une part, et l’artiste Matthieu, d’autre part, ne dépeignent pas la même anthropophagie, alors qu’ils parlent tous deux d’anthropophages. La variabilité des récits de cannibalisme et l’aisance avec laquelle ils se transmettent doivent en partie tenir au fait que les formes du cannibalisme comptent moins que le cannibalisme en lui-même.
191Un répertoire de motifs variés peut dès lors être mobilisé et adapté librement, pour peu que le contexte s’y prête. En effet, les Scythes, Massagètes, Turcs, Tibétains ou Mongols, qu’ils s’adonnent au cannibalisme dans un cadre funéraire, rituel, gastronomique, guerrier ou de vengeance, pratiquent un même mode d’alimentation déviant – et totalement cohérent au vu de leurs coutumes étranges et de leur position sur la carte mentale du monde. La diversité des coutumes s’efface ainsi face à une inhumanité commune – et l’imaginaire donne de nouvelles formes aux fictions qu’il a créées. Les Mongols ont fait l’objet d’un tel traitement, mais le cannibalisme aux formes multiples qui leur fut brièvement attribué a rapidement disparu de la documentation occidentale.
Les mangeurs d’hommes sur les mappae mundi médiévales : Hereford et Ebstorf
192Parmi les exemples préservés de la cartographie médiévale309, les mappae mundi d’Hereford et d’Ebstorf occupent une place d’honneur. Leur grand format et l’abondance des informations qu’elles comportent – sous la forme de textes et d’images – les inscrivent au sein d’un pan de la tradition cartographique dont il reste peu de traces. La grande majorité des cartes du monde conservées ne sont guère plus que des diagrammes circulaires de dimensions réduites, divisés soit en zones climatiques, soit selon un schéma tripartite T-O (lignes formant un T inscrit dans un cercle pour figurer les trois continents : Europe, Afrique et Asie), et parfois selon un schéma quadripartite (avec un quatrième continent méridional).
193Ces cartes sommaires comportent tout au plus les noms des fils de Noé – un pour chaque continent – et quelques noms de villes. Très peu poussent leur degré d’élaboration au-delà de ce schéma simplifié. Entre le xie et le xiiie siècle, toutefois, tout spécialement en Angleterre et dans le nord de la France, des cartes plus grandes et plus détaillées apparaissent, comportant quantité d’informations à propos des terres et des peuples lointains qui y sont localisés. D’après les indices dont on dispose, ces cartes copiaient communément des modèles plus anciens et leur matériel géographique ainsi qu’ethnographique était emprunté à des auteurs de la fin de l’Antiquité et du haut Moyen Âge, tels Solin ou Isidore. Le degré de diffusion de ce type de cartes ne peut qu’être supposé, néanmoins, dans la mesure où seule celle d’Hereford peut encore aujourd’hui être contemplée dans sa totalité.
194Le rôle de ces cartes n’est pas fonctionnel : elles n’ont pas vocation à guider les pas du voyageur. Elles rassemblent en une image synthétique des données géographiques, historiques, littéraires et spirituelles très diverses. Leur contenu, en outre, reste lié aux traditions textuelles anciennes, même lorsque ces dernières ne répondent plus à l’état des connaissances contemporaines. Installées dans des lieux de pouvoir, des sanctuaires, des lieux chargés symboliquement, les mappae mundi semblent avant tout s’offrir à la contemplation et à la réflexion – face à l’espace de l’histoire universelle, mais surtout face à la richesse de la Création.
195La carte du monde d’Ebstorf, détruite à Hanovre durant la seconde guerre mondiale, fut réalisée en Basse-Saxe, probablement au monastère d’Ebstorf où elle a été retrouvée au xixe siècle. Les recherches les plus récentes datent ses origines vers 1300310. Elle était composée de trente feuilles de parchemin assemblées et formait, une fois déployée, un carré approximatif d’un peu plus de 3,5 mètres de côté311. Au centre de la carte circulaire du monde, orientée à l’Est, se trouve la ville de Jérusalem. Aux quatre points cardinaux se trouvent la tête (Est), les mains (Nord et Sud) et les pieds du Christ (Ouest) : le monde est ainsi assimilé au corps du Christ.
196La carte contient un ensemble de données relatives à des épisodes de l’histoire biblique, à la mythologie ancienne, aux plantes, aux minéraux, aux animaux et aux peuples. Le merveilleux et le monstrueux, issus du répertoire classique, sont amplement représentés, tout spécialement dans le sud de l’Afrique et le nord de l’Asie (en Scythie). Légendes (près de 1 600) et images se côtoient au sein du cercle du monde et sont en outre complétées par quelques textes ajoutés en dehors de celui-ci. Des peuples anthropophages, enfin, apparaissent en quatre endroits de la carte : l’un d’entre eux dans le sud de l’Afrique, les autres en Scythie asiatique (fig. 13 pl. VIII-IX).
197Les anthropophages africains sont figurés au sud du cours du Nil (fig. 14 pl. X), parmi une galerie de peuples monstrueux séparés les uns des autres par des tracés parallèles figurant des montagnes (les représentations figurées de cette zone suivent l’orientation Nord-Sud des montagnes et sont donc décalées de quatre-vingt-dix degrés par rapport aux textes des légendes qui les accompagnent). Les détails de la représentation sont malheureusement effacés, et l’on ne distingue plus que le geste d’un personnage représenté debout, portant à la bouche ce que l’on peut supposer être un membre humain. La légende reste toutefois lisible : « Ce peuple se sert de chairs humaines [pour se nourrir]. » Si leur nom n’est pas explicitement mentionné, on reconnaît néanmoins les Anthropophagi africains de Pline et Solin, qui apparaissent sur d’autres cartes contemporaines312.
198Des Antropofagi sont décrits, selon une formulation assez curieuse, dans les extrémités nord-orientales de l’Asie (fig. 15 pl. X) : « Ici sont les Anthropophages, des hommes rapides ; ils ont en effet des pieds identiques à ceux des chevaux. Ils vivent de chair et de sang humains. » Cette légende surmonte la description générale de la Scythie et se trouve accolée à la bordure océanique, en face d’un médaillon semblant former une île : s’y trouve représenté un personnage aux pieds en forme de sabots et qui est pourvu, dans le bas du dos, d’une queue de cheval. Rien dans son apparence ne suggère la pratique du cannibalisme. Selon toute vraisemblance, la légende – et non l’image – a fusionné les Antropofagi avec les Hippopodes, des hommes à pieds de cheval cités entre autres par Isidore et Solin, souvent situés sur une île nordique et habituellement dépourvus de mœurs cannibales313.
199À l’ouest des Antropofagi, encore dans les limites de la Scythie asiatique, on trouve la légende suivante : « Les Massagètes et les Derbices considèrent très malheureux ceux qui meurent de maladie ; ils égorgent et dévorent leurs parents et leurs amis, quand ils arrivent à la vieillesse. » La présentation de cet exemple de cannibalisme funéraire « anticipé » est empruntée fidèlement à Jérôme314.
200Dans la scène que surmonte cette légende (fig. 16 pl. XI), l’artiste a fait preuve de créativité afin de figurer les aspects principaux de ce cannibalisme. Sur la droite, un personnage égorge, avec le couteau qu’il tient dans la main droite, l’homme (aux mains liées ?) qu’il retient du bras gauche. La victime est plus petite que son agresseur et est dotée de cheveux blancs, ce qui marque son âge avancé. Elle est privée de son pied droit, et un flot de sang s’écoule de la jambe tranchée. Bourreau et victime tournent la tête vers la gauche, où un troisième personnage leur fait face : celui-ci brandit un long couteau de la main gauche et porte à la bouche, de la main droite, un pied humain sanglant (qui correspond au pied qui manque au vieillard).
201L’artiste a conçu une iconographie synthétique, qui lui permet de représenter à la fois l’âge et la faiblesse de la victime, l’égorgement et le cannibalisme qui suit la mise à mort. Le vieillard est donc le spectateur simultanément vivant (mouvement de la tête, jambes écartées marquant l’effort du bourreau pour le retenir) et déjà mort (gorge tranchée et pied sectionné) de sa propre consommation funéraire. L’artiste a aussi cherché à représenter une pratique élaborée, un usage culturel au moins en partie contrôlé : les personnages possèdent des traits composés, ils sont vêtus de longs vêtements colorés et armés de couteaux. Ces caractéristiques prennent leur sens une fois confrontées aux multiples représentations d’hommes monstrueux de la carte, systématiquement nus, et plus encore face aux mangeurs d’hommes représentés un peu plus au Nord : Gog et Magog.
202Ces peuples apocalyptiques, enfermés par Alexandre derrière les « Portes de Fer » ou « Portes Caspiennes », bénéficient d’une nette mise en évidence sur la carte d’Ebstorf (fig. 17 pl. XI). Ils sont séparés de la Mer Caspienne à l’Ouest et de la Scythie au Sud par une muraille, et ils sont contenus en outre par des montagnes au Nord et à l’Est, au-delà desquelles se trouve l’océan septentrional. Ils prennent ainsi place dans un encadrement carré au sein de la mappa mundi – encadrement de grande dimension qui rivalise avec ceux qui mettent en valeur Jérusalem et le Paradis : Gog et Magog constituent ainsi le point focal du nord-est du monde tel qu’il est ici représenté.
203Dans la partie supérieure de leur « encadrement » se trouve la légende suivante (endommagée) : « Ici Alexandre enferma les deux peuples immondes de Gog et Magog, que l’Antéchrist aura pour compagnons. Ils mangent des chairs humaines et boivent du sang. » Ce texte rappelle brièvement – la célébrité du thème le permet – le lien entre Gog et Magog, peuples cannibales, la légende d’Alexandre et la venue de l’Antéchrist à la fin des Temps.
204Du point de vue iconographique, un contraste fort se marque entre l’anthropophagie de Gog et Magog et celle des Massagètes. La scène comporte ici trois personnages juxtaposés et dissociés : il n’y a nulle interaction entre eux, ni contact direct, ni face à face. Tous sont entièrement nus. Le personnage central semble étendu sur le sol, ses mains et ses pieds ont été tranchés et des flots de sang jaillissent des plaies. Les deux hommes qui l’entourent possèdent des physionomies – leurs visages sont difformes – et des attitudes semblables : ils paraissent être représentés assis, et tous deux portent à la bouche le pied humain (avec dans chaque cas une partie de la jambe) qu’ils tiennent en main. Le cannibale de gauche brandit par ailleurs dans sa main gauche une main humaine. Un dernier membre humain – un pied – jonche le sol au-dessus de la victime : la scène comprend donc au total quatre membres humains isolés, soit autant que le nombre de ceux qui manquent à la victime.
205Il n’aura pas échappé à l’observateur attentif, toutefois, que l’on dénombre en tout trois pieds et une seule main. À moins d’envisager une erreur de l’artiste, cette incohérence peut suggérer l’existence de victimes multiples : Gog et Magog, à la différence des Massagètes représentés plus bas, mangent toute chair humaine, quelle que soit sa provenance. Un élément supplémentaire interpelle le spectateur : le pied gauche du cannibale de droite empiète sur les remparts – « l’encadrement » – côté Sud. L’espace ne manquait pourtant pas à l’artiste au sein du cadre et les débordements de ce genre ne sont en rien communs sur cette carte. Il faut donc probablement y voir une signification symbolique : les barrières qui retiennent les alliés de l’Antéchrist sont fragiles, la menace de ces peuples barbares – et dès lors celle de la fin des Temps – pèse sur le monde. Une telle dimension ne doit pas étonner pour une carte censée figurer le monde terrestre créé par Dieu et appelé à disparaître quand Il le décidera.
206Gog et Magog figurent donc au centre d’une scène ou triomphent la violence, la sauvagerie et le désordre. Leur cannibalisme bénéficie d’une traduction visuelle très différente de celle qui a été appliquée aux Massagètes. Une distinction explicite s’établit entre la « sauvagerie civilisée » du cannibalisme funéraire et la sauvagerie absolue et menaçante du cannibalisme indiscriminé315.
207La mappa mundi d’Hereford est moins spectaculaire dans sa représentation des mangeurs d’hommes. Il s’agit pourtant du seul document cartographique médiéval de cette ampleur à avoir traversé les siècles jusqu’à aujourd’hui sans dommages majeurs. La carte est encore conservée à la cathédrale d’Hereford (ouest de l’Angleterre, près de la frontière galloise), où elle se trouvait peut-être dès sa réalisation vers 1300. Elle se présente comme un pentagone (134 centimètres de longueur à la base, se rétrécissant légèrement vers le haut, sur 159 centimètres de hauteur) dans lequel s’inscrit le cercle du monde. La peau d’un seul veau, à peine recoupée afin d’égaliser les côtés, lui sert de support.
208Une inscription attribue sa réalisation à un certain Richard de Holdingham, qui reste difficile à identifier. Près de 1100 légendes, la plupart en latin, accompagnent les très nombreuses illustrations. Parmi les sources textuelles utilisées pour leur rédaction, on retrouve des autorités familières : la Bible, Pline, Solin, Isidore et Aethicus Ister. Beaucoup de notices s’apparentent par ailleurs à celles de l’Expositio Mappe Mundi (fin du xiie siècle) : cette description sous forme textuelle des légendes et dessins d’une carte du monde a pu servir de modèle à la mappa mundi d’Hereford316.
209La carte du monde elle-même est centrée sur la forme circulaire de Jérusalem et est orientée à l’est. On reconnaît la masse de l’Asie, qui occupe la moitié supérieure de la carte circulaire, tandis que l’Europe et l’Afrique s’en partagent la moitié inférieure. Une bande de terre sur la droite de l’image – qui représente les extrémités méridionales du monde – contient une galerie de peuples monstrueux.
210Des peuples mangeurs de chair humaine apparaissent dans quatre légendes de la carte, mais ne font cependant l’objet que d’une seule représentation figurée. Toutes les apparitions du motif ont lieu dans le nord de l’Asie : il n’y a donc pas sur cette carte de cannibales dans le sud de l’Afrique (fig. 18 pl. XII). Au nord de Seres (la Chine) se dessine une péninsule entourée par l’océan septentrional à l’Ouest, au Nord et à l’Est et barrée au Sud par un rempart. Une ample légende occupe la totalité de l’espace ainsi délimité : elle présente cet endroit comme le lieu de tous les horribilia, où Alexandre a enfermé des « hommes trop cruels, mangeant des chairs humaines, buvant du sang ». Un texte similaire figure dans l’Expositio Mappe Mundi317, et trouve probablement sa source chez Aethicus Ister318.
211Au-delà de la muraille, avant Seres, on peut observer la légende suivante, localisée au même endroit par l’Expositio Mappe Mundi319 : « On croit que sont aussi enfermés de la même façon ceux qui sont appelés Antropophagi par Solin, parmi lesquels on compte les Essédons. » La référence à Solin est exacte320.
212Les Essédons apparaissent un peu plus à l’Ouest, dans une légende qui emprunte presque mot pour mot le passage que Solin consacre à leur cannibalisme funéraire321. Au sud de cette légende – sur sa droite, donc – se trouve la seule figuration de cannibalisme apparaissant sur la carte d’Hereford (fig. 19 pl. XIII). Deux personnages aux traits déformés, vêtus d’amples vêtements aux couleurs assombries et coiffés, pour l’un, d’un grand bonnet, pour l’autre, d’une parodie de mitre ou de couronne, sont assis sur des pierres, face à face, autour de restes humains.
213Les pierres semblent posées sur la courbe d’un fleuve qui sert dès lors de ligne de sol ondulante à la scène. Les costumes carnavalesques des personnages s’inscrivent dans la logique d’inversion par rapport à la norme que représente cette scène d’anthropophagie. Une tête, un pied et une main sont éparpillés sur le sol. Chacun des anthropophages tient dans une main un couteau, dans l’autre un membre humain qu’il porte à la bouche. On compte au total deux mains, deux pieds et une tête : les fragments correspondent à un seul individu démembré, mais l’artiste n’a pas représenté de tronc humain isolé, peu identifiable visuellement.
214Le lien entre cette figuration et la description adjacente du cannibalisme funéraire des Essédons s’établit avec peine. Et, précisément, le texte de l’Expositio Mappe Mundi semble confirmer que le modèle suivi par l’auteur de la carte d’Hereford ne liait pas ces deux éléments. La carte plus ancienne décrite par l’Expositio Mappe Mundi comportait en effet une indication qui a été omise dans le cas d’Hereford : Postea pinguntur duo rustici hominis membra uorantes, et intitulantur Antropafagi, quibus, teste Solino, cibi sunt humana uiscera, unde uicine gentes metu eorum fugientes tristem solitudinem relinquerunt322.
215Il existait donc sur le modèle une légende introduisant les Antropafagi [sic] et expliquant, selon la formule empruntée à Solin, que leurs voisins les avaient fuis par crainte. L’Expositio Mappe Mundi décrit une représentation d’hommes rustici, c’est-à-dire – dans toutes les nuances négatives de ce qualificatif – d’hommes rudes, grossiers, brutaux, simples, voire ridicules. Cela correspond fidèlement à l’impression laissée par les costumes de carnaval des cannibales d’Hereford : sur cet aspect également, l’artiste a dû suivre son modèle iconographique, mais a écarté pour une raison inconnue la légende textuelle à laquelle devait répondre l’image.
216Deux autres notices de la carte d’Hereford sont encore consacrées à des mangeurs d’hommes. L’une d’elles occupe une île de l’océan septentrional : « L’île de Terraconta, qu’habitent les Turcs issus de la lignée de Gog et Magog : peuple barbare et immonde, mangeant les chairs des jeunes gens et les fœtus avortés. » Cette description est calquée sur son équivalent dans l’Expositio Mappe Mundi323 et semble dériver du portrait des Turcs chez Aethicus Ister324.
217En revenant vers le Sud, à l’intérieur des terres, de l’autre côté du fleuve dont la rive accueille la figuration d’anthropophagie étudiée ci-dessus, se trouve la description générale des Scythes. Comme l’indique l’Expositio Mappe Mundi325, leur portrait est emprunté à Solin326 et contient notamment l’habitude scythe de boire le sang à même les blessures de ceux qu’ils ont tués au combat. On y lit aussi qu’ils boivent dans des coupes faites « non comme chez les Essédons des [têtes de] leurs amis », mais bien des crânes de leurs ennemis.
218La mappa mundi d’Hereford est moins imposante dans son format et moins riche d’un point de vue iconographique que la carte d’Ebstorf. Elle ne met ainsi qu’une seule fois l’anthropophagie en image, sous la forme originale d’un acte de folie sauvage lié visuellement à un contexte carnavalesque. Ce choix iconographique est très différent de ceux que l’on a pu observer pour Ebstorf, où le contraste entre, d’une part, une sauvagerie élémentaire, nue et désordonnée (Gog et Magog) et, d’autre part, une forme pervertie de civilisation, vêtue et structurée (Massagètes), apparaît comme l’aspect le plus frappant.
219Le cannibalisme, en tant que thème iconographique, est au Moyen Âge souple et adaptable – et on a pu voir qu’il l’était aussi en tant que thème littéraire. D’image en image, les codes essentiels de la représentation sont partagés (membres tranchés et gestuelle alimentaire) mais leur mise en œuvre apparaît très libre. À l’inverse, d’un point de vue textuel, la fidélité de ces deux cartes à la tradition géographique et ethnographique ancienne est forte, tout spécialement dans le cas d’Hereford. Là non plus, comme à Ebstorf, point de Mongols, alors qu’un demi-siècle de récits à leur propos précède la réalisation de ces deux mappae mundi.
Jean de Mandeville et la nouvelle ethnographie des mangeurs d’hommes
220Même si la figure de Marco Polo327 incarne aujourd’hui le voyageur médiéval par excellence, la diffusion du récit de ses aventures est moindre, à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne, que celle du récit de Jean de Mandeville. Ce personnage reste très énigmatique : il est certainement lié à l’Angleterre mais son existence a parfois été elle-même remise en cause dans la littérature. Son œuvre se situe quelque part entre les récits de voyage et de pèlerinage d’une part, et les Images du Monde d’autre part.
221Rédigée dans une première version en 1356, elle se bâtit autour d’emprunts à des sources variées, agencés de manière originale. Elle comprend deux parties : une description de la Terre Sainte et des itinéraires qui y mènent – peut-être nourrie par l’expérience personnelle de l’auteur – précède une description de l’Orient. Plus personne ne semble douter du fait que Jean de Mandeville n’a jamais mis lui-même les pieds au-delà de la Terre Sainte : l’Orient qu’il dépeint, riche en merveilles, est donc avant tout celui des livres – ceux des auteurs anciens comme ceux des voyageurs contemporains328.
222Pour la rédaction de la seconde partie de l’œuvre329, qui nous concerne dans ce cadre, la principale source de Jean de Mandeville est un récit du franciscain Odoric de Pordenone. Celui-ci y raconte le voyage qu’il a effectué en Orient entre 1318 et 1330, au cours duquel il a rejoint la Chine par voie de mer, via l’Inde et l’Asie du Sud-Est330. Jean fait aussi usage librement d’autres œuvres récentes, ou se tourne par exemple vers Vincent de Beauvais, Honorius Augustodunensis, le roman d’Alexandre et même, ponctuellement, vers l’autorité plus ancienne d’Isidore.
223Jean de Mandeville fut discrédité entre le xviie et le xixe siècle pour son attitude de compilateur et son goût pour le merveilleux. Ce rejet fait suite à l’immense succès qu’il a connu au cours des périodes qui précèdent : les nombreuses traductions de son œuvre la rendent incontournable entre le xive et le xvie siècle. On en conserve quelque 250 manuscrits, un nombre considérable qu’il faut comparer aux 143 manuscrits préservés de l’œuvre de Marco Polo pour se faire une idée de l’impact de Jean de Mandeville sur la perception de l’Orient à la fin du Moyen Âge.
224Les annotations de lecteurs dans les manuscrits montrent que leur intérêt se porte avant tout sur les descriptions systématiques du monde et de ses habitants, leurs mœurs, leurs rites, leurs richesses. Notons encore qu’à l’époque où les élites intellectuelles commencent à prendre leurs distances avec l’œuvre de Jean de Mandeville, sa popularité subsiste néanmoins331. « Plus que comme un livre de pèlerinage ou un livre d’histoire, c’est donc bien comme un livre d’une géographie qui ne sait pas encore dire son nom qu’est lu Mandeville, une géographie des montagnes, des rivières certes, une géographie plus encore des peuples et de leurs coutumes, une géographie enfin et surtout du légendaire et du merveilleux332. » Jean de Mandeville est donc, à, bien des égards, le point de repère idéal afin de mettre un terme à un parcours entamé notamment avec Pline l’Ancien et, avant lui, Hérodote.
225Le fait que le mystérieux Jean n’ait pas lui-même récolté les informations qu’il transmet, qu’il ait emprunté sa matière à d’autres en la transformant ou qu’il ait truffé son discours d’éléments merveilleux n’a, pendant presque trois siècles, aucunement affecté l’ampleur de sa réception. Alors même que le Vieux Continent élargissait son horizon à la fois vers le Sud, l’Est et l’Ouest, il est plus lu que jamais, quels que soient les décalages entre l’image qu’il donne du monde et la réalité qui s’offre aux explorateurs européens. Cet auteur est l’un des derniers jalons d’une culture ethnographique médiévale dont il a déjà commencé à se détacher. Beaucoup de merveilles et d’étrangetés seront oubliées après lui, mais « ses » anthropophages survivront dans la rencontre avec les « Cannibales » du Nouveau Monde.
226Tournons-nous, dès lors, vers les mangeurs d’hommes de Jean de Mandeville : ceux-ci gardent des liens étroits avec la tradition antérieure tout en ayant connu, notamment, un repositionnement géographique essentiel qui prépare – et conditionne peut-être – la future rencontre avec les mangeurs d’hommes américains.
227La description des Mongols offre quelques indications à propos de la mise à jour des données ethnographiques dans l’œuvre. Jean de Mandeville consacre aux terres et aux coutumes alimentaires des Mongols européens un bref passage. Il emprunte probablement au Speculum historiale de Vincent de Beauvais – et donc à Simon de Saint-Quentin – l’image de Tartares vivant sur une terre presque stérile et se nourrissant peu, usant surtout de la viande et du lait de leurs troupeaux. Chiens, renards, loups, chats, rats et souris feraient également, d’après lui, partie de leur menu habituel333. Mandeville choisit toutefois de ne pas reprendre leur réputation de mangeurs de chair humaine – du moins pas à ce moment de son exposé.
228Il y reviendra incidemment, alors qu’il présente les coutumes des Mongols de Chine, en particulier leurs stratégies militaires : « Quand ils assiègent un château ou une ville close, ils promettent à ceux de l’intérieur tant de biens que c’est merveille et leur accordent tout ce qu’ils demandent. Et quand ils se sont rendus, ils tuent tous ceux qui sont à l’intérieur, leur coupent les oreilles, les font cuire dans du vinaigre et avec cela, ils font un entremets pour les grands seigneurs334. » Cette friandise, juxtaposée à une répétition presque à l’identique de la liste d’animaux consommés par les Tartares335, fait écho au goût mongol pour les mamelons, mentionné dans le portrait imaginaire de Matthieu Paris. Même si Mandeville n’en fait plus des anthropophages à proprement parler, les Mongols gardent dans leur image des traits qui associent le conquérant au prédateur et l’expansion territoriale à la consommation littérale de l’ennemi.
229Gog et Magog, pour leur part, n’ont pas quitté les abords de la Mer Caspienne, où Alexandre les a enfermés, mais aucune allusion n’est faite à leur penchant pour la chair humaine336. Ce n’est que plus loin à l’Est et au Sud-Est de l’Asie que résident les anthropophages de Mandeville. Au-delà de l’Inde, en suivant la voie maritime, Mandeville porte son attention sur l’île de Lamory (un royaume au nord-ouest de Sumatra) : là, les gens vivent nus en permanence à cause de l’intense chaleur et pratiquent la communauté des terres, des biens et des femmes. Fidèle à son attitude générale, l’auteur n’émet sur ces coutumes aucun jugement négatif. Il ajoute toutefois :
Mais ils ont une mauvaise coutume, car ils mangent plus volontiers la chair humaine qu’aucune autre chair. Et le pays abonde en blé, viande, poisson, or et argent et autres biens. Les marchands vont là pour vendre des enfants aux gens du pays, qui les achètent. S’ils sont gras, ils les mangent aussitôt, s’ils sont maigres, ils les font engraisser et disent que c’est la chair la meilleure et la plus douce du monde.337
230Odoric de Pordenone ajoutait, pour sa part, que les habitants de cette île mangent de la chair humaine « comme nous le faisons pour les bœufs338 ». Il insistait donc sur le rapprochement entre le traitement de la viande humaine dans ces contrées et celui de la viande issue des animaux d’élevage en Europe – l’identifiant à un cannibalisme alimentaire coutumier, un aspect secondaire chez Mandeville. L’insistance sur l’identification des victimes vendues comme étant des enfants n’appartient pas à la version latine d’Odoric, non plus que leur engraissement éventuel ou le statut gastronomique privilégié de leur chair.
231Mandeville opte donc pour une description relativement originale par rapport à la tradition ethnographique des anthropophages. Le commerce d’enfants destinés à la boucherie constitue un « raffinement » du motif folklorique de la vente de chair humaine sur les marchés, un usage par ailleurs peu exploité par l’ethnographie. L’engraissement, lui, accentue l’effet d’inversion par rapport à la norme occidentale : la réduction de l’homme au statut d’animal de boucherie est ainsi complète, à l’image des pratiques des Anthropophages des Actes d’André et Matthias, d’autant plus que le produit est très apprécié. Ces coutumes, en outre, prennent place sur une terre d’abondance, comme chez Polyphème, ce qui exclut un recours désespéré à la chair humaine et évoque plutôt un âge d’Or primitif plein de sauvagerie. L’image d’ensemble du peuple de Lamory est donc troublante : il s’agit à la fois d’un peuple égalitaire – presque collectiviste – et de marchands ainsi que de consommateurs, parmi lesquels la confusion des corps (nudité et communauté des femmes) et des biens va, dans ses rapports avec l’humanité extérieure, jusqu’à briser la barrière alimentaire entre l’homme et l’animal.
232Au-delà de Java, Mandeville choisit d’abandonner quelque peu la narration d’Odoric, qu’il suivait jusque là de près. Il propose alors un détour par quelques îles dont la description repose sur une reconstruction du savoir ancien et où diverses formes d’anthropophagie occupent le premier plan :
De ce pays, on va par la mer Océane à une île appelée Caffoles. Quand leurs amis sont malades, les gens de cette île les pendent à un arbre et disent qu’il vaut mieux qu’ils soient mangés par les oiseaux, qui sont des anges de dieu, plutôt qu’en terre par les vers qui sont sales.
De cette île, on passe à une autre île où les gens sont de très mauvaise nature, car ils élèvent de grands chiens et les dressent à étrangler leurs amis quand ils sont malades, car ils ne veulent pas qu’ils meurent de mort naturelle parce qu’ils endureraient, disent-ils, trop de souffrances. Et quand ils sont ainsi étranglés, ils les mangent au lieu de gibier.
Puis on va par bien des îles de la mer jusqu’à une île appelée Milke. Il y a là de très mauvaises gens, auxquels rien ne plaît tant que de combattre et tuer les gens. Car ils boivent volontiers le sang de l’homme et appellent ce sang dieu. Et celui qui pourra en tuer le plus sera le plus honoré parmi eux. Si deux personnes qui se haïssent sont réconciliées par des amis ou que certains concluent des alliances entre eux, il faut que chacun boive du sang de l’autre, sinon l’accord ou l’alliance serait sans valeur et il n’y aurait ni reproche ni réprobation si quelqu’un agissait contre cet accord ou cette alliance.339
233L’île sans nom dont les habitants dressent des chiens pour étrangler leurs amis, qu’ils mangent ensuite, représente une variation étonnante sur le thème du cannibalisme funéraire « anticipé ». La parodie de chasse – inversion d’une pratique aristocratique occidentale – est complétée par le parallèle explicite entre la chair humaine et le « gibier » : les chiens tuent une proie sans la manger, au bénéfice de leur maître. La pratique est justifiée en tant qu’acte de compassion pour la victime, qui échappe ainsi à bien des souffrances.
234Les Scythes de la tradition apparaissent ensuite sans dire leur nom : des guerriers vivant par le combat, qui boivent le sang de leurs adversaires et concluent des pactes en absorbant le sang des contractants. Ce n’est pas un hasard si l’auteur choisit de rassembler ces diverses pratiques à ce point précis de son œuvre et de son discours géographique : il greffe, au cœur de la narration d’Odoric consacrée aux merveilles et aux coutumes du Sud-Est asiatique, des peuples et des usages traditionnellement septentrionaux mais à présent privés d’espace dans une Asie aux limites devenues étriquées, entre la Chine, les Mongols ainsi que – dernière concession majeure au merveilleux – Gog et Magog. Réinventant une ethnographie occidentale de la déviance et de l’inversion, Mandeville crée un nouvel espace pour d’anciennes coutumes. Cet espace, à la fois oriental et méridional, endosse en partie le rôle de réservoir de merveilles que ne peut plus assumer totalement le nord de l’Asie, qui a perdu son aura de mystère avec la multiplication de ses contacts directs avec l’Occident.
235Mandeville referme bien vite sa digression pour reprendre le fil du texte d’Odoric. Il enchaîne ainsi avec la belle et grande île de Nacameran, peuplée de cynocéphales : « S’ils prennent un homme au cours d’une bataille, ils le mangent340. » Mandeville n’inclut pas la précision d’Odoric selon laquelle, si une rançon peut être payée, ils libèrent leur prisonnier sans le goûter341. Ces guerriers anthropophages ne manquent toutefois pas de traits civilisés – pour ne pas dire occidentalisés – : le roi très pieu de l’île assure justice et sécurité pour chacun et son intronisation implique une chevauchée solennelle à travers la cité (un ajout par rapport à Odoric). La société de Nacameran n’est donc pas à mi-chemin entre sauvagerie et civilisation, elle est simultanément sauvage – ses citoyens ont une apparence animale et sont anthropophages – et civilisée : ce double visage est volontairement renforcé par Mandeville.
236Le parcours géographique se poursuit ensuite vers le Sud et mène le narrateur à l’île de Dondin (peut-être une des îles Andaman). Mandeville y situe une pratique de cannibalisme funéraire « anticipé », dont le récit est emprunté pour l’essentiel à Odoric :
Il y a dans cette île des gens d’une étrange nature, car le père mange son fils et le fils, son père, le mari, sa femme et la femme, son mari. Et s’il advient que le père ou la mère ou quelque ami soit malade, le fils va aussitôt trouver un prêtre de leur religion et le prie de bien vouloir aller demander à leur idole si son père mourra de cette maladie ou non. […] Et si l’idole dit qu’il va mourir, alors le prêtre va avec le fils ou la femme du malade et lui met un drap sur la bouche pour l’empêcher de respirer et ainsi il l’étouffe et le tue.
Ils découpent ensuite le corps en morceaux et invitent tous leurs amis à venir manger de ce mort. Ils font venir tous les ménestrels qu’ils peuvent trouver et mangent ce corps en faisant une grande fête et une grande solennité. Quand ils ont mangé la chair, ils prennent les os et les enterrent en chantant avec de grandes mélodies. Et tous les parents et les amis qui n’ont pas été à cette fête subissent des reproches et on leur fait honte et ils sont très profondément tristes, car on ne les considérera jamais plus comme des amis.
Ils disent que les amis mangent la chair pour éviter au mort des souffrances, car si les vers le mangeaient en terre, son âme souffrirait, disent-ils, d’une trop grande douleur. Si la chair est trop maigre, les amis disent qu’ils ont très grandement péché en l’ayant tant laissé languir et tant supporter de souffrances sans raison. Et quand ils trouvent la chair grasse, ils disent qu’ils ont très bien agi en l’envoyant très rapidement en Paradis et ne l’ont pas laissé supporter de trop grandes souffrances.342
237Le déroulement des événements est repris à Odoric : une idole annonce, par l’intermédiaire de prêtres, si un malade va vivre ou mourir et, si une issue fatale est prévue, celui-ci est étouffé, découpé et mangé (le texte ne donne aucune précision sur la préparation des chairs). Tous les proches sont impliqués, une grande fête est organisée avec des musiciens et la réputation de ceux qui s’abstiendraient de participer est gravement entachée – un motif fréquent dans l’ethnographie ancienne du cannibalisme funéraire. Les nuances entre la version d’Odoric et celle de Mandeville tiennent surtout à la posture adoptée par chaque auteur face à la pratique. Odoric la condamne sans détours et précise même avoir lui-même fait des reproches aux habitants : « Si on tuait n’importe quel chien et qu’on le plaçait devant un autre chien, celui-là n’en mangerait en aucune manière343 » – une autre comparaison récurrente dans la documentation.
238Mandeville, pour sa part, fidèle à son attitude générale, adopte une position assez neutre d’étonnement face à la diversité du monde. Comme souvent, il n’hésite pas à compléter ses sources par des adjonctions personnelles : les réactions contrastées des indigènes selon que la chair est grasse ou maigre sont de son invention et répondent à sa description des coutumes de Lamory (engraissement des enfants). À chaque fois qu’il use de ce motif, Mandeville s’efforce de renforcer l’effet d’inversion par rapport à la norme occidentale : il y a sur ces terres lointaines un bon moment pour l’abattage des hommes, comme il y a un bon moment pour tuer les animaux gras dans les coutumes de ses lecteurs. Le mobile des cannibales, quant à lui, est encore une fois compassionnel : une compassion nécessairement pervertie aux yeux d’un lectorat chrétien.
239À ce stade de son exposé, Mandeville crée à nouveau une ramification dans le cours de la narration d’Odoric afin d’y intégrer des éléments issus de la tradition ancienne. Le voyageur franciscain abandonnait abruptement l’île de Dondin en indiquant avoir appris sur place que cinquante-quatre rois couronnés au moins régnaient sur les milliers d’îles, pour la plupart habitées, que compte cette partie de l’Inde344. Mandeville exploite ces espaces non décrits pour y installer les races monstrueuses de la tradition, catalogue d’une humanité difforme transmis depuis l’Antiquité. Ces hommes monstrueux s’inscriraient dans des rapports hiérarchiques rigoureusement définis : les cinquante-quatre rois des îles innombrables sont tous soumis au roi de l’île de Dondin345. Dans le système ethnographique de Mandeville, les cannibales de Dondin règnent donc sur les races monstrueuses qui peuplent l’Asie du Sud-Est : une manifestation originale du lien géographique étroit qui unit, dans toute la tradition, les mangeurs d’hommes et les monstruosités des marges du monde.
240L’œuvre se poursuit ensuite par une longue section consacrée à la Chine et aux pratiques de la cour mongole. Au-delà de la Chine, Mandeville décrit le légendaire royaume du Prêtre Jean, constitué de nombreuses îles, quelque part en Orient. Plus loin encore se trouve une île qui accueille le Val Périlleux ou Val du Diable, lieu terrible où les voyageurs imprudents se font attaquer par des démons. Le danger ne fait alors que s’accroître :
Au-delà de cette vallée, il y a une grande île où les gens sont de grands géants de vingt-huit ou trente pieds de long. Ils n’ont point de vêtement sinon des peaux de bêtes qui pendent autour d’eux. Ils ne mangent point de pain, mais de la viande toute crue et ils boivent du lait, car ils ont suffisamment de bêtes. Ils n’ont pas de maison et mangent la chair humaine plus volontiers que nulle autre viande. Nul n’approche volontiers de cette île ou n’y entre, car s’ils voient un navire et des gens dedans, ils entrent en mer à la poursuite du navire pour tout prendre et dévorer. On nous a dit encore que, dans une île un peu plus loin par-delà, il y a de plus grands géants de quarante-cinq et cinquante pieds de long, certains disaient même de cinquante coudées de long. Mais nous ne les avons pas vus et n’avions pas le désir de nous approcher d’eux, car nul n’y entre, en un endroit ou en un autre, sans être aussitôt dévoré. Au milieu de ces géants, il y a des brebis qui sont aussi grandes que les bœufs de notre pays, avec de la laine grosse à l’avenant. J’en ai vu plusieurs fois. On a souvent vu ces géants prendre des gens en mer et les porter à terre, deux dans une main, deux dans l’autre et les manger tout crus.346
241L’Orient lointain nous ramène soudain aux prémices de ce parcours dans l’imaginaire ethnographique occidental : Mandeville y installe en effet quelques cousins de Polyphème. Il n’est pas question de l’œil unique qui aurait fait d’eux des Cyclopes, mais leur portrait puise néanmoins dans un même fond littéraire et folklorique : il s’agit de géants (dédoublés) menant une vie insulaire, vivant de lait et de viande crue, élevant des brebis immenses (décrites comme des yacks) et appréciant la chair humaine, qu’ils vont au besoin se procurer sur les bateaux de passage. Odoric, sans surprise, ne mentionnait pas ces géants : Mandeville a truffé les extrémités du monde d’Odoric de mangeurs d’hommes qui n’y avaient pas initialement leur place. Leur omniprésence dans la tradition ethnographique imposait, d’une certaine manière, leur présence dans une compilation, bien informée certes, mais néanmoins fondamentalement livresque.
242Sur le chemin du retour depuis les extrémités de l’Orient, le voyageur imaginaire se confronte encore au cannibalisme funéraire des Tibétains. Le récit de Mandeville provient d’Odoric, mais l’aménage quelque peu. Quand un fils veut honorer son père défunt, il emmène son corps sur la montagne en une joyeuse procession. Les prêtres coupent ensuite la tête du père pour l’offrir au fils sur un plat en or. Puis la dépouille est dépecée et sa chair jetée aux oiseaux qui se pressent autour de la scène et qui sont considérés comme les anges de Dieu – leur nombre important est vu comme un signe favorable347.
243Par la suite, d’après Odoric, le fils « cuit et mange348 » la tête de son père. Mandeville développe cet aspect : « Et quand tous sont réunis dans la maison, le fils fait cuire la tête de son père et donne à chacun des plus honorables un peu de la chair comme entremets349. » En créant une scène de cannibalisme funéraire collectif, Mandeville a peut-être voulu se montrer plus fidèle à la tradition textuelle ancienne. Enfin survient un motif classique, aux connotations anthropophages : « Avec le crâne, il fait un hanap dans lequel il boit ainsi que les parents avec grande dévotion en mémoire du saint prud’homme que les oiseaux ont mangé. Et le fils gardera toute sa vie ce hanap et y boira en mémoire de son père350. »
244La description du monde la plus diffusée à la fin du Moyen Âge accorde donc une place fondamentale à l’anthropophagie. Jean de Mandeville suit le plus souvent fidèlement le récit de l’authentique voyage d’Odoric de Pordenone en Asie, tout en le complétant régulièrement de pratiques cannibales réinventées sur base de la tradition ancienne. Hormis les Tibétains, les mangeurs d’hommes occupent systématiquement, chez Mandeville, les confins du monde décrit. Ce positionnement semble conforme à la tradition, si ce n’est qu’une inversion cruciale s’est produite. En effet, même si le sud de l’Afrique accueille, pour certains auteurs, des Anthropophagi, c’est le nord-est de l’Europe et le nord de l’Asie qui constituent leur cadre géographique le plus commun. Avec Mandeville, la plupart des peuples cannibales sont repositionnés sous la chaleur et le soleil des zones tropicales, loin dans les extrémités sud-orientales de l’Asie.
245La tradition arabe faisait depuis longtemps de cette région un repaire d’anthropophages351, mais il s’agit là d’une donne assez neuve pour l’Occident, que Mandeville prive totalement de ses traditionnels cannibales du Nord-Est. On peut se demander à quel point ce repositionnement a préparé l’Occident au contact avec le Nouveau Monde, où un climat chaud ainsi qu’une humanité dénudée et radicalement Autre constitueront, là aussi, le terreau dans lequel naîtront quantité de récits de cannibalisme. Ceux-ci s’appuient-ils davantage sur la réalité que ceux de Mandeville ? C’est là qu’est certainement le nœud d’une des questions les plus épineuses de l’ethnographie moderne.
Les mangeurs d’hommes d’Odoric et Mandeville en images
246Parmi les nombreux manuscrits de l’œuvre de Jean de Mandeville parvenus jusqu’à nous, certains contiennent de remarquables mises en image du contenu textuel. Deux d’entre eux retiennent ici en particulier mon attention : le luxueux « Livre des Merveilles » de Jean de Berry et le modeste – mais non moins fascinant – Harley 3954 de la British Library. Le manuscrit français 2810 de la Bibliothèque nationale de France à Paris, aussi connu sous le nom de « Livre des Merveilles », fut réalisé vers 1410-1412 à la demande de Jean sans Peur pour être offert à Jean, duc de Berry. Le manuscrit présente successivement, entre autres, les œuvres de Marco Polo, d’Odoric de Pordenone (dans la version de Jean le Long) et de Jean de Mandeville, toutes richement illustrées352.
247L’enluminure du recto du folio 107 (fig. 20 pl. XIV) accompagne le texte d’Odoric. Elle précède la description de l’île de Dondin dont, pour rappel, les habitants consultent une idole quand l’un des leurs est malade afin de savoir s’il va s’en remettre. Si la réponse est négative, ils étouffent la victime, la découpent et invitent tous leurs proches à une grande fête où elle est mangée.
248La composition se déploie dans un décor architectural largement ouvert sur l’extérieur. Sur la gauche, derrière un muret, deux personnages observent la scène se déroulant à l’avant-plan, l’un d’eux l’indiquant de sa main tendue tout en se tournant vers son compagnon. On peut y reconnaître le voyageur qui se fait montrer et/ou expliquer les étranges coutumes locales. À l’avant-plan, la découpe du cadavre est mise en évidence. Le corps du défunt est étendu sur une grande table en bois, son bras gauche et sa jambe gauche ont déjà été débités en morceaux. Il ne semble pas que des morceaux aient déjà été prélevés, le corps est encore entier, il a seulement été privé de sa « continuité ». Un homme portant un tablier se tient debout derrière la table, brandissant haut la hache avec laquelle il s’apprête à trancher une autre partie du corps étendu. L’artiste ne laisse aucune place dans sa représentation à une éventuelle dimension rituelle du geste : il figure un boucher, le tablier grossièrement noué derrière la taille, s’appliquant sans émotion, d’un geste souple, au dépeçage du cadavre. Dans l’ensemble de l’épisode, c’est donc sur la phase de boucherie humaine que s’est porté le choix de la mise en image.
249Le banquet apparaît à l’arrière-plan, dans une continuité très claire avec la scène de l’avant-plan. Trois hommes vêtus d’habits orientaux se penchent sur une table dressée et garnie de plats. Le contenu des plats est difficile à discerner avec précision. De même, deux des personnages portent de la nourriture à leur bouche, sans qu’il soit possible de déterminer sa nature. On est donc confronté ici à une iconographie du cannibalisme qui ne fonctionne que par suggestion visuelle et par lien avec le texte. En soi, la scène de banquet ne permet pas de comprendre qu’il s’agit d’une scène d’anthropophagie : seul son lien avec les autres éléments de l’image et du texte mène à cette lecture. La partie droite de l’image ajoute le lien qui pourrait manquer entre les deux scènes principales : une marmite d’où émerge clairement une main humaine est posée sur un feu.
250L’artiste a donc figuré l’anthropophagie au travers de la combinaison d’une scène de découpe d’un cadavre, d’une scène de cuisson de membres humains et d’un banquet qui aurait pu isolément paraître anodin. Il faut probablement voir dans cette option iconographique le résultat d’un choix délibéré. Le repas a été conçu pour avoir l’air « normal », car l’artiste n’a pas recouru à la méthode iconographique commune pour la figuration du cannibalisme, appliquée dans le cas de la cuisson : la présence bien en évidence d’une main humaine ne laisse là aucune équivoque dans l’interprétation d’une scène de cuisine anthropophage. Le spectateur peut faire une lecture chronologique de l’image : le corps est d’abord privé de sa continuité, puis il n’en apparaît plus qu’une main lors de la cuisson ; enfin, au moment du repas, son humanité a été complètement oblitérée, il ne s’agit plus que d’une nourriture informe offerte à l’appétit des convives penchés sur la table du repas.
251Au recto du folio 216, l’artiste illustre cette fois le texte de Jean de Mandeville. Il cherche à représenter les îles au-delà du royaume du prêtre Jean, où vivent des géants mangeurs de chair humaine (fig. 21 pl. XV). L’avant-plan rocheux de la scène est occupé par deux géants : leur taille exceptionnelle est suggérée par la confrontation directe avec celle des arbres et des montagnes. L’un d’eux, sur la gauche de l’image, se tient debout, vêtu d’une simple peau de bête nouée autour de la taille, appuyé sur son bâton de pasteur. Il tourne le regard vers les moutons – aussi démesurés que les géants, en accord avec le texte – qui occupent le centre de l’image.
252Sur la droite, un autre géant pasteur est assis sur le bord d’un escarpement rocheux. Il tient de la main gauche un pied humain sectionné, dont il semble grignoter le gros orteil – un élément inattendu dans une scène plutôt paisible. À l’arrière-plan, derrière la montagne qui occupe tout le centre de l’image, surgit le haut du corps d’un troisième géant, qui plante les dents dans un bras humain qu’il tient des deux mains. Le cannibalisme en lui-même est donc représenté de manière assez classique : des membres humains bien identifiables sont portés à la bouche. Plus clairement encore que le texte, l’image met en scène des ogres pasteurs, qui s’occupent de leurs troupeaux et apprécient la chair humaine. Seule incohérence visuelle peut-être : la taille des membres dévorés. Il s’agit de membres géants, à l’échelle des consommateurs plutôt qu’à la taille des victimes humaines. Des membres en miniature auraient été peu lisibles, et des corps entiers auraient probablement donné une tonalité beaucoup plus violente à une scène qui se veut au contraire plutôt paisible – telle une parodie de scène pastorale.
253Les caractéristiques formelles et stylistiques des enluminures du « Livre des Merveilles » donnent du cannibalisme une image assez lisse, paisible et organisée. Cette impression est renforcée par des choix iconographiques qui garantissent la lisibilité des scènes sans pour autant accentuer leur horreur : on ne trouve ici ni effusions de sang, ni attitudes dynamiques, ni traits déformés. Ce cannibalisme est aussi lointain dans l’espace que mis à distance dans ses figurations : l’exotisme naïf l’emporte ici sur un quelconque voyeurisme brutal.
254Le contraste avec l’aspect visuel des dessins du Harley 3954 n’en est que plus saisissant. Ce manuscrit de format modeste (29 × 14 centimètres) présente une version anglaise des Voyages de Jean de Mandeville, accompagnée de textes religieux et de Piers Plowman. Il fut réalisé vers 1430 en Angleterre sur un parchemin médiocre – ce qui, vu son format, pourrait indiquer qu’il était destiné à être transporté. Son ornementation consiste en 99 dessins à la plume coloriés353.
255Le recto du folio 40 du Harley 3954 (fig. 22 pl. XVI) comporte, de haut en bas, quatre lignes de texte (description de l’île de Caffoles) et un premier dessin, puis six lignes de texte (description de l’île sans nom où des chiens tuent les malades pour qu’ils puissent être consommés) et un second dessin. Le premier dessin précède le texte qui lui correspond. On y reconnaît trois phases menant finalement au cannibalisme funéraire. En bas à gauche, un personnage étendu sur un lit, sous un décor architectural, se fait égorger par un chien, alors qu’un autre chien lui mord le bras gauche. Un homme se tient derrière la scène, index tendus vers celle-ci, vraisemblablement afin d’indiquer que les chiens ont été dressés et envoyés par des hommes pour accomplir cette tâche.
256En haut à gauche, le corps de la victime – ou ce qu’il en reste – est étendu sur une table en bois. Il est déjà privé de sa tête, de ses deux bras, de sa jambe gauche, et un homme s’apprête à trancher à l’aide d’un couteau la jambe restante. Un autre personnage semble patienter juste à côté avec un plateau destiné à recevoir le membre coupé. Enfin, à droite, une table de banquet est dressée et porte deux plats, l’un d’entre eux contenant un bras humain. Un troisième plat, contenant la tête bien reconnaissable de la victime égorgée dans la première scène, est amené par un serviteur agenouillé. Deux des trois personnages qui se trouvent derrière la table de banquet pointent le doigt vers la tête coupée. Tous trois portent de la nourriture à la bouche : on reconnaît dans les mains de l’un d’eux un pied humain avec une partie de la jambe et chez un autre une main humaine – le total des membres représentés dans l’image correspondant bien à ce qui peut provenir d’une victime unique. Rien n’indique que la chair ait été préparée ou cuite avant d’être mangée.
257Les visages grimaçants des personnages ainsi que le trait nerveux et schématique du dessin confèrent à l’image une atmosphère de violence, de cruauté (omniprésence du sang) et de folie. La compassion – pourtant mobile du cannibalisme d’après le texte – ne trouve pas d’écho visuel. La figuration choisie par l’artiste développe donc le contenu textuel en mettant l’accent sur le découpage (la boucherie) et le cannibalisme funéraire en lui-même (le banquet) : l’accent est mis sur des gestes familiers – mais totalement pervertis – aux yeux d’un spectateur occidental.
258Le second dessin de la même page correspond au contenu textuel de la page suivante du manuscrit. Les habitants de Milke y sont figurés, eux qui sont amateurs de combats et buveurs de sang humain. L’artiste a choisi de représenter quatre hommes d’armes en plein affrontement, couverts de blessures sanglantes et se transperçant les uns les autres avec dagues, glaive et sabre. À l’arrière-plan, un cinquième personnage semble surgir au cœur du combat : il porte un petit récipient dans lequel il récolte le sang s’écoulant des plaies. La consommation du sang elle-même n’est pas représentée mais l’omniprésence visuelle du sang, versé avec fureur et récolté avec soin, suggère amplement cette issue.
259Ces quelques illustrations, tant celles du « Livre des Merveilles » que celles issues du Harley 3954, viennent confirmer une tendance constatée tout au long de cette étude : l’iconographie médiévale du cannibalisme est partagée entre un souci de lisibilité dans la représentation et une liberté manifeste dans les rapports entre l’image et le texte. La première préoccupation de l’artiste est de veiller à ce que la consommation de chair humaine ou de sang humain puisse être reconnue comme telle : mains et pieds humains coupés jouent donc, dans la vaste majorité des cas, le rôle d’attributs iconographiques de prédilection pour les cannibales. D’autre part, l’effet visuel souhaité par l’artiste ou son commanditaire et les opportunités de mise en image des textes – certains éléments du texte sont évidemment plus difficiles à illustrer que d’autres – influent sur la nature de la représentation. Le cannibalisme, quelle que soit sa spécificité dans le texte, est susceptible d’être ramené à quelques codes visuels simples et explicites, souvent parodiques de scènes « normales » équivalentes : le banquet, les divers modes de cuisson, la boucherie, etc. Dans les images comme dans les textes, la représentation médiévale du cannibalisme est intimement liée aux notions d’inversion, de perversion et de déplacement des normes occidentales.
Des mangeurs d’hommes sans histoire(s) ?
260L’ethnographie ancienne et médiévale de l’anthropophagie constitue un cas remarquable de continuité et de transmission par-delà les siècles d’un savoir essentiellement livresque. Il ne s’agit pas d’affirmer que rien ne change dans cette littérature en près de deux millénaires : au contraire, chaque auteur, chaque compilateur donne une tonalité personnelle à sa représentation des mangeurs d’hommes des confins du monde. Mais chacun d’eux le fait dans les limites d’un canevas immuable, recomposant à l’infini un répertoire étroit de motifs étranges, effrayants, merveilleux et fascinants. La question de l’authenticité du propos d’Hérodote et d’autres est sans objet dans le cadre de cette discussion : leurs imitateurs, directs ou indirects, n’ont en général qu’une notion très vague de la rigueur ethnographique – leur but est de produire des récits et des images divertissants ou édifiants pour un lectorat qui n’en attend pas moins.
261L’imaginaire ethnographique du mangeur d’hommes est un réservoir que certains exploitent dans un respect scrupuleux de la tradition littéraire – comme les artistes et les lettrés en charge de la réalisation des mappae mundi d’Ebstorf et Hereford – tandis que d’autres s’en emparent sans retenue pour servir un propos nouveau. Ainsi l’auteur des Actes d’André et Matthias dans la ville des Anthropophages emprunte-t-il une multitude de traits propres à divers mangeurs d’hommes traditionnels pour les plaquer sur un peuple créé au seul profit d’une fiction hagiographique haute en couleurs. Jean de Mandeville réalise, de la même manière, la fusion entre un savoir géographique nouveau et une tradition omniprésente : depuis sa table de travail en Europe, il continue à donner du monde une image qui fait sens et où les mangeurs d’hommes ont un rôle à jouer au côté des monstres de légende, en ces lieux lointains où les normes humaines communes n’ont pas de prise.
262Le « lieu » de l’anthropophage se dessine au fil des siècles avec une étonnante constance. Marginale, la consommation de chair humaine l’est autant au sein des sociétés occidentales que dans l’image que ces dernières se font du monde qui les entoure. Cyclopes et Lestrygons se trouvent sur des terres du bout du monde et, quand on les localise en Sicile, c’est néanmoins dans un passé lui-même lointain. Pour une ethnographie surtout tournée vers le Nord et l’Est, l’anthropophage est dès lors une créature très septentrionale ou très orientale – et souvent les deux à la fois.
263Les références sporadiques à des mangeurs d’hommes en Irlande ou en Bretagne pèsent peu dans la tradition face aux Anthropophagi du Nord-Est, assimilés à diverses peuplades scythiques des vastes steppes mal connues d’un monde oriental prompt à donner naissance à toutes sortes de merveilles. Cela ne donne que plus d’importance au renversement d’imaginaire dont témoigne Jean de Mandeville : avec les voyageurs qui l’inspirent et ses nombreux lecteurs, il donne une nouvelle niche géographique aux mangeurs d’hommes. L’Asie du Sud-Est est leur nouveau terrain, avec ses îles nombreuses, riches et mystérieuses. Quoi qu’il en soit, ils restent dans un espace périphérique, fondamentalement distant, toujours hors de portée.
264L’identité des anthropophages suit une logique comparable. Elle est restée fermement attachée à l’image du nomade depuis l’Antiquité grecque : des éleveurs se déplaçant à cheval sur des terres rudes et froides, des guerriers redoutables, ne vivant pas dans des cités, buvant du lait et mangeant de la viande. La documentation médiévale insiste moins que les auteurs antiques sur l’étrangeté sociale du nomadisme, avec l’absence de cité et d’état. Mais elle les rejoint pour insister sur la place du cheval et du mouvement permanent – et hostile – dans ces sociétés, ainsi que pour s’attarder sur les habitudes alimentaires des pasteurs qui les composent. Les noms de quelques peuples (Massagètes, Issédons), traversent le temps même si la réalité qu’ils ont pu recouvrir s’est éteinte depuis longtemps : l’anthropophage semble échapper à l’emprise de l’histoire, il est hors du temps. Quand surviennent de nouveaux venus dans le champ de vision européen, ils sont évalués à l’aune de la réputation de leurs prédécesseurs : les Mongols héritent sans fondement d’anciens traits de sauvagerie, dont le cannibalisme, même sous la plume de témoins supposément bien informés.
265Le basculement du xive siècle est la conséquence, somme toute logique, d’un épuisement du mystère nord-oriental : les explorations antérieures ont fixé de nouvelles frontières, les nomades des steppes ne sont plus les porteurs des mythes des confins. Il faut toutefois plus qu’un basculement géographique pour recréer un imaginaire des mangeurs d’hommes : au nouvel espace correspond une autre forme de vie sociale. Le nomadisme n’est dès lors plus le trait distinctif de l’anthropophage, celui-ci n’est plus le pasteur parcourant à dos de cheval de vastes contrées au climat rude et exigeant. Sa nouvelle tenue est plus décontractée : il est un homme nu ou dénudé, vivant dans des contrées chaudes et luxuriantes, au sein de sociétés sédentaires. Ce basculement-là est crucial dans la perspective de l’émergence du cannibale du Nouveau Monde – lui aussi « nu » et vivant dans des contrées tropicales et luxuriantes – dans un imaginaire européen pétri d’une culture ethnographique que domine notamment Jean de Mandeville.
266L’observation attentive des formes de cannibalisme évoquées par la documentation ancienne et médiévale permet d’établir un catalogue que ne renieraient pas les ethnographes modernes. Dès le ve siècle avant notre ère, la typologie des pratiques anthropophages encore en vigueur aujourd’hui était connue et abondamment remodelée et réexploitée : il ne lui manquait qu’un effort de formalisation. Cannibalisme guerrier, cannibalisme gastronomique (par goût pour la chair humaine ou par choix alimentaire), cannibalisme funéraire, cannibalisme de vengeance : une vaste tradition ethnographique occidentale s’est construite en exploitant ces modèles pluriséculaires. Cette donne n’est pas sans conséquence dans le cadre des controverses anthropologiques contemporaines entourant le cannibalisme : ces catégories de pensée, héritées d’un imaginaire scientifique ancien, forment en effet un encombrant cadre épistémologique.
267Les formes de cannibalisme sont répétées et recomposées : les modulations, dans la documentation, résident dès lors surtout dans la tonalité des descriptions de coutumes hors normes. Quand Matthieu Paris décrit les Mongols, il accentue à gros traits leur sauvagerie, à la fois par les mots et par l’image. Au contraire, dans sa foisonnante imagination, Jean de Mandeville n’exploite pas le filon de l’horreur sanglante : il s’affiche, à l’image d’Hérodote, comme un témoin dépassionné de l’étrangeté du monde – non sans quelques nuances, bien sûr. L’anthropologie moderne promeut, à raison, l’émergence d’un discours sur le cannibalisme qui se détache de toute passion ethnocentriste : avec des intentions très différentes – un discours neutre frappe le lecteur par la perversion des codes autant qu’on peut le faire en accentuant la différence – et une éthique scientifique moins élaborée, certains proto-ethnographes aimaient à affecter une posture identique.
Notes de bas de page
2 Par exemple Saïd S., Trédé M. et Le Boulluec A., Histoire de la littérature grecque, Paris, 1997, p. 55-62.
3 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique. Livre I, éd. et trad. P. Bertrac et Y. Vernière, Paris, 1993, XIV, 1, p. 46 : [254].
4 Homère, Odyssée. Chants VIII à XV, éd. et trad. V. Bérard, Paris, 2001, IX, v. 82-104, p. 52-55.
5 Ibid., IX, v. 116-169, p. 56-59.
6 Ibid., IX, v. 172-176, p. 60-61 : [255].
7 Ibid., IX, v. 195-196, p. 62-63.
8 Ibid., IX, v. 216 sq.
9 Ibid., IX, v. 240-242, p. 64-65.
10 Ibid., IX, v. 243-251, p. 66-67.
11 Ibid., IX, v. 252-280, p. 66-69.
12 Ibid., IX, v. 287-295, p. 68-69 : [256].
13 Ibid., IX, v. 296-305, p. 70-71.
14 Ibid., IX, v. 306, p. 71 : [257].
15 Ibid., IX, v. 344, p. 72-73 : [258].
16 Ibid., IX, v. 364-368, p. 74-75.
17 Ibid., IX, v. 371-374, p. 74-75 : [260].
18 Ibid., IX, v. 378-402, p. 74-77.
19 Ibid., IX, v. 437 sq., p. 80-81.
20 Ibid., IX, v. 461 sq., p. 80-87.
21 Ibid., X, v. 114-124, p. 98-99 : [261]. Traduction légèrement modifiée. Voir Savoldi E., « ΙΕΡΟΣΙΧΘΥΣ. Sacralità e proibizione nell’epica greca arcaica », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Classe di Lettere e Filosofia, s. IV, 1, 1996, p. 61-91.
22 Homère, Odyssée, op. cit., X, v. 125 sq., p. 100-101.
23 Par exemple Morris I. et Powell B. (éd.), A New Companion to Homer, Leiden, 1997. Sur le mode de composition de l’Iliade et de l’Odyssée, voir Fowler R., « The Homeric Question », in R. Fowler (éd.), The Cambridge Companion to Homer, Cambridge, 2004, p. 220-232.
24 Par exemple Hunter R., « Homer and Greek Literature », in R. Fowler (éd.), The Cambridge Companion to Homer, op. cit., p. 235-253 ; Farrell J., « Roman Homer », The Cambridge Companion to Homer, op. cit., p. 254-271.
25 Aperçu chez Jacob C., Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, Paris, 1991, p. 16-24. Voir aussi Ballabriga A., Les fictions d’Homère. L’invention mythologique et cosmographique dans l’Odyssée, Paris, 1998.
26 Jacob C., Géographie et ethnographie…, op. cit., p. 25-26.
27 Par exemple Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Livre VII, éd. et trad. R. Schilling, Paris, 1977, II, 9, p. 39 : [262].
28 Par exemple Ballabriga A., Les fictions d’Homère…, op. cit., p. 119-139 ; De Romilly J., « À propos d’ogres », Mélanges Édouard Delebecque, Aix-en-Provence, 1983, p. 331- 340 ; voir aussi l’étude fondamentale de Page D., Folktales in Homer’s Odyssey, Harvard, 1973, p. 25-48.
29 Voir Mauduit C., La sauvagerie dans la poésie grecque d’Homère à Eschyle, Paris, 2006.
30 Homère, Odyssée, op. cit., VI, v. 120-121, p. 228-229 ; VIII, v. 575-576, p. 44-45 ; IX, v. 175- 176, p. 60-61 ; XIII, v. 201-202, p. 230-231.
31 Mauduit C., La sauvagerie…, op. cit., p. 117.
32 Article fondateur de Grimm W., « Die Sage von Polyphem », Abhandlungen der Königl. Akad. der Wiss. zu Berlin, Berlin, 1857, p. 1-30. Voir par exemple Mondi R., « The Homeric Cyclopes : Folktale, Tradition, and Theme », Transactions of the American Philological Association, 113, 1983, p. 17-38 ; Glenn J., « The Polyphemus Folktale and Homer’s Kyklôpeia », Transactions of the American Philological Association, 102, 1971, p. 133-181 ; Calame C., Le récit en Grèce ancienne, Paris, 2000, chap. VI : « Mythe et conte : la légende du Cyclope et ses transformations narratives », p. 193-238.
33 Mondi R., « The Homeric Cyclopes… », art. cit., p. 22-23.
34 Cette caractéristique physique n’est qu’implicitement amenée par le déroulement du récit, mais jamais mentionnée explicitement, probablement parce que les Cyclopes issus de la mythologie n’en sont normalement pas affublés (Ibid., p. 32 sq.).
35 Ibid., p. 37.
36 Voir surtout Glenn J., « The Polyphemus Folktale… », art. cit., qui se base sur les récoltes de données antérieures.
37 Mondi R., « The Homeric Cyclopes… », art. cit., p. 31.
38 Homère, Odyssée, op. cit., IX, v. 216 sq., p. 64-65.
39 Ibid., IX, v. 243-249, p. 66-67 ; v. 306 sq., p. 70-71 ; v. 340 sq., p. 72-73 ; v. 447-460, p. 80-81.
40 Ibid., IX, v. 355-359, p. 74-75.
41 Ibid., IX, v. 172-176, p. 60-61.
42 Ibid., X, v. 84. Cette journée permanente incite nombre de commentateurs à considérer que les Lestrygons sont ainsi placés dans une zone septentrionale. Voir Tsopanakis A., « Lestrigoni », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 40, 1992, p. 7-13 ; Ballabriga A., Les fictions d’Homère…, op. cit. ; surtout Page D., Folktales in Homer’s Odyssey, op. cit. L’anthropophagie des Lestrygons prend dès lors une cohérence toute particulière dans le cadre plus large de l’ethnographie grecque des peuples du Nord, comme je le montrerai dans la suite de ce chapitre.
43 Homère, Odyssée, op. cit., X, v. 100-102, p. 98-99.
44 Ibid., X, v. 103 sq., p. 98-99.
45 Ibid., X, v. 112 sq., p. 98-99.
46 Ibid., X, v. 118 sq., p. 98-99.
47 Ibid., X, v. 111-112, p. 98-99.
48 Ibid., X, v. 114, p. 98-99.
49 Ibid., X, v. 118-119, p. 98-99.
50 Dougherty C., The Raft of Odysseus. The Ethnographic Imagination of Homer’s Odyssey, Oxford, 2001, p. 122-142. Voir aussi Rinon Y., « The Pivotal Scene : Narration, Colonial Focalization, and Transition in Odyssey 9 », American Journal of Philology, 128, 2007, p. 301-334.
51 Voir Ballabriga A., Les fictions d’Homère…, op. cit., p. 112-139.
52 Rawson C., « Narrative and the Proscribed Act : Homer, Euripide and the Literature of Cannibalism », in J.P. Strelka (éd.), Literary Theory and Criticism. Festschrift in Honor of René Wellek, II, Berne, 1984, p. 1159-1187, semble privilégier une interprétation basée sur l’idée d’une certaine « retenue » du poète face au récit d’actes cannibales commis par des êtres trop humains – par opposition à Polyphème, suffisamment éloigné de l’humain pour rendre une telle narration de l’horreur acceptable.
53 Altérité claire sur certains points : physique, hospitalité, piété, vie sociale et politique, alimentation – pour le reste, néanmoins, il possède le langage et est un excellent berger.
54 Voir Jacob C., Géographie et ethnographie…, op. cit., p. 25-26 ; Rawson C., « Narrative and the Proscribed Act… », art. cit.
55 Homère, Odyssée, X, v. 237-243, p. 108-109.
56 Ibid., X, v. 212-213, p. 106-107.
57 Ibid., XI, v. 23 sq., p. 136 sq.
58 Ibid., XII, v. 245-259, p. 200-203.
59 Voir Mauduit C., La sauvagerie…, op. cit., p. 129-131 : les parallèles ne manquent pas dans le texte entre les qualificatifs utilisés pour Polyphème et ceux utilisés pour les prétendants. Leur voracité et leur insolence est également bien mise en évidence par le vocabulaire employé.
60 Voir Rawson C., « Narrative and the Proscribed Act… », art. cit., p. 1164-1167.
61 Homère, Iliade, éd. et trad. P. Mazon, t. I, Paris, 1937, IV, v. 34-36, p. 92 : [263].
62 Voir Segal C., The Theme of the Mutilation of the Corpse in the Iliad, Leiden, 1971.
63 Homère, Iliade, op. cit., t. IV, XXII, v. 345-354, p. 87 : [264].
64 Mauduit C., La sauvagerie…, op. cit., p. 95-108.
65 Ibid., p. 105. Voir aussi Redfield J.M., La tragédie d’Hector. Nature et Culture dans l’Iliade, Paris, 1984, p. 242 sq. (le héros comme chien et mangeur de viande crue) ; Griffin J., Homer on Life and Death, Oxford, 1980, p. 19 sq. (le héros comme mangeur de chair crue) ; Braund S. et Gilbert G., « An ABC of Epic Ira : Anger, Beasts, and Cannibalism », Yale Classical Studies, 32, 2003, p. 250-285.
66 Mauduit C., La sauvagerie…, op. cit., p. 135-136.
67 Par exemple Homère, Iliade, op. cit., XXIV, v. 20-21, p. 138.
68 Ibid., XXIV, v. 210-216, p. 145-146 : [265]. Voir Segal C., The Theme of the Mutilation…, op. cit., p. 61. Pour l’Héra omophage de l’Iliade, voir O’Brien J., « Homer’s Savage Hera », The Classical Journal, 86, 1990-1991, p. 105-125. L’omophagie en contexte grec est essentiellement associée aux pratiques dionysiaques : voir Detienne M., Dionysos mis à mort, Paris, 1977.
69 Pierre Vidal-Naquet, bien conscient de la dimension ethnographique de l’épisode cyclopéen, considère que « la contrepartie de l’âge d’or, c’est l’anthropophagie » (Vidal-Naquet P., Le chasseur noir. Formes de pensées et formes de société dans le monde grec, Paris, 1991, p. 51). Geoffrey Stephen Kirk étudie cette apparente contradiction entre terre d’abondance, travail pastoral soigné et sauvagerie anthropophage en termes de tension entre nature et culture dans la narration (Kirk G.S., Myth. Its Meaning and Functions in Ancient and Other Cultures, Cambridge, 1971, p. 162-171).
70 Euripide, Le Cyclope, éd. et trad. L. Méridier, Paris, 1965 : extraits [266] à [271]. Voir Deforge B. et Jouan F. (éd.), Les tragiques grecs, Paris, 2001, p. 3-30 (Euripide), p. 33-41 (Le Cyclope).
71 Voir Lange K., Euripides und Homer. Untersuchungen zur Homernachwirkung in Elektra, Iphigenie im Taurerland, Orestes und Kyklops, Stuttgart, 2002.
72 J’y reviendrai longuement. Voir Shaw B.D., « “Eaters of Flesh, Drinkers of Milk” : The Ancient Mediterranean Ideology of the Pastoral Nomad », Ancient Society, 13-14, 1982-1983, p. 5-31, ainsi que les remarques de Vidal-Naquet P., Le chasseur noir…, op. cit., p. 39 sq. (le pasteur nomade comme stade le plus primitif de l’humanité, voire comme être sans humanité). Un article d’Edwards A.T., « Homer’s Ethical Geography : Country and City in the Odyssey », Transactions of the American Philological Association, 123, 1993, p. 27-78, étudie la survalorisation de la vie urbaine chez Homère par rapport à la vie campagnarde. Les pasteurs, notamment, prennent place, dans cette « géographie éthique », à la limite des terres sauvages, loin de la ville et donc de la civilisation.
73 Euripide, Le Cyclope, op. cit., v. 313-315, p. 27. Silène s’adresse au Cyclope juste après un long discours d’Ulysse : « Je veux te donner un conseil (il montre Ulysse) : de la chair de cet homme ne laisse rien. Et si tu mords à sa langue, tu deviendras spirituel et bavard entre tous, Cyclope. » La thématique de l’incorporation des qualités de l’homme mangé est un lieu commun de l’anthropophagie. Elle se présente toutefois ici comme une idée naïve que seul le Cyclope pourrait croire.
74 Euripide, Le Cyclope, op. cit., v. 241-252, p. 24-25 : [267]. Traduction légèrement modifiée.
75 Voir Longo O., « Fra Ciclopi e leoni », Belfagor, 38, 1983, p. 212-222.
76 Voir Detienne M. et Vernant J.-P., La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, 1979.
77 Voir par exemple Zehnacker H. et Fredouille J.-C., Littérature latine, Paris, 1993, p. 137- 153 ; Horsfall N., ACompanion to the Study of Virgil, Leiden, 2000 ; Martindale C. (éd.), The Cambridge Companion to Virgil, Cambridge, 1997.
78 Virgile, Énéide, t. I, éd. et trad. J. Perret et R. Lesueur, Paris, 2006, l. 3, v. 622-638, p. 99-100 : [272].
79 Voir Heuzé P., L’image du corps dans l’œuvre de Virgile, Rome, 1985, p. 198-206.
80 Voir par exemple Weiden Boyd B. (éd.), Brill’s Companion to Ovid, Leiden, 2002 ; Hardie P., The Cambridge Companion to Ovid, Cambridge, 2002.
81 Bucoliques grecs, t. I, Théocrite, éd. et trad. P.E. Legrand, Paris, 1925, idylles 6 et 11, p. 58-60 et 74-77.
82 Le Polyphème folklorique de l’Odyssée domine l’iconographie la plus ancienne des vases grecs, surtout avec la scène de l’aveuglement mais aussi, par exemple, avec la scène de la fuite sous les moutons. Le Polyphème bucolique apparaît surtout dans la peinture romano-campanienne, dont il est un des sujets de prédilection. Des représentations monumentales de Polyphème se développent aussi à l’époque hellénistique et romaine. Voir Touchefeu-Meynier O., « Polyphemos I », Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, VIII, Zürich, 1997, t. 1, p. 1011-1019 et t. 2, p. 666-675 ; Tarias P.E., « Polifemo », Enciclopedia dell’arte antica, vol. 6, Rome, 1965, p. 276-279.
83 Ovide, Les Métamorphoses, t. III, Livres XI-XV, éd. et trad. G. Lafaye et H. Le Bonniec, Paris, 2002, XIII, v. 768, p. 80.
84 Ibid., XIII, v. 865, p. 83.
85 Voir Aurenty I., « Des cyclopes à Rome », in P. Mudry (dir.), Conceptions et représentations de l’extraordinaire dans le monde antique, Actes du colloque international, Lausanne, 20-22 mars 2003, Berne, 2004, p. 35-52.
86 Ovide, Les Métamorphoses, op. cit., XIII, v. 840 sq., p. 83.
87 Ibid., XIII, v. 764-767, p. 80.
88 Ibid., XIII, v. 846-850, p. 83.
89 Ibid., XIII, v. 851-853, p. 83.
90 Ibid., XIII, v. 784, p. 81 (flûte immense formée de cent roseaux assemblés).
91 Ibid., XIII, v. 789 sq., p. 81.
92 Voir Steen Due O., « Ulysses and Aeneas in Ovid », Classica et Mediaevalia, 48, 1997, p. 347-358, ici p. 354-356.
93 Ovide, Les Métamorphoses, op. cit., XIV, v. 167-176, p. 95-96 : [273]. Traduction légèrement modifiée.
94 Ibid., XIV, v. 192-201, p. 96-97 : [274].
95 Ibid., XIV, v. 203-213, p. 97 : [275].
96 Ibid., XIV, v. 237-238, p. 98 : [276].
97 Ibid., XIV, v. 239-240, p. 98.
98 Voir Brunhölzl F., Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, t. I, vol. I, Turnhout, 1990, p. 78-93.
99 Isidori Hispalensis episcopi Etymologiarum sive originum libri XX, éd. W.M. Lindsay, t. II, Oxford, 1911, XI, III, p. 16 : [277].
100 Liber monstrorum, éd. et trad. A. Orchard, Pride and Prodigies. Studies in the Monsters of the Beowulf-Manuscript, Toronto, 1995, p. 254-317, ici I, 11, p. 264-265 : [278]. Voir aussi Brunhölzl F., Histoire de la littérature latine…, op. cit., p. 148-150 (favorable à une origine de l’œuvre dans la sphère mérovingienne, probablement dans une région proche de la Manche) ; Lapidge M., Anglo-Latin Literature. 600-899, Londres, 1996, p. 282-299 (propose une origine anglo-saxonne). Il est à noter que l’auteur de ce texte fait par ailleurs un usage assuré des Étymologies, qu’il ne suit pas dans ce cas.
101 Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, VIII, Zurich, 1997, t. 1, p. 1014 ; t. 2, p. 668 ; Pipili M., Laconian Iconography of the Sixth Century B.C., Oxford, 1987, p. 33 et 114 (no 89) ; Fellmann B., Die antike Darstellungen des Polyphemabenteuers, Munich, 1972 ; Touchefeu-Meynier O., Thèmes odysséens dans l’art antique, Paris, 1968, no 6, p. 13-15 et pl. III, 1.
102 Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, VIII, op. cit., t. 1, p. 1014 ; Fellmann B., Die antike Darstellungen des Polyphemabenteuers, op. cit. ; Touchefeu-Meynier O., Thèmes odysséens dans l’art antique, no 94, p. 38-39 et pl. V, 1.
103 Blome P., « Das Schreckliche im Bild », in F. Graf (éd.), Ansichten griechischer Rituale. Geburtstags-Symposium für Walter Burkert, Castelen bei Basel 15. bis 18. März 1996, Stuttgart, 1998, p. 72-95.
104 Durand J.-L. et Lissarrague F., « Héros cru ou hôte cuit. Histoire quasi cannibale d’Héraklès chez Busiris », in F. Lissarrague et F. Thélamon (éd.), Image & céramique grecque, Actes du colloque de Rouen, 25-26 novembre 1982, Rouen, 1983, p. 153-167.
105 Voir la mise au point de Pritchett W.K., The Liar School of Herodotos, Amsterdam, 1993.
106 Voir par exemple Bakker E.J., De Jong I.J.F. et Van Wees H. (éd.), Brill’s Companion to Herodotus, Leiden, 2002.
107 Un souci de lisibilité impose de faire la synthèse entre les connaissances géographiques modernes et les données textuelles anciennes, le résultat étant nécessairement imparfait et discutable. Afin d’alléger la représentation, seuls les éléments de localisation les plus pertinents pour l’exposé ont été incorporés. Carte réalisée par l’auteur, sur base de la bibliographie et du texte d’Hérodote. Voir notamment Bichler R., Herodots Welt. Der Aufbau der Historie am Bild der fremden Länder und Völker, ihrer Zivilisation und ihrer Geschichte, Berlin, 2001 ; Hérodote et les peuples non Grecs, Vandœuvres/Genève, 1988 (Entretiens Hardt 35) ; Jacob C., Géographie et ethnographie…, op. cit., p. 49-72 ; Karttunen K., « The Ethnography of the Fringes », in E.J. Bakker, I.J.F. De Jonget et H. Van Wees (éd.), Brill’s Companion to Herodotus, op. cit., p. 457-474 ; Thomas R., Herodotus in Context. Ethnography, Science and the Art of Persuasion, Cambridge, 2000.
108 Bichler R., Herodots Welt…, op. cit.
109 Hartog F., Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, 1980.
110 Rosellini M. et Saïd S., « Usages de femmes et autres nomoi chez les “sauvages” d’Hérodote : essai de lecture structurale », Annali della scuola normale superiore di Pisa. Classe di lettere e filosofia, 3e série, 8, 1978, p. 949-1005.
111 Ibid., p. 1004.
112 Hartog F., Le miroir d’Hérodote…, op. cit., p. 225.
113 Ibid., p. 225-242.
114 Hérodote, Histoires, livre III, éd. et trad. P.E. Legrand, Paris, 1939, 116, p. 154 : « Quoi qu’il en soit, il paraît que les régions extrêmes, qui entourent le reste du monde et l’enferment entre elles, possèdent seules les choses que nous estimons les plus belles et qui sont les plus rares. »
115 Hartog F., Le miroir d’Hérodote…, op. cit., p. 243-259.
116 L’anthropologie physique est, quant à elle, pour l’essentiel absente.
117 Hérodote, Histoires, op. cit., livre III, 4, p. 39-40.
118 Ibid., 11, p. 44 : [279].
119 Il affirme en effet, quelques lignes plus loin, avoir visité le site de la bataille et comparé la solidité des crânes des victimes des deux camps : Ibid., 12, p. 44.
120 Ibid., 98, p. 144.
121 Par exemple Ibid., 49, p. 78.
122 Ibid., 37, p. 65. On peut noter que l’image de ce souverain perse est au contraire positive dans les sources égyptiennes : voir Lloyd A.B., « The Late Period (664-332 BC) », in I. Shaw (éd.), The Oxford History of Ancient Egypt, Oxford, 2002, p. 369-394, ici p. 383.
123 Hérodote, Histoires, op. cit., livre III, 38, p. 66.
124 Ibid. : [280].
125 Burkert W., « Herodot als Historiker fremder Religionen », dans Hérodote et les peuples non Grecs, op. cit., p. 1-39, ici p. 4, 22-24 et 34.
126 Par norme grecque, on entend la consommation de céréales cultivées et cuites ainsi que de viandes bouillies ou rôties dans le cadre rituel du sacrifice.
127 Voir Rosellini M. et Saïd S., « Usages de femmes… », art. cit., p. 955-959.
128 Hérodote, Histoires, op. cit., livre III, 98, p. 144.
129 Ibid., 99, p. 145.
130 Ibid., 100, p. 145.
131 Rosellini M. et Saïd S., « Usages de femmes… », art. cit., p. 956-957.
132 Hérodote, Histoires, op. cit., livre III, 99, p. 145 : [281].
133 Detienne M., Dionysos mis à mort, op. cit., p. 141.
134 Rosellini M. et Saïd S., « Usages de femmes… », art. cit., p. 958.
135 Ibid., p. 957-958. Rosellini et Saïd relèvent le vocabulaire surtout alimentaire utilisé pour décrire l’opération.
136 Hérodote, Histoires, op. cit., livre III, 101, p. 145.
137 Ibid., 100, p. 145.
138 Voir par exemple Lebedynsky I., Les Scythes. La civilisation des steppes (viie-iiie siècles av. J.-C.), Paris, 2001.
139 Voir Braund D. et Kryzhitskiy S.D. (éd.), Classical Olbia and the Scythian World. From the Sixth Century BC to the Second Century AD, Oxford, 2007 ; Braund D., Scythians and Greeks. Cultural Interactions in Scythia, Athens and the Early Roman Empire (Sixth Century BC-First Century AD), Exeter, 2005.
140 Hérodote, Histoires, livre IV, éd. et trad. P.E. Legrand, Paris, 1945, 101, p. 110.
141 Lebedynsky I., Les Scythes…, op. cit., p. 30.
142 Hérodote, Histoires, op. cit., livre IV, 47, p. 76.
143 Ibid., 28, p. 64-65.
144 Ou pour un Romain : voir les plaintes d’Ovide, au début du ier siècle de notre ère, à propos de son lieu d’exil sur les bords de la Mer Noire. La rudesse du climat et la barbarie des habitants (dont on sait pourtant très bien, notamment par l’archéologie, qu’ils étaient largement hellénisés) et de leurs voisins (sacrifices humains, etc.) tiennent une place d’honneur dans ses textes. Voir par exemple Laigneau S., « Le poète face aux Barbares : l’utilisation rhétorique du thème du Barbare dans les œuvres d’exil d’Ovide », Revue des études latines, 80, 2002, p. 115-128 ; Ketteman R., « Ovids Verbannungsort – ein locus horribilis ? », in W. Schubert (éd.), Ovid Werk und Wirkung. Festgabe für Michael von Albrecht zum 65. Geburtstag, t. 2, Francfort, 1999, p. 715-735.
145 Hérodote, Histoires, op. cit., livre IV, 104, p. 111.
146 Ibid., 17, p. 58.
147 Ibid., 17, p. 58-59.
148 Ibid., 105, p. 111-112.
149 Ibid., 18, p. 59 : [282].
150 Ibid., 106, p. 112 : [283].
151 Hésiode, Théogonie…, op. cit., p. 96.
152 Hérodote, Histoires, op. cit., livre IV, 102, p. 110 et 118, p. 117-118.
153 Ibid., 119, p. 119.
154 Ibid., 125, p. 123.
155 Aristote, Politique, livres I et II, éd. et trad. J. Aubonnet, Paris, 1960, I, VIII, 6 (1256 a), p. 24-25 : [284] ; Voir Shaw B.D., « “Eaters of Flesh, Drinkers of Milk”… », art. cit., p. 16-20. Voir aussi Meikle S., Aristotle’s Economic Thought, Oxford, 1995, ici p. 46.
156 Voir Vernant J.-P., Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, 1988, p. 274-301.
157 Hérodote, Histoires, livre I, éd. et trad. P.E. Legrand, Paris, 1932, 216, p. 204.
158 Hérodote, Histoires, op. cit., livre IV, 109, p. 113.
159 Voir Hartog F., Le miroir d’Hérodote…, op. cit., p. 207-208.
160 Ibid., p. 209.
161 Hérodote, Histoires, op. cit., livre IV, 2, p. 48.
162 Ibid., 123, p. 121.
163 Hartog F., Le miroir d’Hérodote…, op. cit., p. 211-213.
164 Hérodote, Histoires, op. cit., livre IV, 64-65, p. 85-86 : [285].
165 Lebedynsky I., Les Scythes…, op. cit., p. 175.
166 Voir ci-dessus.
167 Hérodote, Histoires, op. cit., livre IV, 70, p. 89 : [286]. Importance des rites de fraternité également attestée par l’archéologie : voir par exemple Rolle R., Die Welt der Skythen. Stutenmelker und Pferdebogner : Ein antikes Reitervolk in neuer Sicht, Lucerne, 1980.
168 Les pratiques scythes apparaissent dans le Toxaris ou sur l’amitié, dialogue entre un Grec et un Scythe à propos de l’amitié. Luciani Opera, t. III, éd. M.D. Macleod, Oxford, 1980, 57, p. 223-261 : c. 37, p. 245 (déroulement du pacte), c. 39-41, p. 246-248 (un des contractants offre ses yeux en rançon pour son ami).
169 Voir Hartog F., Le miroir d’Hérodote…, op. cit., p. 132-133.
170 Dans d’autres textes, la Scythie ne connaît ni vigne, ni vin. Voir Hartog F., Le miroir d’Hérodote…, op. cit., p. 182-183.
171 Hérodote, Histoires, op. cit., livre I, 73, p. 76-77. Ce récit se dédouble dans l’épisode d’Astyage et Harpage. Astyage est le fils de Cyaxare et aussi le dernier roi des Mèdes, appelé à être bientôt détrôné (vers 550 avant notre ère) par Cyrus le Grand, son propre petit-fils. Astyage, averti par un présage qu’il serait bientôt détrôné par Cyrus, qui n’est alors qu’un nouveau-né, ordonne à un proche, Harpage, de le laisser tuer par les bêtes sauvages dans la montagne. L’homme de main d’Harpage épargne toutefois l’enfant et l’élève. Feignant la clémence face à la révélation de cette trahison, Astyage demande à Harpage qu’il lui confie son propre fils : « Astyage, dès que le fils d’Harpage fut arrivé chez lui, l’égorgea, le coupa en morceaux, fit rôtir une partie des chairs, bouillir le reste, les prépara avec soin et les tint prêtes à servir (Ibid., 119, p. 141). » La tête, les mains et les pieds de l’enfant sont conservés à part et montrés à Harpage après le repas, à l’image de ce qui se produit dans la légende de Thyeste et d’Atrée, afin que le père de l’enfant reconnaisse la vraie nature de son repas. Il s’agit de cannibalisme de vengeance par procuration : plutôt que de manger l’ennemi, on lui fait manger, sans qu’il en ait conscience, sa propre descendance – sa propre chair, en quelque sorte.
172 Ibid., 74, p. 77 : [287].
173 Bichler R., Herodots Welt…, op. cit., p. 217.
174 J’emprunte l’expression à Rosellini M. et Saïd S., « Usages de femmes… », art. cit.
175 Hérodote, Histoires, op. cit., livre I, 215, p. 203.
176 Ibid., 216, p. 204.
177 Voir Hartog F., Le miroir d’Hérodote…, op. cit., p. 180.
178 Il règne jusqu’en 529 avant notre ère.
179 Hérodote, Histoires, op. cit., livre I, 204, p. 196.
180 Ibid., 205-208, p. 196-199.
181 Ibid., 211, p. 200-201.
182 Ibid., 212, p. 201 : [289].
183 Ibid. : [290].
184 Ibid., 214, p. 202.
185 Ibid. : [291].
186 Rosellini M. et Saïd S., « Usages de femmes… », art. cit., p. 969.
187 Hérodote, Histoires, op. cit., livre I, 216, p. 204 : [292].
188 On retrouve néanmoins une parenté de vocabulaire entre les descriptions des coutumes funéraires des Padéens et des Massagètes, mais limitée au cas précis du meurtre des vieillards (Hérodote, Histoires, op. cit., livre III, 99, p. 145). Une influence directe d’un extrait sur l’autre n’est pas à exclure.
189 Hérodote, Histoires, op. cit., livre IV, 27, p. 64 : « Pour ce qui vient après, plus au Nord, ce sont les Issédons qui affirment l’existence des hommes n’ayant qu’un œil et des griffons gardiens de l’or ; les Scythes répètent ce qu’ils ont appris d’eux, et nous autres le tenons des Scythes. » Au passage, Hérodote se montre conscient des détours qu’empruntent les informations auxquelles il a accès.
190 Ibid., 26, p. 63 : [293].
191 Murphy E.M. et Mallory J.P., « Herodotus and the Cannibals », Antiquity, 74, 2000, p. 388-394, suggèrent, d’après les données paléopathologiques obtenues au cours de fouilles dans les sépultures des régions concernées, que l’évocation de cannibalisme funéraire par Hérodote pourrait résulter d’une mauvaise interprétation de rites funéraires qui impliquaient parfois démembrement et décharnement des défunts.
192 Rosellini M. et Saïd S., « Usages de femmes… », art. cit., p. 973-974.
193 Hérodote, Histoires, op. cit., livre IV, 186, p. 191. Voir Rosellini M. et Saïd S., « Usages de femmes… », art. cit., p. 975-979.
194 Hérodote, Histoires, op. cit., livre IV, 188, p. 192.
195 Ibid., 190, p. 192-193.
196 Ibid., 191, p. 193.
197 Ibid., 194, p. 195.
198 Aristote, Histoire des animaux, t. I, l. I-IV, éd. et trad. P. Louis, Paris, 1964, l. II, VIII, p. 47-49.
199 Hérodote, Histoires, op. cit., livre III, 97, p. 143-144.
200 Ibid., 17, p. 50.
201 Ibid., 114, p. 153.
202 Voir par exemple Ibid., 30, p. 59 ; 33, p. 61 ; 38, p. 66 ; 61, p. 81.
203 Ibid., 18, p. 50-51.
204 Ibid., 21-22, p. 52-54.
205 Ibid., 23, p. 54.
206 Ibid., 25, p. 55 : [294].
207 Ibid., 25, p. 55-56 : [295].
208 D’après Diodore de Sicile (ier siècle avant notre ère), l’armée de Cyrus fut elle aussi contrainte au cannibalisme de survie lors d’une expédition : Diodore de Sicile, Bibliothèque historique. Livre XVII, éd. et trad. P. Goukowsky, Paris, 1976, LXXXI, 1, p. 112.
209 La différence de traitement entre l’expédition de Cambyse en Éthiopie et celle de Darius en Scythie est notable. L’avancée de Darius est circulaire, conditionnée par des impératifs stratégiques. L’avancée de Cambyse est linéaire et motivée par sa folie, faisant peu à peu perdre à ses hommes leur humanité. Darius se déplace dans un univers maîtrisé, tant par lui que par Hérodote, et ne se met en danger que militairement. Cambyse, au contraire, s’enfonce dans un monde inconnu et paie les conséquences de cette progression vers les marges en devenant lui-même marginal.
210 Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Livre VII, op. cit., 2, 32, p. 48 : [296].
211 C. Plini Secundi Naturalis Historiae Libri XXXVII, vol. 1, Libri I-VI, éd. K. Mayhoff, Stuttgart, 1967, IV, XXVI, 88, p. 341 : [297].
212 « La première partie de la côte après le promontoire scythique est rendue inhabitable par les neiges ; la suivante est inculte à cause de la sauvagerie des peuples. Là sont les Scythes anthropophages, qui se nourrissent de chair humaine ; aussi les régions adjacentes sont-elles des solitudes désolées, où vit une multitude de bêtes sauvages qui s’attaquent à des hommes non moins féroces qu’elles. » Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Livre VI (2e partie), éd. et trad. J. André et J. Filliozat, Paris, 1980, XX, 53, p. 31-32 : [298].
213 Ibid. : [299].
214 « Tout le reste est désert, puis fabuleux : vers le couchant, les Nigroe, dont le roi a un seul œil sur le front, les Agriophages vivant surtout de la chair des panthères et des lions, les Pamphagi, qui dévorent tout, les Anthropophages, qui se nourrissent de chair humaine […]. » Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Livre VI (4e partie), éd. et trad. J. Desanges, Paris, 2008, XXXV, 195, p. 16-17 : [300].
215 Voir surtout Naas V., Le projet encyclopédique…, op. cit. Voir aussi Beagon M., Roman Nature. The Thought of Pliny the Elder, Oxford, 1992 ; Pline l’Ancien, témoin de son temps, Conventus Pliniani internationalis Namneti 22-26 oct. 1985 habiti, éd. J. Pigeaud et J. Oroz, Salamanca/Nantes, 1987 ; Serbat G., « Pline l’Ancien. État présent des études sur sa vie, son œuvre et son influence », Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, II, 32-4, 1986, p. 2069-2200.
216 Voir par exemple The Elder Pliny on the Human Animal. Natural History. Book 7, trad. et com. M. Beagon, Oxford, 2005.
217 Voir par exemple Serbat G., « Pline l’Ancien. État présent des études… », art. cit.
218 Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Livre VII, op. cit., I, 8, p. 39 : [301].
219 Naas V., Le projet encyclopédique…, op. cit., p. 305-306.
220 Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Livre VII, op. cit., II, 21, p. 43 : [302].
221 Ibid., II, 9-12, p. 39-41 : [303].
222 Naas V., Le projet encyclopédique…, op. cit.
223 Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Livre XXX, éd. et trad. A. Ernout, Paris, 1963, IV, 13, p. 27-28 : [304].
224 Id., Histoire naturelle. Livre VII, op. cit., II, 18, p. 43 : [305].
225 Pomponius Mela, Chorographie, éd. et trad. A. Silberman, Paris, 1988. Voir aussi Gormley C., Rouse M. et Rouse R., « The Medieval Circulation of the De Chorographia of Pomponius Mela », Mediaeval Studies, 46, 1984, p. 266-320.
226 Pomponius Mela, Chorographie, op. cit., II, 1, 9, p. 36-37. Il affirme qu’ils usent aussi de crânes humains comme coupes à boire. Voir Silberman A., « À propos des Issédons ; Hérodote (IV, 21-27) et les témoignages latins correspondants », Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes, 64, 1990, p. 99-110.
227 Ibid., III, 7, 64, p. 85.
228 Ibid., II, 1, 12, p. 37.
229 Ibid., II, 2, 13, p. 38.
230 Ibid., II, 2, 14, p. 38 : [306].
231 Ibid., III, 7, 59, p. 84 : [307].
232 Voir Aujac G., « Strabon et son temps », in W. Hübner (éd.), Geographie und verwandte Wissenschaften, Stuttgart, 2000, p. 103-139 ; Dueck D., Strabo of Amasia. A Greek Man of Letters in Augustan Rome, Londres, 2000.
233 Voir Malinowski G., « Mythology, Paradoxography and Teratology in Strabo’s Geography », in M. Courrént et J. Thomas (éd.), Imaginaire et modes de construction du savoir antique dans les textes scientifiques et techniques, Actes du colloque de Perpignan des 12 et 13 mai 2000, Perpignan, 2001, p. 107-119.
234 Voir par exemple Boulogne J., « Espaces et peuples septentrionaux dans les représentations mythiques des Grecs de l’Antiquité », Revue du Nord, 87, 2005, p. 277-291.
235 Strabon, Géographie, t. IV, Livre VII, éd. et trad. R. Baladié, Paris, 1989, 3, 6, p. 85 : [308]. Répété en 3, 7, p. 88.
236 Ibid., 3, 9, p. 92 : [309]. Traduction légèrement modifiée.
237 Voir Bianchetti S., « Cannibali in Irlanda ? Letture straboniane », Ancient Society, 32, 2002, p. 295-314.
238 Strabon, Géographie, t. II, Livres III et IV, éd. et trad. F. Lasserre, Paris, 1966, IV, 5, 4, p. 168 : [310]. À « herbivores », Serena Bianchetti préfère « gros mangeurs », en acceptant le πολυϕάγοι que donnent certains manuscrits (Bianchetti S., « Cannibali in Irlanda ?… », art. cit., p. 295).
239 Tacite, Vie d’Agricola, éd. et trad. A.-M. Ozanam, Paris, 2002, XXVIII, p. 48-51 : [311].
240 Voir Rance P., « Attacotti, Déisi and Magnus Maximus : The Case for Irish Federates in Late Roman Britain », Britannia, 32, 2001, p. 243-270.
241 Jérôme, Adversus Jovinianum (PL, 23, 1883, col. 221-352), 2, 7, col. 308-309 : [312].
242 C. Iulii Solini Collectanea rerum memorabilium, éd. T. Mommsen, Berlin, 1895.
243 Ibid., 15, 4, p. 82-83 : [313].
244 Ibid., 15, 13, p. 84 : [314].
245 Ibid., 15, 15, p. 85 : [315].
246 Ibid., 15, 16, p. 85 : [316].
247 Ibid., 30, 7, p. 131 : [317].
248 Ibid., 52, 22, p. 187 : [318].
249 Ibid., 22, 3, p. 100 : [319].
250 Ibid., 52, 37, p. 190 : [320]. Voir Li Causi P., Sulle tracce del manticora. La zoologia dei confini del mondo in Grecia e a Roma, Palerme, 2003.
251 Voir par exemple Kelly G., Ammianus Marcellinus. The Allusive Historian, Cambridge, 2008.
252 Voir par exemple King C., « The Veracity of Ammianus Marcellinus’Description of the Huns », American Journal of Ancient History, 12, 1987, p. 77-95.
253 Ammien Marcellin, Histoire, t. VI, Livres XXIX-XXXI, éd. et trad. G. Sabbah, Paris, 1999, XXXI, 2, 1, p. 98 : [321].
254 Ibid., XXXI, 2, 3, p. 99.
255 Ibid., XXXI, 2, 4, p. 99 et 2, 10, p. 101.
256 Ibid., XXXI, 2, 11, p. 101.
257 Ibid., XXXI, 2, 13, p. 102.
258 Ibid., XXXI, 2, 12, p. 101.
259 Ibid., XXXI, 2, 14, p. 102.
260 Ibid., XXXI, 2, 15, p. 102 : [322].
261 Ibid., XXXI, 16, 6, p. 158 : [323].
262 Ibid., XXXI, 16, 3, p. 157.
263 Voir, dans la Pléiade, Actes d’André et Matthias, trad. et com. J.-M. Prieur, P. Geoltrain et J.-D. Kaestli (dir.), Écrits apocryphes chrétiens, vol. 2, Paris, 2005, p. 483-519. Texte grec : Bonnet M., « Acta Andreae et Matthiae », in R.A. Lipsius et M. Bonnet (éd.), Acta apostolorum apocrypha, 2, 1, Leipzig, 1898, p. XIX-XXIV et p. 65-116. Les adaptations ultérieures accentuent certains traits du récit, voir notamment l’Andreas, adaptation poétique anglo-saxonne de l’œuvre (xe siècle) : Bradley S.A.J., Anglo-Saxon Poetry : An Anthology of Old English Poems in Prose Translation, Londres, 1982.
264 Aucune indication ne permet de savoir où est censé se trouver ce pays. La simple mention des Anthropophages permet probablement de le placer aux confins du monde, quels qu’ils soient.
265 Isidori Hispalensis episcopi…, op. cit. Traduction anglaise : Barney S.A. et al., The Etymologies of Isidore of Seville, Cambridge, 2006.
266 Voir par exemple Fontaine J., Isidore de Séville. Genése et originalité de la culture hispanique au temps des Wisigoths, Turnhout, 2000 ; Ribémont B., Les origines des encyclopédies médiévales. D’Isidore de Séville aux Carolingiens, Paris, 2001.
267 Isidori Hispalensis episcopi…, op. cit., vol. 1, l. IX, 2, p. 132 : [324].
268 Ibid., vol. 2, l. XIV, 3, p. 31-32 : [325].
269 Ibid., vol. 1, IX, 2, p. 82 : [326].
270 Voir par exemple Goffart W.A., The Narrators of Barbarian History (A.D. 550-800) : Jordanes, Gregory of Tours, Bede, and Paul the Deacon, Notre Dame, 2005 ; Paolo Diacono : uno scrittore fra tradizione longobarda e rinnovamento carolingio, Atti del convegno internazionale di studi, cividale del Friuli, Udine, 6-9 maggio 1999, éd. P. Chiesa, Udine, 2000.
271 Paulus Diaconus, Historia Langobardorum, éd. L.K. Bethmann et G. Waitz, Hanovre, 1878 (MGH, SSRL), p. 12-187, ici l. 1, 11, p. 53 : [327]. Traduction : Paul Diacre, Histoire des Lombards, trad. F. Bougard, Turnhout, 1994, p. 18.
272 Voir Coumert M., Origines des peuples. Les récits du haut Moyen Âge occidental (550- 850), Paris, 2007, p. 231-237. À propos des cynocéphales, voir Lecouteux C., « Les Cynocéphales. Étude d’une tradition tératologique de l’Antiquité au xiie s. », Cahiers de civilisation médiévale. xe-xiie siècles, 24, 1981, p. 117-128 ; Friedman J.B., The Monstrous Races in Medieval Art and Thought, New York, 2000 (1re éd. 1981) ; Steel K., « Centaurs, Satyrs, and Cynocephali : Medieval Scholarly Teratology and the Questions of the Human », in A.S. Mittman et P.J. Dendle (éd.), The Ashgate Research Companion to Monsters and the Monstrous, Farnham, 2012, p. 257-274.
273 Liber monstrorum, op. cit., p. 254-317.
274 Ibid., prol., p. 254.
275 Ibid., prol., p. 256 : [329].
276 Liber monstrorum, op. cit., p. 90-91.
277 Voir par exemple Verner L., The Epistemology of the Monstrous in the Middle Ages, New York, 2005 ; Bildhauer B. et Mills R. (éd.), The Monstrous Middle Ages, Toronto, 2003 ; Olsen K. et Houwen L.A.J.R. (éd.), Monsters and the Monstrous in Medieval Northwest Europe, Leuven, 2001 ; Friedman J., The Monstrous Races…, op. cit. ; Lecouteux C., Les monstres dans la pensée médiévale européenne, Paris, 1999.
278 Liber monstrorum, op. cit., I, 33, p. 276 : [330]. Dans les Merveilles de l’Orient, texte en vieil anglais qui sert dans ce cas particulier de modèle à l’auteur du Liber monstrorum, ces géants sont nommés « Hostes » (Liber monstrorum, op. cit., p. 192-193 et 319).
279 Ibid., I, 40, p. 280 : [331]. Il s’agit des Donestre des Merveilles de l’Orient, qui mangent leurs victimes en entier à l’exception de la tête, sur laquelle ils pleurent après leur repas (Liber monstrorum, op. cit., p. 196-197 et 319). Voir aussi Cohen J.J., Of Giants…, op. cit., p. 1-4 (brève étude iconographique).
280 Die Kosmographie des Aethicus, éd. O. Prinz, Munich, 1993 (MGH, QQ zur Geistesgesch., 14) ; Voir aussi Herren M.W., The Cosmography of Aethicus Ister : Edition, Translation and Commentary, Turnhout, 2011.
281 Voir Roux J.-P., Histoire des Turcs. Deux mille ans du Pacifique à la Méditerranée, Paris, 2000.
282 Gog et Magog sont d’abord des personnages puis des peuples bibliques, auxquels la tradition attribuera le plus souvent une réputation de cannibales. À propos de Gog et Magog et de la légende d’Alexandre, voir par exemple Jouanno C., Naissance et métamorphose du Roman d’Alexandre. Domaine grec, Paris, 2002, p. 309-315 ; Harf-Lancner L., Kappler C. et Suard F. (éd.), Alexandre le Grand dans les littératures occidentales et proche-orientales, Actes du Colloque de Paris, 27-29 novembre 1999, Paris, 1999 ; Westrem S.D., « Against Gog and Magog », in S. Tomasch et S. Gilles (éd.), Text and Territory : Geographical Imagination in the European Middle Ages, Philadelphie, 1998, p. 54-75.
283 Die Kosmographie des Aethicus, op. cit., p. 120 : [332].
284 Ibid. : [333].
285 Les fœtus avortés, au côté notamment des cadavres, des enfants morts-nés et des embryons déjà formés, font partie de la liste des nourritures consommées par les peuples du Nord enfermés par Alexandre, d’après les Révélations du Pseudo-Méthode (fin viie-début viiie siècle). D’après Jouanno C., Naissance et métamorphose du Roman d’Alexandre, op. cit., p. 318-319.
286 Die Kosmographie des Aethicus, op. cit., p. 174-175 : [334].
287 Honorius Augustodunensis, Imago Mundi, éd. V.I.J. Flint, Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 49, 1982, p. 7-153.
288 Ibid., l. I, p. 18.
289 Ibid., l. I, p. 10 : [336].
290 Ibid. : [337].
291 Voir par exemple Connell C.W., « Western Views of the Origin of the “Tartars” : An Example of the Influence of Myth in the Second Half of the Thirteenth Century », Journal of Medieval and Renaissance Studies, 3, 1973, p. 115-137 ; Burnett C. et Gautier Dalché P., « Attitudes towards the Mongols in Medieval Literature : The XXII Kings of Gog and Magog from the Court of Frederick II to Jean de Mandeville », Viator, 22, 1991, p. 153-167 ; Schmieder F., Europa und die Fremden. Die Mongolen im Urteil des Abendlandes vom 13. bis in das 15. Jahrhundert, Sigmaringen, 1994.
292 Voir surtout Guzman G.G., « Reports of Mongol Cannibalism in the Thirteenth-Century Latin Sources : Oriental Fact or Western Fiction ? », in S.D. Westrem (éd.), Discovering New Worlds : Essays on Medieval Exploration and Imagination, New York, 1991, p. 31-68. Voir aussi Schmieder F., « Menschenfresser und andere Stereotype gewalttätiger Fremder – Normannen, Ungarn und Mongolen (9.-13. Jahrhundert) », in M. Braun et C. Herberichs (éd.), Gewalt im Mittelalter. Realitäten – Imaginationen, Munich, 2005, p. 159-179.
293 Giovanni di Pian di Carpine, Storia dei Mongoli, éd. E. Menestò et al., Spolète, 1989.
294 Ibid., IV, 7, p. 248 : [338].
295 Ibid., IV, 8, p. 248-250.
296 Ibid., V, 9, p. 256 : [339]. Voir p. 433-434, note 15. Le cannibalisme de survie pratiqué par les Mongols est également rapporté par un archevêque russe du nom de Pierre, dont le témoignage est rendu public au concile de Lyon de 1245 (voir Guzman G., « Reports of Mongol Cannibalism… », art. cit., p. 57, note 12) : repris par exemple dans Ex Annalibus burtonensibus, éd. R. Pauli, Hanovre, 1885 (MGH, SS, 27, p. 473-484), a. 1245, p. 474- 475 : [340]. Pierre souligne notamment que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les Mongols mangent leurs aliments cuits – et non crus comme c’est le cas chez bien des peuples sauvages de la tradition.
297 Giovanni di Pian di Carpine, Storia dei Mongoli, op. cit., V, 14, p. 260-261 : [342]. Le récit, en général considéré plus fiable, du franciscain Guillaume de Rubrouck, qui voyage au cœur de l’empire mongol entre 1253 et 1255, modifie quelque peu cette image des Tibétains. D’après lui, les Tibétains mangeaient bel et bien leurs parents décédés, par piété filiale, mais ont cessé de pratiquer cette coutume qui les rendait détestables aux yeux des autres peuples. Par contre ils continuent à faire des gobelets avec les crânes des défunts (son Itinerarium est édité dans Itinera et Relationes Fratrum Minorum Saeculi xiii et xiv, éd. A. van den Wyngaert, Quaracchi, 1929 [Sinisca Franciscana, vol. 1], ici p. 234).
298 Voir Allen J.L., « Land of Myth, Waters of Wonder : The Place of the Imagination in the History of Geographical Exploration », in D. Lowenthal et M.J. Bowden (éd.), Geographies of the Mind. Essays in Historical Geosophy in Honor of John Kirtland Wright, New York, 1976, p. 41-61.
299 Voir Guzman G.G., « The Encyclopedist Vincent of Beauvais and his Mongol Extracts from John of Plano Carpini and Simon of Saint-Quentin », Speculum, 49, 1974, p. 287- 307 ; Simon de Saint-Quentin, Histoire des Tartares, éd. J. Richard, Paris, 1965.
300 Voir Guzman G.G., « Simon of Saint-Quentin as Historian of the Mongols and Seljuk Turks », Medievalia et Humanistica, n.s., 3, 1972, p. 155-178.
301 Simon de Saint-Quentin, Histoire des Tartares, op. cit., XXX, 77, p. 38 : [343].
302 Ibid., XXX, 78, p. 41 : [344].
303 Ibid., XXX, 86, p. 51 : [345].
304 Ibid., XXX, 89, p. 55.
305 Matthaei Parisiensis Chronica Majora, op. cit., vol. 4, p. 273 : [346]. Matthieu attribue cette information à une lettre écrite par Yvon de Narbonne.
306 Ibid., vol. 4, p. 76 : [347].
307 Questions abordées notamment par Niayesh L., Aux frontières de l’humain : figures du cannibalisme dans le théâtre anglais de la Renaissance, Paris, 2009, p. 47 sq.
308 Voir Lewis S., The Art of Matthew Paris in the Chronica Majora, Berkeley, 1987, p. 286.
309 Voir par exemple Gautier Dalché P., Géographie et culture. La représentation de l’espace du vie au xiie siècle, Aldershot, 1997 ; Harley J.B. et Woodward D. (éd.), The History of Cartography, vol. 1, Cartography in Prehistoric, Ancient, and Medieval Europe and the Mediterranean, Chicago, 1987 ; von den Brincken A.-D., Studien zur Universalkartographie des Mittelalters, Göttingen, 2008.
310 Une récente édition commentée de la carte date ses origines vers 1300 [Kugler H. (éd.), Die Ebstorfer Weltkarte, 2 vol., Berlin, 2007]. Elle s’oppose ainsi de manière convaincante à une part de l’historiographie qui l’associe à Gervais de Tilbury et la date de ce fait dans la première moitié du xiiie siècle. Notons que cette édition moderne consiste en une reconstruction digitale de la carte, réalisée sur base de photographies, éditions et descriptions anciennes du document original aujourd’hui perdu.
311 Voir aussi Chekin L.S., Northern Eurasia in Medieval Cartography. Inventory, Text, Translation and Commentary, Turnhout, 2006 ; Kugler H. et Michael E. (éd.), Ein Weltbild vor Columbus. Die Ebstorfer Weltkarte. Interdisziplinäres Colloquium 1988, Weinheim, 1991.
312 Kugler H. (éd.), Die Ebstorfer Weltkarte…, op. cit., vol. 2, p. 188.
313 Ibid., vol. 2, p. 90.
314 Jérôme, Adversus Jovinianum, op. cit., 2, 7, col. 309.
315 Seule la présence du sang, et la suggestion d’une consommation de viandes crues, est partagée par les deux représentations.
316 Voir Gautier Dalché P., Du Yorkshire à l’Inde. Une « géographie » urbaine et maritime de la fin du xiie siècle (Roger de Howden ?), Genève, 2005 (édite le texte de l’Expositio Mappe Mundi, citée ensuite sous la forme EMM) ; Westrem S.D., The Hereford Map. A Transcription and Translation of the Legends with Commentary, Turnhout, 2001.
317 Gautier Dalché P., Du Yorkshire à l’Inde…, EMM, op. cit., I, 24, p. 145.
318 Westrem S., The Hereford Map…, op. cit., p. 68.
319 Gautier Dalché P., Du Yorkshire à l’Inde…, EMM, op. cit., I, 25, p. 146.
320 C. Iulii Solini Collectanea rerum memorabilium, op. cit., 15, 13, p. 84.
321 Ibid., 15, 13, p. 84. L’auteur des légendes de la carte d’Hereford a néanmoins omis de mentionner ici la conversion des crânes des défunts en coupes, que mentionne Solin. Il mentionnera indirectement cette pratique dans la description des coutumes des Scythes, montrant un travail de composition et de coordination de l’ensemble des légendes.
322 Gautier Dalché P., Du Yorkshire à l’Inde…, EMM, op. cit., I, 11, p. 144.
323 Ibid., I, 1, p. 143.
324 Die Kosmographie des Aethicus, op. cit., p. 120.
325 Gautier Dalché P., Du Yorkshire à l’Inde…, EMM, op. cit., I, 2, p. 143.
326 C. Iulii Solini Collectanea rerum memorabilium, op. cit., 15, 15, p. 85.
327 Marchand et voyageur vénitien né vers 1254 et mort en 1324. Je citerai, quand des parallèles s’imposent, l’édition de la version française de son œuvre (la rédaction originale est franco-italienne) : Marco Polo, Le Devisement du Monde, éd. P. Ménard, 6 t., Genève, 2001-2009.
328 Jean de Mandeville, Le Livre des Merveilles du Monde, éd. C. Deluz, Paris, 2000. Traduction : Jean de Mandeville, Voyage autour de la Terre, trad. et com. C. Deluz, Paris, 1993. Voir Deluz C., Le livre de Jehan de Mandeville. Une « géographie » au xive siècle, Louvain-la-Neuve, 1988 ; Higgins I.M., Writing East. The « Travels » of Sir John Mandeville, Philadelphie, 1997.
329 Voir par exemple Conklin Akbari S., « The Diversity of Mankind in The Book of John Mandeville », in R. Allen (éd.), Eastward Bound. Travel and Travellers. 1050-1550, Manchester, 2004, p. 156-176 ; Fleck A., « Here, there, and in Between : Representing Difference in the Travels of Sir John Mandeville », Studies in Philology, 97, 2000, p. 379- 400 ; Greenblatt S., Marvelous Possessions : The Wonder of the New World, Oxford, 1991 ; Campbell M.B., The Witness and the Other World. Exotic European Travel Writing, 400-1600, New York, 1988, p. 122-164.
330 Jean de Mandeville semble faire usage prioritairement de la traduction française de l’œuvre d’Odoric réalisée par Jean le Long d’Ypres en 1351, en la complétant éventuellement par la version latine d’origine (Deluz C., Le livre de Jehan de Mandeville…, op. cit., p. 64). Version latine : Descriptio orientalium partium fratris Odorici Boemi de Foro Julii, éd. H. Yule, Cathay and the Way Thither, vol. 2, Londres, 1866, appendix 1, p. I-XLII. Version de Jean le Long : Les voyages en Asie au xive siècle du bienheureux Odoric de Pordenone, religieux de Saint François, éd. H. Cordier, Paris, 1891.
331 Voir en particulier Tzanaki V., Mandeville’s Medieval Audiences : A Study on the Reception of the Book of Sir John Mandeville (1371-1550), Hampshire, 2003.
332 Deluz C., Le livre de Jehan de Mandeville…, op. cit., p. 298.
333 Jean de Mandeville, Le Livre des Merveilles du Monde, op. cit., XVI, p. 265 : [348].
334 Ibid., XXVI, p. 409 : [349]. L’essentiel du passage est emprunté à Hayton, « La flor des estoires de la terre d’Orient », Recueil des historiens des croisades. Documents arméniens, t. 2, Paris, 1906, p. 113-253 (texte français), p. 255-363 (texte latin), ici p. 217-219, mais la friandise à base d’oreilles n’apparaît pas dans cette source.
335 Jean de Mandeville, Le Livre des Merveilles du Monde, op. cit., XXVI, p. 408.
336 Ibid., XXIX, p. 428.
337 Ibid., XX, p. 331-332 : [350]. Jean de Mandeville, Voyage autour de la Terre, op. cit., p. 137.
338 Descriptio orientalium partium fratris Odorici…, op. cit., 20, p. XVII.
339 Jean de Mandeville, Le Livre des Merveilles du Monde, op. cit., XXI, p. 349-350 : [351]. Id., Voyage autour de la Terre, op. cit., p. 148.
340 Ibid., XXI, p. 351 : [352]. Récit similaire chez Marco Polo : [353] (Marco Polo, Le Devisement du Monde, op. cit., t. VI, 167, p. 22).
341 Descriptio orientalium partium fratris Odorici…, op. cit., 24, p. XX : [354].
342 Jean de Mandeville, Le Livre des Merveilles du Monde, op. cit., XXII, p. 356-357 : [355]. Id., Voyage autour de la Terre, op. cit., p. 152-153. Voir chez Marco Polo un récit parallèle à propos du royaume de Dragoian, qui ajoute quelques détails alimentaires curieusement justifiés : « Et quant il est mort, si le font cuire et s’asamblent tuit li parent au mort et le mangüent. Et si vous di qu’il en sucent les os si bien qu’il n’i demeure pas un grain de mouelle ne d’autre gresse dedenz, pour ce que il dient que se il demouroit aucune chose dedenz les olz, que celle chose feroit vermes et les vermes morroient par defaute de mengier, et de la mort de ces vermes dient que l’ame du mort seroit chargiee, si que pour ce il le mengüent tot. » Marco Polo, Le Devisement du Monde, op. cit., t. VI, 165, p. 19.
343 Descriptio orientalium partium fratris Odorici…, op. cit., 26, p. XXII : [356].
344 Ibid., 27, p. XXIII : [357].
345 Jean de Mandeville, Le Livre des Merveilles du Monde, op. cit., XXII, p. 357-359.
346 Ibid., XXXI, p. 448-449 : [358]. Jean de Mandeville, Voyage autour de la Terre, op. cit., p. 214.
347 Ibid., XXXIV, p. 474-475 : [359].
348 Descriptio orientalium partium fratris Odorici…, op. cit., 45, p. XXXVII : [360].
349 Jean de Mandeville, Le Livre des Merveilles du Monde, op. cit., XXXIV, p. 475 : [361]. Id., Voyage autour de la Terre, op. cit., p. 232.
350 Ibid., p. 232 : [362].
351 Voir Tibbets G.R., A study of the Arabic Texts Containing Material on South-East Asia, Leiden, 1979 (voir index).
352 Voir par exemple Le Livre des merveilles : extrait du « Livre des Merveilles du Monde » (ms fr. 2810) de la Bibliothèque nationale de France, Tournai, 1999 ; Livre des merveilles : Marco Polo, Odoric de Pordenone, Mandeville, Hayton, etc. Reproduction des 265 miniatures du manuscrit français 2810 de la Bibliothèque nationale, 2 vol., Paris, 1916 ; Marco Polo. Le Livre des Merveilles, manuscrit français 2810 de la Bibliothèque nationale de France. Commentaire, Lucerne, 1996.
353 Voir par exemple, à propos de ce manuscrit, Scott K.L., Later Gothic Manuscripts. 1390- 1490. ASurvey of Manuscripts Illuminated in the British Isles. Vol. 6, 2 vol., Londres, 1996, surtout vol. 2, cat. 70B, p. 207-211.
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