L’harmonie des contraires : pour relativiser le dualisme continu/discontinu
p. 361-371
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur1
2La question qui nous réunit lors de ces deux journées sera ici abordée dans une perspective déconstructiviste, pragmatiste et relativiste. Je proposerai d’abord une petite déconstruction de l’usage dualiste courant des termes de continu et de discontinu et ensuite une petite reconstruction, un bricolage personnel dont j’essaierai de donner les tenants et les aboutissants. En relativiste, je pense qu’il y a des points de vue incommensurables, mais susceptibles d’être discutables, à condition d’expliciter ce qui permet que ces points de vue s’énoncent. À partir de ce moment là, le discours et le débat scientifiques sont possibles, même si les positions de chacun des débateurs restent très largement inconciliables. Je vais donc tenter de contribuer à rendre possible la dispute.
3Il importe en premier lieu de souligner que continu et discontinu forment un couple oppositionnel dont l’existence et la portée renvoient à un principe général organisateur de la pensée moderne, pensée moderne qui s’est structurée à partir de la Renaissance en reprenant, j’y reviendrai, des éléments de la pensée grecque. On peut estimer, si l’on accepte une présentation un peu schématique, que le système de connaissance moderne occidental s’est déployé à partir du fondement constitué par des couples d’opposition conçus comme exprimant des dualités incontestables. Ces couples ont organisé la pensée, toutes ses activités, sous tous ses régimes y compris les savoirs d’expertise et les savoirs du sens commun, et ils ont constitué une sorte de dogmatique cognitive ; c’est-à-dire qu’ils ont permis de définir la pertinence même des problèmes qui pouvaient être posés. À partir de ces dualités, et pendant longtemps de ces dualités seulement, il a été autorisé et légitime de poser un certain nombre de problèmes sociaux, politiques, culturels et de trouver ensuite des modes de résolution de ces problèmes. Nous connaissons et éprouvons tous encore, compte tenu de notre insertion dans l’espace culturel de l’Occident moderne, la prégnance de ces duos antagonistes qui ont structuré la pensée et continuent, fût-ce de façon un peu plus discrète, de la sous-tendre.
4Le premier de ceux que je crois utile de rappeler dans une assemblée de géographes, est phusis-thesis. La phusis dénote le monde du concret biophysique. C’est un mot imparfaitement traduit, en général, par nature. Imparfaitement puisque du coup on a mal compris ce qu’est la nature : elle n’est pas tant la phusis grecque, ce qui s’oppose à l’humain et à la culture que, à rebours, un grand artifice social, un ensemble de phénomènes, de connaissances, de représentations, de discours et de pratiques résultant d’un processus sélectif d’incorporation des processus physiques et biologiques par la société. La phusis ne se confond pas avec la nature car elle est une de ses conditions de possibilité, ce qui autorise, justement, sa construction sociale. L’opposant de la “physique” est la thesis, un terme qui renvoie aux arts humains, aux artefacts culturels que les hommes produisent et qui, au départ, chez les Grecs, puis chez les modernes, n’étaient pas justiciables d’une pensée scientifique. En effet, seule la phusis pouvait autoriser la science et ce qui appartenait au domaine de la culture humaine ne permettait qu’une pensée faible au regard de la science rationnelle (et à partir de Galilée mathématisée), celle des humanités. De ce point de vue, notons-le, les sciences sociales ont constitué une sorte de coup de force par rapport à la modernité, coup de force dont elles ont toujours aujourd’hui à se justifier auprès des spécialistes qui sont toujours à travailler à cette réduction du champ d’investigation des “vraies” sciences à la seule phusis.
5À côté de ce binôme Phusis vs thesis, il en existe une foultitude d’autres, tout aussi essentiels : sujet vs objet, esprit vs matière, vérité vs croyance,... continuité vs discontinuité etc. Je fais donc ici l’hypothèse que la paire continu/discontinu participe d’une organisation plus générale de la pensée moderne et qu’elle s’est imposée lors du modernisme comme un des schémas pertinents d’explication du monde spatial. Pour ne pas évoquer que des choses abstraites (bien que ces choses abstraites soient tout autant des réalités que les choses concrètes, puisque nous savons que la réalité est plus grande que la matière), je voudrais m’appuyer sur mon expérience de l’analyse des savoirs urbains et de la pratique de l’urbanisme.
6Je commencerai par évoquer un texte dont j’étais, avec Christian Calenge, l’auteur, paru en 1997 dans un livre consacré aux imaginaires de la ville et des banlieues. Il y était question d’un discours urbanistique dominant, recensé dans la France du début des années 1990, prônant la nécessité de “recoudre le tissu” spatial pour lutter contre la “crise” urbaine. Nous avons dans ce travail montré la prégnance du couple continu-discontinu utilisé par les acteurs légitimes pour qualifier de façon autorisée l’état de crise incontestable de l’espace urbain, état caractérisé selon eux par la déchirure. Par une implacable mécanique causale, la disruption spatiale signifiait à elle seule la fracture sociale, puisqu’on inférait d’un état de l’espace un état de la société urbaine. Nous avions été frappés, en examinant de nombreuses politiques publiques, de voir que s’affrontaient (encore un grand duel !) un idéal euphorique et un contre-idéal qu’on pourrait nommer dysphorique.
7L’idéal, en l’occurrence, était celui de l’espace urbain continu, sans rupture, sans déchirure, sans interruption, donc une nappe, un “tissu urbain”. La métaphore du tissu pour parler de l’espace, on le sait, est depuis longtemps d’un grand usage, tant chez les géographes que chez les experts, les praticiens et même dans la doxa médiatique. Son omniprésence ne se comprend que si l’on saisit que le seul bon état de l’espace, dans ce système de pensée, est celui caractérisé par la continuité. Le contre-modèle est alors le tissu urbain déchiré, troué, toujours désigné comme un stigmate, un symptôme d’une maladie urbaine potentiellement funeste pour les villes européennes, un signe de l’effondrement possible d’un modèle citadin. Aujourd’hui encore, cette idéologie spatiale fait mieux que persister, elle reste très présente et active, notamment au sein des milieux urbanistiques et des spécialistes de la réflexion consacrée à l’urbanité contemporaine. Pour exemple, dans un petit livre récent, au demeurant excellent : Métropolitique, Jean-Paul Dollé, philosophe et architecte, dès les premières pages, essaie d’analyser la crise de la métropole contemporaine, d’en donner une juste estimation. Voici les termes qu’il utilise pour appuyer son assertion : “Le tissu urbain et social est aujourd’hui déchiré” (p. 7). On voit donc l’importance, la prégnance, au sens fort du terme, de cette idée que la déchirure, la rupture de la continuité du tissu urbain est, en soi, un mal à combattre.
8L’espace est continu, dans ce cadre cognitif, si et seulement si les objets sont au contact physique, matériel et apparent les uns des autres. La continuité urbaine, là, est une continuité de contact. La discontinuité, à lire les textes des politiques publiques et de la pratique urbanistique examinés, apparaît lorsqu’il y a un vide, un hiatus, une solution de continuité - comme on dit de façon curieuse, puisque-là le discontinu résulte de l’apparition d’un continu contradictoire - dans le linéaire, par exemple d’une rue, quand il existe un terrain vague, une zone de faible densité. Donc, nous identifions là une conception spatiale courante dans l’aménagement standard des années 1970-90, mais qu’on trouve dès 1867 dans la théorie générale de l’urbanisation de Cerda, ce qui tendrait à prouver qu’elle est consubstantielle à l’urbanisme contemporain. Cette conception possède une double caractéristique : d’une part, l’espace est avant tout saisi sous l’angle de la matérialité, la continuité étant abordée sous l’angle du contact physique entre des objets, objets discrets ou discrétisables. D’autre part, cette continuité de contact participe aussi d’une pensée de l’espace qui privilégie un type de regard particulier : le “regard zénithal et froid” qu’a décrit Michel de Certeau (1990), un regard surplombant dont on trouve dans la carte la meilleure expression des effets visuels qu’il provoque. L’espace encarté est pris comme une totalité saisissable par un tel regard surplombant qui soutient la pensée où le bon espace est celui marqué par une continuité de contact.
9Il y a, en fait, ce me semble, deux soubassements à ce type de regard et d’idéologie, deux soubassements qui renvoient à des schèmes de pensée assez anciens, constitués dès la Renaissance. Ils ne sont pas exactement comparables, mais ils sont mêlés dans les discours et se complètent.
10Le premier fondement est l’organicisme. Beaucoup de discours urbains spécialistes, celui des médecins, celui des ingénieurs, celui des géographes ont été très fortement imprégnés par une vision organique de la ville : la ville est un organisme urbain, c’est-à-dire une totalité fonctionnelle intégrée et évolutive, toujours menacée par la destruction, par la disparition. On ne peut qu’être frappés de l’importance de l’analogie et de la métaphore organicistes au sein de la géographie urbaine française. Dès ses débuts, les spécialistes développèrent une approche tributaire d’une conception organiciste, ancienne, que les historiens traquent aujourd’hui dès le xvie siècle. Elle sous-tend intégralement “l’invention” du vocabulaire géographique consacré au domaine urbain. Les géographes reprendront nombre des termes utilisés depuis le xviiie siècle, dans la lignée en particulier des écrits des ingénieurs et des médecins. La notion de fonction urbaine, par exemple, fut créée par analogie avec les fonctions physiologiques et, en particulier, celle de la circulation du sang découverte par le physiologiste Harvey au milieu du xviie siècle, modèle à la transposition tout à fait efficace et qui va pour longtemps constituer l’arcane majeur de la pensée sur la ville et ce qui la vivifie : la circulation (des hommes et des marchandises).
11La ville devient alors, logiquement, un organisme avec un tissu et un cœur, au sein duquel il faut assurer la fluidité et la continuité circulatoires afin d’éviter les congestions (Roncayolo, 1990). Toute une pensée contemporaine de la ville et de l’urbanisme, incontestablement, se met en forme à partir du xviiie siècle et trouvera avec l’hygiénisme au XIXe une autre source majeure d’inspiration organiciste. La série de vocables classiques, comme le cœur, le noyau, etc, renvoient donc à un imaginaire et une vision organicistes des choses, au sein de laquelle l’interruption dénote la mort possible de cette chose vivante qu’est la ville. Elle est donc à combattre.
12Initialement, c’est plutôt l’organisme (et le corps) humain qui constituait la référence ; peu à peu on est passé à des organicismes qui pouvaient être plus détachés du modèle humain, plus en relation avec le vivant en général, à mesure que la science du vivant se constituait et s’imposait. On peut même risquer l’hypothèse que la notion d’organisation sociale constitue une dérivée récente de l’organicisme, même s’il y a ici un détour qui permet de conceptualiser le “corps social” en s’arrachant de la métaphore explicite mais en conservant le substrat idéel de la réalité de la société conçue à l’image d’un organisme vivant.
13Le second fondement de cette pensée valorisante de l’espace continu et du discontinu comme opposant radical, est la géométrie. La géométrie est une source intellectuelle fondamentale de la modernité, en particulier via le creuset grec et la méditation des acquis géométriques issus de l’épistémè grecque classique. On peut à cet égard renvoyer au livre toujours fondamental de Pierre Vidal-Naquet et Pierre Lévêque, Clisthène l’Athénien, dans lequel les deux auteurs montrent à quel point la géométrie fut une matrice cognitive et politique pour les Grecs. Ce sont les Grecs qui ont forgé la notion d’isonomie (isonomia), sur laquelle je souhaite m’arrêter.
14L’isonomie suppose un espace défini par l’existence de l’égalité géométrique, c’est-à-dire un espace abstrait dont chaque fraction est substituable et interchangeable, et où chaque fraction vaut une autre. L’espace isonome est donc un espace continu de fractions contiguës substituables et interchangeables. Et cet espace est fondamental pour les Grecs, puisqu’il fonde la notion même de démocratie et de liberté. Pour un Grec de l’époque classique, être libre ne signifie pas être indépendant, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais être soustrait à une dépendance, ce qui n’est pas la même chose. Cette soustraction est garantie par le statut de citoyen, bien sûr, mais aussi par le fait que, en tant que citoyen, on bénéficie d’une position strictement équivalente à un autre citoyen dans l’espace physique de la cité, qui est la cristallisation matérielle de l’espace politique (espace politique et matériel s’avérant homothétique). L’espace isonome, c’est-à-dire, au sens premier d’égale distribution (la signification de régime d’égalité devant la loi ne viendra qu’au ve siècle avant JC), est la condition sine qua non de l’égalité de position des citoyens, à l’intérieur de cet espace, qui fonde l’égalité de droit.
15L’espace de la cité grecque est tout à la fois un espace mental et culturel, un espace politique et un espace matériel ; l’égalité de position à l’intérieur de cet espace de la Cité grecque, permise grâce à, et garante de l’isonomie, est tout à fait fondamentale pour la réalisation du projet démocratique grec. Clisthène dont la réforme (en 507), qui n’est pas écrite, est le fruit d’une réflexion sur l’espace et le temps civiques sans équivalents dans l’Antiquité, donne à l’isonomie une fonction essentielle dans la réalisation du projet démocratique de la Cité. L’élément de base de la réforme est un redécoupage de l’espace de l’Attique qui implique une égalité entre les membres de la nouvelle communauté civique en tant qu’il met en œuvre l’isonomie. De cet espace isonomique dépend la loi, et non pas l’inverse, comme on a aussi coutume de le penser. Vidal-Naquet et Lévêque sont particulièrement clairs sur ce point : la loi politique (qui chez Clisthène passe par la réforme des tribus et des institutions) découle de l’existence de la loi géométrique.
16L’espace géométrique (abstrait) d’égale distribution constitue la condition de possibilité de l’existence de la communauté liée des citoyens égaux devant la loi, de “l’entrelacement” (le mot se trouve chez Platon) des citoyens, du “tissu social” dont l’analogon matriciel est le tissu spatial isonome. Et je crois que l’on découvre là le fondement de l’idée que la déchirure de l’un provoque en même temps qu’indique la déchirure de l’autre. Chez les grecs classiques, d’ailleurs, il existe un contraire de l’isonomie : la stasis, mot protéiforme qui dénote en général tout ce qui représente la faction, la sédition, la prise de parti, la division. Ainsi se mettait en place, dès les premiers moments de l’époque classique, une tension entre le lien (garant de l’intégrité de la trame) et la déliaison (facteur d’interruption) et qui se cristallisera plus tard, en matière d’espace, dans le couple continu/discontinu. Cette tension est en vérité dynamique, dans la mesure où il y a une relation tout à la fois agonistique et de complémentarité entre les deux termes. Là encore, le monde Grec forme la matrice de ce rapport de contrariété paradoxal, où la liaison (la continuité) et la déliaison (discontinuité) s’associent tout autant et pour autant qu’elles s’opposent, s’épousent en raison même du fait qu’elles se repoussent. Ce qu’Héraclite affirmait dans une formule saisissante : “l’harmonie suprême est la coïncidence des contraires. Tout se fait, tout se défait dans la discorde”. D’où l’on déduira que dresser trop strictement continu et discontinu en opposants absolus témoigne d’une rigidification excessive du système de contrariété dynamique initial. Cette entreprise de purification et de rigidification commenca dès Platon et le modernisme la fera sienne, pour donner aux couples dualistes d’antagonistes une force et une puissance sans pareilles, en occultant le rapport de complémentarité existant entre les termes posés face à face et en affirmant plutôt leur irréductibilité.
17Le culte de l’espace continu a connu à la Renaissance une particulière reviviscence à travers notamment deux révolutions, à la fois iconographique et cognitives. La première est la révolution de la perspective qui ouvre à l’infini la possibilité de créer un espace continu et parcourable par le regard. Pour les géographes, la réflexion sur la perspective devrait être fondamentale, puisque celle-ci, comme tout énoncé visuel, accroît la quantité d’espace contenu dans une société. Grâce à la perspective, en effet, on ouvre la possibilité de parcourir de nouveaux espaces continus, maîtrisables par le regard, supports de discours, et par rapport auxquels l’individu-regardant doit se placer, ne serait-ce que pour bien voir, engageant ainsi son corps dans une véritable spatialité liée à la nécessité d’appréhender cet “espace en plus” (Lussault, 2003b). Ces espaces-modèles soutiennent une représentation de la vie sociale et de sa distribution spatiale qui rentre dans le jeu d’institution de la vie sociale par la société. Je pense en tout cas que le dispositif spatial perspectival est un des contreforts de l’idéologie spatiale moderne de la continuité.
18La deuxième révolution que j’évoquerai de façon cursive est celle de la cartographie. La carte, outil moderne par excellence, va contribuer à imposer la prégnance du continu, en tant que référentiel du bel et bon espace. Via la carte, celui-ci est presque toujours perçu et conçu comme une nappe, un tissu, qu’il importe, fût-il ponctué, traversé par des limites, de toujours maintenir en tant que continuum jamais interrompu. Cette continuité s’exprime “à première vue” dans et par l’image cartographique, qui impose une relation légitime entre une visibilité - celle de l’étendue spatiale continue, seulement limitée par le bord de la carte, en attente du bord de l’autre carte qui la complète - et une signification, celle de la valorisation de la continuité.
19Voici ainsi, très, trop rapidement, déconstruit le couple classique continu-discontinu, en essayant de montrer qu’il repose sur un schéma cognitif qui est celui de la pensée moderne. Tout cela permet le déploiement d’une certaine conception de l’organisation de l’espace et de la définition de cet espace comme devant être, pour qu’il soit vertueux, composé de fractions contiguës, relativement interchangeables, la discontinuité, donc la rupture, étant un opposant de cet espace continu. Délaissons alors quelque peu cette approche canonique de l’espace, encore très répandue, pour aborder désormais ce que nous enseigne la pensée de la spatialité.
20Auparavant, il faut donner un peu de substance au mot spatialité : c’est un descripteur des arts de faire, de fabriquer l’espace par les actants (Lussault, 2003a) - i.e. l’ensemble des réalités sociales, donc qui ne sont pas nécessairement des personnes, dotées d’une capacité de contribuer à l’organisation et à la dynamique d’une action individuelle ou/et collective. Cette fabrication se manifeste dans et pour l’(inter)action. En effet, on peut affirmer que les actants, et plus spécifiquement les opérateurs humains (les acteurs, les agents) et les opérateurs collectifs, lorsqu’ils agissent, mobilisent pour poursuivre leurs actes des ressources spatiales variées (idéelles et matérielles). Ainsi, un habitant périurbain, afin de vivre sa vie et notamment d’assurer sa mobilité, utilisera de nombreuses ressources et compétences spatiales et mettra en œuvre de multiples instruments de maîtrise de la distance et, notamment, de multiples instruments cognitifs et idéologiques.
21De ce point de vue, et contrairement à ce qu’une analyse hâtive pourrait laisser penser, prendre son automobile, par exemple, pour assurer le déplacement habituel qui conduit de son domicile aux autres lieux de l’existence quotidienne, n’est pas un geste si simple dans la mesure où les conditions de possibilités (sociales, économiques, politiques, spatiales, etc) pour qu’il advienne sont lourdes et où les jeux qu’il induit avec la distance, pour être intériorisés et quasi naturalisés par l’individu, sont subtils et nombreux. Par ailleurs, ce déplacement, fût-il élémentaire, contribue à la mise en place d’agencements spatiaux qui associent et ajustent des objets de société dans une disposition particulière, adéquate aux actes de l’opérateur concerné.
22Chaque individu, pour sélectionner ce type d’actant, possède donc une spatialité propre, spécifique, construite dans l’action et qui articule des agencements spatiaux variés en un agencement englobant : celui qui manifeste “l’habiter” de l’acteur en question et constitue, en tant que configuration spatiale intériorisée, son habitat. Ces agencements s’avèrent à la fois physiques et idéels, tant il est vrai que toute forme matérielle contient en même temps que fixe des représentations spatiales, des idées, des informations. Les opérateurs collectifs sont évidemment, eux aussi, producteurs de leur spatialité spécifique. Dans tous les cas, l’espace déjà-là (i.e. à la fois les formes des configurations spatiales et les idéologies et valeurs afférentes à l’espace), antérieur à un acte ou une série d’actes spatiaux d’un individu ou d’un groupe, constitue un matériau possible pour une nouvelle occurrence de la spatialité. De ce fait même, on peut affirmer que chaque action, productrice de spatialité, qui s’inscrit dans une configuration spatiale préexistante, accroît la quantité d’espace présente dans une société donnée.
23J’ai dit tout à l’heure que je souhaitais me placer dans une perspective pragmatique et relativiste, car je développe une approche qui prend au sérieux les opérateurs sociaux, que ce soit des acteurs individuels ou des acteurs collectifs. Je m’intéresse à leurs opérations, en particulier à leurs opérations spatiales, à leurs actions pour, par, sur, dans, avec l’espace. Et ces opérations, si je les observe in situ, je les appréhende surtout par les jeux de langages qu’elles mobilisent ; jeux de langages au sein desquels s’expriment la spatialité, puisque celle-ci est un système de relations pratiques à l’espace, système intériorisé, sous forme de représentations, d’idéologies et d’imaginaires, qui est transformé dans l’expérience en énoncés signifiants, verbaux et non verbaux. Il n’y a pas d’actes sans langages de l’acte, pas d’acte spatial qui ne soit pas aussi un acte de langage ; le langage étant à la fois une manifestation et un instrument de l’acte.
24Étudier la spatialité via les actes de langage, implique de postuler que ceux-ci ne cèlent rien du rapport des acteurs à l’espace, ne mentent pas sur celui-ci, donc d’oublier la position traditionnelle de méfiance du chercheur par rapport à la subjectivité de ce qui est dit et en acceptant de traiter ce matériau subjectif en tant que réalité sociale nous permettant de comprendre des phénomènes spatiaux. Alors, pour revenir au thème qui nous préoccupe, je crois qu’on peut avancer que l’examen de la spatialité nous permet d’estimer que la dualité continu/discontinu n’est sans doute pas totalement pertinente en cette matière. Pour une raison assez simple selon moi, où l’on va mieux comprendre mon affiliation au relativisme.
25Je pense en effet que l’étude de la spatialité nous confronte à la pluralité quasi illimitée des points de vue. Il y a presque autant de façon d’appréhender l’espace de vie que d’acteurs spatiaux. Pour les uns, qu’il importe de prendre au sérieux comme les autres, il existe une adhésion, une croyance à l’existence du dualisme continu/discontinu. Parmi ces opérateurs, il peut y avoir les géographes (mais aussi les urbanistes, certains acteurs politiques) qui seraient un type particulier d’acteurs sociaux qui aurait la particularité de tenter de penser rationnellement l’espace avec ce schème cognitif pertinent pour eux : continu/discontinu. Cependant, même entre eux, ce couple pose problème comme le montrent les débats tenus durant ce colloque, façon de rappeler que la relativité des opinions est en fait une donnée courante même à l’intérieur d’un groupe social apparemment homogène - ce qui ne discrédite pas l’opinion et son argumentation mais bien au contraire milite pour que chacun explicite ce qu’il pense et pourquoi et comment il le pense.
26Pour d’autres, la discontinuité n’est pas le contraire de la continuité mais son indispensable complément, et l’on retrouve là des positions proches de l’affirmation héraclitéenne. Pour d’autres encore, la distinction continu-discontinu n’apporte rien à l’intelligibilité des réalités sociales, et il n’y a aucune raison d’affirmer qu’ils ont tort, au motif que nous aurions, quant à nous, confiance dans ladite distinction. Bien des acteurs, dans leurs opérations spatiales, ne clivent pas le monde de l’expérience en termes binaires de continuité et de discontinuité. Pour certains mêmes, ce couple n’a pas de sens, ne correspond à rien. En particulier, les individus “ordinaires” ont plutôt tendance à habiter l’espace en continu, sans appréhension claire du discontinu, toujours euphémisé par les technologies de la distance qui permettent de faire que l’espace pratique soit, de ce point de vue, lisse. Mais pas indifférencié, car dans ce cadre, ils procèdent à des découpages, mais découper n’est pas forcément créer une discontinuité, contrairement à ce que l’on a l’habitude de dire. Un acteur peut créer un découpage, peut limiter et borner un espace, sans juger en termes de discontinuité, sans l’opposer à ce que l’on nomme usuellement continuité.
27Il faut plutôt reconnaître que le couple dualiste continu-discontinu est une convention spatiale, en concurrence avec d’autres, cette concurrence se découvrant à l’occasion dans les pratiques spatiales et les jeux de langages, les interlocutions qu’elles suscitent. Ainsi, les conflits, les disputes à propos de l’espace sont des situations où les conventions spatiales contradictoires d’acteurs en présence se confrontent. Le géographe, là, ne doit pas trancher mais saisir ce que ces conventions révèlent et recèlent, découvrir les attracteurs sémantiques, culturels, normatifs qui peuvent éventuellement contribuer à ce qu’elles s’ajustent et que le différend s’apaise.
28Si l’on en revient au continu, ce que l’on peut dès lors affirmer est assez élémentaire, quoique essentiel : au sein du champ social caractéristique qui est le nôtre (français, modelé par l’épistémè moderne et par la dogmatique occidentale), il existe encore une idéologie spatiale efficace bien que non universelle : celle du dualisme continu-discontinu. Des opérateurs y adhèrent, notamment des clercs, des intervenants sociaux, pour lesquels elle est signifiante ; bien d’autres en sont sans souci et n’y font pas appel, ou marginalement, pour et par leurs pratiques, pour qualifier leurs espaces de vie et justifier leurs actes. Cette idéologie possède une fonction structurante toujours notable qui explique que même beaucoup de ceux qui ne la partagent pas, la reconnaissent à l’occasion et sont susceptibles de la discuter, voire d’y croire momentanément, lors d’un acte.
29Notons d’ailleurs que cette absence d’universalité niche souvent au sein du système de pensée d’un même individu. Ainsi, je crois pouvoir affirmer que, en tant que géographe attaché à la compréhension de l’espace (conçu en tant que mode d’agencement des réalités sociales), je confère une pertinence au jeu du continu et du discontinu, car il m’assure de pouvoir discriminer des espèces d’espaces : l’aire-espace caractérisé par une métrique topographique continue -, le réseau - caractérisé par une métrique topologique discontinue. Je joue alors de ce duo non pas en opposition mais en relation de complémentarité, donc en refusant un strict dualisme. Mais, en tant que géographe désireux de saisir la spatialité des acteurs langagiers, je constate que le continu et le discontinu ne s’avèrent pas toujours, loin de là, opératoires. Que faire devant ce constat ? Reconnaître qu’il n’y a pas là contradiction dirimante, impasse cognitive, mais que ce paradoxe exprime seulement la complexité intrinsèque de la société, redoublée par le fait que ceux qui pensent la société complexe en procèdent eux-mêmes tout en contribuant à l’instaurer en la pensant telle.
30Je peux alors en terminer par un retour à l’affirmation de position scientifique du début de mon intervention. La déconstruction est nécessaire car elle nous montre que toutes les dogmatiques (c’est-à-dire les systèmes de connaissances à forte teneur normative) sont le fruit de lentes constructions. Il ne s’agit donc pas de refuser a priori des idéologies, des savoirs, mais de comprendre leurs conditions de possibilité et de les utiliser alors en toute connaissance épistémologique de cause. Le pragmatisme nous oblige à partir de ce que les opérateurs font et disent sans réfuter la pertinence de ce qu’ils font et disent, en acceptant leurs contradictions comme des faits incontestables. Le relativisme nous pousse à accepter la variété quasi illimitée des significations attachées aux réalités sociales par les acteurs et en même temps à tenter de repérer les attracteurs qui assurent que les différents opérateurs puissent établir un ajustement de leurs positions respectives - ce qui explique que les sociétés d’individus soient tout à la fois peuplées de singularités et structurées par des collectifs organisés, stabilisés par un partage minimum de sens entre les acteurs qui les composent. Dans ce triple cadre, en tant que chercheur, il est possible (et même souhaitable) d’utiliser des schémas cognitifs en leur conférant une valeur explicative générale, mais à condition qu’on expose clairement les fondements et les limites de leur validité ; où l’on est loin du post-modernisme désinvolte qui consiste à proclamer que le modernisme et ses idéalités sont morts alors qu’ils ne sont que concurrencés et relativisés. Car l’économie sémiotique actuelle s’avère proliférante au sein des sociétés (et c’est tant mieux) puisque comme l’avait remarqué Lacan, les langages ne signifient rien en eux-mêmes, ils signifient pour quelqu’un. Donc, ce qui importe désormais, c’est le repérage de ce “signifier (quoi et pourquoi) pour quelqu’un”.
31Et si la Vérité du Réel n’est qu’un dogme moderne relatif et que s’impose la diversité illimitée des réalités signifiantes, alors réjouissons-nous : tout est possible, en matière d’intelligence rigoureuse et rationnelle des mondes sociaux.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de page
1 Laboratoire Citeres, UMR 6173 CNRS-Université François-Rabelais, Tours.
Auteur
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume I
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006