Représentation et compréhension de l’évolution d’un territoire transfrontalier : le cas du territoire horloger franco-suisse de l’arc jurassien
p. 295-309
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur1
2L’organisation spatiale des espaces transfrontaliers est complexe à appréhender et doit beaucoup aux multiples acteurs qui par leurs décisions ont orienté de manière radicale leurs évolutions. Il en reste aujourd’hui une structuration, mais aussi et surtout des dynamiques empreintes des choix et des bifurcations antérieures. Rendre compte de ces phénomènes est difficile et revient, si on souhaite comprendre la structuration actuelle et le fonctionnement de ces territoires, à étudier leur évolution de leur genèse à leur maturité. La frontière ici doit être abordée comme une discontinuité à l’origine de différences, mais également comme un facteur de continuités. C’est en effet une triple continuité qui détermine le fonctionnement du territoire transfrontalier horloger franco-suisse situé dans l’arc jurassien :
- naturelle parce que le Massif du Jura franco-suisse présente une remarquable continuité, géologique, topographique, climatique et paysagère qui va finalement comme nous le verrons par la suite, favoriser l’implantation de l’industrie horlogère ;
- historique, parce que l’évolution de la Franche-Comté, du Comté de Neuchâtel puis du Canton de Neuchâtel sont étroitement liées, et les bifurcations observées dans l’évolution du système horloger montrent clairement l’imbrication de la logique de production, renforçant l’idée de continuité fonctionnelle ;
- fonctionnelle donc parce qu’il faut envisager la frontière non pas seulement comme une séparation, mais comme un trait d’union impliquant des différences dans la gestion des territoires et par conséquent une adaptation des acteurs qui se traduit par de multiples relations qui traduisent finalement des complémentarités.
3Cependant, la discontinuité existe d’un point de vue territorial, et constitue en quelque sorte le moteur du territoire étudié. Il s’agit en effet d’un véritable système ouvert impliquant une adaptation différenciée vis-à-vis des aléas extérieurs et entraînant des rétroactions internes à chaque sous-système territorial (territoires frontaliers) et entre ces sous-systèmes (territoire transfrontalier). Cet ensemble de relations détermine l’évolution de ce(s) territoire(s). Ainsi continuité et discontinuité se superposent, s’entremêlent et s’influencent mutuellement pour expliquer l’évolution de ce territoire où “la discontinuité décisoire dans la continuité naturelle” tel que le présentait Pierre Bourdieu, détermine une continuité fonctionnelle très forte qui ne signifie pas pour autant homogénéité des systèmes d’acteurs de par et d’autre de la frontière. Nous nous proposons donc dans cet article d’imbriquer deux approches complémentaires2 :
- une approche systémique afin de décrire la structure et l’évolution territoriale, politique et historique de notre espace d’étude ;
- une représentation des implications spatiales à l’aide de modèles d’interaction spatiale.
L’ARC JURASSIEN FRANCO-SUISSE : UNE CONTINUITÉ NATURELLE ET DES MIGRATIONS
4L’organisation du Massif du Jura franco-suisse trouve certainement son origine dans l’interaction entre les contraintes physiques liées à un espace montagnard et l’histoire nationale des deux États frontaliers qui va déclencher une série de migrations de personnes détentrices de savoir-faire horloger.
5Nous nous trouvons en effet dans un milieu contraignant : le climat est rigoureux, marqué par de longs hivers froids, durant lesquels la neige limite les déplacements et rend impossible les travaux aux champs ; les sols sont humides, argileux et reposent sur un passé de roches calcaires ; la topographie est difficile avec des monts allongés couverts de forêts entre lesquels les vals favorisent l’installation des exploitations et les déplacements. À l’époque donc, le déterminant physique est très important, il induit la présence de petites exploitations, plutôt pauvres, où la main d’œuvre est finalement disponible durant de longs mois, occupée seulement par les travaux de tissage et du travail du fer et du bois pour l’entretien de la maison et des animaux.
6Comme l’illustre la première figure, c’est finalement une succession de migrations qui va porter dans les montagnes des techniques que l’on pensait plutôt réservées aux fabriques des villes. C’est en 1530 à Blois que le premier centre de production de montres élevées au rang d’objets d’art, apparaît autour des 200 maîtres-horlogers fournisseurs de François 1er. Très rapidement, des protestants fuyant les persécutions quittent ce lieu pour Genève où ils s’installent. À l’époque l’industrie horlogère est une industrie de ville riche organisée autour d’artisans-horlogers complets. Cependant, deux phénomènes vont influencer sa diffusion vers les montagnes :
7Les modes de production tout d’abord, qui évoluent et laissent place à une multitude de sous-traitants qui restent hors de la ville, fabriquant les blancs3 ; ils se localisent sur le revers du Jura qui domine la région lémanique ;
8L’intolérance religieuse ensuite, puisque ce sont des catholiques, suisses cette fois, qui, fuyant Genève et l’intolérance de Calvin, apportent avec eux les secrets d’une fabrication plus loin vers les montagnes du Jura où localement du côté de la Sagne déjà, des mouvements avaient été copiés.
9Ainsi au milieu du XVIIIe, l’industrie horlogère suisse gagne les centres de Neuchâtel, du Locle et de La Chaux de Fonds qui éclipseront la production lémanique dès la fin de ce siècle.
10C’est ensuite un homme formé en Suisse, qui va introduire en France des procédés de production industrielle, à Beaucourt dans le Pays de Montbéliard, en 1772. Ainsi, après son apprentissage, Japy automatise les tâches concernant la fabrication des ébauches4 jusque-là dégrossies à la main. Cette spécialisation dans les pièces détachées va perdurer, elle formera même une des premières fabriques, mais sensible aux crises et dépendantes de donneurs d’ordre elle va s’effacer au profit de l’industrie automobile. Une autre entrée se fait en France en 1770, dans le Pays de Gex, à Ferney. Sous l’impulsion de Voltaire et de Lépine une manufacture de montre est créée, qui ne survivra pas à ses fondateurs, mais qui va pousser l’innovation dans les montagnes du sud du Jura où par ailleurs on produit déjà depuis un siècle, grâce aux frères Mayet, des horloges avec le recours de techniques venues de Genève5. Ici la spécialisation demeurera autour de la pendulerie et de l’horlogerie monumentale.
11En 1793, enfin, arrive à Besançon un groupe de 80 horlogers suisses6, menés par L. Mégevand qui a d’abord quitté Genève sa ville natale, pour venir s’installer à Neuchâtel où il a introduit une nouvelle forme de fabrication. Le canton appartenait alors au roi de Prusse qui le chasse lorsqu’il prend conscience de ses sympathies pour les idées révolutionnaires qui se répandent alors en France. Il va être suivi par de nombreux patriotes du Locle et de La Chaux-de-Fonds proscrits par un gouvernement ennemi de l’égalité. C’est donc dans la mouvance de l’horlogerie suisse et de son organisation que va naître l’industrie horlogère dans les montagnes du Doubs7, du Val de Morteau jusqu’à Maîche, puis conjointement à partir de Besançon, qui rayonne sur les campagnes environnantes, notamment vers la montagne. La Suisse frontalière du Haut-Doubs, à partir de ses centres, avait déjà depuis un certain nombre d’années converti les habitants de ces espaces peu fertiles, de faire de l’industrie à temps perdu, en les maintenant dans une espèce de servage industriel. Dans un deuxième temps cette domination va se transformer en collaboration avec l’accession des acteurs français à un niveau technique qui va leur permettre de se mettre à niveau de la partie suisse, non par innovation mais essentiellement par copie.
12L’horlogerie est donc au départ d’essence urbaine, de Blois à Genève en passant par Neuchâtel, Besançon, ce sont de grands centres qui concentrent cette activité et la frontière par la discontinuité qu’elle implique, va constamment jouer un rôle de refuge ; d’un côté ou de l’autre des hommes migrent apportant avec eux leurs connaissances, mieux, soustrayant à, ce qui à certains moments de l’histoire devient l’ennemi, des savoirs-faire. Ajoutons à ce titre que la frontière va jouer un rôle non négligeable dans le devenir de l’arc jurassien : en effet, le refuge que constitue la Suisse pour les protestants explique la concentration de l’horlogerie de ce côté de la frontière, alors que les régions catholiques françaises sont traditionnellement moins industrialisées.
13Ensuite, ce ne sont pas les acteurs locaux de la zone montagneuse qui vont innover en matière d’horlogerie, il n’en ont ni la capacité financière ni la capacité technique. C’est en fait le changement socio-économique endogène (abandon du tissage à domicile8, individualisme agraire9), l’homogénéité sociale des campagnes montagnardes et une relative surpopulation locale qui vont favoriser l’adoption d’une activité nouvelle venue des centres du piémont suisse voisin et dans une moindre mesure du bas-pays français. Ainsi s’étend progressivement l’industrie horlogère par diffusion locale des savoirs-faire et des connaissances. Les maigres rendements agricoles, la disponibilité de main-d’œuvre durant les longs mois d’hiver dans un premier temps, vont pousser des paysans-éleveurs vers le double-emploi, puis rapidement vers des emplois définitifs dans l’horlogerie. Encore fallait-il qu’ils sachent maîtriser certaines techniques, ce que leur permettait leur pratique ancienne de l’industrie du fer10. Ici, réapparaît clairement la continuité naturelle : des conditions géologiques, topographiques, climatiques identiques, qui impliquent des modes d’exploitation agricoles très proches.
UNE DISCONTINUITÉ DÉCISOIRE LOURDE DE CONSÉQUENCES : LE POIDS DES INFLUENCES EXTÉRIEURES ET L’ADAPTATION DES ACTEURS LOCAUX
14Le système va maintenant s’organiser autour de multiples fermes ateliers, aux Gras, au Russey, aux Allemands qui reflètent la faiblesse à investir, et sont autant de sous-traitants des établisseurs11 qui vont progressivement se concentrer dans les villes horlogères du Locle, de La Chaux-de-Fonds en Suisse, puis de Maîche ou de Morteau en France. En effet, aux premiers artisans horlogers fabriquant tout eux-mêmes, de l’outillage aux composants de la montre, succèdent dès le début du xixe siècle, le procédé du fractionnement. L’horlogerie devient alors le fait de “spécialistes” concentrés sur la production d’un composant précis : ébauches, roues, cadrans, pierres, boîtes, etc12. “Jusqu’à la révolution tout le travail s’effectue à domicile, il n’existe pas de petits ateliers. Un marchand horloger ou établisseur s’occupe à donner du travail aux nombreux ouvriers isolés (jusqu’à trente pour un objet), chacun étant attaché à la fabrication d’une pièce précise. Le marchand horloger regroupe ensuite tous les éléments”13.
15L’horlogerie du Doubs est alors une activité rurale comme le souligne Suzanne Daveau14. En 1850, l’annuaire du Doubs établi que 79 % des ateliers, côté français, sont situés dans la montagne et sur les hauts plateaux. L’impact sur la structuration du territoire est évidente : ce système va maintenir jusqu’à cette époque une répartition de la population relativement homogène, qui par ailleurs s’accroît régulièrement. À partir des années 1850, on va progressivement observer un mouvement de concentration autour de certains bourgs, beaucoup plus rapide et important en Suisse qu’en France. Citons notamment, la vallée de Joux, où se sont implantées des fabriques en provenance de Genève, qui devient beaucoup plus peuplées que son vis-à-vis français où l’agriculture prédomine ; Le Locle et La Chaux-de-Fonds déjà densément peuplés et faisant figure de métropole de l’horlogerie, fait face à des plateaux français encore peu habités de Maîche et du Russey, où à partir de 1850 la population est en forte hausse, du val de Morteau à Maîche. D’abords uniforme en relation avec les modes de production très atomisés, la croissance de la population va donc peu à peu se porter sur les principaux bourgs de Morteau, Villers-le-Lac, Le Russsey, Damprichard et Maîche où se concentrent les fabriques.
16Les échanges se multiplient entre les deux pays, mais de manière souvent illicite puisque la frontière va se fermer, le système transfrontalier entrant en effet dans une période de concurrence. On observe ainsi un repli en relation avec une protection des marchés nationaux qui déclenche des mouvements de contrebande. Ainsi, les entreprises suisses et françaises vont se livrer à une concurrence sans merci, soutenue par les États respectifs qui tentent de protéger leurs marchés en contingentant notamment les importations. Néanmoins de nombreux mouvements, boîtiers, “passent sous les sapins” pour être montés, estampillés d’un côté ou de l’autre de la frontière suivant les opportunités du moment. Côté français, la zone horlogère est adossée à la frontière et ne s’étend guère vers l’intérieur du pays ; la capitale bisontine qui aux yeux de l’État doit être développée entretien de moins en moins de rapports avec le Haut-Doubs horloger isolé et soupçonné de ne s’adonner qu’à la contrebande. Ainsi va commencer à se forger un système dominant-dominé, l’industrie horlogère française devenant clairement une filiale de l’industrie suisse.
17On peut ensuite clairement identifier deux point de rupture technologique entre la partie française et la partie suisse, en relation avec deux choix décisifs liés à la fois à la manière de produire et à la spécialisation de la production.
18C’est suite à l’exposition universelle de Philadelphie en 1877, que l’on constate que les horlogers américains ont réussi à automatiser une partie de la production. Les suisses tout d’abord comprennent vite qu’il faut suivre cette orientation, dès la fin du xixe siècle. Les franc-comtois quant à eux prennent du retard et conservent le système des “établisseurs” alors que la fabrication complète de la montre par procédé mécanique est à l’œuvre. C’est la fin de l’image d’horloger-artisan, et l’avènement de la fabrique, d’autant plus que les américains innovent encore avec la mise au point de tours universels pour rhabilleurs qui permettent de fabriquer plusieurs pièces de montre en un même lieu. Le système va se généraliser rapidement en Suisse où apparaît la petite mécanique de précision alors que la dynamique est plus lente dans la partie française où les capitaux sont par ailleurs plus faibles. Au début du siècle, on comptait 16 000 horlogers à Besançon, 12 000 pour le Pays de Montbéliard autour de la montre bon marché, 1 500 pour le plateau de Maîche et 3 800 dans le vallon de Morteau15 autour de la montre courante16. En fait durant la première moitié du xxe siècle, alors que l’industrie horlogère continue d’une manière générale à se concentrer autour de fabriques, elle se heurte à différentes crises liées à la consommation (première guerre mondiale) et à la concurrence croissante de l’Amérique. En fait à la veille de la seconde guerre mondiale alors que l’industrie horlogère comtoise dépend à 70 % de l’étranger pour les fournitures de base, la Suisse, elle, a conquis son indépendance notamment par rapport à la France. Elle jouit d’une avance technologique appréciable, les entrepreneurs suisse ayant su tirer parti des enseignements de l’exposition universelle de Philadelphie, alors que les français ne se sentaient pas menacés. Ajoutons que le régime corporatif, le statut légal, mis en place dans les années 30, et aboli en 1970, a permis de gros investissements industriels et commerciaux en instituant une contribution obligatoire. L’équivalent, la taxe parafiscale, ne sera institué en France qu’à partir de 1963.
19Le renouveau ne va s’amorcer qu’après la deuxième guerre mondiale, la production d’ébauches et de montres augmente fortement en France. Progressivement, l’ensemble des pièces détachées sont de nouveau fabriquées en France, et il se dessine une volonté d’organiser la profession afin de regrouper les entreprises17, mais l’atomisation des structures de production est toujours de mise. Au début des années 60, la production des deux pays repose donc toujours structurellement sur une forte atomisation des entreprises, mais elles se sont regroupées autour des principaux bourgs et petites villes18, notamment Morteau, Charquemont, Le Russey et Maîche19 ou La Chaux de Fonds et Le Locle en Suisse. C’est la localisation des capitaux qui explique ce mouvement, à l’origine d’un peuplement discontinu centré sur les principaux points de passage en France, autour des fabriques, plus largement réparti en Suisse. Par ailleurs, un centre de recherche et de formation s’impose dans la partie française, il s’agit de Besançon, dont l’École d’horlogerie a été créée en 1862, relayé par le centre de Morteau pour la formation dans le cadre de l’École d’horlogerie de Morteau créée en 1947, le CETEHOR jouera ensuite un rôle important. En Suisse le centre des recherches s’organise à Neuchâtel avec la création du Laboratoire de Recherches Horlogères (LRH) en 1924, puis le Centre Électronique Horloger (CEH SA) en 1962. En 1976, 65 % des établissements horlogers francs-comtois sont dans le Haut-Doubs, représentant 45 % des effectifs, alors que l’autre partie demeure essentiellement dans la région bisontine. À l’échelle française, l’horlogerie de petit volume franc-comtoise représente 90 % de la production française au sein d’une industrie structurée sur un mode traditionnel et totalement désintégré autour de multiples entreprises à la fois complémentaires et concurrentes dont les débouchés sont très majoritairement nationaux. La même constatation peut être faite pour la partie suisse, mais les débouchés sont essentiellement vers l’exportation et il existe une assez forte cohérence entre les différentes entreprises. L’organisation spatiale transfrontalière ne se trouve donc pas fondamentalement modifiée, même si un point de rupture technologique est apparu, les modèles de développement sont globalement convergents entre France et Suisse.
20Le deuxième point de rupture se situe entre la fin des années 60 et la fin des années 70. La domination de l’horlogerie suisse sur l’horlogerie française va s’accentuer avec la généralisation du quartz et la montée en puissance de la concurrence asiatique et américaine par cet intermédiaire. Les deux systèmes de production réagissent de manière différente par rapport à la modification de leur environnement20. En Suisse, l’innovation est bien accueillie d’autant que les structures de production disposent de la taille critique pour l’assimiler et le choix est fait de créer un Centre Électronique Horloger afin de développer la montre électronique. En France par contre l’avenir de l’horlogerie n’est pas prioritaire dans le développement national21 et les logiques d’acteurs sont divergentes, le relais des recherches communes n’étant pas assuré dans les entreprises22.
21Schématiquement, l’arc jurassien suisse va profondément se restructurer et “entrer dans un processus de rupture-filiation marqué par l’émergence et le développement d’une industrie des microtechniques”23 :
22Côté français, une partie de l’industrie horlogère va disparaître par manque de cohésion face à de nécessaires restructurations afin d’intégrer la technique du quartz. C’est la montre mécanique qui est d’abord préconisée pour lutter contre la concurrence, le revirement tardif vers le quartz place l’horlogerie française en situation de dépendance par rapport à ses principaux concurrents, alors qu’entre-temps les marques françaises prestigieuses ont disparu (Jaz, Yema). Le caractère conflictuelle des relations interprofessionnelles, l’individualisme des stratégies de multiples entreprises disséminées et faiblement fédérées, vont nuire à la mise en place d’une démarche concertée. Les micro-techniques vont émerger, mais dans un cadre de sous-traitance et de dépendance vis-à-vis de grands groupes nationaux ou internationaux, tout comme l’horlogerie.
23Côté suisse par contre, les dispositions cartellaires précoces, issues de la dépression du début des années 30, va conférer une cohésion remarquable aux entreprises, limitant la concurrence interne, rationalisant la production et permettant une réponse coordonnées face à la montée de la concurrence extérieur. La mise en place du quartz déclenche de profondes restructurations, que soutiennent par ailleurs les banques, et qu’organise admirablement la Société Suisse de Micro-électronique et d’Horlogerie (SMH) qui a pris le relais du Centre Électronique Horloger.
24La structuration spatiale de l’espace de production va jouer un rôle négatif côté français puisque la dispersion des entreprises ne sera pas surmontée par des organismes fédérateurs. Il en résulte une diminution importante des entreprises, doublé d’un renforcement de la sous-traitance ; alors qu’au contraire les concentrations sont à l’œuvre dans la partie suisse, autour de l’horlogerie, mais également des microtechniques. À titre indicatif, les entreprises horlogères suisses représentaient 90 000 personnes en 1970, moins de 25 000 au milieu des années 80 et actuellement près de 30 000, dont une part sont des travailleurs frontaliers français. Comparativement en France, les effectifs sont tombés de 14 000 dans les années 70 à 8 000 dans les années 80 pour s’établir à environ, 6 000 actuellement. Néanmoins, une formation de qualité demeure en France, qui va progressivement profiter à la Suisse, qui paradoxalement souffre d’une relative désaffection des jeunes pour les filières techniques et particulièrement horlogères, alors que les emplois proposés se multiplient. Entreprises de sous-traitance et main-d’œuvre qualifiée en France, entreprises et niches spécialisées en Suisse vont dès lors déclencher de multiples mouvements autour de la frontière24.
UNE CONTINUITÉ FONCTIONNELLE QUE TRADUIT UN ESPACE TRANSFRONTALIER DISSYMÉTRIQUE STRUCTURÉ AUTOUR DE MULTIPLES FLUX
25Il résulte de cette évolution, un espace transfrontalier largement dissymétrique au sein duquel apparaissent de multiples flux à la fois causes et conséquences du fonctionnement concurrentiel de deux territoires et que traduit le schéma conceptuel. On a ainsi perçu les points d’ancrage, finalement communs aux deux pays (relief, climat, isolement, savoirs-faire), les points d’entrée de l’innovation en relation avec les aléas politiques internationaux, et enfin les points de rupture dans leurs trajectoires. Le résultat est celui d’un territoire dont la structuration dépend étroitement de la présence de la frontière, barrière institutionnelle organisant les interactions spatiales (concentrations, flux, gradients et finalement dynamiques de population).
26Ainsi apparaissent :
- des flux transfrontaliers de pièces horlogères ; le partenariat de la Franche-Comté avec des entreprises suisses concerne principalement les cantons où le secteur des microtechniques et plus particulièrement de l’horlogerie sont implantés, révélant les liens étroits qui se sont noués autour du travail à façon. Les pièces sont conçues en Suisse, usinées en France et définitivement assemblées en Suisse pour produire des mécanismes estampillés “Swiss made” ;
- des flux transfrontaliers récents, de main-d’œuvre, qui traduisent un déséquilibre fonctionnel entre système de formation et de production (figure 5) ;
- des concentrations de main-d’œuvre autour des points de franchissement frontaliers en France en relation avec le développement des emplois frontaliers en Suisse ;
- des concentrations d’entreprises autour des points de franchissement afin de bénéficier de la main-d’œuvre française, en Suisse ;
- un gradient de la structure par âge de la population fonction de la distance à la frontière, inversé entre la France et la Suisse25, induit par la présence des travailleurs frontaliers ;
- des dynamiques de population très différenciées, puisque la partie française maintien sa population alors qu’en Suisse elle s’érode ;
- une organisation similaire entre France et Suisse, où les centres de recherche se situent en piémont (respectivement Besançon et Neuchâtel) et les centres de production en altitude (respectivement Morteau, Maîche, Charquemont et Le Locle, La Chaux-de-Fonds et le Val de Saint-Imier).
27Notons que nous n’avons jamais évoqué le rôle des infrastructures de transport dans le développement de l’horlogerie. En effet, il paraît clairement que dans un premier temps celle-ci ne s’est pas développée en fonction des axes importants de circulation, le mode d’échange des pièces de petite taille ne nécessitait pas d’aménagements lourds. Cependant progressivement, la qualité des infrastructures va devenir un atout, notamment pour les déplacements frontaliers, mais également pour lier les centres de recherche situés, en France comme en Suisse, sur le piémont, et les centres de production de Morteau et du Locle-La-Chaux-de-Fonds. Les effets sont nets en Suisse, avec la percée du tunnel sous la vue des alpes (1992), l’amélioration de la traversée des gorges du seyon (1999) qui placent les centres de recherche de Neuchâtel à moins d’une demie-heure des lieux de production de la montagne. En France, par contre, les efforts du Conseil Général du Doubs, bien qu’évidents, se heurtent à une distance plus importante et des moyens nettement plus faibles, qui placent Besançon à plus d’une heure de Morteau. Néanmoins, les logiques d’aménagement actuelles sont résolument transfrontalières.
28À ce jour, notons que les français sont de retour dans l’horlogerie, mais en Suisse, et sous l’angle des grands groupes. En effet, Cartier s’apprête à créer 700 emplois en Suisse, à 5 km de la frontière (crêt du Locle) pour 160 millions de francs. LVMH ensuite, qui s’empare de Tag Heuer, d’Ebel et de Zenith pour plus de 6 milliards de francs. Les emplois continuent donc de se concentrer en Suisse où la production horlogère bénéficie d’une image de marque à son plus haut tandis que la France est contrainte à la sous-traitance. L’industrie horlogère du Haut-Doubs qui ne cesse de s’effilocher (- 4,4 % en 1997 ; -5,7 % en 1998 et - 0,5 % en 1999), voit donc à deux pas proliférer les investissements français alors que l’usine Cattin de Morteau, vouée à la friche, est municipalisée faute de repreneur. On peut d’ailleurs à ce titre s’interroger sur la pérennité de cette situation, en effet, tant que l’image est très porteuse, elle compense largement le surcoût induit par l’implantation en Suisse en relation avec la main-d’œuvre, le prix du foncier, mais jusqu’à quand ? De choix en prises de décisions, d’adaptation en innovations, les deux versants industriels d’une frontière pourtant organisés durant un temps sur des modèles proches, ont donc fortement divergés, tout en restant intimement liés dans leur devenir au travers de leurs multiples relations. Ici, l’approche systémique employée révèle combien la frontière, discontinuité décisoire, joue à la fois le rôle de cause en déterminant des différences donc des relations entre des acteurs et par conséquent de fortes interactions spatiales, et le rôle d’effet en étant maintenu, en vertu des propriétés homéostatiques des systèmes ouverts, par l’équilibre qui sous-tend les relations internationales. Le résultat montre un territoire transfrontalier où les continuités se multiplient autour de la discontinuité que représente la frontière, montrant une étroite similitude des organisations spatiales - pôles, gradients, réseaux - qui ne signifie pas pour autant similitude des dynamiques. En effet là ce sont les entreprises qui se concentrent, ici la population ; ailleurs la population jeune est minoritaire, ici au contraire elle est prépondérante. Cette similitude des organisations spatiales est finalement sous-tendue par d’intenses relations qui pérennisent le système et maintiennent un modèle dominant-dominé finalement originel, qui s’est temporairement estompé, mais qui semble clairement être structurel…, jusqu’à la prochaine modification du système.
Notes de bas de page
1 Maître de Conférences en Géographie, THEMA-UMR 6049, Université de Franche-Comté.
2 Comme cela est préconisé par Renard J.-P., 2002, in “Limites et discontinuités en géographie”, Dossiers des Images Économiques du Monde, Éd. SEDES.
3 “Horlogerie ancienne”, Revue de l’association française, n045, 16-31.
4 Pièces élémentaires qui composent une montre.
5 “Horlogerie ancienne”, Revue de l’association française, n°4, 7-13.
6 Heures comtoises, n03, 14-18.
7 Lioger (R.), Barbe (N.), 1999, Les industries jurassiennes : savoir-faire et coopération, Éditions scientifiques européennes, p. 15-59.
8 L’industrialisation de la production notamment dans les vallées vosgiennes va accélérer le processus.
9 La structuration progressive de la production agricole autour des fruitières qui nécessitent des investissements réservés aux plus nantis, exclu les agriculteurs les plus pauvres, du système.
10 Lassus (F.), 1980, Métallurgistes comtois du xviiie au xixe siècle, les Rochets. Étude sociale d’une famille de maîtres de forges et d’ouvriers-forgerons, Université de Franche-Comté, Thèse de 3e cycle, histoire.
11 L’établisseur assemble les différentes pièces qui composent une montre pour en faire un produit fini.
12 Au clos du Doubs, revue n° 43, janvier 2000.
13 Revue de l’association français horlogerie ancienne, “Les débuts de l’horlogerie dans le val de Morteau”, p. 18-23.
14 Daveau (S.), 1954, Les régions frontalières de la montagne jurassienne. Étude de géographie humaine, Trévoux, J. Patissier.
15 CETEHOR Informations, n°84.
16 Bulletin de l’association nationale des collectionneurs et amateurs d’horlogerie ancienne, n°58, 1990, “Histoire de l’industrie horlogère”, L. Trincano, p. 46-54.
17 Création du Bureau des Études Horlogères en 1938, du Comité d’Organisation de l’Industrie de la Montre en 1940, du Comité Professionnel Interrégional de la Montre en 1960.
18 Chevalier (M.), 1961, “Tableau industriel de la Franche-Comté”, Cahiers de Géographie de Besançon, Annales Littéraires de l’Université de Besançon, Les Belles Lettres, Paris, p. 52-59.
19 Au début des années 60, sur soixante communes des cantons de Morteau, Le Russey et Maîche, seulement quatorze possèdent encore des entreprises horlogères.
20 Pfister (M.), Lechot (G.), Lecoq (B.), 1995, “Horlogerie franco-suisse : des trajectoires divergentes”, in Quel développement pour l’arc jurassien ?, Crevoisier (O.) et Maillat (D.) (dir.), IRER, Neuchâtel.
21 Ramunni (G.), 1995, “Une mutation annoncée” in De l’horlogerie aux microtechniques 1965-1975, colloque organisé par le CETEHOR et le Musée du temps, Besançon, p. 15-23.
22 Ternant (E.), 1995, “Le milieu horloger français face à la mutation de la montre à quartz (1965-1975) ” in De l’horlogerie aux microtechniques 1965-1975, colloque organisé par le CETEHOR et le Musée du temps, Besançon, p. 25-46.
23 Maillat (D.), Nemeti (F.), Pfister (M.), Siviero (A.), 1993, L’industrie microtechnique en Suisse, Université de Neuchâtel, IRER, EDES, Neuchâtel.
24 Moine A., 2002, “Les villes-frontalières de l’arc jurassien franco-suisse : similitudes et différences autour de nouvelles structurations spatiales”, in Villes et frontières, Coll. L’Harmattan.
25 Fallet (B.), Schuler (M.), 1996, Atlas jurassien, appui à la coopération transfrontalière, Éd. Cemagref, Grenoble.
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume I
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