Continuités floristiques, discontinuités territoriales et paysagères dans les Alpes du Sud
p. 211-227
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur1
INTRODUCTION
2L’analyse des configurations spatiales du monde bio-physique et de leur mode continu ou discontinu de variation spatiale, telle qu’elle a été impulsée par Michel Lecompte (1986) représente une contribution à un débat plus large qui concerne la géographie mais aussi les autres disciplines, et qui porte sur la manière dont nous abordons les objets de recherche, sur le poids respectif que nous donnons à notre désir classificatoire ou à notre ambition de saisir les interstices de la systématique créée. Cet article propose une lecture d’un cheminement botanique continu effectué à travers les Alpes, entre la plaine du Rhône et celle du Pô (Alexandre et al., 2000, 2002), et tente d’en tirer des enseignements plus généraux sur la dynamique et l’organisation des milieux bio-physiques à différentes échelles spatiales.
3Les observations effectuées à travers les Alpes occidentales franco-italiennes permettent en effet de discuter les modèles d’organisation spatiale et temporelle de la végétation, à la croisée des systèmes sociaux et des systèmes bio-physiques. La question de l’échelle spatiale d’analyse apparaît essentielle, la hiérarchie des facteurs organisateurs de la végétation variant selon que l’on se situe à l’échelle régionale, celle du massif alpin, ou à celle d’un pays comme le Queyras. D’autre part, selon que seront pris en considération le contenu floristique ou la physionomie de la végétation, le mode de variation spatiale de cette dernière apparaîtra tantôt plutôt continu, tantôt plutôt discontinu. Les discontinuités relevées dans le paysage sont renforcées par la mise en valeur par les sociétés de l’espace bio-physique.
4Plus que d’entrer ici dans le débat, un peu vif parfois, opposant les tenants d’une organisation continue de la végétation à ceux supposant une organisation discontinue en communautés végétales homogènes aisément discernables entre elles (Gounot, 1969, Guinochet, 1973, Braque, 1987, Alexandre, 1996, Génin, 1997, Alexandre, Grasland et Gay, 2002), la démarche présentée, de l’échantillonnage aux méthodes de traitement de données, propose simplement de montrer la variété des modes de variation spatiale de la végétation.
À L’ÉCHELLE RÉGIONALE
5À l’échelle régionale, le transect, composé de segments de 500 m, va donc du Vercors à la haute vallée du Pô (fig. 1). Ce mode d’échantillonnage est choisi en fonction de l’hypothèse de l’existence d’un gradient organisant la végétation (Lecompte, 1973, Frontier, 1983) ; il permet de saisir des variations progressives mais permet, si elles existent, de mettre en évidence des discontinuités entre deux lots de segments2.
6Les données floristiques relevées dans chaque segment sont limitées aux espèces ligneuses et herbacées à souche ligneuse. Le premier axe de l’analyse factorielle des correspondances à laquelle cette information floristique a été soumise met en lumière le rôle du facteur altitudinal, le gradient thermique imposant la disparition progressive du cortège des espèces des basses altitudes3. Les axes suivants distinguent les spécificités floristiques du Vercors et de la haute vallée du Pô, particularités liées à la lithologie et aux conditions hydroclimatiques, sans qu’il soit très aisé de déterminer le rôle de l’un et l’autre de ces deux facteurs. Le premier plan factoriel présente ainsi un nuage continu, qui transcrit les variations progressives du contenu floristique de la végétation tant à l’échelle de chacun des versants qu’à l’échelle régionale, les cortèges s’interpénétrant profondément, selon le schéma des groupes imbriqués en écailles décrits par Godron (1967). En fonction de la gamme d’altitudes à auxquelles on les retrouve, les espèces s’égrènent le long de l’axe 1, la composition floristique des relevés se renouvelant ainsi continûment à mesure que les altitudes augmentent. Un autre aspect du continuum floristique régional apparaît sur l’axe 2 qui opère des distinctions au sein des espèces qui composent les forêts des altitudes inférieures à 1300-1400 m (fig. 2).
7Nous trouvant, par l’échelle considérée et l’effet du relief, chevaucher plusieurs domaines biogéographiques, il n’est guère étonnant que le climat soit le déterminant premier de la flore. Il va opérer dans le sens d’un tri des espèces lorsqu’une contrainte s’exprimera. En effet, les conditions sont plus ou moins propices à l’installation (présence), à la survie (régénération) et à l’expansion spatiale (limitée par effet de concurrence des autres plantes) de chaque espèce végétale composant la flore (Grime et al., 1988). La présence d’une espèce végétale dans un relevé tient donc à la combinaison de ces trois opportunités. De plus, chaque espèce, selon son modèle biologique (mode et intensité de la reproduction, vitesse de croissance, durée de vie, exigences écologiques, résistance aux perturbations) sera plus ou moins apte à la concurrence avec les autres espèces (ex. modèles dits expansionniste, de résistance et de stabilisation, Tatoni et al., 1999 ; espèces dites pionnières, nomades et dryades, Rameau et al., 1989).
8La symétrie entre la courbe topographique du transect, et celle des coordonnées des relevés sur l’axe 1 (fig. 3) témoigne du rôle de ce facteur altitudinal. Le principal facteur d’organisation de la végétation est donc ici d’ordre climatique, et plus précisément thermique. Le gradient thermique altitudinal se traduit, dans la variation de la flore d’échelle régionale, par un continuum botanique altitudinal (Alexandre, Cohen, Génin, Lecompte, 2002).
9Pour le vérifier, on classe les relevés (segments du transect) par ordre croissant d’altitude (fig. 4), et non plus en fonction de leur position géographique (fig. 3). Les coordonnées des relevés de l’axe 1 de l’analyse factorielle des correspondances tracent alors une courbe d’allure parabolique. Celle-ci est marquée par des ruptures de pente autour d’altitudes-clé pour les plantes. Elles correspondent à des seuils biologiques (Alexandre, Génin et Lecompte, 1998) au-delà desquels les espèces les plus exigeantes en chaleur disparaissent, tandis que se maintiennent ou apparaissent des espèces plus rustiques et résistantes au froid et au raccourcissement de la saison végétative.
10On note ainsi deux points d’inflexion dans la courbe :
- l’une autour de 1 300-1 400 m, altitudes au-dessus desquelles commencent à disparaître, à un rythme qui augmente avec l’altitude, les espèces des plaines qui rencontrent une à une leur seuil thermique ; ainsi la première discontinuité rencontrée sépare-t-elle une flore homogène (compte non tenu, bien évidemment, de la micro-hétérogénéité d’échelle locale) des basses et moyennes altitudes, d’une flore qui change graduellement avec l’altitude ;
- à des altitudes plus élevées, autour de 2 200-2 400 m, la courbe se relève encore ; peut-on parler d’une deuxième rupture de pente, donc d’une deuxième discontinuité ou simplement d’une accélération progressive des changements au sein du continuum ? ; ceci correspond au double ballet de la disparition accélérée des dernières plantes des basses altitudes et de l’apparition de plantes très résistantes au froid, à caractère alpin (souvent éliminées plus bas par la concurrence, comme certains saxifrages, des androsaces ou des draves).
11La courbe de la fig. 4 présente de fortes oscillations autour de ce second seuil : celles-ci sont l’écho de la coexistence, à ces altitudes, de formations forestières et de formations asylvatiques (pelouses et landes). Cette alternance de relevés d’ombre et de lumière est révélatrice du caractère mouvant de la limite supérieure de la forêt et des formes de croissance arborées, liée à la déprise pastorale plus ou moins accentuée des alpages. Ce qui apparaît ici comme du “bruit” devient un élément majeur lorsque l’on se place à l’échelle locale, comme nous le verrons plus loin.
12Quelle que soit la situation, à l’extérieur du massif exposé aux vents humides, ou à l’intérieur plus sec, la végétation semble donc se modifier essentiellement en fonction de l’altitude, et ce de façon très simple, permettant de substituer trois domaines altitudinaux, aux modèles classiques d’étagement (Gaussen, 1938, Ozenda, 1985, Rougerie, 1990). Cette différenciation en “domaines” semble à la fois plus simple et plus solide, d’un point de vue bioclimatique, que ces modèles de référence. Elle se rapproche de la classification adoptée par Tatoni et al. (op. cit.) pour discuter de la dynamique post-culturale des boisements en basse, moyenne et haute Provence.
13Cette structure spatiale floristique peut donc être considérée, suivant le point de vue que l’on souhaite privilégier :
- soit comme un continuum marqué par des changements de plus en plus rapides de la composition floristique, présentant donc plusieurs facettes ;
- soit comme trois “domaines” séparés par des discontinuités correspondant aux différents changements de rythme dans la “vitesse” de renouvellement de la flore ou macro-étages qui se distinguent par des degrés d’hétérogénéité de plus en plus forts, correspondant à une réponse de plus en plus vive aux contraintes thermiques imposées par l’altitude.
À L’ÉCHELLE DU PAYS
14À l’échelle de l’ensemble du transect, les effets d’importance régionale masquent le rôle des autres paramètres organisateurs de la végétation. Ils sont, en revanche, bien discernables à l’échelle d’un espace micro-régional : l’interpénétration entre le gradient altitudinal et d’autres facteurs, telles l’occupation humaine ou la lithologique, y est évidente. En ceci, les relevés effectués dans le Queyras, petit pays qui correspond à la haute vallée du Guil et de ses affluents, sont exemplaires (Alexandre, Cohen, Génin, Lecompte, Saadi, 1999). On s’attend que cette combinatoire de facteurs s’exprime à travers l’organisation spatiale de la végétation ; les facteurs entrant en jeu, de fréquence de variation spatiale beaucoup plus courte que celle du climat régional, connaissent, par ailleurs, des changements plus brutaux qu’il s’agisse des limites entre affleurements géologiques ou des limites du parcellaire.
15Le changement d’échelle a entraîné la recherche d’informations complémentaires à celles récoltées pour le long transect. Ont ainsi été effectués :
- des relevés floristiques à une maille plus fine (100 m), susceptible, cette fois-ci, de capter une part de la micro-hétérogénéité de la végétation ;
- l’étude d’images satellitales SPOT, ainsi que de missions de photographies aériennes ;
- des enquêtes de terrain, auprès des forestiers en particulier (Grech, 2000) ;
- des études démographiques sur les principales essences forestières le long de quelques versants (Arezki et Lecompte, 2001).
16Ainsi la végétation est-elle, dans cet exemple, envisagée dans ses trois dimensions : floristique, paysagère et dynamique et le facteur temps est-il pris en compte aux échelles correspondant à l’histoire des sociétés humaines. Les principaux résultats de cette analyse de la végétation à échelle intermédiaire entre les continuums floristiques mis en lumière par les longs transects et les micro-mosaïques d’échelle locale chères aux phytosociologues peuvent être ainsi résumés.
17L’analyse floristique montre, comme précédemment, le rôle du facteur thermique, dégagé par le premier axe de l’analyse factorielle des correspondances. Le nuage de points qui s’étire le long de ce premier axe égrène les relevés, depuis les relevés de pelouses à caractère alpin (du côté des coordonnées positives les plus extrêmes), aux formations herbacées, à flore plus banale (proches de l’origine), puis aux forêts (du côté négatif de l’axe). Celles-ci sont, à leur tour, différenciées par le deuxième axe de l’AFC, depuis les forêts d’altitude dominées par le Pin cembro, en passant par les forêts de résineux d’écologie plus large, à Mélèze ou à Pin à crochets, pour arriver jusqu’aux boisements thermophiles d’adret à Pin sylvestre (fig. 5). La transition altitudinale apparaît ainsi dédoublée (fig. 6 et 7)
18Les espèces forestières dominantes ici mentionnées, Pin cembro, Pin à crochets et Pin sylvestre, Mélèze, ne sont toutefois pas celles qui apportent le plus d’information floristique. Ce sont plutôt les espèces de sous-bois qui contribuent le mieux à différencier les relevés, en opposant, par exemple le chèvrefeuille des Alpes, du côté des boisements d’altitude, à la lavande, du côté des bois plus thermophiles. Il est ici éclairant de comparer flore et paysage, ce dernier ayant été décrit systématiquement sur chacun des relevés. La représentation graphique de la combinaison entre ces deux informations, flore et paysage, le long d’un transect topographique, montre une certaine divergence entre ces deux dimensions de la végétation (fig.6a). Les changements observés dans la physionomie apparaissent largement indépendants des changements floristiques liés au gradient altitudinal.
19Ainsi voit-on se succéder, le long de versants couverts de pelouses d’apparence homogène, des cortèges floristiques à caractère alpin croissant. À l’inverse, les forêts de résineux, où se mêlent mélèzes, pins cembro et pins à crochets en proportions très diverses (fig. 7b), et occupant les altitudes intermédiaires, ne présentent pas de grandes distinctions floristiques.
20L’organisation floristique est donc assez profondément indépendante de ce que l’on peut observer dans les paysages et la géographie des formations végétales. Ceci explique qu’elle diffère aussi des modèles habituels d’étagement, ceux-ci étant essentiellement fondés sur la géographie des essences dominantes, comme l’indique la comparaison de cette coupe (fig. 6a) avec celle (fig. 6b) établie à partir de la “carte phytoécologique” d’Archiloque et al. (1983). De cette carte détaillée des groupements végétaux, nous avons retenu l’appartenance de ces derniers aux différents étages de végétation : montagnard, subalpin et alpin, ce dernier étant subdivisé en deux sous-ensembles. À l’exception des formations à Pin sylvestre, les nuances de la structure floristique sont gommées par ce découpage en étages. Ainsi toutes les formations herbacées sont-elles rattachés à “l’étage alpin”, alors que seules les pelouses des plus hautes altitudes comportent des espèces à caractère alpin. Quelle est dès lors la signification de ces “pelouses de l’étage alpin” ? Signifient-elles que l’arbre ne peut s’installer, vaincu par le froid et la brièveté de la saison favorable ?
21Deux faits viennent contredire cette interprétation bioclimatique implicite.
22D’une part, le décalage temporel entre nos travaux et ceux de nos prédécesseurs montre une “remontée” de la forêt le long des versants, en lieu et place de la “pelouse alpine” (ex. versant occidental de la Pointe des Marcelettes).
23D’autre part, le troisième axe de notre analyse factorielle, qui décrit les milieux en voie de boisement spontané, montre que, dans la plupart des relevés réalisés dans des pelouses de “l’étage alpin thermique”, celles-ci sont actuellement reconquises par la forêt. Le mélèze y est pionnier aux avant-postes de la lisière forestière avec quelques arbustes. N’échappent pour l’instant à cette reconquête forestière que les pelouses dont la flore a un caractère alpin plus marqué située en haute altitude ; ces pelouses correspondent pour partie à l’étage alpin nival discerné par Archiloque et al. (op. cit.).
24Le critère paysager - la présence de pelouses - qui semble avoir guidé les auteurs de la carte phytoécologique dans leur délimitation de “l’étage alpin” apparaît donc fragile quant à sa signification bioclimatique. Ceci tient au rôle essentiel joué par les sociétés humaines dans l’organisation de ces paysages végétaux. Celles-ci ont surimposé un réseau de rides, qui tantôt s’effacent (et, en cela, diffèrent des rides d’un visage), tantôt se renforcent, tantôt se déplacent. Il en est ainsi à l’heure actuelle de la limite supérieure, d’une part de la forêt, de l’autre, de l’arbre. L’une et l’autre gagnent en altitude suivant un processus de “remontée biologique” que certains attribuent aux changements climatiques, mais dont la plus grande part semble être due aux abandons agropastoraux. Cette seconde hypothèse est corroborée par des informations concernant l’évolution des activités socio-économiques dans les communes de Guillestre et Ceillac (tableaux 1 et 2).
25Ainsi, le Queyras, à l’instar de bien d’autres massifs montagneux (ex. Vercors, Barbaro 1999, Alpes méditerranéennes, Tatoni et al., op. cit.), a vu ses paysages modelés par des pratiques traditionnelles liées à l’élevage ovin et bovin et à l’agriculture. L’exploitation pastorale est à l’origine de l’extension des paysages asylvatiques, à l’aval des limites de la pelouse alpine, en gagnant sur la “zone de combat” et la forêt de résineux. Ces écotones étaient alors remplacés par des discontinuités entre parcelles forestières et pastorales (lisière brusque). Les trouées dans les forêts d’ubac étaient destinées à l’aménagement de prairies de fauche proches des bergeries d’altitude, dessinant des mosaïques de clairières et de forêt ; les voies de transhumance reliaient l’habitat des vallées jusque vers les alpages, établissant des corridors herbacés dans la matrice forestière4.
26Avec le déclin de l’élevage, qui ne contribue plus qu’au 1/4 de l’activité économique régionale, l’expansion du tourisme et l’abandon des hameaux montagnards, ces espaces anciennement aménagés pour l’élevage sont envahis par les ligneux, notamment par le mélèze. Les limites autrefois franches entre parcelles d’exploitation s’estompent, dessinant des mosaïques floues. Plus limitée dans l’espace, l’agriculture a néanmoins laissé ses marques par le réseau d’irrigation, aujourd’hui abandonné mais encore visible dans le Massif de la Réortie, à proximité de Guillestre.
27Les sources statistiques et les données d’enquête montrent aussi des nuances géographiques entre le Guillestrois et le Queyras, représentés sur notre transect respectivement par les communes de Guillestre et de Ceillac. L’examen du tableau 2 laisse penser à un relatif avantage en termes démographique et d’activité agricole et pastorale au bénéfice du Guillestrois, alors que le pays du Queyras semble s’être davantage tourné vers le tourisme (Station de Saint-Véran).
28Les choix de gestion forestière sont également différents. Alors que prévaut encore une représentation de la forêt comme un milieu productif dans la commune de Guillestre, la commune de Ceillac considère ces espaces comme des paysages à préserver, contribuant à la beauté des lieux attirant les touristes. De plus, les tarifs demandés pour l’exploitation de la forêt semblent, pour la commune de Ceillac, trop élevés, alors qu’à Guillestre, l’ONF gère la forêt jardinée et la cession aux exploitants se réalise de façon jugée satisfaisante (Grech, op. cit.). À Ceillac, la déprise pastorale est donc associée à un abandon de l’exploitation forestière, à l’instar de ce qu’observent Tatoni et al. en Haute Provence. Mais la situation est inverse à Guillestre.
29On peut, dans un deuxième temps, rapprocher l’expression spatiale de ces informations : carte des paysages forestiers et cadastre, de l’organisation spatio-temporelle de la flore et du paysage sur une portion de notre transect (fig.7).
30Le lien, au sein de la végétation, entre les activités humaines et les discontinuités physionomiques - dont on a si souvent tiré argument dans la cartographie écologique - paraît flagrant. Des différences observées dans la végétation suivent certaines limites communales, entre Guillestre et Ceillac par exemple, du fait des choix divergents quant à la gestion de la forêt. À cette différence correspond aujourd’hui une dynamique plus ou moins aboutie de la végétation forestière. Certains bois de pins cembro de Ceillac (Bois des Eysselières), correspondent à un stade avancé de la succession en même temps qu’au cortège le plus adapté au froid. L’originalité floristique de ce bois semble donc s’exprimer grâce un traitement forestier qui a favorisé le maintien d’une futaie très ancienne. Inversement, au sein des forêts de Guillestre, les nuances d’exploitation forestière (fig. 7c) se traduisent dans une mosaïque parcellaire de paysages, ou mosaïque géométrique (fig. 7b) mais n’ont pas de traduction floristique (fig. 7a).
31Il est vrai que, dans cet exemple, le changement est d’autant plus net que la géologie renforce la discontinuité, les terrains schisteux, plus frais, s’avérant plus propices au Pin cembro, espèce d’écologie montagnarde affirmée, que les terrains carbonatés, produisant des sols plus secs et se réchauffant plus aisément (fig. 7d).
32Quoi qu’il en soit, la discontinuité ne se maintiendra pas nécessairement aussi nettement dans le futur : le pin cembro, très compétitif en altitude, se substitue progressivement au mélèze, là où celui-ci n’est plus favorisé par l’homme (Arezki & Lecompte 2001). Le déclin des activités agro-sylvopastorales en montagne se ferait ainsi au profit d’une simplification du paysage au sein duquel l’emporteraient quelques essences d’ombre, à très large amplitude écologique : à une mosaïque paysagère pourrait ainsi succéder une matrice beaucoup plus homogène.
33Deuxième exemple des empreintes laissées par les sociétés humaines : celles encore identifiables lorsque l’on se penche sur les matrices cadastrales entre ce qui était, voici quelques décennies, classé en bois et ce qui était classé en lande. L’originalité physionomique et pour partie paysagère du versant qui domine le bourg de Guillestre est liée à la reconquête par une pinède à pin sylvestre d’un ancien parcours de transhumance. Le pin est donc dans ce cas une espèce pionnière, et pourrait être remplacé à terme par une autre essence forestière. À l’instar du mélèze, le pin sylvestre semble moins constituer une série ou étage de végétation (carte de végétation) qu’une forêt transitoire, liée à l’histoire des sociétés humaines.
CONCLUSION
34Les exemples traités dessinent une subtile géographie où le continu et le discontinu se le disputent sur un mode moins simple que les classiques modèles en unités d’échelles emboîtées le laisseraient supposer. Cette géographie est le reflet de l’interpénétration à plusieurs échelles des facteurs anthropiques et bio-physiques. Certains facteurs apparaissent responsables de la macro-hétérogénéité et de certaines de ses figures (le gradient thermique traduit par une variation floristique s’accélérant avec l’altitude ; la décision d’exploiter ou non la forêt se traduisant par une limite franche dans la végétation). D’autres facteurs sont responsables de la micro-hétérogénéité et des configurations spatiales correspondantes (facettes liées aux différences d’exposition ; variations dans le mode de gestion forestière en fonction du parcellaire).
35Cette pluralité des modèles est aussi une conséquence de la complexité de notre objet d’étude, la végétation. Sa composante floristique obéit à des modèles de type continu, de même que sa dimension dynamique, alors que la dimension physionomique (ou paysagère, fortement influencée par les sociétés humaines) se prête mieux à la recherche de discontinuités. En fonction des quelques régularités entrevues, nous proposons une “grammaire spatiale de la végétation” (fig. 8) qui associe un modèle spatial préférentiel à chacune de ces dimensions, évidemment interactives (la végétation est à la fois la flore, le paysage, ensemble lui-même en constante évolution).
36À la dimension floristique est associé un modèle spatial en continuum. À sa composante physionomique (ou paysagère) une organisation en mosaïques à l’échelle locale, en bandes et étages faux échelles régionale et zonale. À sa dynamique, une disposition en mosaïques aléatoires (ex. les clairières de régénération dans une forêt naturelle) ou, au contact entre deux végétations différentes, en lisière étagée (limite forêt-pelouse à l’échelle locale) ou en écotone (aux échelles plus petites).
37D’autres modèles se comprennent en prenant en compte conjointement deux dimensions de la végétation. Ainsi, le continuum à facettes (Godron 1981, Lecompte 1986) procède à la fois d’une transition floristique progressive le long d’un versant montagnard et d’une discontinuité lithologique induisant des alternances entre formations végétales forestières et herbacées sur ce même versant. Dans l’exemple du Queyras, on peut considérer que le double gradient thermique, observé dans les formations forestières et asylvatiques, relève de ce modèle, les deux facettes étant ici disjointes dans l’espace, la première aux altitudes plus basses, la seconde aux plus élevées.
38De même, l’existence de seuils procède à la fois d’un remplacement progressif d’espèces et d’une accélération spatiale de cette transition, liée à des phénomènes de concurrence entre espèces. Le continuum “irrégulier” observé à l’échelle régionale dans les Alpes relève autant de cette figure que du continuum strict. Le modèle en écailles imbriquées, décrit par Godron (in Gounot, 1969) le long d’une catena, en représente une variante à l’échelle locale. Dans les deux cas, les aires de chaque espèce se superposent et s’imbriquent en “écailles”.
39Chacun de ces modèles à son domaine de pertinence, à certaines échelles, selon que l’on abordera la végétation sous tel ou tel angle. Les modèles peuvent aussi se combiner, comme nous l’avons montré dans l’exemple du Queyras. Ainsi le gradient thermique induira un continuum floristique, alors que parallèlement l’exploitation par les sociétés humaines créera des discontinuités entre parcelles ; lorsque cette exploitation faiblira, ces discontinuités s’estomperont, puis seront remplacées par des écotones dynamiques (ex. lisière étagée, mosaïques floues).
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Notes de bas de page
1 Université Paris VII - Denis-Diderot/UMR LADYSS - CNRS
2 Les modes d’échantillonnage les plus usités pour l’étude de la végétation, comme l’échantillonnage stratifié postulent une organisation du tapis végétal en unités homogènes discrètes (Braque, 1988) ; les relevés sont dispersés en un semis, qui peut éventuellement permettre la mise en évidence d’un continuum écologique (Gounot, 1969), mais qui ne peut restituer un continuum spatial.
3 Ces disparitions ont des conséquences paysagères, puisque, à côté d’espèces discrètes, elles concernent aussi les essences dominantes des forêts des basses altitudes qu’il s’agisse des espèces pionnières comme le Pin sylvestre ou des feuillus comme le Chêne pubescent et, un peu plus haut, le Hêtre. D’autres essences viennent alors dominer comme le Pin à crochets, le Mélèze ou l’Arolle. Cette substitution dans les essences dominantes a servi, classiquement, à la délimitation entre l’étage montagnard et l’étage subalpin.
4 Ces deux derniers termes sont empruntés à l’écologie du paysage (Forman et Godron, 1986).
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume I
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006