Distance sociale et voisinage. L’espace des castes en Inde
p. 193-208
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur1
2La présentation de la société de castes se fonde habituellement sur deux traits de son organisation : la hiérarchie et le cloisonnement. L’accent est porté alors sur les discontinuités structurant l’organisation sociale2 : des groupes bien distincts ordonnés selon des principes religieux stricts et immuables. Pour traiter l’espace des castes, les géographes procèdent le plus souvent à une transposition spatiale du modèle social élaboré par les anthropologues. La position des différentes catégories dans la hiérarchie se traduirait par une localisation, définie par leur distance au centre investi par les castes supérieures ; l’écart rituel des groupes se traduirait par un écart physique, chaque caste étant assignée de plus à une aire délimitée.
3Cette transposition du schème socio-religieux à l’espace, qui consiste en un passage direct du sociétal au spatial, suppose que soit réglée la question du rapport entre identité et territoire. Or, c’est la nature de cette relation établie par la société hindoue3 avec son espace qui doit être examinée. Car la spatialité ne saurait être comprise ici comme une simple projection des normes socioreligieuses sur un espace support. Comme la temporalité spécifique, elle fonde les modalités d’être au monde de la société.
4Une autre lecture spatiale peut insister sur la continuité idéologique qui règle la cohabitation des groupes dans un subtil arrangement de différenciation, hiérarchie et complémentarité. L’intouchabilité elle-même, qui semble une discontinuité mieux établie, constitue-t-elle une frontière socio-spatiale irréductible ?
LES CASTES : INTÉGRATION PAR LA DIFFÉRENCE
5Si la complexité de l’organisation de la société indienne en castes n’a jamais échappé aux observateurs quels qu’ils soient, sa description s’est appuyée sur des critères d’étrangeté variant en fonction de l’époque ou de la culture du témoin. Néanmoins, tous éprouvent une même difficulté, celle de rendre compte à la fois du système socio-religieux dans sa globalité et de la diversité des groupes qui le constituent, tant il a pu - et peut - sembler que des paradoxes surgissent à tout moment lorsque l’on tente de mettre en relation les deux logiques. L’utilisation d’un terme unique “caste” en français ne témoigne pas seulement d’une simplification commode ou de l’inadéquation d’une traduction mais de la difficile compréhension de ce complexe idéologique et “socio-éco-religieux” : le mot “caste” confond deux concepts sanskrits varna et jati.
6La traduction littérale du premier terme varna par “couleur” ou “état” ne permet pas d’accéder plus aisément au concept ; il faut en passer par la présentation du modèle idéologique pour en découvrir le sens. Ce modèle énonce les quatre composantes de la société hindoue : les brahmanes, définis par leurs fonctions religieuse et intellectuelle, les kshatrya, par leurs fonctions politique et militaire, les vaisya, par celles du commerce et l’agriculture, les sudra servant les trois premiers groupes dont les membres sont dits initiés ou “deux-fois nés”. L’instance religieuse et rituelle est placée au faîte d’une hiérarchie commandée par le principe de “pureté”4. Au fur et à mesure que l’on descend dans la hiérarchie, le niveau de pureté du groupe décroît.
7La jati ou “naissance” apparaît davantage comme une catégorie de morphologie sociale et témoigne d’une minutieuse stratification qui se traduit par la spécialisation de ces groupes, innombrables5. Ils se caractérisent aussi par une grande diversité régionale. Les jati ne constituent pas des subdivisions de varna comme pourraient le laisser entendre les formulations de caste (varna) et sous-caste (jati) couramment utilisées en français.
8Cette terminologie doit être replacée dans le discours idéologique brahmanique : davantage qu’un état de fait, c’est une conception du monde qui est exprimée dans le cadrage des varna. Les varna sont issus “du sacrifice d’un purusa cosmique” (“Homme primordial” des textes védiques)6. L’ordre hiérarchique est exprimé dans les Lois de Manu7 qui fixent les devoirs et la place de chaque groupe ; le respect du “devoir de caste” ou dharma et “l’acceptation de son destin” ou karma contribuent au maintien de l’ordre du monde. L’institution d’écarts rituels entre les groupes garantit la préservation des statuts inégaux et constitue l’économie de ce qui a été défini comme un système8. La position d’un varna ne se définit que par rapport aux autres varna.
9Si la hiérarchie est nettement établie dans ce modèle, il n’en demeure pas moins que le passé de “l’Inde” est riche en dérogations à des règles réputées incontournables. Mais ce tableau des varna offre la commodité de catégories bien délimitées : des groupes supérieurs/inférieurs, purs/impurs, dont certains monopolisent le prestige de la connaissance et du spirituel, certains détiennent le pouvoir temporel, tandis que d’autres possèdent terres et richesses, et que d’autres enfin sont voués aux tâches matérielles les plus humbles parfois même les plus avilissantes. Les Européens (mais pas seulement)9 qui ont relaté cette organisation ont insisté sur sa structuration verticale, sur son immuabilité et sa rigidité.
10Les jati, quant à elles, semblent bien relativiser la cohérence et la cohésion du régime “pan-indien” des varna. La variété des dénominations n’est pas seulement un effet de traduction dans les langues “régionales” car les spécialisations (toujours très étroites) peuvent différer et, ce qui est plus problématique ou plus significatif, la position d’un même groupe peut varier considérablement d’un lieu à un autre. Une jati peut aussi connaître une élévation ou une dépréciation de sa position. Le modèle idéologique donne leur sens aux jati mais sans une totale correspondance entre les deux régimes. Surtout, les jati témoignent d’une double structuration, horizontale et verticale : différents groupes peuvent en effet occuper des positions comparables et de fait, entrer en concurrence. C’est à ce niveau des jati que les relations s’organisent, que les mariages se concluent10. D’ailleurs, jusqu’à une date récente, le varna était rarement une référence implicite de la société indienne11.
11Entre modèle et pratiques, la société hindoue fonctionne comme un réseau complexe d’échanges codifiés mais en même temps souples et fluctuants. Quelle que soit la position d’un groupe, il est dépendant des autres, rituellement et matériellement. Cette interdépendance, autrefois désignée sous le nom de système jajmani, se concrétisait par un échange mutuel de services. Avec la monétarisation de l’économie les prestations et contre-prestations ont disparu au profit de rétributions mais les relations entre jati n’en demeurent pas moins marquées par leur ritualisation12.
12Que penser enfin de jati qui ne seraient pas resituées dans un varna et qui apparaîtraient pourtant comme emblématiques du système en termes de hiérarchie et de cloisonnement ? C’est pourtant le cas des “hors-castes” qu’on devrait désigner plus justement comme des “hors-varna” car ces groupes appelés aussi “intouchables” composent des jati. Cette terminologie (intouchable, hors-caste) est d’ailleurs plutôt européenne car c’est le nom de la jati qui est utilisé en Inde. Intégrés au système par le bas, les intouchables constituent le pôle inverse des brahmanes. Ils exécutent les tâches les plus “impures” qui ne sauraient être accomplies par les quatre varna : traitement des cadavres et peaux d’animaux, des excréments. Leur niveau de pureté est si bas qu’ils ignorent l’un des tabous extrêmes telle la consommation de viande de bœuf. leur ombre-même est réputée polluante, tout particulièrement pour les brahmanes, leur vulnérabilité égalant leur pureté13. L’abolition de l’intouchabilité par la Constitution indienne de 195014 a été conçue comme une abolition annoncée du système des castes.
13Paradoxalement, l’intouchabilité, invoquée comme indice majeur d’archaïsme et d’anhistoricité du système des castes, n’est pas mentionnée dans les textes normatifs. Cette absence témoigne-t-elle de changements intervenus dans la société ou de la divergence des deux schèmes théorique et pratique ? Les réponses sont diverses, mais il n’en reste pas moins que cette association castes/rigidité/anhistoricité participe aussi du tableau européen de la société indienne, véritable argument d’une démonstration : l’Inde constituait bel et bien un “conservatoire’ de la civilisation indo-europénne, révélant à l’Europe le secret de ses origines. En tant que telle, l’Inde était résolument placée hors de l’histoire15.
14Notre conception demeure sensible à ces arguments et à l’intelligibilité livrée par la lecture discontinuiste de l’organisation des castes. Trois discontinuités se dessinent : celle entre les brahmanes et les autres varna, soit entre les ”dieux sur terre” et les hommes “ordinaires” ; la seconde sépare les membres des trois premiers varna, “initiés”, partenaires actifs du sacrifice des sudra, moins purs. Ces deux discontinuités appartiennent au modèle brahmanique. La troisième est la plus forte, toujours dans la perspective brahmanique “pur/impur”, mais s’inscrit hors du modèle des varna : elle sépare les “castés” des “hors-castes”. D’une certaine façon, au nom du principe fort du modèle, des jati se trouvent hors du modèle...
15Une autre réalité de la société s’impose, bien que se logeant moins facilement dans nos catégories. Notre interprétation doit peut-être se garder du piège idéologique et observer la différenciation sans discontinuité, les arrangements sans délimitation. Ici aussi, les identités sont fluides, historiques, sensibles aux dynamiques internes et externes16. La double structuration verticale et horizontale interdit de penser les rapports sociaux dans le seul registre de la hiérarchie. Le sociologue indien M.N. Srinivas, sans nier le principe organisateur de la pureté, a montré la complexe articulation du pouvoir et du statut en introduisant le concept de “caste dominante”, perturbant en quelque sorte la belle opposition (discontinuité) qui sépare les pôles extrêmes17.
DU MODÈLE IDÉOLOGIQUE AU MODÈLE SPATIAL
16Dans la transcription spatiale, la primauté a été également accordée au modèle idéal davantage qu’aux pratiques. Celui-ci a été “réifié” dans le village-type. Chaque groupe y est localisé en fonction de sa position dans la hiérarchie hindoue et se déploie dans une aire délimitée en fonction des tabous qui lui sont dévolus. L’ordre socio-religieux définit donc un ordre spatial quand la segmentation dicte la ségrégation.
17Il n’est pas anodin de constater que le village indien, prôné comme le lieu idéal du mode de vie harmonieux (donc conforme) par les discours brahmaniques et cité abondamment dans les discours nationalistes, revêt un caractère archétypal frôlant l’idéalisation en sciences sociales : cette convergence désigne le village comme vecteur d’identité et d’authenticité hindoues (et indiennes ?), comme rempart contre la modernité (occidentale), comme le modèle spatial d’une société. Il est pour les uns comme pour les autres, l’expression-même et le lieu idéal de la vie en castes, s’opposant à une ville déclarée incompatible avec les spécificités de la société indienne18.
18L’organisation spatiale du village, formalisée graphiquement, “montre” la réalité de la structuration socio-religieuse en mobilisant deux modèles spatiaux : le modèle centre périphérie qui rend compte de la hiérarchie et un modèle “éthologique” qui attribue un territoire à chaque groupe individualisé.
19Le premier modèle fonde l’organisation auréolaire du village. La centralité autour de laquelle se déploient les différents groupes est désignée par le temple hindou, pôle symbolique défini par le sacré. Dans la proximité immédiate du temple se situe le quartier des brahmanes, l’agraharam et l’éloignement des quartiers par rapport au temple répond à la baisse du niveau des groupes dans la hiérarchie socio-religieuse. Cette disposition semble matérialiser la correspondance du social et du spatial. La proximité ou l’éloignement témoignent de la position dans la hiérarchie par référence (brahmanique) à la pureté. Le caractère plus ou moins “impur” des activités des jati les éloigne ou les rapproche du pôle pur constitué par la demeure des dieux et celle des castes sacerdotales. La fréquente disposition des hameaux intouchables à l’écart de l’ur (village principal) conforte cette lecture.
20Le second modèle, aréolaire, présente des groupes juxtaposés voire retranchés sur leurs aires respectives : la segmentation sociale s’accompagne d’un phénomène de ségrégation spatiale. Le quartier est identifié à la jati et les prescriptions rituelles qui permettent ou non les contacts génèrent des cloisonnements. Les écarts rituels sont ici traduits par des écarts spatiaux.
21Pourtant, plusieurs éléments semblent perturber ce modèle “parfait” : la présence de non-hindous, l’absence de certaines jati, la proximité spatiale de la clientèle “impure” d’une caste dominante à haut statut, la distribution d’une jati dans deux ou trois quartiers différents. En quelque sorte, ces “anomalies” relativisent le modèle ou bien nous le présentent pour ce qu’il est. Sa fonction n’a pas valeur de “réalité”, tout comme les mandala ou diagrammes magiques qui stipulent les règles de tout établissement humain, en fonction des varna19.
22La place et le rôle des castes intermédiaires, loin d’être accessoires, sont cruciaux en ce qu’ils confirment l’importance de la pluralité des points de vue. Les “anomalies” n’infirment pas le modèle brahmanique mais se produisent dans la même logique. Les brahmanes eux-mêmes, tant dans la théorie que dans la pratique, usent d’une grande ambivalence ce qui permet de justifier les situations que nous identifions comme paradoxales. Quant à projeter cette pensée brahmanique sur l’espace, l’opération s’annonce périlleuse. Si l’espace est investi symboliquement par toute société, rien n’indique que les modalités en soient les mêmes partout et la correspondance identité/territoire présumée ne semble pas trouver ici de manifestation tangible. L’espace de la société de castes obéit davantage à une configuration topologique (réticulaire) qu’à un agencement topographique (auréolaire et aréolaire)20. Les positions, hiérarchisées, ne sont pas toujours spatiales : ainsi en est-il de la centralité21. Le temple ne constitue pas un repère fixe, d’autant que les pratiques religieuses et rituelles inscrivent ce lieu parmi d’autres comme un point dans un itinéraire complexe qui au maximum de son déploiement, serait l’univers. De plus, sans minimiser l’importance du lieu de résidence, d’autres territorialités se dessinent qui conduisent les différentes jati, y compris les plus dévalorisées, à fréquenter des quartiers réputés comme “fermés” aux autres groupes. Si la fréquentation des différents lieux est réglée et ritualisée, les seuls agencements et configurations ne peuvent donner l’explication du fonctionnement de la société.
23Les lignes supportent et conduisent probablement davantage les flux et les échanges qu’elles ne tracent des frontières. Toutefois, des seuils peuvent être observés, qui se franchissent à sens unique et de façon circonstancielle, nous y reviendrons. Car dans ce réseau hiérarchisé, certains échanges ne se produisent que du supérieur vers l’inférieur. Pourtant, y compris dans les échanges matrimoniaux dont les règles strictes assurent la pérennité du système, hypergamie et hypogamie existent. Elles sont même codifiées et… légitimées22. Lorsque le plus inattendu est justifié par le modèle idéologique dont il paraît s’écarter, doit-on considérer qu’il y a paradoxe ou plutôt incapacité de notre part à comprendre des situations dont la logique nous est étrangère ? Ainsi en est-il probablement de la spatialité et des territorialités observées (ou supposées) dans la société de castes. Un quartier ne se définit pas comme l’aire de localisation d’un groupe mais semble plutôt s’instituer comme un voisinage, possible ou impossible.
VOISINAGE PLUTÔT QUE BORNAGE
24Le voisinage donc, davantage que le bornage, pour comprendre les territorialités de la société de castes. Les pratiques s’en trouvent mieux éclairées. Deux types de voisinage peuvent être distingués : celui désiré et assumé qui répond à la norme et celui qui dépend davantage du hasard ou de la nécessité. Les proximités découlent souvent de micro-voisinages en chaîne. Ainsi, dans le cas de faibles effectifs de plusieurs jati d’un village, la distance entre des groupes aux statuts inégaux peut être faible ; de la même façon, l’attraction d’une rivière s’exerce sur les brahmanes et les blanchisseurs pour des raisons “professionnelles” très différentes : la proximité spatiale peut être observée mais la distance est grande. De telles configurations ne peuvent être rendues par la délimitation de territoires ; pourtant, les proximités n’en sont pas moins calculées.
25C’est que l’identité se fonde davantage sur le groupe que sur le territoire. Ainsi C. Malamoud observe-t-il que dans l’Inde ancienne, le grama védique (ou village) “désigne une concentration d’hommes, un réseau d’institutions, bien plutôt qu’un territoire fixe : à la différence du pagus latin qui évoque l’enracinement territorial (.). La stabilité du grama tient à la cohésion du groupe qui le forme plutôt qu’à l’espace qu’il occupe”. Et si une notion de limite est associée au village, “ce n’est pas la limite qui définit le village mais le village qui engendre la (notion de) limite”. Cette faible territorialité du village indien renvoie aussi à l’absence de demeure terrestre des ancêtres en Inde. C’est la pertinence du village indien comme unité spatiale et comme communauté qui, dès lors, est en cause. Au-delà de la réalité matérielle et économique du village, sa composition socio-religieuse éclatée en fragments de jati ne lui confère pas de rôle important en termes de pouvoir et de norme. Les relations n’y sont pas négligeables puisqu’elles commandent les échanges entre jati mais ne participent pas d’un enracinement identitaire collectif comme l’ont expérimenté d’autres sociétés agraires européennes et asiatiques23.
26De la même façon, le quartier urbain ne constitue probablement pas un territoire vecteur d’identité et c’est la préférence de voisinage qui oriente les membres d’une jati vers un nouveau quartier (ou les nouveaux arrivants vers leur lieu d’habitation) : l’identification d’un groupe à une aire est loin d’être une évidence, en dépit des toponymes. Dans les villes, la composition multicaste des quartiers est souvent considérée l’indice d’un affaiblissement du système “traditionnel” au profit du système “moderne” fondé sur des critères socio-économiques : la classe se substituerait à la caste24. Dans la pratique, on observe plutôt une combinatoire de la hiérarchie socio-religieuse et de l’ordre socio-économique25. Du fait d’une avance historique, les castes hautes ont pu gravir en majorité les échelons de la hiérarchie sociale et économique mais il n’existe pas de correspondance absolue : beaucoup de brahmanes sont pauvres et occupent une position dévalorisée dans la société indienne ; certains hors-castes ont pu faire des études et occupent les plus hautes responsabilités y compris à la tête de l’État. Ces exemples témoignent d’une complexité davantage que d’une révolution !26
27Car les modalités de développement des nouveaux quartiers s’inscrivent dans les dispositifs du réseau de la parentèle et de la caste et c’est au-delà du quartier comme aire que se préparent les futures proximités, les voisinages à venir. Ce que nous identifions comme un “quartier” ne se présente pas comme une communauté ; il est le plus souvent atomisé et divisé en micro-voisinages. Ainsi cette rue qui compte six maisons alignées du même côté, habitées par des brahmanes ; le trottoir d’en face est occupé par diverses jati, non brahmanes mais de position élevée, regroupées par quatre ou cinq maisons juxtaposées. La cartographie d’un tel agencement serait non seulement difficile mais surtout, elle présenterait l’inconvénient de “durcir” le trait ; les situations sont beaucoup plus souples dans les pratiques. Les allées et venues incessantes entre les maisons dessinent des configurations réticulaires mouvantes selon les circonstances.
28Loin d’être retranchés dans leurs territoires exclusifs, les groupes se déplacent, échangent. Des espaces collectifs se font et se défont. Ainsi M. L. Reiniche27 perçoit-elle dans les processions des moments générés par une “référence unitaire”. Celle-ci autorise la co-présence des “modes les plus diversifiés d’être et de relation”. Ainsi le temple permet-il de “réunir le plus de différenciations virtuelles et concrètes”, “d’accommoder la fragmentation sans la réduire”. D’autres rassemblements paraissent jouer un rôle similaire : la ville, la rue animée, le bazar, la manifestation politique.
29Nos travaux en cours sur les modalités indiennes de l’urbanité conduisent à approfondir ces problématiques. Plus précisément ici, comment une société de l’écart fait-elle de la ville qui est rassemblement de la différence28 ? Si les valeurs de la société urbaine sont en continuité avec celles de la société indienne globale, il n’en reste pas moins que là s’expérimente la situation urbaine pour elle-même. La ville de castes se situe dans une double continuité : non seulement avec la société indienne mais aussi avec toutes les villes du monde. Elle l’a toujours été et si la ville génère des voisinages, voire des proximités inédites au regard de la situation rurale, elles sont réglées néanmoins en référence aux valeurs orthodoxes. Les slums29 des grandes métropoles, pour prendre un exemple paroxystique d’une “modernité” présumée incompatible avec les normes socio-religieuses “traditionnelles”, témoignent à la fois de contraintes extrêmes en terme de survie et à la fois du jeu de ces normes : si blanchisseurs (sudra) et intouchables voisinent dans un bidonville, les membres de haute caste qui se trouvent dans le plus grand dénuement s’interdisent d’y occuper une hutte et mettent en œuvre toutes les stratégies possibles pour jouir d’un voisinage “recommandable”. Loin de constituer une manifestation d’acculturation ou d’anomie urbaine, le slum semble bien se conformer aux normes de la société globale en même temps qu’il témoigne de “l’effet-ville”.
L’INTOUCHABILITÉ, UNE DISCONTINUITÉ SOCIO-SPATIALE ?
30La question de la place de l’intouchabilité dans le système apparaît dans toute sa complexité lorsque pratiques et discours sont soigneusement observés. Le témoignage de Viramma, paria tamoule, recueilli par J. et J.-L. Racine confirme l’intégration de ces jati au “monde compris au travers des concepts clés de l’hindouisme”. Bien plus, leur existence contribue à donner son sens au système30. Ce qui peut apparaître comme une exclusion (de pratiques, rituels, lieux.) s’inscrit elle-même dans cet ordre du monde. Une appréhension binaire comme celle que nous avons tenté de déconstruire semble bien peu adaptée pour saisir une rationalité qui, souvent, nous échappe. Ainsi deux situations relatées par J. et J.-L. Racine et S. Bouez dans deux régions différentes de l’Inde.
31Sans remettre en cause la notion d’impureté des intouchables qui interdit les contacts rapprochés entre ces jati et les castes plus élevées, des circonstances peuvent pourtant générer des “rapprochements” pour le moins surprenants si l’on considère les principes “théoriques” du fonctionnement de la société de castes. Dans le premier cas, Viramma est amenée à évoquer le recours des castes élevées ou moyennes au lait des femmes intouchables lorsque leurs nourrissons, affaiblis, se trouvent en danger de mort. Ce lait est en effet réputé pour être particulièrement énergétique : c’est que la consommation de viande de bœuf par ces femmes est supposée donner de la vitalité à l’organisme humain, laquelle pourra être transmise à l’enfant et le sauver. Ainsi la transgression de ce tabou extrême pour les hindous (la consommation de viande de bœuf) par les intouchables, qui contribue à leur dévalorisation, accède-t-elle à une propriété thérapeutique. Le second cas rapporté par S. Bouez est analogue. Étonné par l’application par un yogi guérisseur d’un crâne de femme intouchable sur le ventre d’une “patiente” brahmane qui le consulte, l’anthropologue reçoit de ce yogi une réponse laconique : pour conjurer le risque de mortalité en couches, l’utilisation d’un os appartenant à une intouchable qui a péri dans ces circonstances est considérée comme la meilleure thérapie. Interrogeant le guérisseur sur le paradoxe que représente cette pratique en termes de tabou religieux, celui-ci répondit que chacune se doutait de la provenance du crâne mais “faisait comme si elle ne le savait pas”31.
32La démonstration est faite de ce que la notion de “distance” revêt un sens tout aussi symbolique que matériel et que l’interprétation des normes demeure délicate, hors de raisonnements trop systématiques. Bien évidemment, la même prudence doit être observée lorsque l’on tente de comprendre la spatialité. Et si les figures du territoire exclusif et de la ségrégation prévalent, elles résultent surtout de la schématisation du système par le plus grand des écarts, celui entre brahmanes et intouchables, entre l’agraharam et les hameaux périphériques. Pourtant, ces deux pôles se situent bien en continuité, idéologiquement et c’est en vertu des mêmes normes qu’échoient pureté ou impureté. Car ce dualisme seul ne pourrait induire que la bipolarité et non l’ordre et la hiérarchie rendus possibles par la présence des catégories intermédiaires. Apparaît plutôt un gradient qui organise l’ensemble, relativisant en quelque sorte les positions extrêmes. Les relations s’établissent, innombrables, tout comme les statuts, laissant apparaître une différenciation considérable et insoupçonnable32.
33Pourtant, cette image du gradient rencontre un obstacle semblable à une “limite forte”, telle l’interdiction pour les hors-castes de fréquenter des lieux collectifs (temple, école, puits.), de porter certains vêtements, de pratiquer des activités réservées à d’autres catégories.
34À l’instar des quartiers villageois, les slums urbains témoignent eux aussi de la nécessaire critique de catégories trop binaires. Car ces quartiers, souvent définis par une discontinuité, une rupture, ne sauraient être à l’inverse, approchés que dans leur entière continuité avec la ville, avec la société. Leur caractérisation comme des quartiers “à part” tient tout d’abord à leur apparence matérielle qui semble les délimiter par rapport aux quartiers “conventionnels”. La rupture est d’autant plus nette que les abris sommaires sont édifiés en matières végétales et dès lors sont assimilés à un habitat rural transposé. Leur statut foncier confirme un déficit d’urbanité : l’“illégalité” de l’implantation s’opposerait au caractère planifié et organisé de la ville. Pauvreté et précarité, à l’origine de cet “urbanisme hors-norme”, confirmeraient cette coupure entre bidonvillois et “véritables” acteurs de la vie économique et sociale. Cette description, classique, des bidonvillois du Tiers Monde est renforcée ici par l’ordre socio-religieux. En Inde, les occupants des slums sont en majorité des intouchables, des sudra du bas33, des tribaux : la pauvreté “coïncide” avec l’impureté rituelle. Si les bidonvilles n’étaient le lot de toutes les villes des régions en voie de développement, ils pourraient avoir été inventés en Inde. En effet, cette concentration de groupes situés au plus bas de la hiérarchie socio-religieuse34 peut être interprétée comme la transposition en ville des hameaux intouchables et des quartiers de basses castes. La présence de bidonvilles hors du monde indien n’infirme ni les spécificités indiennes, ni l’importance du dispositif des castes. Elle confirme que les mêmes ”paysages” peuvent renvoyer à des organisations sociales différentes tout en ménageant des points communs. Tout comme les villes indiennes s’inscrivent dans une double continuité avec la société locale et avec les autres villes du monde, les slums présentent des points communs avec ceux d’autres régions du monde mais aussi avec la société urbaine indienne, c’est-à-dire avec la société indienne dans son ensemble.
35Ce ne sont donc pas des quartiers à part. Les slums sont de la ville et loin d’être en déficit d’urbanité, ils manifestent leur identité urbaine. Certes, les familles participent à l’économie urbaine par le biais d’activités peu rémunératrices et surtout sans sécurité35. La précarité des abris et l’autoconstruction génèrent des conditions d’existence difficiles mais ces slumdwellers, qui expriment haut et fort (quand ils en ont la possibilité) leur volonté d’appartenance à la ville, s’inscrivent résolument dans le fonctionnement économique, social, politique des villes. Contribuant à la dynamique urbaine, leurs stratégies et leur instrumentalisation par les politiciens et leaders sont aussi à replacer dans des dispositifs globaux de la société36.
36Les territorialités des slums dwellers sont comparables à celles des autres citadins et d’ailleurs, la frontière entre slums et quartiers populaires dégradés est très floue. La légalité du statut foncier n’est même pas un repère quand les situations les plus officielles dérivent de pratiques frauduleuses, y compris dans les couches aisées de la société.
37Pourtant, il reste indéniable que les slums ne constituent pas des lieux de passage. Les échanges entretenus entre ces quartiers et le reste de la ville fonctionnent souvent à sens unique. Pour la bourgeoisie et les hautes castes “vulnérables”, les bidonvilles, supposés abriter activités illicites et inactifs, ne sont guère fréquentables. Cette vision n’est pas sans rappeler le binôme classes laborieuses/classes dangereuses du Paris du xixe siècle évoqué par Louis Chevalier37. Et de la même façon, si les couches plus élevées de la société indienne ne pénètrent pas dans ces quartiers, elles en utilisent la force de travail ; certains notables vivent même de la présence de ces quartiers illégaux38. Un tableau plus complexe encore se présente parfois quand les huttes occupent le pied de l’immeuble de haut standing ; à la distance physique quasi-nulle s’oppose une distance sociale considérable : le slum est, mais invisible.
38Les slums saisis ici comme des lieux de la pauvreté et de l’intouchabilité attestent de la différenciation socio-religieuse, socio-économique et spatiale mais s’inscrivent en continuité avec l’urbanité. L’intouchabilité ne dessine pas des territoires tout comme elle ne définit pas une “catégorie à part” et c’est dans un agencement subtil d’écarts et de relations que se présente l’urbanité indienne. Ainsi la société de castes oppose-t-elle à notre modèle social et spatial une autre figure.
SANS VRAIMENT CONCLURE…
39Lorsque les notions de discontinuité et de limite constituent les repères forts de notre compréhension du monde, nous éprouvons des difficultés à aborder des sociétés dont l’interprétation s’accommode mal de ces catégories binaires. Car les couples d’opposition structurants présentent l’inconvénient majeur de masquer les articulations et les dynamiques.
40Aussi accédons-nous plus facilement à la compréhension du modèle idéologique brahmanique qu’à celle des pratiques mouvantes et historiques de la société indienne. C’est que le premier se prête mieux à notre lecture discontinuiste - c’est-à-dire au découpage en catégories - que les situations réelles. Mais la question de la valeur “pratique” du modèle se pose d’autant plus qu’il est utilisé pour qualifier l’espace de la société de castes.
41Nous avons peine à saisir l’exacte articulation de la spatialité indienne avec les normes sociales et religieuses. En posant les catégories du modèle comme “réelles” et en les projetant sur des territoires considérés a priori comme pertinents car connus (village, quartier.), la spatialité est bien souvent neutralisée par un “ethnocentrisme ingénu”39 qui consiste à penser l’espace comme un vecteur d’identité selon des modalités qui nous sont familières. Or, les discontinuités qui nous sont les plus évidentes peuvent être dépourvues de sens dans les conceptions indiennes. Ainsi en est-il de l’opposition dedans/dehors qui structure puissamment la pensée occidentale, mais aussi de la délimitation nature/culture, sauvage/habité et même homme/animal. (C. Malamoud).
42De façon analogue, la discontinuité établie entre “tradition” et “modernité”, qui renvoie à l’opposition entre valeurs socio-religieuses de l’hindouisme et valeurs “morales” et socio-économiques européennes, stipule que tout changement préfigure la fin du système des castes. Pourtant, nous osons penser comme J. Baechler que toute formation sociale est historique et comme G. Balandier que toute société est “une œuvre collective, toujours en mouvement”. Davantage que la substitution d’un système à un autre, s’opère en Inde, comme ailleurs, une invention permanente et une ouverture, une sensibilité au changement. Penser le contraire serait tomber simultanément dans le piège idéologique du modèle brahmanique et dans celui de l’ethnocentrisme.
43Le schème brahmanique peut apporter des éléments de compréhension de la conception de l’espace en Inde mais l’espace de la société n’est pas l’espace de son modèle idéologique.
Notes de bas de page
1 Département de géographie, Université de Rouen, UMR 6063 IDEES-CNRS.
2 Il est impossible de développer ici les références à la structuration de la pensée scientifique européenne auxquelles oblige l’emploi des deux notions de continuité/discontinuité. La pensée cartésienne, qui domine à partir du xviie siècle, se fonde sur la recherche des discontinuités (des parties) pour accéder à la totalité en la décomposant (méthode analytique) et parvenir à dégager les causalités. Les catégories sont dès lors construites par la délimitation : l’objet par rapport au sujet, les objets les uns par rapport aux autres en vue de leur classement dans des catégories. Mais la continuité n’est pas exclue de la démarche scientifique et les historiens ont été très largement préoccupés par cette notion. Tout en attestant d’une discontinuité fondamentale conduisant à “isoler” présent, passé et futur, une continuité supposée fournit l’ordre (ici temporel) continu sur lequel repose la caractérisation discontinue (événement, phase, période, phénomène.). (M. de Certeau, 1975, L’écriture de l’histoire, Gallimard). Ceci n’est pas sans rappeler la remarque de M. Foucault sur la taxinomie (L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, 207). Concernant notre “objet”, la pensée discontinuiste a animé l’anthropologie structuraliste qui a privilégié les oppositions pur/impur, inférieur/supérieur, pouvoir/puissance dans l’interprétation des systèmes sociaux. Louis Dumont (1966, Homohierarchicus, Gallimard) décrypte ainsi le modèle de la société de castes indienne. Dans cette perspective, les discontinuités sont recherchées et opposées aux “continuités irréfléchies” (M. Foucault, op. cit., 36). Pour l.-L. Amselle (2001, Branchements, Flammarion), cette organisation de la pensée européenne oriente l’appréhension des sociétés d’ailleurs, la rationalité scientifique s’imposant comme la seule possible et posant sur toute situation observée sa grille de lecture.
3 L’organisation de la société en castes est prescrite aux seuls hindous mais les adeptes d’autres religions dont l’islam et le christianisme, monothéistes et égalitaires, sont influencés par ce système de valeurs. Aussi sont-ils implicitement ou explicitement positionnés dans la hiérarchie, selon des critères voisins de ceux qui fondent les principes de l’ordre hindou.
4 L. Dumont (op. cit., 65) tient l’opposition pur/impur pour fondamentale dans le système des castes : “Cette opposition sous-tend la hiérarchie, qui est supériorité du pur sur l’impur, elle sous-tend la séparation parce qu’il faut tenir séparés le pur et l’impur, elle sous-tend la division du travail parce que les occupations pures et impures doivent de même être tenues séparées. L’ensemble est fondé sur la coexistence nécessaire et hiérarchisée des deux opposés”. Ces deux notions renvoient aux valeurs religieuses de l’hindouisme qui ne peuvent pas être développées ici. Elles en recoupent d’autres qui nous semblent plus familières comme celles de travail manuel/intellectuel, pollution organique/salubrité, mais en intégrant une dimension rituelle qui témoigne d’un socle idéologique original, nécessitant de se départir de nos références occidentales pour l’appréhender. (Ibid, chap. II, par. 25). Pour M. Biardeau (1995, L’hindouisme, Flammarion, 25-26), l’interprétation de ces deux pôles en termes d’opposition est relativisée par la nécessaire existence des impurs pour qu’existent les purs : « D’ailleurs les sudra, (.) forment la quatrième “classe” - varna- de la société brahmanique, sans laquelle celle-ci ne serait pas complète ni même viable ». Complémentarité et hiérarchie sont indissociables : les impurs s’acquittent des tâches “à risque” pour les purs. La dimension spirituelle du schéma pur/impur contenue dans le modèle hindou est “tempéré” par J. Baechler (1988, La solution indienne, PUF, 194) qui questionne les stratégies des groupes dominants et transporte l’interprétation du régime des jati dans la sphère du politique, en évitant tout fonctionnalisme : “c’est une solution inventée par des acteurs anonymes dans un milieu historique donné”.
5 J. Baechler (op. cit., 45) propose une hypothèse stimulante de l’élaboration parallèle de “la théorie des varna” et du “régime des jati”, insistant sur leur distinction mais aussi sur les “affinités évidentes qui lient ces deux régimes et qui s’expriment dans des traits de nature religieuse”.
6 M. Biardeau (op. cit., 44) présente le Purusa, des récits d’origine du monde des Veda : « C’est donc de quelqu’un qui est un homme sans en être un que naît le cosmos, grâce à un acte sacrificiel ». Des différentes parties de son corps (de forme humaine) “dépecé”, naissent les varna.
7 Les Lois de Manu peuvent être présentées comme l’un des traités de dharma, “n’étant que le plus connu et en même temps que le plus orthodoxe”. M. Biardeau (Ibid, 71) définit le dharma comme ordre global, c’est-à-dire du cosmos et aussi comme le devoir de caste, soit la contribution de chaque groupe (caste) à cet ordre du monde. Manu est, pour les hindous, le premier homme sur terre. On lui attribue le traité des lois relatant la naissance des castes et édictant les règles incontournables pour maintenir l’harmonie du cosmos. Le traité ne peut être daté, probablement constitué d’éléments de différentes périodes. L. Dumont (op. cit., 75) relate prudemment qu’il est estimé “que rien n’y est postérieur au iiième siècle de notre ère”.
8 L’organisation de la société de castes est souvent qualifiée de “système” des castes du fait du socle idéologique qui sous-tend les positions rituelles, sociales et économiques et régit les échanges entre les groupes.
9 Les relations de voyage en Inde des Arabes et des Chinois sont bien connues et parmi les Européens, une longue lignée de voyageurs (depuis l’antiquité grecque) a précédé orientalistes et anthropologues.
10 L’endogamie ou mariage à l’intérieur du groupe semble bien constituer un caractère majeur de l’organisation en castes. Mais les principes de cette endogamie sont complexes car ils se définissent aussi par rapport à des sous-groupes dans lesquels le principe d’exogamie peut également intervenir (à commencer par la question de la consanguinité et de sa définition). Ainsi l’endogamie de jati serait-elle à préciser, cas par cas.
11 Baechler (op. cit., 50-51) fait remarquer d’ailleurs que les voyageurs européens, arabes et chinois, les administrateurs britanniques puis les ethnologues et sociologues ont été réceptifs au schéma des varna produit par les brahmanes lettrés. Celui-ci présentait l’avantage d’une présentation d’ensemble de la société compréhensible par des observateurs extérieurs désorientés par la diversité et la complexité des situations.
12 O. Herrenschmidt (1989, Les meilleurs dieux sont hindous, L’Age d’Homme, 185-192) souligne “le sens religieux” de “ce système d’échange de biens et de services dans un espace d’abord villageois”. Le “centre” du système jajmani est le groupe détenteur du pouvoir, c’est-à-dire le sacrifiant, médiateur entre les brahmanes et les autres groupes. Le brahmane est l’officiant du sacrifice. Le radical yaj signifie sacrifier. L’échange de prestations est inégal, entre sacrifiant (patron) et clientèle.
13 « Les dieux sont supérieurs aux hommes mais parmi ces derniers les Brahmanes sont supérieurs aux autres parce qu’ils en diffèrent, étant semblables aux dieux, et donc pour ces autres, des dieux sur terre » (Ibid).
14 Ces jati se distinguent des autres pour n’être pas comprises dans les quatre varna. Désignés comme “intouchables” par les Anglais ou encore “hors-castes”, les “parias” des Français de Pondichéry portent le nom de leur jati de frappeurs de tambours (pariyar en tamoul). En Inde, ils sont ainsi désignés par le nom de la jati à laquelle ils appartiennent. Le Mahatma Gandhi, sans remettre totalement en cause la caste, considérait comme insupportable le statut de ces femmes et hommes frappés par des interdits considérables. Il utilisait pour eux le terme de Harijan (enfants de Dieu). B.R. Ambedkar, militant nationaliste également, mais intouchable lui-même, contribua à l’élaboration de la Constitution indienne et proposa une “sortie” de ce statut dévalorisant : la conversion au bouddhisme. La terminologie “administrative” de “castes enregistrées” ou S.C. accompagne depuis l’Indépendance une politique de discrimination positive : emplois réservés dans la fonction publique, quota d’inscriptions universitaires. Aujourd’hui, les intouchables s’identifient comme des dalits (“écrasés” en marathi) et combattent pour la fin de leur oppression par les hautes castes. Il faut encore préciser que parmi les groupes au statut très bas, se rencontrent les tribaux (S.T. ou “tribus enregistrées”) qui, selon les régions et pour des raisons que nous ne pouvons développer ici, occupent un rang immédiatement inférieur ou supérieur aux S.C.
15 M. Crépon (1993, L’Orient au miroir de la philosophie. Une anthologie, Calmann-Lévy) inscrit les représentations de l’Orient par l’Occident dans les questions que ce dernier se pose à lui-même. L’Inde, tout comme la Chine, est un “prétexte’. Ainsi la vision de l’Inde par les orientalistes à partir de la fin xviiie siècle et au xixe siècle, conduit-elle à trouver des réponses à la question des origines de la civilisation européenne et dans le même temps, à essentialiser les identités dont celle, spirituelle et immuable de l’Indien.
16 G. Balandier (1971, Sens et puissance, PUF) insiste sur le fait que les formations sociales sont en perpétuelle construction : “La société par la dialectique de la continuité et des discontinuités se saisit comme une création permanente” (p. 70). Entre persistance et changement, la société ne peut être qu’“un système approximatif”, obéissant à “un ordre approximatif et toujours mouvant” (p. 8). Cette approche est particulièrement intéressante pour déconstruire les représentations figées et anhistoriques de l’ordre social hindou. Cette tension permanente est très bien décrite par J. et J. L. Racine dans la préface de leur ouvrage (1995, éd. 2001, Viramma. Une vie paria, Plon) : ainsi “l’élévation de Dalits aux postes les plus en vue (dont la Présidence de la République en 1997)” se produit-elle en même temps que l’assassinat d’un Dalit élu à la présidence d’un pancayat (conseil municipal). “Saisissant raccourci de la transition en cours, que ce contraste entre le sort funeste d’un élu local éliminé par les puissants de son village - paysans de caste moyenne ne voulant pas d’un dirigeant dalit - et l’élection consensuelle, au suffrage indirect, du chef de l’État”. Probablement, ce que nous percevons comme un paradoxe doit-il se comprendre dans la multiplicité des dispositifs qui traversent la société indienne. La caste demeure une référence et s’inscrit plus largement dans une conception du monde, sans pour autant exclure le “branchement” simultané de la société sur d’autres logiques, dont celle de la démocratie.
17 M. N.Srinivas (1960, India’s villages, Asia publishing house, Bombay, 7) a introduit la notion de “caste dominante” dans un article de 1955 et la résume ainsi dans son ouvrage de 1960 : “Une caste est dominante quand elle est numériquement prééminente dans un village ou une zone, et qu’elle exerce une influence prépondérante économiquement et politiquement. Elle n’appartient pas nécessairement à la caste la plus haute en termes de classement traditionnel et conventionnel des castes”. En même temps, cette dominance s’avère plus aisée lorsque la position “rituelle” de ce groupe n’est pas trop basse. (voir L. Dumont, op.cit., 205 pour une discussion du concept). Pour Herrenschmidt, c’est toute la question du pouvoir qui se pose ici ainsi que l’avait présenté L. Dumont. Le roi, détenteur du pouvoir dans l’Inde ancienne, est le sacrifiant tandis que le brahmane, supérieur en termes de statut et de prestige, est le sacrificateur.
18 L’apologie du village indien et l’idéologie anti-urbaine participent de l’ambiguïté des discours identitaires, dans une fréquente confusion de l’indianité et de l’hindouité. (O. Louiset, à paraître), “Discours indiens contre la ville, culturalisme hindou et conceptions occidentales”, Ouvrage collectif Les politiques municipales face aux pathologies urbaines, GRHIS, Rouen, colloque de décembre 2002).
19 La Vastu Vidya ou “science secrète de l’architecture”, qui aurait été élaborée pendant la période védique mais écrite beaucoup plus tard, livre les règles de construction des édifices et d’implantation des quartiers en fonction des varna auxquels ils sont destinés. Toute implantation humaine (temple, ville, village) est à l’image du cosmos et obéit au modèle du mandala ou diagramme magique. A. Vohlwasen, 1968, Inde bouddhique, hindoue et jaïne, architecture universelle, Office du Livre, Fribourg.
20 Ces notions sont développées dans l’ouvrage de M. F. Durand, J. Lévy, D. Retaillé (1993, Le monde, Espaces et Systèmes, Presses FNSP). Nous les avons reprises pour traiter la représentation cartographique de l’espace des castes en Inde (O. Louiset, à paraître), “Cartographier la société indienne, quelles métriques ? ”, in J.-P. Bord et P.-R. Baduel (dir.), Les cartes de la connaisssance, Actes du colloque de Tours, URBAMA, 2001.
21 J. Gallais et L. de Golbéry (1972, Villages d’Inde centrale, PUR, 20-21) s’interrogent sur cette notion de centralité dans les villages d’Andhra Pradesh. Ils observent une multiplicité d’aires “polarisantes” sur divers plans (économique, religieux). La centralité semble bien s’inscrire ici davantage dans le groupe que dans l’espace en tant que tel.
22 S. Bouez (1992, “La déesse apaisée”, Cahiers de l’Homme) expose la complexité des termes de l’échange matrimonial. Le choix d’une épouse dans un groupe “supérieur” ne confère pas pour autant une élévation du statut car dans l’ordre brahmanique des choses, la femme n’est pas supérieure à son mari. L’auteur insiste sur les spécificités des pratiques au Bengale mais les resitue dans le cadre idéologique déjà évoqué tout en mettant en évidence les stratégies voire les jeux des uns et des autres avec les préceptes orthodoxes. L’endogamie de caste est précisée ici par les notions d’isogamie, hypogamie et hypergamie.
23 C. Malamoud, 1989, Cuire le monde, La Découverte, 93-114 ; O. Herrenschmidt, op. cit., 166 ; L. Dumont, op. cit., 196 ; J. Baechler, op. cit., 20.
24 Ainsi C. Bettelheim (1962, L’Inde indépendante, Colin) pensait-il que l’urbanisation croissante entraînerait une réduction des distances sociales en Inde. Ce phénomène témoignait du passage d’une société de castes à une société de classes, en premier lieu dans les villes importantes industrialisées. Les nouvelles configurations économiques, dont le salariat, et la vie urbaine “moderne” induisaient une mutation sociale forte et à terme, la disparition de l’ordre socioreligieux “traditionnel”. Cette vision universaliste européocentrée confère à l’histoire européenne un rôle de modèle qui anticipe les étapes qui seront parcourues par les autres sociétés.
25 O. Louiset-Vaguet, 1997, “Ville indienne, ville hindoue ? Facteurs et processus de ségrégation spatiale”, Espace, Populations et Société, 211-224.
26 J. et J.-L Racine (op. cit., 461-479) insistent sur la nécessité de penser l’intouchabilité selon sa logique indienne. “Les parias vivent dans un monde compris au travers des concepts clés de l’hindouisme” mais en même temps, la culture orale des intouchables “ne se limite pas à copier le modèle dominant”. Les nouvelles pratiques perçues comme des signes d’émancipation sont porteuses de sens mais en même temps, les valeurs du modèle continuent de s’imposer comme des repères.
27 M. L. Reiniche, 1990, “L’exemple de Tiruvannamalai” in Guilmoto, Reiniche, Pichard, Tiruvannamalai, la ville, EFEO, 183-199 ; M. L. Reiniche, 1985, “Le temple dans la localité” in L’espace du temple, Purusartha, n08, EHESS, 75-120.
28 Wirth L., 1938, “Le phénomène urbain comme mode de vie”, in Grafmeyer et 1oseph, 1984, L’école de Chicago, Aubier, 255-282 ; H. Lefèbvre, 1970, La révolution urbaine, Gallimard ; 1. Lévy, 1994, L’espace légitime, Presses de Sc. Po. Ces trois auteurs définissent la ville comme une situation caractérisée par la densité et la diversité dans la proximité. À partir de cette approche de la ville comme réponse à la question universelle de la distance (1. Lévy), nous travaillons sur l’urbanité indienne : comment cette société fait-elle de la ville, c’est-à-dire du rapprochement ? (O. Louiset, 2000, “L’urbanité ailleurs”, in 1. Lévy et M. Lussault (dir.), Logiques de l’espace, esprit des lieux, Belin, 157-164).
29 Ce terme slum désigne en Inde les quartiers “précaires” ou bidonvilles.
30 J. et J.-L. Racine, op. cit., 464-467.
31 S. Bouez, op. cit., 58-59.
32 Ainsi pourrions-nous évoquer la différenciation des jati dont les membres font le ménage “à sec” de celles dont les membres font le ménage “mouillé”. Cette distinction, loin d’être anecdotique, est porteuse de sens. En d’autres termes, il est plus “impur” de passer la serpillière que d’épousseter les meubles et il est par exemple hors de question, y compris pour les employés voire les fonctionnaires du bas de la hiérarchie, d’accepter une tâche incompatible avec leur statut.
33 A Hyderabad, dans les années 1980, les enquêtes des services municipaux révélaient que 75 % des résidents des slums étaient des S.C. contre 9,5 % des habitants de la métropole.
34 Les bidonvillois sont aussi des musulmans pauvres et “déclassés”, des chrétiens qui déclinent leur appartenance à des jati intouchables.
35 Plus que la faiblesse des rémunérations, l’irrégularité de l’emploi nous avait paru constituer un critère majeur de précarité. Les actifs pour la plupart étaient des journaliers dans divers secteurs d’activité. (A. Vaguet et o. Louiset-Vaguet, 1993, Du bidonville à l’épidémie, CEGET-CNRS).
36 Les actions des pouvoirs publics et des ONG visent généralement l’amélioration de l’habitat ou des conditions sanitaires des quartiers, parfois aussi une intégration plus “juste” de cette main-d’œuvre peu qualifiée dans le circuit économique. Elles relèvent le plus souvent d’une lutte contre la pauvreté et la discrimination des ”castes répertoriées” mais jamais d’une politique de la ville.
37 L. Chevalier, 1958 (Plon), éd. Perrin, 2002, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du xixème siècle.
38 Une structuration pyramidale du leadership dans les slums a été observée, attestant une fois encore de l’absence de nettes démarcations entre les bidonvillois et le reste de la société. Les bases du leadership ont été analysées, qui se déclinent dans une grande variété. Louiset-Vaguet O., 1990, “Squattérisation et stratégies socio-politiques à Hyderabad : l’emprise du leader sur la terre urbaine”, Cahiers Géographiques de Rouen, n° 33, 43-60.
39 F. Paul-Lévy, 1983, Anthropologie de l’espace, Centre G. Pompidou, Paris.
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
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