Continuité et discontinuité dans l’espace géographique
L’exemple du transport
p. 171-180
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur1
2Le problème de la continuité-discontinuité est un problème général dans les sciences. L’exemple le plus célèbre est celui des sciences physiques avec la théorie ondulatoire et la théorie des quanta. Le même phénomène se retrouve en modélisation où la plupart des modèles mathématiques sont de type continu alors que leurs applications informatiques sont par nature de type discontinu.
3En analyse spatiale, nous rencontrons le même phénomène mais à plusieurs niveaux. À certaines échelles, les phénomènes sont considérés comme continus alors qu’à d’autres, ils sont naturellement de type discontinu.
4Il y a donc à la fois dualité théorique et problème de niveau d’analyse dans la relation continu/discontinu.
5Nous nous proposons de nous intéresser plus particulièrement au second aspect de cette relation et notamment au passage possible d’un niveau à l’autre et donc d’un aspect continu à un aspect discontinu et réciproquement en utilisant un outil spécifique : la théorie des graphes et certains développements que nous avons proposés2 dans le but de pouvoir réaliser une analyse multi-niveau, notamment dans le domaine du transport.
6En effet, les déplacements d’hommes, de produits et d’informations, peuvent être analysés d’un point de vue global, macro géographique, et ce sont alors des flux qui sont pris en compte.
7Ces mêmes déplacements peuvent aussi être considérés d’un point de vue micro géographique et ce sera alors l’individu ou le produit qui sera pris en compte dans sa singularité.
LE NIVEAU GLOBAL, MACRO-GÉOGRAPHIQUE
8L’analyse des flux est de loin la plus classique depuis les premiers modèles élaborés à Detroit par la Rand Corporation dans les années soixante.
9Du point de vue du modélisateur, on parlera de modèle d’attraction, de modèle de flux avec des problèmes d’équilibre ou d’optimisation. Les hypothèses seront alors nécessairement des hypothèses de rationalité totale.
10Ce type d’analyse est bien connu, mais il souffre d’un certain nombre d’inconvénients liés pour un certain nombre d’entre eux aux outils utilisés.
11L’hypothèse de rationalité totale nécessaire pour résoudre des problèmes de type optimisation n’est cependant qu’une très forte abstraction de la réalité, acceptable simplement du fait de l’hypothèse de convergence des comportements vers une répartition normale.
AU NIVEAU INTERMÉDIAIRE, MESO-GÉOGRAPHIQUE, LA QUESTION EST PLUS AMBIGUË
12Prenons en considération par exemple les migrations alternantes. On est en présence d’une série de relations globales, chacune entre une origine et une destination, avec éventuellement une indication plus ou moins fine de sa nature et de son intensité.
13Si l’on s’intéresse à la localisation spatiale de cette relation, on peut la représenter simplement par un segment entre origine et destination. Ce type de représentation ne prend pas en compte le problème de l’affectation modale puis spatiale.
14Si l’on étudie plus avant l’affectation modale puis spatiale aux différents réseaux de transport, on constate une double discontinuité.
15La discontinuité est naturelle dans le choix des modes car celui-ci est naturellement du type 0/1 : on choisit un mode ou on ne le choisit pas. Il est impossible de prendre un mode et demi, et cela reste vrai lorsque le déplacement est multi-mode : les différents modes sont utilisés successivement. Au niveau de l’individu, il y a naturellement discrétisation et donc discontinuité.
16La discontinuité s’exprimera d’autre part dans l’outil de description de l’espace : la théorie des graphes. Celle-ci ne prend en compte que des éléments et des relations entre ces éléments.
17Les flux d’origines-destinations différentes utilisent successivement, lorsqu’ils sont affectés au réseau décrit par les graphes, plusieurs arc en relations entre des éléments origines et destinations différents. Ces mêmes arcs seront empruntées par des relations entre des couples origines-destinations différents.
18La seule prise en compte du cheminement introduit donc des discontinuités successives, des bifurcations.
LE NIVEAU MICRO GÉOGRAPHIQUE : LA SIMULATION DU COMPORTEMENT DES AGENTS
19La modélisation de type SMA3 est par nature discontinue puisqu’elle simule le comportement individuel d’agents ou parfois par simplification de collections d’agents ayant les mêmes caractéristiques.
20D’autre part, ceux-ci sont répartis dans un espace lui-même discontinu constitué d’un pavent de cellules en général polygonales : la description de l’espace utilisé est donc discontinu. De même, le temps est lui aussi discrétisé en pas de temps machine4.
21Une des caractéristiques théoriques essentielles des modèles SMA, c’est de ne pas avoir nécessairement besoin, contrairement aux modèles d’optimisation, de l’hypothèse de rationalité totale, mais simplement de rationalité limitée d’où discontinuité aussi dans le corpus d’hypothèses.
LA REPRÉSENTATION DES RÉSEAUX
22Notons que les calculs pouvant être faits sur les graphes n’impliquent aucune représentation : le calcul des plus courts chemins, comme celui du flux maximum, ne nécessite, soit à la main soit avec un ordinateur, que la connaissance de la liste de sommets et de la matrice d’adjacence.
23Mais en matière d’analyse spatiale et notamment de transport, la représentation cartographique est nécessaire même à un seul niveau, et donc d’autant plus à multi niveau.
24Mais la représentation spatiale simultanée des différents niveaux précédents impliquait des développements de la théorie des graphes pour aboutir à une cartographie reproductible et vérifiable et nécessitait de définir de nouvelles contraintes.
25Nous avons montré que l’on pouvait aller beaucoup plus loin dans la discrétisation en utilisant la dualité, la subdivision et la fractalité, et ainsi passer au graphe cellulaire.
26Laurent Chapelon créateur de la méthode du zoom nodal avait ouvert la voie à ces changements d’échelle.
27Le zoom de Laurent Chapelon pouvait déjà être considéré comme une méthode fractale puisque les réseaux aux différents niveaux avaient la même structure se développant à partir des mêmes sommets, la non-régularité du processus n’étant pas réellement un obstacle puisque l’homothétie interne peut n’être qu’aléatoire.
28Les fractales ont comme propriété essentielle l’auto similarité ou homothétie interne.
29La fractale peut être une polyligne comme la courbe de von Koch ou une arborescence comme la H-fractale de Mandelbrot5. En géographie, Pierre Frankhauser6, et en génie urbain, Serge Thibault7 sont les initiateurs de ces méthodes de description.
30Le progrès lié à l’utilisation des fractales est donc de rendre l’élaboration du sous graphe entièrement automatique. En effet, la fractale permet de passer d’un niveau à l’autre dans la description du réseau ou de l’espace et, en respectant certaines contraintes dans l’ordre des sommets de la matrice d’adjacence, d’avoir une description du graphe qui est elle-même auto similaire8.
31En utilisant simultanément la fractalité et la dualité, la transformation du graphe en un espace de transport discret utilisable par les SMA devient possible.
32Si l’on définit le dual de façon à ce qu’il n’y ait pas de sommet extérieur sur une possible face infinie, on peut alors de façon automatique transformer les arcs du graphe en une suite de cellules.
33Partant d’un raisonnement inverse, nous avions nous mêmes défini à partir du graphe représentant le réseau, le primal, un “ante primal” dont le réseau était le dual.
34L’absence de face extérieure et de sommet dual sur cette face est une simplification nécessaire pour l’algorithmisation et donc l’automatisation du processus.
ARC CELLULAIRE
35Le passage de l’arc du graphe à un arc cellulaire se fait en deux étapes : d’une part la subdivision des arcs du graphe, puis la définition de l’antéprimal de chaque arc.
36La subdivision consiste à rajouter des sommets de degré 2 sur les arcs ce qui ne change pas les propriétés du graphe. Cela peut être considéré comme une extension du graphe car le nombre d’arcs est augmenté et la matrice d’adjacence s’accroît d’autant. Il est très facile de programmer le processus inverse de suppression de tout ou partie des sommets de degré 2 pour réduire le graphe et retrouver sa structure antérieure.
37À partir de l’arc subdivisé, on détermine un antéprimal tel qu’il y ait une succession de cellules de la taille recherchée. Un calcul de même type avait préalablement permis de définir le nombre de subdivisions nécessaires en fonction de la taille des cellules et de la longueur de l’arc.
38Transformer les arcs n’est cependant pas suffisant : il faut aussi transformer les sommets de façon algorithmique.
39Dans la théorie des graphes, il y a très peu de considérations sur les sommets : ils sont représentés par des points au sens mathématique du terme sans autres caractéristiques, sauf à être source ou puit dans certains cas. En ce qui concerne le transit de flux, il n’y a aucune contrainte de capacité. Elles ne concernent que les arcs, tout passe sans aucun problème par un sommet quel que soit son degré.
40Ces hypothèses extrêmement simplificatrices ne correspondent pas à la réalité observable. En effet, dans la plupart des cas, les capacités les plus faibles sont aux carrefours décrits par les sommets et les saturations en sont la conséquence. Elles sont presque toujours liées à la capacité d’un sommet et très exceptionnellement à celle d’un arc.
41On peut ensuite développer la méthode pour pratiquement n’importe quel sommet et l’informatiser ce qu’a réalisé Christophe Decoupigny.
42Le graphe ci-dessous montre le résultat de la transformation algorithmique du graphe du quartier Tours Prébendes en graphe cellulaire. C’est dans ce nouvel espace que l’on va simuler le comportement d’agents, ici des automobilistes.
43Ces agents vont naturellement obéir de façon absolue aux lois physiques, mais de façon relative voire aléatoire aux codes de la route, comme on peut l’observer dans la réalité. Chaque agent n’a qu’une rationalité limitée, connaissant sa localisation et celle de son objectif, le chemin pour y parvenir étant ou non connu de l’agent.
LE GRAPHE CELLULAIRE PERMET L’UTILISATION D’UN MODÈLE CELLULAIRE
44Les arcs comme les sommets qui étaient soit ponctuels soit continus sont devenus des collections d’éléments discrets connexes.
45Les propriétés et les attributs de ces cellules deviennent alors essentielles permettant ainsi d’utiliser, simultanément au SMA, un modèle d’agent cellulaire.
46On peut à chaque instant connaître l’état de chaque cellule : vide ou occupée et par quoi, puisque à chaque instant nous connaissons la position de chaque agent. Ceci permet de connaître à tous les instants l’état du système, et de ses éléments, ici les carrefours et les rues, le nombre des éléments s’y trouvant, leurs caractéristiques et notamment leurs vitesses, les éventuelles files d’attentes, etc.
47Il est donc possible de passer dans l’espace du graphe cellulaire des flux aux stocks instantanés à la fois conséquences des flux précédents et générateurs des flux suivants.
48Ces différents stocks instantanés permettent aussi de moduler, de réactualiser les caractéristiques du graphe, comme par exemple les vitesses sur les arcs et d’obtenir ainsi une matrice temporalisée et de définir une valuation périodique de la matrice d’adjacence.
49Il faut souligner l’originalité de ce résultat qui correspond à un passage du niveau micro géographique : celui de l’agent au niveau méso ou macro géographique, celui du système de transport lui-même. Ce passage du micro au macro, contournant le fameux problème de l’agrégation tel qu’il se pose aux économistes, n’est possible que par l’utilisation réelle de la dimension spatiale qui est considérée ici non pas seulement comme une distance, un frein, un coût, mais réellement comme une étendue à deux dimensions dans laquelle on observe la localisation instantanée des agents.
50L’intérêt essentiel de cette méthode devenant alors la possibilité de faire fonctionner simultanément les trois niveaux de modèles, de passer de l’un à l’autre et d’étudier les influences relatives des uns sur les autres dans une dynamique temporelle qui elle-même peut-alors être considérée comme continuel/discontinue.
LE MULTI ÉCHELLE TEMPOREL : DE L’INSTANTANÉ À UNE DYNAMIQUE DISCRÈTE À DIFFÉRENTE TEMPORALITÉ
51À l’origine, l’optimisation dans un graphe est instantanée. On peut cependant utiliser un graphe temporisé avec des horaires etc9.
52La discrétisation spatiale dans un modèle dynamique d’un SMA entraîne la discrétisation temporelle : passer d’une cellule à une autre se fait de façon discontinue et le modèle fonctionne avec un pas de temps plus ou moins long.
53Lors du fonctionnement continue du modèle, on va passer de l’instant ou du très court terme à des temporalités intermédiaires durant lesquelles on va voir se développer des périodicités plus ou moins marquées suivant le type d’espace modélisé. La modélisation spatiale et temporelle de la ville va nécessairement faire apparaître des périodes de creux et des périodes de pointes en ce qui concerne la circulation et sa localisation. Puis, apparaîtront dans le moyen terme des phénomènes de types pointes de week-end et de vacances. puis des phénomènes de relocalisations et d’évolution de la ville qui modifieront les implémentations du modèle cellulaire10, etc.
54Dans notre domaine, l’utilisation de modèles d’optimisation est plutôt du domaine de l’instantané ou du très court terme, les modèles SMA du court terme. Par contre, le modèle cellulaire intervient sur plusieurs temporalités et déclenche à chaque variation des stocks le modèle SMA.
55Lorsque l’on passe au temps long, ce ne sont plus les flux et leurs variations qui sont alors l’aspect important mais la variation quasi continue des stocks.
CHANGEMENT D’HYPOTHÈSES ET CHANGEMENT D’OBJET
56La méthode proposée ici : le passage du continu au discontinu par la transformation d’un graphe classique en un graphe cellulaire permet l’utilisation simultanée de modèle d’optimisation, de Système Multi Agent et de Modèles Cellulaires.
57Ces trois types de modèles utilisent des corpus d’hypothèses différents qui coexistent simultanément sur le même espace.
58Ce changement d’hypothèses lié à la prise en compte de différentes échelles spatiales s’accompagne d’un changement de la nature du phénomène analysé, car à l’observation et à l’analyse des flux dans le court ou le très court terme, se substitut l’analyse de la variation des stocks dans le moyen et long terme.
Notes de bas de page
1 Professeur Émérite, Université de Tours.
2 Philippe Mathis s/dir. Graphes et réseaux, modélisation multi-niveau, Hermes Lavoisier, 368 p+16 p. cahier couleur, 2003.
3 Ferber Jacques, 1995, Les systèmes multi-agents vers une intelligence collective, Inter-Edition, 522 p.
4 Decoupigny Christophe, 2006, Pollution et trafic automobile en milieu urbain, thèse de doctorat.
5 Mandelbrot Benoit B., The fractal geometry of nature, W. H. Freman and compagny New York 1977, p. 46 et ss.
6 Frankhauser Pierre, 1994, La fractalité des structures urbaines, collection Villes, Anthropos, 291 p.
7 Thibault Serge, 1987 Modélisation morpho fonctionnelle des réseaux d'assainissement urbain à l'aide du concept de dimension fractale, Thèse d'État, INSA, Lyon, 305 p.
8 Ph..Mathis, op. cit.
9 Hervé Baptiste in “Graphes et réseaux”, Ph. Mathis (dir.) op. cit, La détermination des chemins optimaux dans un graphe temporisé, 2003.
10 Ph. Mathis, “Graphes et réseaux”, Simulation dynamique de la réorganisation de la ville de Tours, op. cit.
Auteur
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume I
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006