Mise en évidence statistique d’un continuum à facettes dans les Baronnies
p. 145-170
Texte intégral
1La végétation se prête bien à une analyse des continuités et des discontinuités puisqu’elle offre des repères spatiaux qui ne varient que lentement au cours du temps et qu’elle traduit fidèlement les variations de l’environnement des espèces. Depuis les fameux congrès internationaux de botanique du début du xixe siècle qui ont posé les bases de la phytogéographie, les chercheurs qui s’intéressent à la distribution géographique des espèces ont eu le choix entre deux solutions opposées :
concentrer leur attention sur les parties les plus homogènes du tapis végétal afin d’essayer d’y trouver des communautés végétales ;
chercher à déceler dans le tapis végétal un continuum et accorder peu d’importance aux limites qui pourraient y être distinguées.
2Les phytosociologues européens ont opté pour la première solution dès 1915, alors que l’école américaine du Wisconsin a choisi la seconde en 1920. En France, plusieurs chercheurs adoptent maintenant une position de synthèse, en reconnaissant que la végétation se présente, en fait, comme un “continuum à facettes” (Godron, 1966 et suivants). Nous allons présenter un ensemble de méthodes statistiques qui permettent de voir que, dans les Alpes du Sud, la composition floristique varie graduellement avec cependant des phases remarquables de modification de la distribution des espèces et ainsi de considérer comme “facettes” des espaces relativement homogènes et comme “transitions entre les facettes” des endroits où l’hétérogénéité est maximale.
3La solution apparaît alors en deux étapes :
mesurer le degré d’hétérogénéité de chaque partie de l’espace, par rapport au modèle uniforme,
repérer et caractériser les transitions qui existent entre deux facettes relativement homogènes.
4Bien entendu, les problèmes d’échelles sont essentiels dans ce genre de recherches, et il faudra travailler à plusieurs échelles, en particulier pour distinguer l’effet des facteurs très continus, comme le climat, de l’effet de facteurs plus discontinus, comme le substrat géologique. Nous choisirons donc un exemple où ces deux types de facteurs se combinent clairement, à l’échelle de la région écologique (Godron et al., 1984) pour le climat et à des échelles plus locales pour les substrats.
1 - MATÉRIELS
5L’exemple choisi est celui des Baronnies (Drôme méridionale entre Ouvèze et Durance), où trois transects ont été observés entre 2000 et 20023. Le transect dont l’hétérogénéité va être analysée est constitué de 107 segments longs de 500 mètres, établis selon le protocole proposé par Lecompte (1973) ; 125 espèces y ont été rencontrées.
6La région des Baronnies, généralement caractérisée par ses alignements de reliefs est-ouest, présente un réseau de vallées qui font de sa partie occidentale un espace ouvert sur la plaine du Comtat. Passé l’interfluve Ouvèze-Méouge (relevé 39 sur la figure 1) l’altitude générale augmente. À l’extrémité orientale du transect, la Durance voit le retour à de basses altitudes.
7Dans cet espace où le climat méditerranéen s’altère avec l’altitude, la structure de la végétation se présente comme un “continuum à facettes”. La mise en évidence de ce type de structure se fera grâce à quelques calculs probabilistes enchaînés qui concerneront, pour commencer, le transect entier et l’ensemble des espèces.
8En application des principes de l’échantillonnage aréolaire, les observations sont réalisées sur des transects de segments contigus, qui sont plus “efficaces”, au sens statistique de ce terme, que les grilles de carrés ou les maillages de relevés sans surface définie.
9Il est commode d’observer ces transects en notant les présences des espèces dans des “segments” contigus de taille égale. Il est alors possible de repérer les parties du transect où la végétation varie peu - c’est-à-dire celles qui sont assez homogènes - et celles où elle varie rapidement (c’est là qu’il est logique de placer une limite lorsque l’on souhaite repérer des “discontinuités”). Et cette analyse peut être réalisée à plusieurs échelles, en regroupant les segments contigus.
10Les méthodes statistiques qui permettent d’exploiter au mieux ce type d’observation doivent présenter trois caractéristiques principales :
elles doivent éviter de faire inférence à un univers inconnu et infini dont le transect observé serait seulement un échantillon, parce que cet univers existerait en dehors du transect, et que nul ne sait s’il serait très différent de ce qui est vu dans le transect ;
elles doivent donner lieu à des tests probabilistes plus fins que la comparaison avec les seuils classiques de 0,05, 0,01 et 0,001 ;
elles doivent être transposables au cas des observations réalisées avec une grille de carrés ou de rectangles contigus de taille égale.
11Sept méthodes complémentaires sont présentées : le calcul de la valeur des limites envisageables, l’information acquise en observant la première et la dernière présence des espèces, le test du nombre de groupes, les liaisons entre espèces, l’algorithme de l’archipel et celui des dipôles, l’information apportée par les fréquences locales.
2 - MÉTHODES
2.1- LA MESURE DE L’HÉTÉROGÉNÉITÉ
Approche empirique
12Pour limiter le recours aux formules mathématiques, nous procéderons comme l’inventeur de l’algèbre, Diophante d’Alexandrie, en raisonnant sur des exemples concrets. Commençons ainsi par un exemple simplissime en regardant une ligne de 4 segments où les présences d’une espèce A ont été observées. Si cette espèce est présente dans les 4 segments, la ligne est parfaitement homogène en ce qui concerne cette espèce. Il en serait de même si l’espèce était absente dans les 4 segments.
13Si l’espèce est présente dans un seul segment ou absente dans un seul segment, la ligne est un peu hétérogène ; elle l’est encore plus si l’espèce est présente dans deux segments.
14Pour avoir une idée plus précise de l’hétérogénéité, nous regarderons les 16 répartitions possibles des présences d’une espèce A dans 4 segments, ordonnées en fonction de la fréquence, F, de cette espèce dans la ligne de 4 segments (ces répartitions sont classiquement nommées “complexions”) :
15a) L’espèce est totalement absente (F = 0) : - - - -
16b) L’espèce est présente une seule fois (F = 1) :
A - - -
-A- -
- -A-
- - - A
17c) L’espèce est présente deux fois (F=2) :
A A - -
A-A -
A- - A
- AA-
-A- A
- - AA
18d) L’espèce est présente trois fois (F = 3) :
AAA-
AA- A
AAA –
AAA
19e) L’espèce est présente quatre fois (F = 4) : AAAA
On voit que les deux cas où la ligne est homogène (F = 0 et F = 4) correspondent à une seule complexion. Quand l’espèce est présente une fois (F = 1), 4 modalités de présence de l’espèce peuvent exister, parce que le nombre de combinaisons de 4 objets pris 1 par 1 (ou 3 par 3) est égal à :
C41= 4 ! / 1 ! 3 ! = (4. 3. 2) / 1. 3. 2 = 4
20On obtient finalement le résultat suivant, pour la ligne de 4 segments :
21On voit que les nombres de complexions {1 4 6 4 1} correspondent à la 4e ligne du triangle de Pascal et que le nombre total de complexions est, dans le cas présent :
1 + 4 + 6 + 4 + 1 = 16
et que, par ailleurs : 16 = 24 = 2. 2. 2. 2
ce qui correspond à la séquence des 4 indéterminations possibles quand on regarde successivement si l’espèce A est présente ou absente (2 cas possibles) dans le premier segment, puis dans le second (2 cas possibles), puis dans le troisième (2 cas possibles), puis dans le quatrième (2 cas possibles), soit, au total,
2. 2. 2. 2 = 24= 16 cas possibles.
Formule générale
22La formule générale est donc, pour une espèce présente A fois (fréquence F) dans une ligne de S segments :
Nombre de complexions = PA = CSF = S ! / F ! (S-F) !
23Cette formule confirme que c’est bien quand l’espèce est présente deux fois sur quatre que le transect est le plus hétérogène et que le nombre de complexions est maximal :
C42= 4 ! / 2 ! 2 ! = (4. 3. 2) / 2. 2 = 6
24Cette simple constatation rejoint l’intuition de Raunkjrr4, qui admettait que le tapis végétal est homogène s’il comporte essentiellement des espèces rares ou des espèces très fréquentes.
Probabilités et information
25L’exemple qui vient d’être présenté montre qu’un calcul de probabilités peut être réalisé pour apprécier l’hétérogénéité : par définition, la probabilité d’un événement est le quotient du nombre de cas “favorables” par le nombre total de cas possibles supposés équiprobables5. Par exemple, dans le cas où la fréquence de l’espèce est égale à 3, les 4 complexions correspondantes sont également probables a priori, et la probabilité de trouver la complexion effectivement observée est exactement égale à ¼.
26Reprenons alors le calcul classique de l’information que l’on acquiert en faisant une observation pour “lever” une indétermination (Brillouin, 1962) : quand la fréquence de l’espèce A est connue, il reste une indétermination à lever pour savoir où sont placées les présences (ou, en d’autres termes, pour savoir quelle est la complexion réalisée, c’est-à-dire pour caractériser la structure des présences de l’espèce).
27Pour lever cette incertitude, il faut acquérir une quantité d’information qui en est l’exacte contrepartie : quand vous jetez une pièce en l’air, les deux événements possibles ont des probabilités égales à Y et Y et l’information acquise lorsque vous avez observé le résultat est, par définition, égale à un “shannon” (dont le symbole abrégé est sha). En effet, lorsque la probabilité d’un événement est P, Brillouin a proposé de mesurer l’information apportée par l’observation du résultat par une formule très simple6 : 1 = log2 1 / P
28L’incertitude qui régnait avant de jeter la pièce en l’air est classiquement considérée comme une “entropie” analogue, à une autre échelle, à celle qui règne dans un gaz où les molécules se déplacent au hasard. L’information peut donc être considérée comme une “néguentropie”.
29Finalement, pour une espèce A, présente dans F des segments d’une ligne de S segments, l’hétérogénéité sera mesurée par l’information acquise quand on observe les positions des présences :
IA = log2 1lPA = log2 CSF sha
30Le théorème des probabilités composées permet ensuite de combiner les hétérogénéités de toutes les espèces si l’on veut porter un jugement sur l’ensemble de la végétation et y mesurer la biodiversité spatiale (Godron et Kadik, 2001).
2.2- CONTINUITÉ ET HÉTÉROGÉNÉITÉ
31Revenons à la deuxième question posée dans l’introduction : comment caractériser les transitions qui existent entre deux “facettes” relativement homogènes ? La réponse viendra en plusieurs étapes, dont la première est la recherche des limites optimales.
Les limites optimales
32Pour expliquer le calcul, partons encore d’un exemple schématique qui est la série des présences et des absences, dans le transect, de la Raiponce, Campanula rapunculus, représentées respectivement par des 0 et des 1 (les segments initiaux ont été regroupés 4 par 4 pour rendre la lecture plus facile) :
33À l’œil nu, on a le droit de penser que la Raiponce appartient à une “facette” située dans la partie orientale du transect, mais on doit se demander si la présence isolée de cette espèce dans la case 10 peut être rattachée à cette facette. Autrement dit, nous allons chercher où peut être placée “au mieux” la limite cartographique qui sépare le domaine occidental, où la Raiponce est peu présente, et la partie orientale où elle est assez fréquente.
34Pour cela, imaginons de placer la limite cartographique successivement dans chacune des césures qui séparent deux segments : une limite placée à la première césure, entre le premier et le deuxième segment, ne serait pas très significative, puisqu’elle sépare une partie occidentale “blanche” où n’existe aucune présence, et une partie orientale “gris clair” qui comprend 8 présences et 17 absences. Les limites placées aux césures suivantes seraient de plus en plus significatives, puisque la partie orientale est de plus en plus “foncée”, en ce sens qu’elle est de moins en moins chargée en absences.
35Précisons cette impression en mesurant l’hétérogénéité de la partie occidentale et de la partie orientale, pour la première limite, grâce à la formule de Brillouin. l’hétérogénéité de la partie occidentale vaut :
-log2 C10 = 0 sha.
36L’hétérogénéité de la partie orientale vaut :
log2 C258 = 20 sha.
37Puisque l’hétérogénéité totale de la ligne vaut :
log2 C268 = 20,6 sha.
38La valeur de la limite placée à la première césure vaut :
20,6 sha - (0 sha + 20 sha) = 0,6 sha.
39De même, la valeur de la limite placée à la deuxième césure est :
20,6 sha - (0 sha + log2 C248 sha) soit 20,6 - (0 + 19,5) = 1,1 sha, etc.
40Et pour la neuvième césure :
20,6 - (0 + 14,6 ) = 6 sha.
41… mais, pour la dixième césure, la partie occidentale n’est plus parfaitement “blanche”, mais “gris très clair” et le calcul donne :
20,6 sha - (log2 C101 sha + log2 C167 sha)
soit 20,6 - (3,3 sha + 13,5 sha) = 4,6 sha
42La valeur de la limite placée à la dixième césure est donc sensiblement plus faible que celle de la neuvième et il serait plus judicieux de placer la limite à la neuvième césure qu’à la dixième.
43De la dixième césure à la seizième, la valeur augmente à nouveau, puisque la partie orientale devient de plus en plus foncée alors que la partie occidentale devient plus claire. La valeur de la 16e limite est :
20,6 sha - (log2 C161 sha + log2 C107 sha)
soit 20,6 - (4 sha + 6,9 sha) = 9,5 sha
44C’est là la limite optimale puisque la valeur de la limite ne peut ensuite qu’être plus faible. Il est donc justifié de placer la limite cartographique pour cette espèce entre les 16e et 17e segments de cette ligne simplifiée. Le calcul des probabilités nous autorise à faire ensuite la moyenne des valeurs des limites pour toutes les espèces et pour les 106 césures.
45Une valeur de limite importante signifie que la césure sépare deux “facettes” qui sont, l’une et l’autre, plus homogènes que l’ensemble du transect. Les valeurs de chacune des limites envisageables montrent ici (figure 2) deux facettes majeures séparées par la césure 33. En effet, la fréquence d’un nombre remarquable d’espèces change alors. Il apparaît donc deux espaces floristiquement différents de part et d’autre de cette césure, située sur le versant du Menon qui se présente comme un talus entre les basses altitudes occidentales et les Baronnies orientales.
46D’autres césures “secondaires” sont à prendre en compte, car elles révèlent l’hétérogénéité relative de chacune des facettes, ou en d’autres termes, la structure plus fine de la végétation des Baronnies : la facette occidentale, la plus méditerranéenne, peut ainsi être subdivisée en deux, à la césure 23 ; la facette orientale, plus arrosée en été peut, quant à elle, être subdivisée en deux ou trois facettes secondaires. La première facette secondaire (relevés 1 à 23) est la plus méditerranéenne ; elle est suivie d’une facette moins méditerranéenne de 24 à 31. Ces deux facettes secondaires restent tout de même floristiquement proches et c’est seulement au relevé 23 que se produit une légère accélération de la variation floristique vers la sortie du Méditerranéen.
47Lorsque l’on entre dans les Baronnies orientales, à partir du relevé 31, la plupart des espèces méditerranéennes voient diminuer leurs fréquences. La première facette secondaire peut y être considérée comme une transition, en ce sens que les espèces typiquement occidentales ont disparu au relevé 31 et que les espèces typiquement orientales n’apparaissent qu’au relevé 467.
48La césure 103 est, elle aussi, importante pour une partition en facettes assez homogènes. En effet une grande facette de végétation non méditerranéenne occupe les relevés 46 à 103, alors que les relevés 104 à 107 ont une composition floristique qui redevient plus méditerranéenne. Quoi qu’il en soit, le calcul met en valeur la discontinuité la plus forte, située à la césure 31.
L’information obtenue en observant la première (et la dernière) présence de chacune des espèces, puis le nombre de groupes de présences
49- La première (IDEB) et la dernière présence (IFIN)
Prenons encore un exemple pour illustrer les calculs : les présences de la Raiponce dans les 107 segments sont : .........................................*..........................*.........*****.......*.*..*.......**.*
50La première étape de l’analyse plus fine de la structure consiste à voir que la première présence de l’espèce est située dans le 42e segment et que cette espèce est donc absente de la partie la plus occidentale du transect. L’indétermination relative aux positions des présences de la Raiponce quand on sait seulement que cette espèce est présente 13 fois dans les 107 segments est donnée par la formule de Brillouin :
log2 C10713 sha = 54 sha
51Puisque nous avons observé que sa première présence est dans le 42e segment, les autres présences se répartissent dans les 107 - 42 = 65 segments orientaux, ce qui laisse subsister une indétermination égale à :
log2 C6512 sha = 46,5 sha
52La réduction de l’indétermination est une quantité d’information, qui est très exactement l’information acquise quand on observe la position de la première présence d’une espèce présente 13 fois et nous pouvons écrire, en appelant IDEB l’information ainsi apportée par la connaissance du début des présences :
IDEB = 54 sha - 46,5 sha = 12,1 sha
53La formule générale est :
IDEB = log2 CS-D F-1
54en appelant S le nombre de segments, F la fréquence de l’espèce et D la position du début.
55Symétriquement, l’information acquise quand on a observé la place U de la fin des présences et qu’il reste seulement CU-1 F-1 complexions possibles est :
IFIN = log2 CU-1 F-1
56Pour la Raiponce, IFIN = 3 sha, et la fin apporte donc beaucoup moins d’information que le début. C’est une confirmation précise de la localisation orientale de cette espèce.
57L’espèce la plus orientale est le Genêt cendré (Genista cinerea), dont le début apporte 43,8 sha et l’espèce la plus occidentale est le Chêne vert (Quercus ilex), dont la fin apporte 69 sha. Ces valeurs élevées confirment que Flahault avait eu raison de considérer que ces espèces sont caractéristiques de deux sous ensembles floristiques bien distincts. Il a, par ailleurs, été reconnu par un des phytosociologues les plus érudits, Guinochet (1979), que le calcul qui vient d’être indiqué donne une solution claire au vieux problème de la courbe aire-espèce.
58- Le nombre des groupes de présences (INGR)
59Les calculs précédents n’apportent que peu d’information pour les espèces qui sont présentes au début et à la fin de la ligne mais qui ont visiblement une répartition remarquable parce qu’elle est “contagieuse”8. Tel est le cas du Chèvrefeuille d’Etrurie (Lonicera etrusca) :
****.************.*****.*****.*..............*..............................................***...*..****
60Cette espèce est présente dans le premier et dans le dernier segment ; en conséquence, son début et sa fin ne peuvent pas apporter beaucoup d’information. Pourtant, il est visible que sa répartition sur le transect est remarquable et le test du nombre de groupes va ici nous apporter l’information utile.
61La première et la dernière présence de l’espèce délimitent son “aire”9 à l’intérieur de laquelle ses présences se répartissent en 9 groupes. Le nombre de complexions qui restent possibles quand on connaît le début D, la fin F et le nombre de groupes G, est (Godron, l966) :
NCG = CG-l F-l. CG-2 U-D-F / CF-2 U-D-l
62La probabilité de la complexion observée est l / NCG et l’information apportée par le nombre de groupes de présences est :
INGR = log2 CF-2 U-D-l / CG-l F-l. CG-2 U-D-F
63Quand la répartition d’une espèce est “contagieuse”, il est plus probable de trouver deux présences accolées que de trouver une présence à côté d’une absence ; de même, il est plus probable de trouver deux absences accolées que de trouver une présence à côté d’une absence. Dans le cas du Chèvrefeuille d’Etrurie, l’information apportée par la connaissance du nombre de groupes atteint 37,2 sha. C’est dire que la contagiosité de cette espèce est remarquable. C’est aussi l’occasion de voir combien il est précieux de pouvoir utiliser la même unité de mesure, le shannon, pour tous les calculs relatifs à l’hétérogénéité, ce qui permet de comparer les diverses sources d’hétérogénéité. Si l’on accepte les normes habituelles, on dira que la structure observée est significativement contagieuse si le nombre de groupes est faible et si sa probabilité est inférieure à 5 %. Dans certains cas, la probabilité peut être faible pour une raison opposée : si le nombre de groupes est très élevé, la structure est dite “régulière” parce que les présences sont très dispersées dans le transect. Pour distinguer ces deux cas, il suffit de regarder si le nombre de groupes observé est supérieur ou inférieur à la probabilité maximale :
s’il est inférieur, les présences de l’espèce sont concentrées en un petit nombre de groupes, et la structure est “contagieuse” ;
s’il est supérieur, les présences sont dispersées en un grand nombre de groupes, et la structure est dite “régulière” ; ce deuxième cas est beaucoup moins fréquent que le premier et il n’est pas réalisé dans ce transect.
64Ce test du nombre de groupes est plus précis que l’ajustement à une distribution de Poisson qui a été souvent proposé.
65En premier lieu, cet ensemble de calculs apporte des informations sur la chorologie locale des espèces (un calcul subsidiaire permet de les relier à l’information apportée par les césures examinée dans le paragraphe précédent).
66Les espèces dont l’agrégation occidentale (celles dont la “fin” est précoce) est remarquable sont, en particulier le Genêt scorpion (Genista scorpius), le Pin d’Alep (Pinus halepensis), le Chêne vert (Quercus ilex), le Genévrier de Phénicie (Juniperus phoenicea) et l’Immortelle (Helichrysum stoechas), totalement absentes après le segment n° 33. Symétriquement, les “débuts” des 5 espèces les plus orientales sont un peu décalés : le Genêt cendré, la Campanule à feuilles rondes (Campanula rotundifolia) et la Globulaire à feuilles en cœur (Globularia cordifolia) commencent au relevé 47, Asperula cynanchica au relevé 32 et le Cotonéaster commun (Cotoneaster integerrimus) est très fréquent mais seulement jusqu’au relevé 93. Nous pouvons ainsi faire le lien entre les facettes définies ci-dessus et les espèces qui ont le plus participé à leur homogénéité.
67Deuxièmement, les moyennes indiquées au bas du tableau montrent que le transect est dissymétrique, en ce sens que les “fins” apportent en moyenne plus d’information que les “débuts”. Ceci indique que nous avons affaire à des groupes écologiques “en écailles” (Godron, 1966) se recouvrant de l’est à l’ouest. Si la moyenne des “débuts” était plus élevée que la moyenne des “fins”, les écailles se recouvriraient de l’ouest à l’est.
68La moyenne des informations apportées par le nombre de groupes est supérieure à celle des débuts et des fins. Ceci montre que les contrastes locaux observables à l’intérieur du transect sont plus intenses que le contraste entre la partie occidentale et la partie orientale. Nous verrons ci-dessous (paragraphe “Macro-hétérogénéité et micro-hétérogénéité”) que ceci signifie que le transect est plus “micro-hétérogène” que “macro-hétérogène”. Par ailleurs, la coupe topographique montre bien qu’un relief important sépare deux ensembles situés à basse altitude. La présence très localisée d’espèces montagnardes sur les relevés les plus élevés explique directement cette micro-hétérogénéité.
69Troisièmement, les coefficients de variation sont utiles lorsque l’on compare plusieurs transects.
70La démarche générale que nous suivons consiste à faire apparaître les caractères les plus remarquables de la structure, c’est-à-dire les caractères les plus inattendus, ceux qui apportent le plus d’information parce qu’ils s’éloignent le plus de la “distribution uniforme” qui est le modèle auquel sont comparées les distributions de chaque espèce.
71Il est ainsi normal que les informations les plus fortes (par exemple la localisation occidentale du Chêne vert, du Pin d’Alep, du Genévrier de Phénicie, de l’Immortelle, du Genêt scorpion) soient des confirmations des liaisons bien connues entre la végétation et le climat ; cela prouve seulement que les méthodes utilisées sont fiables : elles n’inspireraient pas confiance si elles ne faisaient pas apparaître très tôt les caractères visibles à l’œil nu.
72Il est logique de regarder ensuite les caractères moins évidents : par exemple, la répartition occidentale de l’Asperge à feuilles étroites (Asparagus acutifolius), de la Clématite flammette (Clematis flammula), de Dorycnium hirsutum, du Pin maritime et de Teucrium aureum confirme que ces espèces peuvent vivre sous climat méditerranéen. Inversement, il est judicieux de s’étonner que des méditerranéennes telles que l’Aphyllanthe de Montpellier (Aphyllantes monspeliensis) ou le Chèvrefeuille d’Etrurie (Lonicera etrusca) n’aient pas aussi une répartition strictement occidentale et de constater ainsi que l’extrémité orientale du transect présente des affinités méditerranéennes. Cette remarque conduira à regarder les espèces qui vivent ensemble dans le paragraphe 2.3.
La cascade d’informations
73Puisque l’information s’acquiert en levant une indétermination, il est logique de regarder si elle peut être acquise progressivement en levant successivement des indéterminations emboîtées. En particulier, il est intéressant de voir la part d’indétermination qui est levée quand on observe le début et la fin de l’espèce, puis son nombre de groupes, puis les types de groupes et leur position, ce qui permet, finalement, de connaître la position de toutes les présences10. Ces informations s’enchaînent comme les chutes d’eau successives d’une grande cascade, et il est même intéressant de commencer la cascade par l’indétermination qui règne au début des opérations, quand on arrive sur le terrain en connaissant seulement la liste des espèces qui peuvent être présentes.
74En arrivant sur le terrain, nous savons seulement, en consultant la liste de la flore (ou de la faune) de la région, qu’il y a seulement L espèces dont la présence - ou l’absence - pourront être observées. À cette première étape, avant même d’avoir choisi le nombre de segments à observer, l’indétermination comprend L questions : l’espèce X, mentionnée dans la flore (ou la faune) régionale, est-elle présente ou absente dans la localité observée ? A priori, ces deux éventualités sont également probables et l’information acquise quand on répond à la question posée est exactement égale à 1 shannon, par définition
75Au total, pour toutes les espèces, l’indétermination (le nombre de cas possibles) est égale à :
2 . 2 . 2 . 2 répété L fois, soit 2L
76puisque la flore régionale comprend L espèces L’indétermination totale à acquérir est donc :
Ht = log 2 2L = L
77Quand on arrive dans la localité où sera placée la ligne, et que l’on note les espèces qui sont présentes, on réduit le nombre de cas possibles Si l’on a alors trouvé N espèces, l’indétermination qui reste à acquérir quand on regardera chacun des segments est la réponse à N questions successives : l’espèce X est-elle présente ou absente dans le segment observé ? Cette indétermination est :
Hf = log2 2N= N
78L’information que l’on a acquise en dressant la liste de la flore (ou de la faune) locale est identique à la réduction d’indétermination entre le moment où nous savons a priori qu’il est possible de trouver L espèces dans la région, et le moment où nous savons que l’on trouve seulement N espèces dans la localité ; cette information, If, est donc :
If = Ht - Hf = (log2 2L) - (log2 2 N) = L- N
79Les niveaux suivants de la cascade sont, pour chaque espèce, sa fréquence, le début et la fin de ses présences, puis le nombre de groupes de présences En pratique, il est même possible de dédoubler la cascade en regardant la fin des présences de l’espèce avant de regarder leur début
Macro-hétérogénéité et micro-hétérogénéité
80Ces deux concepts ont été proposés par Forman et Godron (1986), et leur définition est simple : un espace est macro-hétérogène s’il paraît de plus en plus hétérogène quand on le regarde de plus en plus loin ; inversement, un espace est micro-hétérogène s’il paraît de plus en plus hétérogène quand on le regarde de plus en plus près
81Ainsi, une répartition typiquement macro-hétérogène serait :
* ***** ****** ******** *******
82et, inversement, une répartition typiquement micro-hétérogène serait :
**** ***** ***** *** ******* ***** ****** ***
83Le paragraphe “Vue d’ensemble des espèces” donne déjà une première approche de la macro-hétérogénéité et da micro-hétérogénéité, puisque les espèces pour lesquelles IDEB ou IFIN sont élevées sont plutôt macrohétérogènes, alors que les espèces pour lesquelles INGR est élevée sont plutôt micro-hétérogènes ; a fortiori, la distribution “régulière” est un signe extrême de micro-hétérogéneité Il est plus rigoureux de calculer aussi, directement, la variation de l’hétérogénéité quand les segments sont progressivement regroupés selon les nombres premiers diviseurs de la longueur du transect (Godron, 1966)11
84Il apparaît alors que, Armeria alpina est une des espèces nettement macrohétérogènes de ce transect des Baronnies :
..... ** ***.
85alors que l’Erable sycomore est typiquement micro-hétérogène :
** ** * * * * * ** * ** **** **** ** ** *
86Ce calcul illustre deux dimensions de la variation floristique La première, reflétée par la macro-hétérogénéité, est expliquée par une augmentation générale, d’est en ouest, des altitudes moyennes : de 400 à 1 300 mètres, les espèces se succèdent et donnent à la végétation le long du transect une structure en écailles chevauchantes
87Complémentaire de la première, une autre dimension de la variation floristique est indépendante de l’opposition entre l’est et l’ouest du transect : certaines espèces ne se retrouvent qu’en des positions particulières, périodiquement, qui correspondent aux sommets ou aux versants d’adret ou d’ubac et elles participent à la micro-hétérogénéité du transect
88Le calcul montre que ce transect est, dans son ensemble, plutôt macrohétérogène, ce qui n’est pas surprenant, puisqu’il a été choisi justement pour mettre en évidence les différences entre l’est des Alpes et la plaine rhodanienne La présence de plusieurs espèces méditerranéennes dans la partie orientale du transect explique pourquoi il n’est pas très fortement macrohétérogène
La fréquence locale : le test des “pleins” et des “déliés”
89L’un des avantages des transects est de pouvoir être traités à plusieurs échelles sans modifier sensiblement la forme de l’échantillon (il n’en est pas de même pour un échantillonage fondé sur des grilles de carrés ou de rectangles) Il est ainsi intéressant de placer sur le transect des sous-transects plus courts (que nous appellerons des “navettes” car elles peuvent être déplacées tout au long du transect comme une navette de tisserand) pour regarder si la fréquence locale d’une espèce est significativement supérieure ou inférieure à sa fréquence moyenne.
90A priori, il n’y a aucune raison de privilégier une taille de navette plutôt qu’une autre et nous utiliserons donc une navette de 2 segments, puis une navette de 3 segments, etc.
91Prenons l’exemple de l’Immortelle (Helichrysum stoechas) dans la navette constituée par les deux premiers segments : elle y est présente une fois, alors qu’elle est présente 14 fois dans l’ensemble du transect. La table de contingence correspondante est :
92Par rapport au modèle uniforme, la probabilité12 de trouver cette table est égale au produit des factorielles des marges des deux espèces divisé par le produit des factorielles du nombre total de segments est des cases internes de la table de contingence :
93… et l’information correspondante est seulement de 2,1 sha. La fréquence locale de l’Immortelle dans les deux premiers segments est donc proche de sa valeur attendue et elle apporte peu d’information.
94Regardons maintenant la navette constituée par les 5 premiers segments, où l’Immortelle est présente 4 fois. La table de contingence correspondante est :
95Par rapport au modèle uniforme, la probabilité de trouver cette table est, sur le même principe que le précédent calcul, égale à :
96...et l’information correspondante atteint 10 sha. La fréquence locale de l’Immortelle est donc significativement différente de sa valeur attendue et l’information qu’elle apporte montre que cette espèce appartient à la facette la plus occidentale du transect.
97Le calcul fait ainsi apparaître, pour chaque espèce, les “plages” où sa fréquence est le plus significativement supérieure (on dit alors qu’il existe un “plein”) ou inférieure (et l’on dit alors qu’il s’agit d’un “creux” ou d’un “délié” en calligraphie) à sa fréquence moyenne. Le test proposé est non paramétrique et non inférentiel ; il accentue le “contraste” de l’image matricielle du transect et fait ressortir fortement les oppositions entre les pleins et les creux quand on utilise des navettes très longues.
98Dans le cas des Baronnies, ce test complète bien celui des débuts et fins, puisqu’il confirme, par exemple, la concentration du Pin d’Alep et du Chêne vert dans le début du transect, mais il met en outre en évidence qu’Armeria alpina constitue un “plein” autour du 80e segment (24 sha), un peu à l’est du “plein” de l’Anthyllide, etc. Ces résultats conduisent à s’intéresser aux espèces qui sont présentes ensemble dans certaines parties du transect.
2.3. LES LIAISONS ENTRE LES ESPÈCES
L’information apportée par l’observation des coexistences des espèces
99Les raisonnements précédents ont laissé en suspens la question de l’existence de “communautés” végétales, et, pour y répondre, nous allons encore utiliser des calculs directs, très complémentaires des images que peuvent donner les analyses multivariées (voir le texte d’Alexandre et Génin).
100Prenons l’exemple des deux espèces dont la présence à l’est du transect a déjà attiré : le Chèvrefeuille d’Etrurie (Lonicera etrusca) est présent dans 36 relevés parmi lesquels 33 relevés comprennent aussi l’Aphyllanthe de Montpellier (Aphyllantes monspeliensis) et 3 relevés où cette dernière espèce est absente. Parallèlement, le Chèvrefeuille d’Etrurie est absent dans 71 relevés parmi lesquels 53 relevés comprennent l’Aphyllanthe et 18 relevés où elle est aussi absente. Notons aussi que le nombre de présences de l’Aphyllanthe est égal à 86 et que le nombre de ses absences est égal à 21. Le nombre total de relevés est 107. L’ensemble de ces constatations se résume dans une table de contingence :
101Pour savoir si ces deux espèces appartiennent à la même communauté, il serait possible de calculer un chi2, mais celui-ci ferait inférence à l’univers infini et inconnu de tous les relevés possibles et il ne s’appliquerait pas aux espèces rares ou très fréquentes. Il est plus simple et plus exact de calculer la probabilité P de cette table de contingence, déduite des propriétés de la distribution hypergéométrique :
102Cette probabilité est inférieure au seuil fatidique de 5 % (les probabilités des tables plus extrêmes sont égales à 0,006, 0,0008 et 0,00006 et, comme d’habitude, leur cumul ne modifie pas la conclusion). Il existe donc clairement entre les deux espèces une liaison positive (= un nombre de coexistences supérieur à sa valeur attendue qui serait 36 x 86/107 = 29 coexistences) statistiquement significative ; on dit souvent, en un langage moins précis mais plus imagé, qu’elles sont plus souvent ensemble que ne le permettrait le hasard, comme si le hasard avait le pouvoir de permettre ou d’interdire ! Ce résultat signifie que ces deux espèces appartiennent localement à une même communauté végétale.
103Pour maintenir la cohérence de ce résultat avec ceux des paragraphes précédents, il suffit de remarquer que l’information correspondante est égale à log2 1 / P = log2 1/ 0.22 = 5,5 sha, mais nous verrons qu’il existe des liaisons interspécifiques encore plus significatives.
L’algorithme de l’archipel
104En regardant l’ensemble des espèces présentes dans les 107 segments du transect, on s’aperçoit que certaines liaisons interspécifiques sont de beaucoup supérieures aux 5,5 sha de l’Aphyllanthe et du Chèvrefeuille d’Etrurie et apportent alors une grande quantité d’information (c’est un raisonnement analogue, quoique moins précis, qui a guidé les phytosociologues pour construire leur classification).
105Les liaisons entre espèces peuvent être résumées par l’algorithme de l’archipel qui identifie les groupes d’espèces fortement liées et les ordonne par ordre de liaison maximale décroissante. Cet algorithme est différent des classifications hiérarchiques en particulier parce qu’il a pour fondement une probabilité exacte - et non pas un indice de similitude choisi parmi la dizaine d’indices couramment utilisés.
1061/ La première étape consiste à chercher les deux espèces dont la liaison (mesurée par la quantité d’information) est la plus forte (dans le cas présent, le Chêne vert et le Pin d’Alep) et à placer ce “pic” au début du graphique, qui se lit “à l’italienne”. La valeur de la liaison (63 sha pour ce couple d’espèces), est écrite à droite de la ligne qui sépare deux espèces.
107Ensuite, on cherche l’espèce qui possède la liaison la plus forte avec l’une des précédentes, afin de la placer en dessous, etc., sans qu’il soit nécessaire de se fixer arbitrairement un seuil à partir duquel le groupe est terminé (c’est encore une différence avec les algorithmes de classification). Le premier groupe ainsi constitué est l’ébauche d’une île du futur archipel.
1082/ S’il reste des liaisons entre espèces qui n’ont pas été agrégées au premier groupe, on les récupère pour constituer une deuxième île, et ainsi de suite, jusqu’à épuisement des liaisons calculées.
109Cet algorithme respecte la multiplicité des agrégations naturelles entre les espèces et il permet donc à une espèce d’être présente dans plusieurs groupes. Certains groupes peuvent ainsi être des pics inclus en totalité dans une île, ou seulement partiellement dans une île, qui se développe alors en une presqu’île. D’autres groupes sont liés à plusieurs îles et sont alors l’équivalent d’un isthme.
110Dans le cas présent, 17 groupes sont apparus et ils sont présentés dans leur ordre d’apparition (en écrêtant les pics les plus élevés, qui dépasseraient la marge de la feuille) en indiquant le n° de l’espèce avant son nom :
111Ce groupe réunit visiblement des espèces méditerranéennes et thermophiles.
112Ce groupe réunit des espèces des pelouses et landes de l’étage méso-méditerranéen.
113Treize autres groupes apparaissent dans la suite du calcul, mais il serait trop long de les présenter ici.
114Il est possible d’utiliser cet algorithme (et les mêmes programmes de calcul) pour voir l’effet des changements d’échelle sur les liaisons entre espèces. Il apparaît alors généralement que, lorsque l’échelle diminue, les liaisons positives augmentent et les liaisons négatives diminuent. Ce n’est pas étonnant puisque la loi de zonalité fait sentir ses effets à petite échelle, et aussi parce que les migrations des espèces à l’échelle de l’Europe depuis le Quaternaire post-glaciaire ne sont pas terminées. Il serait donc intéressant de travailler avec de très longs transects biogéographiques pour préciser les “éléments floristiques” qui avaient passionné nos prédécesseurs et qui devraient retrouver une nouvelle jeunesse avec le développement de la génétique des populations et des dénombrements de chromosomes.
L’algorithme des dipôles
115Les liaisons entre espèces ne sont pas toutes “positives” : quand deux espèces sont beaucoup moins souvent ensemble que dans la distribution uniforme, la probabilité de la table de contingence est à nouveau très faible et l’information correspondante est élevée. Dans le cas présent, les espèces les plus opposées sont Anthyllis montana et le Chèvrefeuille d’Etrurie (Lonicera etrusca) et l’information apportée atteint 23 sha. C’est dire qu’elle est du même ordre de grandeur que les autres sources d’hétérogénéité et qu’elle est loin d’être négligeable.
116Ajoutons à chacune de ces deux espèces celles qui lui sont fortement liées positivement et nous obtenons le premier “dipôle” :
Dipôle n°1
7 Anthyllis montana L.
124 Thymus serpyllum L.
86 Ononis spinosa L.
13 Asperula cynanchica
21 Campanula medium
77 Lavandula angustifolia
58 Globularia cordifolia
41 Dorycnium pentaphyllum
75 Lonicera etrusca G.
112 Rubia peregrina L.
106 Quercus ilex
91 Pinus halepensis
56 Genista scorpius (L.)
67 Juniperus oxycedrus
45 Euphorbia characias
125 Thymus vulgaris L.
90 Osyris alba
110 Rubus fruticosus L.
118 Spartium junceum L.
16 Bituminaria bituminosa
28 Clematis flammula
40 Dorycnium hirsutum
63 Helichrysum stoechas
83 Ononis fruticosa L.
95 Pistacia terebinthus
Le deuxième dipôle est obtenu à partir de la deuxième liaison négative :
53 Genista cinerea.
58 Globularia cordifolia.
124 Thymus serpyllum L.
60 Helianthemum canum.
56 Genista scorpius (L.).
67 Juniperus oxycedrus
106 Quercus ilex
91 Pinus halepensis
112 Rubia peregrina L.
41 Dorycnium pentaphyllum
45 Euphorbia characias
63 Helichrysum stoechas
119 Staehelina dubia L.
28 Clematis flammula
90 Osyris alba
118 Spartium junceum L.
16 Bituminaria bituminosa
110 Rubus fruticosus L.
125 Thymus vulgaris L.
9 Aphyllanthes monspeliensis
93 Pinus pinaster
117Cinq autres dipôles apparaissent dans la suite du calcul et ils confirment les archipels.
Discussion
118Les groupes d’espèces posent le problème “continu-discontinu” sous un jour original : si toutes les espèces étaient agrégées en groupes distincts, la structure serait indéniablement discontinue. Les algorithmes décrits ci-dessus mettent en évidence les proximités chorologiques des espèces, et ils montrent que ces proximités sont nuancées et même souvent ambivalentes ou multivalentes. Il existe aussi de nombreuses espèces qui sont presque indépendantes des autres ou qui sont localement ubiquistes. L’amateur de discontinuités pourra mettre l’accent sur les groupes d’espèces et, au contraire, le partisan du continuum mettra en évidence les espèces indépendantes. Les calculs ci-dessus montreront clairement les limites d’incertitude de ces deux positions opposées.
2.4 - LES SIMILITUDES ENTRE RELEVÉS
119De nombreux coefficients de similitudes ont été proposés pour déceler les segments qui ont des flores semblables et cette multiplicité est le signe qu’aucun de ces coefficients n’est pleinement satisfaisant. Il est préférable d’utiliser directement la probabilité de la contingence floristique entre segments et l’information afférente pour trouver les groupes de segments apparentés. La méthode consiste à comparer les colonnes de la matrice des présences-absences comme nous avions comparé leurs lignes ci-dessus. Nous restons ainsi fidèles à l’approche “analytique” mise en œuvre dans les paragraphes précédents qui est différente (mais complémentaire) de l’approche globale des analyses multivariées, en particulier parce qu’elle se prête, à chaque étape, à des tests statistiques.
120Il serait trop long de présenter ici les résultats détaillés de cette recherche des similitudes, mais ils confirment parfaitement ceux des paragraphes précédents et permettent de conclure qu’il existe deux facettes majeures dans ce transect, mais que chacune garde une certaine hétérogénéité. Une analyse des relations entre la végétation et les facteurs écologiques (Daget et Godron, 1982) sera nécessaire, dans un prochain article, pour expliquer ces similitudes floristiques entre segments. Là encore, la stratégie majeure sera de regarder analytiquement les liaisons les plus remarquables entre les présences des espèces et les états de chaque descripteur écologique.
3. CONCLUSION
121En résumant considérablement l’ensemble des calculs précédents, il apparaît que deux facettes majeures existent dans ce transect. La première comprend les 31 premiers segments et elle est caractérisée principalement par les espèces méditerranéennes, notamment Euphorbia characias et Genista scorpius, dont les fins sont situées dans les 31e et 34e segments. La deuxième est marquée en particulier par la présence d’espèces montagnardes comme Anthyllis montana, de Genista cinerea, de Campanula rotundifolia, de Globularia cordifolia, du Framboisier (Rubus idaeus) et du Sorbier domestique (Sorbus domestica).
122Les relevés 30 à 33 sont ceux où s’accélère la variation floristique : ils voient douze espèces disparaître en 4 relevés (mais il s’agit seulement de douze espèces sur 178). Ensuite, 13 nouvelles espèces s’échelonnent entre les 33e et 49e segments. Le début de la deuxième facette constitue donc deux “écailles” (Godron, 1967) qui se recouvrent assez largement. Cette deuxième facette comprend aussi, à son extrémité orientale, un retour de quelques espèces méditerranéennes. Des facettes secondaires peuvent aussi être décelées.
123Le partisan du continuum concentrera, au contraire, son attention sur les 14 espèces qui sont fréquentes dans l’ensemble du transect sans que leur répartition soit statistiquement dissymétrique ou contagieuse (l’Amélanchier, l’Astragale de Montpellier, la Clématite blanche, l’Aubépine, le Cytise à feuilles sessiles, le Fusain d’Europe, le Lin de Narbonne, l’Églantier, le Sorbier domestique, le Tilleul à feuilles en cœur, etc.).
124Les liaisons interspécifiques montrent objectivement que certaines espèces se groupent spatialement et les phytosociologues pourront ainsi trouver de nombreuses confirmations des associations et groupements végétaux qu’ils ont décrits. Le géographe s’intéressera plus aux alternances de fortes et de faibles variations de l’hétérogénéité ; il considérera ces accélérations de l’hétérogénéité comme des limites de facettes. Mais il devra rester prudent : chaque discontinuité possède une certaine épaisseur, et elle ne prouve que relativement l’homogénéité des facettes qu’elle sépare.
125Le traitement statistique des observations recueillies dans les Baronnies avec l’aide de ces méthodes analytiques non inférentielles permet d’affirmer que, dans cette région contrastée et complexe, la variation floristique ne se fait pas insensiblement le long du transect. En d’autres termes, l’hétérogénéité varie fortement. En particulier, la “cascade d’information” montre que la variation d’hétérogénéité le long du transect donne une juste mesure entre une variation continue de la composition floristique et l’existence de discontinuités plus ou moins nettes.
126Le modèle du continuum à facettes permet ainsi de différencier spatialement les plages les plus homogènes et les discontinuités qui les séparent, grâce à la mesure de la variation de l’hétérogénéité. L’étude peut alors se poursuivre pour savoir quels liens peuvent être établis avec les variations climatiques, géomorphologiques et anthropiques, mais ce travail sort du cadre de cet article.
127Les modèles purement continuistes ou discontinuistes ne décrivent ainsi que partiellement la réalité, le continuum absolu à variation linéaire n’ayant pas plus de réalité concrète que les phytocénoses théoriquement homogènes. La notion de continuum à facettes est suffisamment réaliste pour éviter tout a priori qui obligerait à faire “entrer” de force la végétation, comme dans un lit de Procuste, dans un modèle d’organisation spatiale prédéfini.
Bibliographie
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BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de page
3 Andrieu (2002), Alexandre, Génin, Cohen et Lecompte.
4 Le botaniste danois Carl Raunkjaer est connu par sa classification des plantes en types biologiques.
5 L’équiprobabilité des cas possibles signifie que le modèle sous-jacent est le modèle "uniforme" qui se présente sous deux aspects équivalents :
- chaque espèce a des chances égales de se trouver dans chacun des segments (ou des carrés),
- toutes les complexions ont autant de chances de se réaliser.
6 Les raisons pour lesquelles nous utilisons la formule de Brillouin plutôt que celle de Shannon sont explicitées dans Godron et Kadik (2001).
7 Il ne serait cependant pas correct de dire qu’il s’agit d’un écotone, si l’on donne à ce terme un sens précis.
8 C’est-à-dire que lorsque l’espèce est présente sur un relevé, la probabilité est forte de la trouver aussi sur le relevé voisin.
9 Relativement à l’espace exploré, représenté par la ligne-échantillon.
10 L’ordre de la découverte successive des informations correspond à l’acquisition de certitudes qui s’emboîtent. Seul l’ordre de découverte des fins et des débuts pourrait être inversé.
11 Le calcul sera d’autant plus informatif que le nombre de regroupements possibles est plus élevé C’est pourquoi il est souvent intéressant de regarder un bloc de 60 segments, dont les diviseurs sont 1 2 3 4 5 6 10 12 20 30 et 60 Quand le nombre des segments observés ne comprend qu’un petit nombre de diviseurs, il est commode de faire les calculs sur une ou plusieurs parties du transect possédant un grand nombre de diviseurs Dans la plupart des cas, les transects sont macrohétérogènes ; la pente de la régression qui lie l’information acquise et le nombre de segments regroupés est alors positive et c’est un indice direct de la macro-hétérogénéité du transect
12 Elle est directement déduite des propriétés de la distribution hypergéométrique, et elle est donc non-inférentielle et non-paramétrique.
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