La Notion de discontinuité en géographie
p. 117-144
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur1
Ce texte est dédié à la mémoire de Michel Lecompte.
INTRODUCTION
Représentons nous une surface blanche couverte de taches noires et irrégulières. Et nous dirons : Quelle que soit l’image qui en résulte, je puis toujours en donner la description approximative qu’il me plaira, en couvrant la surface d’un filet fin adéquat à mailles carrées et dire de chaque carré qu’il est blanc ou noir. De cette manière, j’aurais donné une forme unifiée à la description de la surface. Cette forme est arbitraire, car j’aurais pu tout aussi bien me servir d’un filet à mailles triangulaires ou hexagonales et obtenir un résultat non moins satisfaisant. Il se peut que la description au moyen d’un filet à mailles triangulaires eût été plus simple : c’est-à-dire que nous pourrions décrire la surface à l’aide d’un filet plus grossier à mailles triangulaires avec plus d’exactitude qu’à l’aide d’un filet plus fin à mailles carrées (ou inversement), etc. À ces différents filets correspondent différents systèmes de la description de l’univers.
Wittgenstein L., 1961, Tractatus logico-philosophicus, Tel-Gallimard, p. 99
2Les discontinuités spatiales, c’est-à-dire les lignes ou les zones de transition séparant deux portions d’espace munies de caractéristiques différentes semblent de prime abord plus faciles à définir et analyser en géographie physique qu’en géographie humaine puisqu’elles concernent des phénomènes que l’on est tenté de considérer habituellement comme plus objectifs, plus simples, moins sujets à des interprétations divergentes en fonction des critères considérés.
3Mais cette simplicité est en réalité trompeuse car, comme nous allons le montrer, l’analyse des structures spatiales implique aussi bien en géographie physique qu’en géographie humaine une perspective relationnelle dans le temps et dans l’espace, et elle impose dans les deux cas une interaction forte entre l’observateur et son objet d’analyse.
4L’objectif de la présente communication n’est pas de faire un inventaire exhaustif des outils théoriques et méthodologiques qui peuvent être mobilisés par le géographe pour mettre à jour des limites, des barrières ou des discontinuités. Il s’agit plutôt de montrer, à l’aide d’un ou deux exemples particulièrement emblématiques, que l’on peut définir des méthodes abstraites de délimitation des limites et des discontinuités qui ne sont l’apanage d’aucun champ de la géographie en particulier et qui suggèrent l’existence d’une géographie générale reposant sur un corpus théorique central qui serait l’étude des formes et des processus spatiaux.
5La morphologie spatiale peut être définie comme un ensemble de méthodes statistiques, mathématiques, cartographiques et informatiques visant à décrire, mesurer, analyser ou modéliser les configurations spatiales, les évolutions et les déplacements d’objets ou d’événements de nature quelconque (hommes, animaux, plantes, cultures, volcans, températures, altitudes, routes, activités...). En tant que domaine de recherche théorique, la morphologie spatiale propose des outils de mesure qui s’appliquent à des objets géométriques abstraits (points, surfaces, lignes, réseaux), munis d’attributs qualitatifs ou quantitatifs susceptibles de se modifier au cours du temps. Les outils de morphologie spatiale définissent donc des formes générales de répartition, des mesures indépendantes du contenu des objets particuliers qu’elles décrivent2. Cette abstraction des formes spatiales que permettent les outils de morphologie spatiale ne semble de prime abord relever d’aucune discipline particulière. Mais certains géographes, notamment W. Bunge3 ont cru y voir le noyau méthodologique d’une géographie théorique générale (Systematic Geography), qui aurait pour vocation de décrire l’ensemble des formes et des processus à la surface de la terre, qu’ils relèvent du milieu naturel ou du milieu social. W. Bunge pense d’ailleurs que la morphologie spatiale ne constitue pas seulement un outil descriptif adapté à des catégories d’objets ou de phénomènes hétérogènes, mais qu’elle peut découvrir des lois générales dans la distribution de ceux-ci à la surface de la terre. Il montre par exemple, en se fondant sur les travaux de E. Ullman4 que le processus régissant les tracés successifs du fleuve Mississipi est non seulement analogue à celui qui permet de décrire les itinéraires successifs de l’autoroute Seattle-Tacoma, mais que les deux relèvent d’une même explication par des déterminants proprement spatiaux5. Des raisonnements similaires peuvent, selon W. Bunge, être appliqués à la croissance d’objets ponctuels tels que les villes ou les volcans qui croissent par accumulation successive autour d’un centre et dont le gradient de densité obéit à des règles mathématiques et, dans une certaine mesure, prévisibles. Très proche en cela de la position défendue ultérieurement par H. Reymond6, W. Bunge voit dans le problème de l’espacement le cœur de la démarche géographique et le seul susceptible de la fonder en science.
6Sans aller aussi loin que ces deux auteurs, on peut se demander dans quelle mesure la question des limites et des discontinuités ne constitue pas, à l’instar de la question de l’espacement, un problème de géographie générale relevant d’abord de considérations théoriques ou méthodologiques indépendantes de la nature propre du domaine d’application (milieu, société). Ce n’est pas un hasard si les manuels d’analyse spatiale, de cartographie ou de statistique sont ceux où revient de la façon la plus récurrente une interrogation sur l’unité de la discipline géographique. À titre d’exemple, on peut citer ce passage de l’introduction du célèbre manuel de Haggett :
“Les travaux géographiques les plus passionnants des années 1960 résultent en grande partie d’applications de géométrie de niveau élevé [.] Quand on réfléchit à l’histoire de la géographie, il est intéressant de noter que la séparation, de plus en plus marquée, entre la géomorphologie et la géographie humaine s’est peut-être produite juste au moment où chacune a le plus à offrir à l’autre. [.] La surface topographique n’est que l’une des nombreuses surfaces à trois dimensions que les géographes analysent, et aucune raison fondamentale n’empêche par exemple d’employer des procédés très semblables pour analyser le relief et les surfaces de densité de population. Non seulement la géométrie offre une chance de souder les différents aspects de la géographie humaine et de la géographie physique en une association nouvelle et efficace, mais elle redonne à la cartographie un rôle central par rapport à l’une et à l’autre”.
Haggett P., 1973, L’analyse spatiale en géographie humaine, Colin, U, Paris, p. 26
7Sachant que les termes de limite et de discontinuités sont avant tout des formes spatiales, on peut se demander dans quelle mesure leur étude ne doit pas relever d’abord d’une “géomorphologie générale” qui serait applicable aussi bien à l’étude des milieux physiques qu’à celle des milieux sociaux. On peut d’ailleurs montrer que le vocabulaire descriptif très précis qui a été mis au point par les géographes physiciens pour décrire les formes du relief terrestre (coteau, talus, plateau, pente, vallée,.) peut fort bien être mobilisé par les géographes humains pour décrire des configurations sociales dans l’espace d’une agglomération.
8Contrairement à une pensée dominante, nous estimons que les problèmes soulevés par les discontinuités en géographie ne doivent pas conduire à refuser les méthodes de quantification et de formalisation, mais bien au contraire à pousser davantage la recherche dans ces domaines. C’est en améliorant simultanément nos outils méthodologiques et théoriques (sans accorder de privilège aux uns ou aux autres) que nous pourrons faire progresser notre connaissance des dimensions spatiales de la vie en société.
9Nous montrons à travers deux séries d’exemples (discontinuités dans les phénomènes topographiques et discontinuités dans les phénomènes ponctuels) comment on pourrait essayer de concevoir le noyau théorique et méthodologique d’une géomorphologie générale.
DISCONTINUITÉS DANS LES PHÉNOMÈNES SURFACIQUES
10Bien que la question des limites et discontinuités en géographie concerne également des informations sociales qui sont par essence discontinues, il est intéressant de développer tout d’abord le cas des variables objectivement continues, telles que l’altitude des terres émergées. Le relief terrestre constitue en effet une source majeure d’inspiration pour l’étude des distributions sociales, tant sur le plan métaphorique que sur celui de la construction des outils statistiques et cartographiques permettant de représenter les distributions spatiales. Mais quelle est la valeur de cette métaphore et quelle est la légitimité des transferts méthodologiques que l’on peut opérer de la géomorphologie vers la morphologie sociale ?
11La caractéristique fondamentale du relief terrestre est le fait qu’à tout point de la surface terrestre de coordonnées (x, y) on peut associer un attribut quantitatif continu définissant son altitude (z). Il existe donc une continuité spatiale théorique de l’information, même si le mode empirique d’obtention de cette information lui confère une certaine granularité (finesse de la grille d’observation, incertitude de mesure de l’altitude). Les points de coordonnées (x, y, z) définissent donc une surface continue dont on peut résumer les caractéristiques formelles à l’aide de différents outils mathématiques. Pour simplifier l’exposé, on se limitera au cas unidimensionnel d’un transect de cette surface, c’est-à-dire d’une courbe z(x).
DÉFINITION DES DISCONTINUITÉS À L’AIDE DE LA THÉORIE DES CATASTROPHES
12Sur les cartes topographiques, des figurés linéaires particuliers signalent la présence de pendages verticaux et d’abris sous roches, c’est-à-dire de zones où il est impossible de réaliser une projection plane de la surface terrestre en raison des “pliures” de celle-ci. Une pliure apparaît en effet chaque fois que plusieurs points de la surface ont les mêmes coordonnées projetées au niveau de la mer en latitude ou longitude et la ligne de discontinuité correspond à une catastrophe au sens de la théorie du même nom proposée par R. Thom7. Dans le cas d’un abri sous roche, la discontinuité peut d’ailleurs être considérée comme une zone, plutôt qu’une ligne, dans la mesure où une caverne génère la superposition verticale de trois éléments de surface. Ce n’est qu’en faisant intervenir la gravité (chute verticale d’un individu se déplaçant le long de la surface observée si le pendage est supérieur à la verticale) que l’on peut assimiler la discontinuité à une ligne.
13Mais il se pose alors le problème du gabarit spatial de l’individu servant de référence pour l’identification de telles discontinuités. Si l’on prenait un observateur très petit, tel qu’une fourmi, le moindre gravier serait susceptible de générer des décrochements verticaux ou des abris sous roche, de sorte que les discontinuités topographiques couvriraient la totalité de la surface terrestre. Si au contraire on prenait un observateur plus important tel qu’une boule élastique de 200 mètres de diamètre, des ruptures topographiques telles que celle de la falaise d’Étretat ne pourrait plus être considérées comme discontinuité puisque la boule pourrait les franchir sans que celle-ci tombe, c’est-à-dire sans que la trajectoire de son centre de gravité passe par un pendage vertical. Seules les très grandes falaises générant des décrochements verticaux de plus de 100 mètres seraient alors le siège de discontinuités et leur nombre serait très limité à la surface de la terre.
14On peut résumer le problème en imaginant le trajet d’un escargot se rendant d’un point à un autre de la surface terrestre en suivant rigoureusement le tracé d’un méridien ou d’un parallèle. La longueur de l’animal étant E, on note (xi, zi) les positions successives du centre de gravité de la coquille de l’escargot après chaque déplacement de longueur E. Le corps de l’escargot est élastique, ce qui signifie qu’il permet de gommer les irrégularités de la surface terrestre et de générer une courbe de déplacement C(E) qui est continue, dérivable. La trajectoire C(E) a une longueur finie et elle correspond à une enveloppe de la courbe de la surface terrestre C qui est fractale et de longueur infinie. Plus la taille E de l’escargot est importante, plus la longueur de l’enveloppe diminue, la limite étant constituée par la longueur de l’arc terrestre séparant le point de départ 1 et le point d’arrivée n.
15L’expérience imaginaire de l’escargot de Mandelbrot permet de déterminer la dimension fractale de la courbe C en étudiant la relation qui unit e et C(e), mais elle permet également de déterminer la localisation et le nombre de discontinuités pour chaque pas d’observation e.
16Entre trois points successifs (i-l, i, i+l) il est en effet possible d’affirmer qu’il existe une discontinuité si l’on observe un changement de direction par rapport à l’axe de déplacement x. Si l’axe de déplacement est orienté par rapport à la verticale de la terre, on peut calculer la pente de l’intervalle entre deux points successifs et on pourra affirmer qu’il y a une discontinuité sur un intervalle (i,i+l) si le sinus de l’angle formé par les deux points [(xi,yi), (xi+l, yi+l)] est négatif. Dans l’exemple de la Figure l, il apparaît ainsi qu’il existe une discontinuité entre les points 7 et 8 puisque le pendage devient supérieur à la verticale. La discontinuité n’est résorbée qu’à partir du point 9, c’est-à-dire au moment où la pente entre le point d’apparition de la discontinuité (7) et un point successeur (9) devient à nouveau inférieure à la verticale.
17Mais la présence de cette discontinuité dépend étroitement du pas de mesure retenu, c’est-à-dire de la longueur de l’escargot et du coefficient d’élasticité de son corps. Si l’on avait choisi un escargot de longueur trois fois plus grande, la courbe C(3.e) n’aurait affiché aucun point de rebroussement car le centre de gravité de l’escargot n’aurait jamais eu de déplacement vertical. Il n’y aurait pas eu de “catastrophe” au sens où, quelle que soit le coefficient d’adhésion de l’escargot à la paroi, il n’aurait jamais été en danger de “tomber” et de fracasser sa coquille.
18La cartographie des discontinuités du relief terrestre repose donc toujours en définitive sur l’utilisation implicite d’un pas de mesure compatible avec la précision des relevés topographiques effectués. Mais la détermination du seuil minimum d’apparition des discontinuités compte tenu de l’information disponible n’interdit pas pour autant de hiérarchiser celles qui seront représentées sur la carte. On peut en effet déterminer en tout point le seuil de disparition d’une discontinuité, c’est-à-dire le pas maximal du déplacement de l’escargot au delà duquel un pendage excédant la verticale disparaît. Mesurées à cette aune, les discontinuités de relief sont en définitive très rares à la surface de la terre si l’on adopte un référentiel anthropique (quelques mètres). Elles sont d’ailleurs beaucoup plus fréquemment le résultat de l’activité humaine (parois d’immeuble) que d’éléments naturels. Une carte des points de la surface terrestre où existent des discontinuités de relief de portée supérieure à 10 mètres serait avant tout une carte des grandes agglomérations !
DÉFINITION DES DISCONTINUITÉS À L’AIDE DES PENTES
19On peut tenter de donner une définition plus souple de la notion de discontinuité d’altitude en la rattachant à la notion de pente exceptionnellement forte. En tout point du trajet de l’escargot de Mandelbrot, il est en effet possible de définir une pente en calculant la dérivée de la courbe C(E). En intégrant cette dérivée, on peut calculer la pente moyenne le long d’une trajectoire et déterminer les valeurs de pente exceptionnelles en se fixant un seuil caractéristique (par exemple les 5 % des points correspondant aux pentes les plus fortes). Mais la définition des discontinuités est alors doublement relative puisqu’elle dépend à la fois du choix de l’espace de référence (la pente n’est exceptionnelle qu’à l’intérieur du système considéré) et du pas d’observation utilisé pour définir les pentes (longueur e de l’escargot de Mandelbrot).
20À ces deux problèmes s’en ajoute un troisième : le fait que les points à forte pente définissent des zones de transition et non pas des lignes ou des points correspondant à des seuils. On peut illustrer ce problème à travers l’exemple d’un talus convexo-concave défini par une fonction d’altitude de type arc-tangente (Figure 2-a).
21Le calcul de la dérivée première de la fonction d’altitude permet de connaître la valeur de la pente en tous points de la zone d’étude (Figure 2-b). On peut alors déterminer les points correspondant au 5 % des pentes les plus fortes et vérifier qu’ils définissent un intervalle unique de la zone d’étude
22[0.25 ; + 0.25]. Pour affiner la localisation de la discontinuité, on peut ensuite calculer la dérivée seconde de l’altitude et chercher les points où elle s’annule (Figure 2-c). L’annulation de la dérivée seconde permet en effet de repérer les points de plus forte pente à l’intérieur d’un gradient et ainsi d’assigner une localisation précise aux discontinuités. Au total, on peut proposer une démarche heuristique de détermination des discontinuités combinant deux conditions :
Le point i de coordonnées (xi) et d’altitude (zi) est une discontinuité si :
(1) la pente en i est forte : ┃z’i┃> a
(2) i est un maximum local de pente : z’’i = 0
23Ce résultat se généralise sans difficultés au cas d’un espace bidimensionnel et permet de déterminer les lignes de discontinuité d’une surface dérivable quelconque en fonction d’un seuil d’apparition α déterminé par l’observateur. Mais si cette solution est applicable au cas d’une surface continue et dérivable, elle doit être adaptée lorsque l’on étudie une surface concrète telle qu’un transect de relief à la surface de la Terre.
24La Figure 3 présente un transect imaginaire8 de 160 km de long à travers une zone de moyenne montagne. La partie occidentale est occupée par un plateau dont l’altitude varie entre 450 et 500 mètres et dont la surface est interrompue par une vallée encaissée (vers le point n020) et un petit cône volcanique (vers le point n044). Après un talus en pente relativement douce (points n070 à 90) on passe à une zone de plaine où l’altitude ne dépasse pas 400 mètres. L’altitude a été mesurée tous les kilomètres (161 points de mesure) et l’on se propose de déterminer quels points correspondent aux plus fortes discontinuités de relief dans l’intervalle centrale [0 ; 120].
25L’information sur les altitudes étant discrète (un point tous les kilomètres) elle possède une certaine imprécision de mesure dont il faut tenir compte dans la détermination des pentes et des discontinuités du relief étudié. On ne peut donc pas se contenter de déterminer la pente entre deux points successifs, comme dans l’exemple de l’escargot de Mandelbrot, et il semble plus raisonnable de calculer la pente moyenne au voisinage d’un point en effectuant une moyenne locale sur ce point et un certains nombre de points situés à proximité. La solution la plus simple consiste à utiliser une fenêtre mobile ayant un certain rayon et que l’on va centrer successivement sur chacun des points d’observation. On pourra alors déterminer par régression linéaire locale la valeur moyenne de l’altitude en fonction la distance parcourue au voisinage du point considéré et en déduire la présence ou l’absence de discontinuités. Si l’on choisit un rayon de 1 km autour du point étudié (xi), il y aura à chaque fois 3 points pris en compte dans le calcul de la régression : xi-1, xi et xi+1. L’espacement des points de mesure définit le rayon minimal permettant de procéder à une régression. Mais on peut utiliser des rayons plus grands et, si l’on choisit un rayon de portée (n) kilomètres, il y aura (2n+1) points pris en compte dans chaque calcul ce qui rendra les résultats plus fiables. Ce rayon (n) correspond à la portée ou si l’on préfère à l’échelle d’analyse des discontinuités de relief. Il est donc homologue de la longueur e utilisée dans l’expérience imaginaire de l’escargot de Mandelbrot et il permet de fournir une approximation de la courbe C(e) dans le cas d’une information incomplète. Pour chaque point i, on notera ai(n) et bi(n) les coefficients de la régression exprimant la variation de l’altitude au voisinage-n du point considéré :
Zj = ai(n) . (xj-xi) + bi(n) pour j α {n-i, ...i ..., n+i}
ai(n) est la pente de Z au voisinage-n de i
bi(n) est l’altitude moyenne au voisinage-n de i
26Pour un voisinage-l, la distribution des altitudes moyennes b(l) correspond à un lissage très modéré du relief qui laisse subsister un grand nombre d’irrégularités, de pics et de bosses (Figure 4-a). L’analyse de la distribution des pentes (Figure 4-b) conduit donc à l’identification d’un très grand nombre de minima et de maxima, qui sont autant de discontinuités si l’on s’en tient à la définition qui a été retenue. On repère toutefois une certaine hiérarchie dans la distribution de ces discontinuités.
27Les deux plus fortes discontinuités (maximum de pente en valeur absolue) apparaissent aux points n043 et n045 et correspondent au versant d’un petit relief postiche aux pentes très marquées (volcan). Deux autres discontinuités importantes apparaissent aux points n015 et n025, et correspondent cette fois-ci à une forme en creux (vallée). Dans l’un et l’autre cas, la succession de minima et de maxima d’intensité voisine mais de sens opposé indique que l’altitude moyenne demeure constante. À l’inverse, les pentes négatives qui apparaissent autour des points n070 à 90 ne sont pas compensées par des relèvements et indiquent le passage d’une zone d’altitude élevée (à l’ouest) à une zone d’altitude plus basse (à l’est). Mais cette transition ne se marque pas par une discontinuité très marquée à l’échelle d’observation et correspond plutôt à un gradient progressif se déployant sur une vingtaine de kilomètres par paliers successifs.
28L’utilisation d’un voisinage-5 conduit à effectuer la moyenne des altitudes par tranches de 10 km et entraîne logiquement la disparition d’un grand nombre d’irrégularités locales (Figure 5-a). Le petit pointement de relief situé vers le point n044 est presque totalement “érodé” et la vallée située vers le point n020 est déjà partiellement “comblée”. En revanche, le talus qui sépare les zones de haute et de basse altitude vers le point n0 80 est beaucoup mieux mis en évidence que précédemment. La courbe des pentes est désormais beaucoup plus simple (Figure 5-b) et la hiérarchie des discontinuités principales s’est sensiblement modifiée. La plus forte discontinuité correspond au talus principal situé au point n080, mais elle est suivie de près par les deux versants de la vallée occidentale (points n015 et n025). En revanche, les discontinuités liées au pointement volcanique sont en voie d’effacement car leur gabarit est inférieur à la portée retenue pour l’observation.
29Finalement, avec un voisinage-20, on efface les dernières irrégularités résiduelles pour se focaliser uniquement sur les grandes structures du relief de la région étudiée (Figure 6). On distingue désormais bien trois entités principales : le plateau occidental, la plaine orientale et le talus qui assure leur raccord. L’analyse des pentes montre qu’il ne subsiste plus qu’une seule discontinuité importante (au point n080), tandis que les ondulations légères du plateau apparaissent comme de simples gradients peu marqués.
30On peut illustrer les conditions théoriques précédentes à travers l’exemple de la réalisation d’une cartographie des pentes du Mont St Helens après l’éruption terrible qui avait complètement remodelé son relief. Comme on peut le voir sur la Figure 7, la topographie de ce volcan est désormais organisée autour d’un cratère égueulé très dissymétrique où l’on s’attend à voir apparaître les plus fortes pentes.
31Or, si l’on essaye de cartographier les pentes de la région du Mont St Helens à partir d’un modèle numérique de terrain très précis (Figure 8-a), l’image résultante apparaît très confuse et des fortes pentes apparaissent sur la quasi totalité de la région étudiée (Figure 8-b). On repère certes assez bien la zone de très forte pente qui correspond à la bordure intérieure du cratère, mais des zones à très fort pendage peuvent également s’observer le long d’accidents de gabarit spatial plus petits (rebords de coulées, fissures, érosion des matériaux meubles.).
32Si l’on procède à un lissage de la surface topographique avec un pas d’une centaine de mètres, on va en revanche éliminer tous les accidents topographiques locaux ce qui aboutit à une régularisation des courbes altimétriques (Figure 8-c) et à une réduction drastique de la zone d’apparition des fortes pentes (Figure 8-d) qui se limite désormais au cône volcanique et aux rebord terminal des coulées volcaniques les plus importantes. Cette seconde carte de pente n’est pas plus “juste” que la première. Elle correspond simplement à un regard différent de l’observateur sur la réalité et montre que, même en géographie physique, on ne peut définir “objectivement” les phénomènes de discontinuités sans introduire des paramètres subjectifs d’échelle et de niveau d’analyse.
DISCONTINUITÉS DANS LES PHÉNOMÈNES PONCTUELS
33Que l’on étudie la distribution de populations humaines ou d’essences végétales, un obstacle majeur à l’identification des discontinuités réside dans la nature intrinsèquement discrète du phénomène observé. À son niveau le plus fin (atomique), une carte de la distribution d’une population humaine ou d’une population végétale se présente sous la forme d’un semis de points munis d’attributs qualitatifs ou quantitatifs. Or, le tracé de limites à l’intérieur d’une portion d’espace implique logiquement l’existence d’une information continue décrivant le phénomène observé en tous points de l’espace.
34Considérons à titre d’exemple la distribution de deux populations A et B présentée sur la Figure 9 et cherchons à définir des limites fondées sur la part respective des populations A et B ou, ce qui revient au même, sur la part de la population A dans la population totale.
35Il est évident que l’on ne peut tracer aucune limite à l’intérieur de l’espace d’étude tant que l’on n’a pas proposé une méthode permettant d’estimer cette proportion Z = A / (A+B) en tous points de l’espace d’étude. L’identification des discontinuités consiste donc
- à passer du discret au continu en proposant une estimation de Z en tous points (x, y) de l’espace d’étude
- à repasser ensuite du continu au discret en identifiant les points critiques où la valeur de Z présente une singularité justifiant l’appellation de discontinuité.
DISCONTINUITÉS ASSOCIÉES À UN MAILLAGE
36Une première famille de solutions repose sur l’utilisation d’un maillage ou d’un carroyage permettant de dénombrer les effectifs des différentes populations (Figure 10) et d’en déduire la valeur de l’indicateur Z recherché (Figure 11). La taille et la forme du maillage sont alors des problèmes cruciaux qui vont peser lourdement sur les résultats puisque la méthode conduit à considérer comme homogènes toutes les mailles ainsi délimitées et à négliger de facto les discontinuités qui pourraient exister à l’intérieur de celles-ci.
37Dans cette optique, mesurer les discontinuités revient à construire une mesure de dissemblance entre les unités territoriales contiguës et à repérer les limites d’unités territoriales qui correspondent aux niveaux de dissemblance les plus élevés (Figure 12).
38De très nombreux raffinements sont possibles, que nous ne détaillerons pas ici, l’un des plus intéressants consistant à réaliser des analyses multivariées portant non pas sur les unités territoriales mais sur les limites entre les unités territoriales. En effet, lorsque l’on est en présence de sous-populations nombreuses (ce qui est typiquement le cas pour les espèces végétales), il est peu astucieux de tenter de réduire l’analyse des discontinuités à un seul critère de différenciation. Il est beaucoup plus intéressant de construire autant de mesures de discontinuités élémentaires qu’il y a de sous-populations puis d’examiner si certaines discontinuités sont corrélées entre elles. On peut alors aboutir à une cartographie des discontinuités qui soit à la fois quantitative (identification des limites correspondant à un changement brutal de la densité pour de nombreuses sous-populations) et qualitative (identification des sous-populations qui contribuent le plus à l’apparition d’une discontinuité, toutes choses égales quant à son niveau). À titre d’exemple de cette méthode d’analyse multivariée des discontinuités, on peut se reporter à notre étude de 1997 sur les structures par âge des régions européennes (Grasland C., 1997).
Commentaire : Bien qu’il s’agisse d’un exemple théorique, on ne doit pas perdre de vue le fait que la plupart des données statistiques utilisées en géographie humaine sont construites sur le même modèle que l’exemple ci-dessus. Ainsi, toutes les données issues des fichiers de l’INSEE concernent des individus statistiques (personnes, ménages, établissements,.) qui sont normalement assimilables à des points mais qui sont en fait agrégés dans le cadre de maillages divers (communes, départements, zones d’emplois, quartiers,.) qui forment des unités d’observation obligatoires. Ces maillages officiels imposent une grille de lecture particulière de la société et, dans certains cas, dissimulent complètement certaines réalités sociales et spatiales en opérant des moyennes entre situations hétérogènes. En France, les nouvelles règles de mise à disposition et de collecte des données intra-urbaines (agrégats minimums de 2000 à 5000 personnes, recensement rénové) vont rendre pratiquement impossible le repérage de certaines formes locales de ségrégation en milieu urbain...
DISCONTINUITÉS ASSOCIÉES À UN LISSAGE
39Une limitation majeure de la méthode précédente réside évidemment dans le caractère fréquemment arbitraire du maillage retenu et l’hypothèse sous-jacente que les discontinuités ne peuvent, par définition, apparaître que le long des limites de ce maillage. Une solution alternative (Grasland C., Mathian H., Vincent l.M., 2000) consiste à utiliser des voisinages mobiles, c’est-à-dire des fonctions de la distance permettant de mesurer en tout point de l’espace la densité des différentes sous-populations dans l’espace environnant. Le voisinage le plus simple est constitué par un disque de rayon R que l’on déplace sur toute la zone d’étude, mais ce type de voisinage présente l’inconvénient d’introduire des discontinuités arbitraires lorsque la densité de points n’est pas suffisante. Il vaut mieux utiliser des voisinages flous, fondés sur des fonctions décroissantes et continues de la distance, telles que la fonction gaussienne.
40Appliquée à notre exemple d’étude, l’utilisation d’une fonction de lissage gaussien de portée 20 (l’espace d’étude étant de dimension 100*100) permet de mesurer en tous points de l’espace le potentiel des populations A et B (quantité de A ou de B située dans le voisinage) et d’en inférer la part moyenne de la population A dans la population totale (A+B) en tout point de la zone d’étude. La surface du phénomène Z ainsi obtenue est continue et dérivable (Figure 10-b) ce qui la rend a priori exempte de toute discontinuité.
41On peut néanmoins calculer la dérivée première Z’ de Z en tout point de l’espace afin d’obtenir l’intensité et la direction du gradient ce qui permet de repérer des zones de changement rapide du phénomène (Figure 10-c). Le calcul de la dérivée seconde Z“ de Z permet ensuite de repérer les crêtes de gradient et de repérer des lignes précises de discontinuité en utilisant la double condition
(x,y) correspond appartient à une ligne de discontinuité si :
Z’(x,y) > Seuil : repérage des zones de fort gradient à l’aide de la dérivée première.
Z’’(x,y) = 0 : repérage des pics de gradient à l’aide de la dérivée seconde
42On peut alors produire une carte des discontinuités où l’épaisseur des lignes indique l’intensité des valeurs maximales des champs de gradient (Figure 10-d)
Commentaire : Les méthodes de lissage autorisent une approche différente de la distribution des phénomènes ponctuels mais elles ne constituent pas toujours une solution optimale par rapport aux méthodes fondées sur les maillages et elles soulèvent d’autres difficultés. L’utilisation d’une fenêtre mobile (par exemple un cercle de rayon 10 km) permet sans doute de produire une mesure homogène du phénomène en tout point de l’espace, mais le choix même de la fenêtre mobile est sujet à discussion (pourquoi un rayon de lissage circulaire plutôt que carré ? pourquoi un rayon de lissage de 10 plutôt que de 5 ou de 20 km ? pourquoi pas un rayon fondé sur une distance temps plutôt que sur une distance euclidienne ? etc). D’une manière plus générale, il n’est pas toujours opportun d’éliminer les maillages car il peut arriver que celui-ci corresponde à une unité d’étude précisément pertinente (e.g. il est logique de cartographier les résultats des élections municipales par communes, même si le lissage permet de voir des tendances régionales).
EXEMPLE D’APPLICATION : LES DISCONTINUITÉS DE RÉPARTITION DE LA FÉCONDITÉ EN EUROPE VERS 1988
43Nous allons montrer l’intérêt comparatif des deux approches précédentes à travers l’étude de la distribution des niveaux de fécondité en Europe en 1988, juste avant la chute du mur de Berlin et la réunification politique du continent. Les cartes et figures qui sont donnés ici en exemple sont tirés de nos travaux antérieurs auxquels on pourra se reporter pour une discussion plus poussée de la méthode et des résultats (Decroly J. M., Grasland C., 1992 ; Grasland C., 1998).
44Les niveaux de fécondité ayant été collecté dans le cadre d’unités territoriales de niveau relativement équivalent en terme de population et de superficie d’un pays à l’autre (sauf dans le cas de la Yougoslavie), on peut proposer une première lecture des discontinuités spatiales qui conserve la grille de lecture territoriale initiale et se borne à repérer quelles sont les régions contiguës entre lesquelles on observe les plus fortes différences relatives9 de niveau de fécondité.
45La carte des discontinuités de fécondité entre régions voisines (Figure 11-b) permet donc d’extraire de la simple carte de distribution des niveaux (Figure 11-b) une sorte de “squelette” montrant la localisation des limites politico-administratives où les contrastes de fécondité sont les plus remarquables.
46On peut alors tenter de mettre en rapport la localisation des plus fortes discontinuités avec différents attributs de ces limites politiques et administratives, par exemple en distinguant les limites intra-nationales (entre deux régions d’un même pays), les limites internationales (entre deux régions de pays différents) et les limites supranationales (entre deux régions appartenant à des systèmes idéologiques différents, c’est-à-dire, dans le cas présent, entre deux régions situées de part et d’autre du “rideau de fer”). Cette hypothèse suggérée par la lecture de la carte peut-être vérifiée par le calcul qui montre que la différence relative moyenne de fécondité est de 8,4 % entre deux régions voisines d’un même pays, de 18,4 % entre deux régions voisines de pays différents et de 28,4 % entre deux régions voisines situées de part et d’autre de la limite supranationale entre pays socialistes et pays capitalistes. Cette analyse de l’effet des systèmes politiques n’ épuisent évidemment pas le sujet et certaines discontinuités apparaissant à l’intérieur des états sont liés à d’autres facteurs (ville-campagne, minorités ethniques, différences économiques ou sociales, etc.) tandis que certaines frontières politiques ne sont pas le siège de discontinuités, ce qu’il faut également expliquer.
47L’essentiel pour notre propos est de remarquer que la solution cartographique adoptée oriente la recherche des explications dans une direction privilégiée qui est celle de l’effet des systèmes politiques sur les comportements démographiques.
48On pourrait toutefois très bien envisager une lecture différente de la distribution des niveaux de fécondité européen si l’on partait de l’hypothèse qu’il existe des facteurs explicatifs plus globaux liés à la répartition des langues et des cultures ou bien à la présence de phénomène de diffusion des comportements qui soient capables de transgresser les frontières et de se propager dans l’espace de façon continue (diffusion par contiguïté) ou hiérarchique (à partir de pôles innovateurs urbains disposant de relais aux échelons inférieurs de la hiérarchie urbaine).
49Sans se prononcer sur le bien fondé de ces hypothèses de recherche, on doit noter d’emblée qu’elles sont pénalisées par le choix des représentations cartographiques précédentes qui imposent une vision discontinue de l’espace et favorisent la recherche d’explications fondées sur l’effet de maillages politiques aux contours bien délimités. La présence éventuelle de gradients, de seuils, de pôles,. bref de phénomènes spatialement continus est très difficile à repérer sur les cartes de la Figure 11.
50On peut donc choisir d’éliminer le maillage pour rétablir une vision continue du phénomène à l’aide d’une procédure de lissage appropriée ce qui permet de repérer les tendances globales de la distribution de fécondité en Europe, indépendamment de la grille de lecture des États et des régions10.
51En utilisant un filtrage gaussien de portée 100 km, on obtient alors une carte lissée du niveau de fécondité en Europe vers 1988 qui élimine toutes les discontinuités se déployant sur des portées spatiales inférieures à 100-200 km et, comme dans l’exemple du Mont St Helens, on ne conserve que les transitions spatiales entre des portions d’espaces ayant un gabarit spatial de l’ordre de la centaine de kilomètre (Figure 12-a). La carte des gradients relatifs associés à cette surface lissée (Figure 12-b) est sensiblement différente de la carte des discontinuités que nous avions obtenu en cartographiant les différences entre régions voisines même si l’on retrouve un certain nombre de points communs (e.g. les discontinuités le long des frontières franco-italienne ou franco-espagnole). Certains gradients bien visibles sur la Figure 12-b n’apparaissaient pas bien sur la carte des discontinuités entre régions voisines car elles s’opéraient de façon trop graduelles (e.g. la limite entre le nord et le sud de l’Espagne). D’autres au contraire disparaissent ou diminuent d’intensité car elles correspondent à des accidents locaux (e.g. les discontinuités circulaires autour de certaines régions métropolitaines). Plus généralement, on détecte désormais des pôles de forte fécondité (Albanie) ou de faible fécondité (Italie du Nord, Espagne du Nord) aux contours bien marqués par de fort gradients, des espaces de transition, des aires globalement homogènes,. ce qui peut conduire à rechercher des explications de nature différente de celles qui avaient été proposées précédemment.
52Il existe donc, un lien très étroit entre les hypothèses de recherche et le mode d’appréhension des discontinuités spatiales. Le point important est que la méthode utilisée pour repérer des discontinuités doit être choisie en connaissance de cause par le chercheur (selon ses hypothèses, sa connaissance du phénomène) et non pas subie.
CONCLUSION
Les théories sont des filets destinés à capturer ce que nous appelons “le Monde” ; à le rendre rationnel, l’expliquer et le maîtriser. Nous nous efforçons de resserrer de plus en plus les mailles.
K. R. Popper, 1978, La logique de la découverte scientifique, Payot, Paris, p. 57.
53Reprenant la conclusion de mon habilitation à diriger des recherches, e voudrais insister sur le fait que la morphologie sociale et la morphologie spatiale constituent à mes yeux les deux noyaux d’une géographie recentrée alliant réflexions sur les méthodes et réflexions sur les concepts dans un processus dialectique.
54En se centrant sur la morphologie spatiale, la géographie retrouverait sans doute une unité formelle et pourrait probablement donner une cohérence théorique plus forte aux recherches effectuées à la fois en géographie physique et en géographie humaine. La géographie théorique de W. Bunge et la géographie régionale constitueraient alors les deux pôles autour desquels les enseignements de géographie devraient se structurer pour donner aux étudiants une vision claire de l’identité de leur discipline. L’exemple des discontinuités montre l’intérêt du dialogue qui peut s’instaurer dans cette perspective entre tous les champs de la géographie et plaide en faveur du maintien de l’alliance traditionnelle entre le versant “naturaliste” et le versant “humain” de la discipline.
55En se centrant sur la morphologie sociale, la géographie assumerait au contraire pleinement la place qui lui revient à l’intérieur du concert des sciences sociales et répondrait enfin positivement, à un siècle de distance, au défi qui lui fût lancé dans les années 1890 par Émile Durkheim. Il serait d’autant plus tentant de relever ce défi que le champ de recherche défini par Durkheim a été en définitive peu occupé, au moins en ce qui concerne les niveaux intermédiaires d’organisation de la vie en société, et qu’il y a là une opportunité à saisir. Par un retour ironique de l’histoire, les sociologues durkheimiens auraient ainsi offert aux héritiers de la géographie vidalienne un champ qu’ils avaient voulu se réserver mais qu’ils ont longtemps laissé en jachère. Mais il s’agit d’un choix difficile à assumer car il remettrait en cause l’équilibre de la discipline géographique et pourrait conduire à son éclatement entre un versant tourné vers les sciences sociales et un autre vers les sciences de la terre et de la vie.
56Si les discussions internes à la géographie au cours des vingt dernières années ont longtemps porté sur l’adoption ou le refus des outils de mesure et de formalisation, je crois que c’est désormais autour de ce choix essentiel d’un recentrage de la géographie sur la morphologie spatiale ou sur la morphologie sociale que vont se constituer les clivages futurs, les conflits et les débats qui sont la conséquence nécessaire du progrès de la réflexion scientifique à l’intérieur d’une discipline.
57À titre personnel, mes centres d’intérêt actuels me portent plutôt vers la morphologie sociale. Mais je ne puis oublier que ce sont longtemps des réflexions de morphologie spatiale qui ont guidé mes recherches. Aussi, je pense que la géographie doit assumer la tension entre ces deux pôles qui sont probablement aussi complémentaires que contradictoires. Cette diversité des approches que je crois indispensable fait à la fois la difficulté et le bonheur d’être géographe.
REMERCIEMENTS
58Je remercie le Centre National d’Enseignement à Distance qui m’a autorisé à reprendre dans cet article une partie du cours d’agrégation que nous avons dispensé en 2002 sur “Limites, discontinuités et leurs implications spatiales”. Le cours qui a servi de point de départ à cet article peut être commandé auprès du CNED.
59Je remercie également Alain Génin et Frédéric Alexandre pour l’excellente organisation du colloque de Tours sur les discontinuités, occasion rare de développer une approche de géographie générale faisant fi des chapelles thématiques et épistémologiques de la géographie.
Bibliographie
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BIBLIOGRAPHIE
10.3406/espos.1992.1521 :Decroly J.-M., Grasland C., 1992, “Frontières, systèmes politiques et fécondité en Europe”, Espace, Population, Sociétés, 2, 135-152
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Grasland C., 1998, “La composante d’échelle dans l’analyse des distributions spatiales. Application à la fécondité européenne en 1980 et 1988”, Revue Belge de Géographie, 4, 435-460
10.3406/tigr.1999.1386 :Grasland C., 2000, “Lissage cartographique et animation spatio-temporelle : quelques réflexions méthodologiques”, Travaux de L’Institut de Géographie de Reims,. 83-104
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10.3406/spgeo.1996.995 :Lecompte M., Alexandre F., 1996, “Discontinu et continu de la végétation et du milieu. De la théorie des étagements en altitude à la phytoclimatologie dynamique”, L’Espace géographique, tome 25, n°3, 261-272.
Notes de bas de page
1 Professeur de Géographie, Université Paris 7, UMR 8504 Géographie-cités. mailto:claude.grasland@parigseo.cnrs.fr
2 Nous donnons donc à la morphologie spatiale une définition très large qui englobe à la fois les domaines de l’analyse spatiale, de la statistique spatiale et de la morphologie mathématique.
3 Bunge W., 1966, Theoretical Geography, Lund Studies in Geography, ser. C., n° 1, 289 p.
4 Ullman E. L., 1949, “The railroad pattern of the United States”, Geographical Review, 39, 242-256.
5 “Where capacity increases require physcal expansion, where this expansion cannot be in the vertical dimension, and where the near space is made more ‘expensive’ by the presence of the phenomena itself, a shift is likely during times of capacity strain and the shift will probably occur to a new location as near to the old location as the area of induced ‘expense’ will allow” Bunge W., 1966, op. cit., p. 28.
6 Reymond H., 1981, “Une problématique pour la géographie : plaidoyer pour une chorotaxie expérimentale”, in Isnard H., Racine l.B., Reymond H., Problématiques de la géographie, Paris, PUF.
7 Thom R., 1989, Paraboles et catastrophes, Champs Flammarion, Paris, 189 p.
8 Après avoir défini le "squelette" général de ce relief à l’aide de formes géométriques simples (plateau, plaine, vallée, volcan, talus), on l’a soumis à un mouvement brownien scalaire du type de celui que suggère B. Mandelbrot (1985), p. 60 afin de générer des irrégularités secondaires. Partant de gauche à droite, on affecte à chaque point une déviation aléatoire de + ou - 5 mètres et on effectue en tout point la somme de l’altitude du "squelette" et de l’ensemble des déviations situées à gauche de ce point. On peut ainsi générer des pentes plus ou moins persistantes qui modifient l’assiette générale du "squelette" et lui donnent un aspect relativement réaliste.
9 On préfère les différences relatives aux différences absolues car on considère que le passage de 1 à 1.5 enfants par femme (+50 %) correspond à une discontinuité plus significative que le passage de 2 à 2.5 enfants par femme (+25 %). Ce choix est évidemment subjectif et il conditionne l’interprétation de la carte des discontinuités qui aurait été différente si l’on avait opté pour les différences absolues de niveau.
10 On notera toutefois que l’élimination de la grille de collecte n’est possible qu’au prix d’une perte sensible d’information. Le lissage n’a d’intérêt que s’il est suffisamment fort (pour s’affranchir de la maille initiale de collecte) mais aussi suffisamment contrôlé pour ne pas éliminer trop de détails.
Auteur
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume I
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006