Introduction
p. 11-74
Texte intégral
1Le présent ouvrage rend compte du colloque “Continu et discontinu dans l’espace géographique” tenu à la Maison des Sciences de la Ville de Tours les 13 et 14 novembre 2002. Plusieurs raisons ont rendu indispensable la publication de ces actes, en dépit des années qui ont passé. Parmi celles-ci, deux dettes, tout aussi considérables l’une que l’autre : à l’égard des contributeurs qui ont bien voulu nous confier leur texte, parfois depuis fort longtemps ; à la mémoire de Michel Lecompte, professeur de géographie à l’Université Paris 7 - Denis Diderot auquel ce colloque devait beaucoup. Sur une idée des signataires de cette introduction, il en avait tracé les grandes lignes et ouvert les discussions qui devaient aboutir à sa réalisation. Disparu brutalement, après une courte mais irrémédiable maladie, le 4 octobre 2001, nous lui dédions les actes de ce colloque et ne pouvons lui rendre meilleur hommage qu’en consacrant la première partie de cette introduction à la présentation d’un parcours intellectuel qui l’a amené à scruter de façon toujours plus incisive la manière dont les phénomènes biologiques et physiques s’inscrivent dans l’espace et l’intérêt représenté par la collecte de cette information spatiale.
2L’ensemble des travaux menés à l’initiative de Michel Lecompte autour du Bassin méditerranéen et dans les Alpes, a ouvert la voie à une relecture de la géographie de la végétation aux échelles moyennes de l’espace bio-physique (échelle des grands volumes de relief, des grands domaines climatiques). Y est posé à nouveaux frais la question de la pertinence des limites et, a fortiori, de leurs tracés. Cette nouvelle phytogéographie a mis en lumière l’importance de l’analyse des configurations spatiales, du mode de variation - continu ou discontinu - des phénomènes biologiques et physiques dans l’espace géographique. Cette interrogation participe à celle de la géographie, considérée comme un tout, auquel d’autres champs de réflexion se trouvent, de fait, associés. De cette expérience, de la volonté d’en rendre compte à l’ensemble de la communauté des géographes et, au-delà, à tous ceux que l’organisation de l’espace géographique ne laisse pas indifférent, est ainsi né le désir de réunir les personnes qui ont pu se poser des questions semblables dans d’autres domaines que celui de la biogéographie. En découle une deuxième partie introductive qui interroge : à travers le renouveau de la discussion sur le continu et le discontinu, y a-t-il une nouvelle occasion de dialogue entre sciences de la nature et sciences sociales ? près le rappel du contexte dans lequel s’inscrit le débat du côté de chacune, la pensée se construit à partir des réflexions pionnières de Roger Brunet (1967), débouchant sur les conceptions de l’espace géographique.
3Le troisième ensemble de l’introduction présente les textes issus du colloque : écrits variés mais nullement disparates. La géographie physique y côtoie la géographie sociale, la géomorphologie fluviale l’urbain, la dimension technique la fête, la frontière les réseaux et la cartographie les représentations. Cette diversité était recherchée et, partant du principe que l’espace géographique n’est pas seulement affaire de géographes, nous aurions souhaité qu’elle fût encore plus grande. L’intérêt de s’adresser aux non-géographes était souligné lors de l’appel à communications où nous convoquions même la philosophie des sciences et les mathématiques. L’ambition n’a pas été pleinement atteinte ; il reste pourtant utile de se confronter à d’autres visions et à des disciplines qui ont, elles aussi, à voir avec l’espace géographique : la pédologie, l’anthropologie, l’histoire, l’ethnologie. Vingt textes, vingt-huit auteurs, seulement six non géographes (trois écologues, deux archéologues et un physicien de l’atmosphère). Il est vrai que dans les autres disciplines, la question du continu et du discontinu s’inscrit dans des plans divers qui ne sont pas seulement - et, souvent, pas le plus fondamentalement - spatiaux. Par exemple, certains ethnologues remettent en question les découpages classiques en ethnies et des historiens les césures traditionnellement opérées au sein de l’espace-temps.
4Dans cette partie, en toute liberté et sans examen exhaustif, à partir des textes, sont exprimées quelques réflexions et interrogations. La question de l’organisation et des formes de l’espace géographique, de leurs contenus, de leurs frontières ou de leurs limites, des mécanismes et des processus les remodelant sans cesse, est omniprésente en géographie, dans toute la géographie. Les problèmes du découpage des entités spatiales, de leur partition, du repérage des limites et des discontinuités a joué un rôle essentiel dans la discipline. Il est vrai que l’espace des sociétés est rempli de toutes sortes de maillages territoriaux emboîtés ou non, les uns visibles, les autres pas. Longtemps, la géographie “classique”, délaissant les contenus au profit des contenants, a subdivisé les ensembles spatiaux en sous-ensembles. Le sujet a été tant et tant abordé, la communauté géographique en a été si friande, que le thème du découpage de l’espace selon des unités homogènes a paru constituer la finalité de toute analyse géographique. Denis Retaillé parle même, ici, d’une “géographie maniaque du découpage et de la limite”. Pour d’autres, c’est un débat vain (Dauphiné, 1976), pour lequel nous gaspillons des heures précieuses (Brunet, 1990).
5On a pu alors considérer, que tout espace géographique possédait, à quelque échelle que ce soit, un noyau, un cœur et des limites. Un cœur dont on analyse la cohérence, les qualités, les altérations, les liaisons systémiques ; des limites, parfois nettes, brutales, le plus souvent nuancées, difficilement saisissables, qui sous forme de franges, marges, marches, bordures, espaces “périphériques” ou autres zones de transition, marquent le passage, plus ou moins structuré, à un autre système. L’espace géographique semble, dès lors, riche en discontinuités de toutes natures et d’intensités variées. Le géographe opte, si l’on suit Roger Brunet (1990), pour une “organisation discontinue de l’espace, non par accident mais par essence”, dont acte. Plus circonspect, Gay (2003)1, signale que :
« La géographie, depuis quelques décennies, s’est intéressée davantage aux discontinuités qu’aux continuités, qui paraissent moins séduisantes pour une spécialité qui s’attache à penser les différenciations spatiales ».
6Loin de nous l’idée de nier le discontinu, la barrière, la limite ou encore la rupture et de prôner le continu, le flou, la transition, le chevauchant à tous crins ! On ne lira pas ci-dessous le grand combat des “discontinuistes” et des “continuistes”. Il nous semble seulement que la géographie, dans ses tentatives de partition, de découpage, de classification, de régionalisation, est souvent tombée dans la confusion entre discontinuité et limite : fixant à tout espace géographique d’échelle variée une limite unique, nette, linéaire, ininterrompue, oubliant trop souvent les variations graduelles, l’épaisseur de la limite, la limite floue, le recouvrement partiel d’espaces, l’imprécision spatiale. La réflexion qui est proposée met ainsi en cause le choix de discrétiser, ou non, son objet d’étude par le chercheur, mais aussi, ipso facto, sa vision même du monde. On peut faire valoir qu’une recherche géographique tournée vers le découpage peut conduire à une finalité systématiste aboutissant, in fine, à figer la discipline et la réflexion, en laissant de côté une partie de l’information, notamment spatiale. Autrement dit, s’il y a des limites, sont-elles données par le réel ou produites par le chercheur et, dans ce cas, sur quels fondements ?
7Pour reprendre les termes employés par Jacques Lévy (communication orale), il convient, dès lors, d’examiner la tension entre la “courbure discontinuiste” de la pensée humaine qui fait violence à la réalité en introduisant des limites et la “contre-violence continuiste” qui finit par rendre suspecte toute coupure. Prenons tout de suite position. Elle était déjà la nôtre lorsque nous rédigions nos thèses et les lecteurs constateront, en lisant les pages qui suivent, qu’elle est, aujourd’hui, largement partagée par les participants à cet ouvrage. En trente ans, les sciences ont démontré que, de nos jours, l’ordre n’existe plus de plein droit. Encore plus : nulle part, il n’est une réalité primordiale dont le scientifique devrait tenter de retrouver l’existence, et les lois, derrière le désordre apparent. Tous les phénomènes, à une certaine échelle, sont désordonnés, irréguliers, irréductibles à des formes pures. Pierre Thuillier (in La recherche, mai 1991) renverse la proposition habituelle : « la science du désordre retrouve le désordre derrière l’ordre apparent ». Mais il existe des lois relatives au désordre. Les exemples de la percolation2, de la mécanique quantique, de la relativité3, de la physique4, de la biologie5, de la thermodynamique et de ses fluctuations6, de la théorie des catastrophes7 témoignent de la richesse de l’opposition du continu et du discontinu mais aussi de leur ambivalence : cas des transitions de connectivité, toujours marquées par des passages du continu au discontinu (de Gennes, 1985). Bien plus, ils ne s’excluent pas : continu et discret comme, pour les physiciens, onde associée au corpuscule, ou quanta et relativité. Il serait dommage de choisir l’un et d’abandonner l’autre. Il nous semble que, d’un côté, se dessine, avec le discontinu, une interprétation plus facile du monde car l’hétéro-organisation fait sens. De l’autre, avec le continu, les interprétations sont plus difficiles : les déterminations sont multiples et enchevêtrées car c’est le lieu de l’auto-organisation ; le “bruit” (au sens de la théorie de l’information) est donc grand8.
8Le premier élément qui peut-être tiré d’un grand nombre de contributions est bien celui-ci : il s’agit moins de faire un choix fondamental entre des visions du monde qui peuvent paraître antagonistes que d’adopter un mode de description de l’espace géographique, dans un cadre conceptuel point trop contraignant. Ne pas seulement penser continu et discontinu dans leur opposition, mais aussi dans leur complémentarité. Dans le même sens, Brunet (1967) écrivait d’ailleurs :
« On observe que, finalement, continuité et discontinuité sont en rapports dialectiques. C’est la continuité qui crée la discontinuité. Le seuil est atteint par préparation lente, par additions successives. La discontinuité suppose, en définitive, la continuité. Et, dans certains cas, elle ne se produit pas s’il n’y a pas continuité. (.) Et la discontinuité réintroduit la continuité ».
9Notre choix du continuum comme modèle de départ dans notre approche biogéographique vient ainsi de la préférence pragmatique pour une perspective “ouverte”, plus souple mais suffisamment englobante - empreinte de modestie également -, mieux adaptée à l’étude des transitions que les approches traditionnelles, capable de révéler les “véritables” discontinuités.
1 - MICHEL LECOMPTE (1939-2001) : UN REGARD NEUF SUR L’ESPACE BIO-PHYSIQUE
10Michel Lecompte, décédé à un moment où il entreprenait de faire la synthèse de ces travaux, a laissé un grand vide. Il paraît important d’évoquer ici, auprès de ceux qui le connaissaient peu ou mal, un itinéraire qui recoupe sur de nombreux points le thème des actes de ce colloque. À lire (cf. bibliographie) la liste de ses principales publications, on conclurait trop vite qu’il ne fut qu’éclectique, passant de la génétique à l’écologie végétale, discipline de prédilection dans laquelle il ne voulut pas se laisser enfermer, de la pédologie à la climatologie, de la géomorphologie aux rapports nature société. Dans chacun de ces domaines, il abordait de front les questions vives et participait sans complexe aux débats. Le biologiste Patrick Thalouarn9, qui fut son ami, insiste tout particulièrement sur son attitude face aux questionnements scientifiques :
« [Michel Lecompte était] biogéographe, géographe, sans doute, mais aussi biologiste et surtout scientifique complet. [.] Je puis en témoigner en évoquant les longues discussions que nous avions en rapport avec ses activités de recherches sur le terrain, qu’il appréciait tant. Afin de comprendre la présence d’une espèce ou d’un type de végétation à telle altitude ou sur tel sol ou sous tel climat, il ne se satisfaisait pas d’arguments admis de longue date par tous ou presque. Il aimait en savoir plus sur les mécanismes de la photosynthèse, la répartition de ses assimilats, de ses rapports avec l’intensité de la transpiration ou encore avec l’osmorégulation. Bref, Michel manifestait toujours une curiosité intellectuelle en général et scientifique en particulier qui l’amenait à sortir de son champ scientifique de prédilection pour aller avec modestie vers ceux qui pouvaient enrichir sa réflexion et son travail de chercheur. De même il aimait à interroger le non-spécialiste sur la pertinence des méthodologies utilisées, exercice qui nécessitait un talent pédagogique certain et qui s’avéra profitable pour ses étudiants. Cette attitude qui pouvait irriter les conformistes et les partisans des écoles et des chapelles me paraît au contraire exemplaire [.]. Chercheur toujours ouvert aux progrès, notamment dans les moyens de recueillir et d’analyser des données, je me souviens pourtant de ses réflexions et de nos discussions sur l’importance du flair, de l’intuition dans la réussite d’un programme scientifique. Rien à voir avec de l’opportunisme chez cet ami, certes parfois déconcertant, mais toujours honnête, généreux, enthousiaste et pertinent ».
11À relire l’ensemble de ses articles, il existe une cohérence profonde : celle-ci a largement à voir avec l’interrogation autour du continu et du discontinu. Venu à la géographie un peu par le hasard d’un recrutement, il attachait une importance toute particulière aux configurations, aux formes de l’espace biophysique, s’interrogeait sur ces opérations de généralisation spatiale que l’on effectue le plus souvent comme si elles allaient de soi : par exemple lorsque l’on déduit une surface de quelques points de mesure, ou bien lorsque l’on trace un trait sur une carte sans prendre en compte la variété des significations qu’une limite peut recouvrir, ou bien encore lorsque l’on évoque, comme une évidence, emboîtements et sauts d’échelle. Ainsi en a-t-il été, de façon exemplaire, pour le thème de recherche sur lequel il s’était le plus fortement investi dans les années qui ont précédé sa disparition : la question de la mesure et des processus de l’érosion avec comme terrain d’application les Alpes du Sud où, sur les larges affleurements de terrains marneux, le ravinement est extrêmement actif. Invité à se joindre à l’équipe de géomorphologues10 travaillant sur le site du Val de la Méouge (Baronnies méridionales), il s’impliqua pleinement dans l’ensemble du programme, refusant de se laisser enfermer dans la position du botaniste de service chargé de mesurer le rôle tenu par le couvert végétal dans les processus érosifs, rôle qui lui paraissait au demeurant surestimé. En 1998, lorsque, à l’invitation de nos collègues du CEMAGREF de Grenoble, des équipes travaillant sur l’érosion dans les Alpes se réunissent pour former un GIS autour des stations de mesures de Draix près de Digne, Michel Lecompte fut élu président du groupement. Son “programme” mettait l’accent sur la question de la généralisation spatiale des études stationnelles, dont certaines faisaient déjà l’objet de tentatives avancées de modélisation (modèle ETC - érosion - transport - crue). Il rappelait l’importance de cette perspective dans ce qui fut son dernier texte, écrit au début septembre 2001 :
« [.] L’engagement sur la voie de la modélisation mécaniste présage de la possibilité de spatialiser les mesures de l’érosion, que seuls des modèles bâtis sur des relations physiques apparaissent susceptibles d’affranchir des paramètres de valeur seulement locale ».
« La modélisation physique ne constitue toutefois qu’une étape du projet de spatialisation. D’une part, en effet, les chercheurs ne peuvent espérer démêler que pas à pas l’écheveau complexe des interactions entre variables naturelles contrôlant le processus érosif : certaines de ces variables requerront encore une approche semi-quantitative, l’analyse de leurs relations reposant sur une base au départ surtout statistique. D’autre part, même en nombre réduit, les variables d’extrapolation, ou d’interpolation, issues des modèles ne pourront souvent être quantifiées que de manière ponctuelle dans l’espace géographique ».
« Une modélisation mécaniste aux fins de spatialisation fait donc ressortir la nécessité d’approches naturalistes complémentaires, en vue de faciliter les changements d’échelle entre des expériences forcément de surface très restreinte et l’espace géographique : on songe à la recherche d’indicateurs des continuités spatiales climatiques - par exemple, floristiques - en vue d’extrapoler les mesures des stations climatiques, ou à la reconnaissance du contexte physique - géologique, géomorphologique, hydrographique - et végétal, de l’érosion, pour guider les essais sur son extension spatiale »11.
12Ce texte, diffusé de façon posthume, est mieux qu’un manifeste pour que le programme du Groupement d’intérêt scientifique qu’il présidait marche, comme il le disait, “sur ses deux jambes” : il dévoile le fil conducteur d’un itinéraire intellectuel rappelé dans les paragraphes qui suivent. Ces lignes s’appuient, pour une bonne part, sur les témoignages apportés lors de la journée scientifique organisée en la mémoire de Michel Lecompte, par le département de géographie de l’Université Paris 7 - Denis Diderot, le 8 février 2002.
A - LA SYSTÉMATIQUE DU RÈGNE VÉGÉTAL : PREMIÈRES INTERROGATIONS SUR LE CONTINU ET LE DISCONTINU
13L’itinéraire de Michel Lecompte commence par des études scientifiques classiques, entreprises par la voie royale de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud et de l’Agrégation. Les premiers travaux de recherche entrepris à l’ENS, portant sur certains aspects de la systématique du genre Potentilla12, le laissèrent pourtant insatisfait, du fait d’un goût peu prononcé pour la biologie de laboratoire. Ils ne furent cependant pas indifférents, ni à ses choix futurs, ni à la question du continu et du discontinu. Le genre Potentilla est, en effet, marqué par une systématique extrêmement embrouillée (ce qui n’est nullement une exception dans le règne végétal) que l’on éprouve bien des difficultés à faire cadrer aux catégories établies, en particulier à la notion d’espèce.
14De fait, Michel Lecompte consacrait toujours une part de ses enseignements de biogéographie, à l’examen de la valeur, souvent discutable chez les végétaux, des séparations entre taxons, notamment au niveau de l’espèce, contrepoint indispensable à la présentation d’approches de terrain, toutes peu ou prou fondées sur les indications fournies par la composition spécifique de la flore. En principe, les choses sont simples : forme une espèce, l’ensemble des individus ayant la même morphologie héréditaire et les mêmes caractères physiologiques, féconds entre eux mais stériles vis-à-vis des individus appartenant à d’autres espèces. Ce dernier critère assure, en théorie, une barrière génétique et donc une discontinuité indiscutable entre espèces. Il s’ensuit qu’elles peuvent être identifiées, puis classées, par regroupement, en genres, familles, etc.
15Le premier problème posé par cette systématique et la taxinomie qui lui est associée, est qu’elles ont été construites à une époque où le vivant s’inscrivait dans “la Création”. Comme telle, elle apparaissait comme une donnée originelle et immuable qu’il suffisait pour les scientifiques de décrypter et d’inventorier. Depuis lors, la pensée évolutionniste a changé le point de vue. Les scientifiques travaillent, depuis des dizaines d’années, à reconstruire une systématique fondée sur la progressive différenciation des espèces au cours des temps : nous sommes entrés dans l’ère de la phylogenèse13. Les discontinuités y sont donc d’ordre historique, liées aux complexes processus de spéciation, d’extinction ou de différenciation au sein de populations spécifiques. Le travail de reconstruction est avancé aux niveaux supérieurs de la systématique, il l’est moins aux niveaux inférieurs. De ce fait, la botanique de terrain continue à fonctionner avec les espèces linnéennes. Les études géobotaniques sont ainsi entachées par la complète obsolescence de la vision sur laquelle sont bâties nos flores et par l’incertitude qui entoure les catégories sur lesquelles elles se fondent. Ceci ne joue sans doute qu’à la marge, mais cette prudence, voire cette modestie, doit être gardée en mémoire. Michel Lecompte gardait ainsi un œil attentif sur les travaux de biosystématique et de biogéographie historique.
16La génétique des populations végétales lui paraissait, en particulier, un domaine dont les évolutions ne peuvent laisser indifférent le géographe tant les végétaux bousculent les barrières établies entre les sexes, les individus, les générations et les espèces. Nous avons trop tendance à concevoir les espèces végétales à l’image de l’espèce humaine et de la plupart des espèces animales, c’est-à-dire formées d’individus sexués ayant une naissance et une mort, se reproduisant entre eux. Chez les végétaux, les choses ne se passent pas ainsi14. Ainsi la polyploïdie - la possibilité pour un organisme de posséder plus de deux jeux de son matériel génétique de base - y est-elle répandue, d’où la multiplication d’individus aux caractères intermédiaires entre deux espèces. Il faut y ajouter la fréquence des possibilités de multiplication végétative (apomixie) par boutures, par marcottes, par bulbilles, par stolons, etc., qui fait sauter une autre barrière, celle qui sépare clairement, dans le règne animal et chez les hommes, les individus et les générations.
17Les conséquences de ces incertitudes autour de la notion d’espèce botanique a, sans nul doute, de grandes conséquences spatiales, les limites fondées sur la reconnaissance de ces espèces pouvant s’avérer tout à fait discutables, d’autant que la botanique de terrain ne possède pas les outils nécessaires pour aller très loin dans la reconnaissance des unités taxinomiques fines.
B - L’EXPÉRIENCE MAROCAINE ET LA PROPOSITION D’UNE PHYTOCLIMATOLOGIE DYNAMIQUE
18Si la recherche en laboratoire ne l’a pas enthousiasmé, Michel Lecompte a, en revanche, été un fervent défenseur des observations et de la collecte des données sur le terrain, dans la grande tradition naturaliste. Dans son dernier texte (op. cit.), il revendiquait d’ailleurs son appartenance à cette tradition, indispensable, à son avis, pour aborder les questions en termes spatiaux. Il rappelle sa “conversion” à la géographie de la végétation en exergue à la publication issue de sa thèse sur la biogéographie du Moyen-Atlas central marocain, exergue en hommage au botaniste montpelliérain Charles Sauvage qui lui proposa le sujet :
« Le matin du 15 décembre 1966, un beau temps ensoleillé règne sur le Moyen Atlas. Interrogateur, Charles Sauvage désigne les terres sombres qui nous entourent, dominant les collines étincelantes de la meseta marocaine, plus à l’ouest, dans un souffle, les fils argentés de la vierge glissent lentement sur un vallon reverdi par l’automne méditerranéen, au bord de la haute falaise d’Azrou, à l’orée d’une cédraie magnifique ».
« Qui résisterait à cette splendeur, quelques ours après avoir quitté les sages allées du Jardin des Plantes, au seuil gris d’un hiver parisien ? Le Professeur Sauvage avait beau eu de proposer ce terrain de thèse, accepté avec empressement par son jeune élève ébloui. Le goût de l’élève ne fit que croître avec le temps, comme la séduction pour le Cèdre berbère, géant menacé à la frange de la vie des arbres, même si l’hiver se révéla souvent plus rude qu’en cette exaltante journée de décembre ».
19Enseignant dans le même temps au département d’écologie végétale de l’Institut chérifien de Rabat, il mit alors en pratique sa passion pour la collecte de l’information sur le terrain. La visée choisie était, initialement, des plus classiques puisqu’elle combinait des questions d’écologie forestière et de climatologie dans la cédraie marocaine et des travaux de cartographie botanique (carte du Moyen-Atlas central au 1 : 200 000e).
20La collaboration avec le pédologue Bernard Lepoutre devait s’avérer essentielle pour la résolution d’un “paradoxe écologique, objet de vieilles discussions” : l’absence de forêt sur la partie centrale des vastes plateaux basaltiques dominant Azrou alors que de belles cédraies sont observables sur ses marges. L’interrogation est bien géographique : pourquoi le Cèdre de l’Atlas se régénère-t-il ici et pas là ? La discussion met en jeu le concept de seuil à travers la recherche des conditions climatiques, microclimatiques et édaphiques qui permettent ou interdisent la régénération du Cèdre aussi bien à l’échelle de temps de l’année qu’à celle des temps historiques au cours desquels des phases de péjoration climatique expliqueraient la rétraction de l’aire du Cèdre, se traduisant par l’apparition de discontinuités dans le couvert forestier.
21En établissant la carte de la végétation du Moyen Atlas central, construite suivant les méthodes proposées par Louis Emberger (1936) et Charles Sauvage (1963) (carte des “séries dynamiques”, croisant, comme sur les cartes de végétation de la France publiées par le CNRS, indications écologiques et successions végétales), il identifie les limites d’une démarche qui l’oblige à subdiviser l’espace géographique en une mosaïque dont les “tesselles” sont présumées rendre compte de l’hétérogénéité. Dans l’obligation de tracer des limites, des contours à ces éléments, il se trouve conduit à effectuer des simplifications. Autre façon de le dire, il se trouve conduit à abandonner une partie de l’information spatiale collectée : tout ce qui était progressif, graduel ; partie dont, par analogie peut-être avec les découvertes faites dans la systématique du règne végétal, il finit par se demander si elle n’est pas l’essentiel.
22Son insatisfaction devant ce mode de représentation des rapports climat-végétation dans le domaine méditerranéen et les domaines voisins le conduisent alors à proposer un réexamen de la question des limites et des transitions phytoclimatiques. De discussions avec Michel Godron qui succède dans la direction de ses recherches à Charles Sauvage, lui aussi trop tôt décédé, naît l’idée de relever la végétation en continu le long de cheminements linéaires d’échelle régionale et, ainsi, de mener une analyse fréquentielle de la distribution des plantes le long de ces lignes. Dans un article qu’il considérait comme fondateur, publié en 197315, il revient sur ce plan d’échantillonnage peu usité, sur le protocole d’analyse de la végétation et du milieu qu’il nécessite et sur les premiers résultats obtenus :
« L’analyse des lignes de segments a fait l’objet d’une récente mise au point dans la thèse de Michel Godron (1971) et l’on dispose désormais d’une méthode générale de traitement des fréquences spécifiques observées sur ce type d’échantillon. En retour, les caractères particuliers de cette méthode de traitement ont suggéré à son auteur d’expérimenter, aux petites et moyennes échelles, un mode d’échantillonnage souvent pratiqué aux grandes échelles »
« L’idée d’un échantillonnage orienté et continu de la végétation paraît séduisante lorsque le milieu est gouverné par des variables elles-mêmes orientées, continues et progressives ; ce qui est parfois très net au Maroc, où les gradients climatiques sont par ailleurs vigoureux ».
23Fondée sur des transects de plusieurs dizaines de kilomètres de longueur, orientés par les principaux gradients écologiques, cette approche renouvelée de la géographie de la végétation permet de suivre en continu les changements que les gradients climatiques induisent dans la biosphère, en concurrence ou en complémentarité avec d’autres facteurs. Il peut s’agir d’autres facteurs du milieu, le facteur édaphique ou l’exposition des versants par exemple. Entrent aussi en eu les complexes rapports de concurrence entre les végétaux au sein de communautés en perpétuelle évolution ou, encore, les choix des sociétés humaines, décisifs dans l’interprétation de la physionomie de la végétation.
24De manière concomitante, en collaboration avec Henri Delannoy, Michel Lecompte tente de mieux restituer les champs climatiques régionaux en adoptant une démarche de climatologie dynamique. Là aussi, comme le rapporte Henri Delannoy16, cette manière d’envisager la géographie du climat résulte d’une insatisfaction :
« Quand j’ai rencontré Michel Lecompte à la fin de l’année 1966, il débutait une thèse sur Biogéographie de la montagne marocaine : le Moyen Atlas central. Aussi ne pouvait-il se désintéresser des relations entre le climat et la végétation du monde méditerranéen, objet classique d’étude de Louis Emberger et Charles Sauvage, son premier directeur de thèse. Mais l’approche moyenne par un indice pluviothermique (qui, croisé avec la température minimale moyenne du mois le plus froid, débouchait sur la notion d’étage bioclimatique) ne le satisfaisait pas : la végétation intègre les temps concrets, rappelait-il. Il s’est donc naturellement intéressé au travail que e menais sur les situations atmosphériques quotidiennes du Maroc cisatlasique ».
25L’approche menée sur les températures et les précipitations quotidiennes, mises en relation avec les situations atmosphériques journalières permit de conclure à la “concordance remarquable des contours des distributions quotidiennes des températures et des précipitations”. Par delà ce résultat, c’est la nature même du climat, la façon dont on le construit, qui est interrogée :
« ... Si les variations de régimes quotidiens expriment plus fidèlement que celles des valeurs isolées et des moyennes le eu des facteurs génétiques du climat, cette observation vaut également pour les régimes moyens mensuels ou saisonniers, aux plus petites échelles ; il nous semble que ces variations de régime devraient constituer en conséquence le critère principal des systèmes de cartographie climatique, emboîtant les échelles, des plus grossières (moyennes) aux plus fines (données quotidiennes) avec un arrière-plan dynamique unificateur » (Lecompte, 1986).
26Restait à concevoir la manière dont climat et végétation s’inscrivent conjointement dans l’espace. Un article, paru dans L’Espace géographique en 1988, précise ce lien, posant les bases d’une approche permettant l’investigation de l’espace bio-physique aux échelles moyennes, approche qu’il proposait de dénommer phytoclimatologie dynamique.
« Les procédures phytoclimatiques traditionnelles visent à la définition d’entités spatiales climatiques et phytogéographiques superposées. Or ces entités n’ont souvent pas d’unité, dans la mesure où les éléments climatiques et biotiques, par exemple la flore, varient tout autant à l’intérieur de leurs limites que de part et d’autre de celles-ci [.] »
« Dans l’approche proposée, on ambitionne seulement de décrire des gradients climatiques remarquables, et de les expliciter par la dynamique atmosphérique. Dans le domaine phytogéographique, sont envisagées de même les variations linéaires de la flore parallèles à ces gradients et en relation avec eux. De la sorte, on passe d’une attitude statique, taxonomique, à une démarche cinétique [.] »
« Une expérience sur cette relation cinétique a été conduite dans le Moyen Atlas marocain. Elle confirme que, si le dessin général de la végétation est une indication de l’orientation des gradients climatiques, une indication de leur rapidité est fournie par la fréquence des successions des espèces sur des lignes parallèles. Les substitutions accélérées d’espèces localisent précisément les transitions climatiques attestées par l’analyse dynamique du climat.[.] »
« En définitive, l’expression phytoclimatologie dynamique se justifie par le fait que les transitions climatiques localisables par des ruptures floristiques peuvent être interprétées comme des limites d’influence de circulation atmosphériques d’origine contrastées, océanique et continentale, par exemple. Les dynamiques orographiques interviennent grandement sur ces limites d’influence. Leur analyse constitue la pierre angulaire de la géographie climatique esquissée dans ces lignes ; celle-ci commence où finit la climatologie des moyennes ».
C - DE LA PHYTOGÉOGRAPHIE À LA GÉOGRAPHIE PHYSIQUE GLOBALE
27La méthode, présentée initialement dans l’article de 1973, développée dans sa thèse (publiée en 1986) et résumée par l’article de 1988, a ensuite été reprise dans un ensemble de six doctorats, dirigés au Maroc, en France, au Portugal et en Tunisie. Y sont discutées les relations entre variations spatiales de la flore, seuils hydriques de la végétation et limites climatiques interrégionales et interzonales. Partant de ces études, une école phytogéographique originale s’est constituée, autour d’un nouveau corpus théorique “souple”, généralisable à diverses échelles et applicable à divers domaines dynamiques.
28Parallèlement à cela, Michel Lecompte, entré en 1974 au département de géographie de l’Université Paris 7 - Denis Diderot, a progressivement élargi son champ d’investigation à la fois par la voie de l’enseignement et par celle de la recherche et, plus particulièrement, de la direction de recherches, encadrant une quinzaine de doctorats entre les années 1980 et les années 2000.
29Servis par une grande clarté dans leur exposition, ses cours lui permirent de s’investir pleinement dans toutes les disciplines de la géographie physique. Il mit ainsi son projet en œuvre en concevant un enseignement de biogéographie en prise sur les développements de l’écologie contemporaine et inscrit dans une géographie en débat. Si ses cours se nourrissaient profondément de ses recherches, il estimait, au rebours, qu’enseigner était irremplaçable pour identifier auprès des étudiants les questions non ou mal résolues et définir de nouveaux thèmes de recherche. Attaché à l’apprentissage d’une démarche globale, il s’est aussi, pendant près de 25 ans, investi dans un enseignement de licence que, avec quelques collègues, il souhaitait placer au-delà des frontières disciplinaires. André Prenant évoque ainsi la (renaissance de ce module “Agencement régional d’un milieu physique” :
« C’est, me semble-t-il, à la rentrée de l’automne 1977 que Michel Lecompte entreprit de donner une nouvelle vie à un module de licence, pluridisciplinaire par excellence, secondé par Gérard Riou et moi-même. C’était un enseignement que Jean Dresch avait créé et dirigé jusqu’à ce qu’il se résigne à la retraite, après avoir mené ses étudiants, les deux dernières années, sur le terrain des Vosges du Sud, puis de la vallée de Chamonix. [.] La proposition de Michel Lecompte était de choisir chaque année un ensemble régional de France [.] : “Agencement régional d’un milieu physique” devait permettre aux licenciatifs, en évitant tout déterminisme, de constater, sur le terrain, comment chacun des facteurs - géomorphologiques, climatiques et biogéographiques - avait sa part dans la constitution des autres [. et comment] ce milieu biophysique dans son ensemble, interférait avec la société qui y vivait et en usait, d’un usage qui pesait sur le milieu et était susceptible de le conserver, de le modifier, voire de le détruire ».
30Dans cette logique, son itinéraire de recherche le conduisit à participer à des programmes ou à des projets qui sortait du strict cadre de la biogéographie. Il collabora, par exemple, sur l’invitation d’Olivier Dollfus, à un programme sur la montagne alpine, le site étudié se trouvant dans la haute vallée de la Guisane, à proximité du col du Lautaret. Brigitte Kaiser rappelle, en termes précis qui méritent d’être ici reproduits, la manière dont il s’impliqua dans ce projet :
« En 1976, nous répondions sans hésiter à la proposition d’Olivier Dollfus de monter une équipe “montagne” à Paris 7. Olivier Dollfus coordonnait alors un vaste programme pluridisciplinaire en Briançonnais. [.] L’expérimentation de terrain et la mesure in situ, peu répandues alors dans les Alpes françaises, sous-tendaient le projet. “Le” versant du Lautaret, inclus dans l’alpage du même nom, devint ainsi, pour six ans, un terrain commun aux botanistes, aux éthologues, aux sociologues, aux climatologues, aux géomorphologues, sans oublier les troupeaux et le berger. À cette occasion, se posèrent toutes les grandes questions de l’analyse stationnelle : que mesurer, où mesurer, comment, avec quel projet d’intégration des résultats ponctuels ? »
« [.] Le plus difficile était de trouver une méthode et un protocole de recherche adaptés à un objectif commun, clairement identifié et accepté par tous : la connaissance du degré de fragilité des alpages du Lautaret. [.] Du simple fait de la nature des choses, une organisation logique du travail commun peut conduire à l’impasse. On va en juger.
1 - Compte tenu du thème, il semblait nécessaire de se référer au fonctionnement global du versant.
2 -Celui-ci devait pouvoir être appréhendé à partir de fonctionnements partiels, considérés, eux, comme des objectifs propres à chaque groupe de disciplines.
3 -La représentativité des unités sur lesquelles devaient s’effectuer les mesures, et leur intérêt même, n’étant pas identiques selon les disciplines, des tendances centrifuges se firent jour [.] ».
« Quelle solution pouvait être trouvée qui ne fut pas une simple voie moyenne ? Deux propositions virent le jour qui permettaient de continuer à associer les différentes composantes du versant.
1 - L’une consistait à déplacer le problème du fonctionnement d’un versant naturel et complexe, à celui d’une parcelle homogène de petite taille (1 m2) à la taille du grain de sable, de la plante et de la patte du mouton, où pourraient être représentées par des modèles numériques l’ablation de la matière et la croissance végétale.
2 - L’autre était de garder l’option géographique de départ en identifiant une surface minimale commune, une bande de terrain de quelque 200 mètres de large, déroulée dans le sens de la plus grande pente, de haut en bas du versant (de 2 600 à 1 900 m), et au sein de laquelle les mesures allaient s’organiser en un transect pour les différentes équipes, quitte à ce que certaines prennent appui sur d’autres placettes sélectionnées après un échantillonnage stratifié du seul versant ou de l’ensemble de l’alpage du Lautaret ».
« La deuxième solution fut retenue à l’instigation des géographes. Michel Lecompte y prit sa part, plus que sa part, quelque peu transdisciplinaire qu’il était, et ardent défenseur du concept de gradient ».
31On retrouve ici le souci d’articulation entre échelle stationnelle - celle de la mesure - et échelles plus petites où, en fonction de la configuration de l’espace biophysique, se modulent les composantes des systèmes et des modèles qui ont pu être construits. Favorable aux allers-retours entre les échelles, il poussa aussi dans l’autre sens, proposant d’aller d’une investigation régionale vers une quantification des phénomènes à l’échelle locale. Ainsi en a-t-il été dans sa participation, à partir de 1986, à l’équipe que coordonnait Bernard Dumas sur l’érosion dans le massif des Baronnies, comme le rappelle Alain Marre. On notera au passage, dans ce témoignage qui évoque le dispositif expérimental choisi, la légèreté, voire le côté artisanal de celui-ci, autre constante qui est de n’avoir jamais pensé que le plus précis et le plus efficace coïncidait nécessairement avec le plus sophistiqué et le plus coûteux.
« C’est en 1986 que Michel Lecompte est venu s’ajouter à [.] cette équipe de recherche [qui] concentrait ses travaux sur l’érosion et plus particulièrement sur les mouvements de terrain. Les régions étudiées étaient alors la Calabre et la Champagne. C’est à la suite de stages de terrain organisés par René Lhénaff et Pierre Guérémy [.] que les membres de cette RCP17 ont commencé à s’intéresser au massif des Baronnies où l’importante épaisseur de “Terres Noires” de l’Oxfordien donnait de larges espaces d’étude [.]. Les méthodes utilisées étaient surtout fondées sur la cartographie géomorphologique que tous les membres de cette équipe maîtrisaient très bien ».
« Michel Lecompte a alors eu un rôle déterminant. En effet, avec lui et René Lhénaff, nous avons rapidement constitué une sous-équipe qui s’est intéressée aux “roubines” qui bordaient souvent les mouvements de terrain. [.] Les roubines étaient loin de se stabiliser. Bien au contraire, une dynamique de creusement continuait à fonctionner dans ces montagnes méditerranéennes. Nous nous sommes alors lancé dans la mise en place de stations de mesures. Nous avons dû chercher une méthode de mesure compatible avec notre éloignement du terrain et le fait que nous ne pouvions venir qu’environ tous les deux mois. Ainsi avons-nous mis en place un réseau de piquets métalliques répartis sur le sommet des interfluves, sur les versants et dans le fond des roubines. [.] De plus, nous avons choisi des stations différentes en fonction de la lithologie et de l’exposition. [.] ».
« Pendant dix années, nous avons mesuré l’enfouissement ou le déchaussement de nos piquets, contrôlant et entretenant ces stations. [.] L’ensemble de ces travaux a permis de mieux connaître les processus de fonctionnement des roubines [en lien avec les évènements météorologiques enregistrés par deux stations automatiques installées sur les sites de mesure] et, surtout, de connaître leur dynamique et la vitesse de façonnement de ces formes ».
32Une part importante de l’activité scientifique de Michel Lecompte, après la soutenance en 1984 de sa thèse d’État, a, de façon indissociable, été consacrée à la direction de thèses de doctorats. Cette tâche lui apparaissait même essentielle et chacun de ceux qui sont passés “entre ses mains” peut témoigner de la méticulosité avec laquelle il s’en acquittait et de son degré d’exigence scientifique, tout particulièrement lors de la phase de rédaction. La récompense de ce travail, souvent ingrat, se trouvait dans les postes que ses élèves obtenaient. Une bonne partie de ces thèses ont porté sur des études phytoclimatiques d’échelle régionale, au Maroc, dans le Moyen-Atlas oriental (Derraz), le Rif central (El Alami) et le Haut-Atlas oriental (Arezki), à travers les serras du nord du Portugal (Correia), en France, dans le Haut-Languedoc (Alexandre) et dans les Cévennes (Génin). Conçu au cours de discussions que nous avions eues avec lui dans les années 1996-1997, est alors né le projet d’appliquer l’approche de la phytoclimatologie dynamique à un ensemble à la fois plus vaste et de géométrie plus complexe : la partie franco-italienne, d’orientation méridienne, du massif alpin. Cette investigation, s’appuyant sur de longues coupes botaniques traversant le massif (figure 1), pouvait être mise au service d’un projet plus global de géographie de l’espace biophysique : les indications botaniques, intégratrices des données du milieu, pouvant permettre de mieux reconstituer la géographie d’un certain nombre de paramètres (notamment climatiques) intervenant à la fois dans la distribution des espèces et déterminants pour d’autres phénomènes, comme l’érosion. La démarche proposée laissait ainsi entrevoir la résolution d’une partie du problème de la généralisation spatiale des études stationnelles.
33À l’usage, le terrain à travers le relevé attentif du paysage, conjointement au relevé des espèces de la flore, devait révéler un nouvel objectif. Les effets de la déprise agro-sylvo-pastorale sont ainsi apparus plus remarquables qu’attendus, à la fois dans la remontée de la végétation forestière vers les hautes altitudes et dans la vigueur de la reconstitution des forêts en lieu et place des bois clairs et des formations buissonnantes qui couvraient une grande partie des versants des Alpes du Sud. Marianne Cohen, particulièrement sensible à ces questions de dynamique du paysage, rappelle combien Michel Lecompte s’attachait à identifier le type d’information collectée dans l’observation de la végétation sur le terrain :
« Michel Lecompte se plaisait à définir la végétation comme associant deux composantes, d’une part la flore, c’est-à-dire l’ensemble des espèces végétales, d’autre part le paysage, ou la structure végétale, c’est-à-dire la façon dont sont organisées les plantes dans l’espace, dans les plans vertical et horizontal. Cette distinction n’est pas formelle, elle est au contraire associée à un raisonnement sur la hiérarchie des déterminants de chacune de ces deux composantes de la végétation. Ainsi la flore dépend-elle des conditions de milieu, climat, sols, etc., alors que le paysage est souvent influencé par l’action de l’homme, qui a pu favoriser telle ou telle espèce végétale, en éliminer certaines, en fonction de ses besoins économiques. En même temps, ces deux composantes interagissent l’une sur l’autre. La présence d’espèces arborées dans la flore va déterminer la possibilité d’un couvert forestier, et symétriquement, ce dernier va permettre l’installation d’espèces sciaphiles. [.] Le raisonnement est compliqué par la prise en compte de la dimension dynamique, souvent liée aux variations d’intensité de l’action anthropique. [De ce fait,] la présence ou l’absence de telle ou telle espèce peut être locale et transitoire, ou au contraire liée à des conditions climatiques régionales autorisant ou non leur présence dans la flore du domaine biogéographique étudié ».
« Cette définition constitue une clarification notable. Ainsi Bertrand considère-t-il que la végétation est l’élément le plus mobile des géosystèmes, avec les sols. Mais le terme “végétation” se réfère ici à la dimension paysagère et non floristique. Que ce paysage change, par exemple postérieurement à une éruption volcanique, ou du lait de l’action de l’homme, les temporalités de ces processus restent assez courtes. La flore régionale, au contraire, varie sur un pas de temps très long, comme l’ont montré l’histoire des glaciations et la lente remontée des espèces mésophiles qui les ont suivies sur le continent européen. Distinguer les deux composantes de la végétation permet alors de distinguer deux processus, sa dynamique et son évolution ».
34Dans cette optique où se croisent les échelles de temps et d’espace, nous avions envisagé l’intérêt que pourrait avoir une confrontation entre les Alpes du Sud en déprise et les montagnes au sud de la Méditerranée en pleine croissance démographique. De premiers jalons ont été posés au Maroc, dans le Haut-Atlas.
35Au même titre que les programmes ou les projets de recherche dans lesquels il s’est impliqué, la diversité des thèses encadrées manifeste aussi sa volonté de participer pleinement au développement et au renouvellement aussi bien technique que conceptuel de la géographie physique. D’autres dimensions de la biogéographie ont ainsi été explorées, qu’il s’agisse de la question de la dynamique de la végétation en relation avec les usages agricoles, pastoraux et forestiers (Cohen), de l’étude des variations, à l’aide de la palynologie, du couvert végétal durant l’holocène (Jolly) ou de l’analyse de l’influence du couvert végétal sur les processus érosifs (Rey). Les thèses encadrées correspondent aussi aux domaines de la climatologie dynamique (Ronchail), en articulation avec le programme sur les alpages du Briançonnais, ou de la topoclimatologie (Sarmir). Autre thème abordé, celui de la désertification et de la question de l’eau sous climats arides et semi-arides, envisagées du double point de vue des dynamiques de surface dans le Rif et le Pré-Rif (Haraj Touzani) et dans celui lié à l’urbanisation notamment en Tunisie, avec des thèses où la télédétection a une grande part (Belghitte, Sahnoun).
36Tout ceci, Michel Lecompte en était persuadé, ne peut laisser indifférent ceux qui s’intéressent à l’organisation de l’espace géographique. Il peut y avoir, sur ce sujet, des réflexions communes qui naissent d’analogies dans les structures spatiales observables pour des phénomènes par ailleurs extrêmement dissemblables, comme cela a été le cas pour la géographie quantitative. Depuis plusieurs décennies maintenant, les principes d’une véritable grammaire de l’espace géographique ont été jetés. Il lui apparaissait temps que ceux - géographes, écologues, géologues, agronomes. - qui ont réfléchi sur les phénomènes biologiques et physiques et leur inscription dans cet espace géographique mettent en commun leurs observations avec celles des chercheurs se réclamant des sciences sociales. L’idée en est exposée par Claude Grasland :
« Après ma nomination à Paris 7 en septembre 1999, j’ai tenté de mettre au point un module d’analyse spatiale qui présenterait un ensemble de concepts et d’outils de géographie générale [.]. J’ai eu à cette occasion ma seule longue discussion avec Michel Lecompte qui était particulièrement intéressé par un projet qui permettait de décloisonner les champs de la géographie. Indépendamment de ce problème pédagogique, cette discussion nous permit de découvrir des analogies formelles très profondes entre les concepts que j’avais utilisés dans mes propres travaux sur les discontinuités liées à la présence des limites politico administratives et ceux que Michel Lecompte développait dans ses propres recherches sur les discontinuités affectant la distribution spatiale des populations végétales. Il était évident que, par delà une différence d’objet empirique d’application, les concepts de zones homogènes, de gradients ou de discontinuités soulevaient des questions analogues dans nos recherches respectives. ».
2 - CONTINU ET DISCONTINU : NOUVELLE OCCASION DE DIALOGUE ENTRE SCIENCES DE LA NATURE ET SCIENCES SOCIALES ?
37Le colloque de Tours s’est initialement construit sur les bases de la discussion rapportée par Claude Grasland. Dans cette optique, il est indispensable de bien rappeler le contexte dans lequel s’inscrit le débat du côté des sciences de la nature et du côté des sciences sociales.
38Un premier écueil serait d’en rester au constat un peu extatique qu’il est possible de relever des analogies par delà la diversité des objets d’étude. Michel Lussault (in Lévy, Lussault (dir.), 2003) rappelle les dangers que recèle l’usage fait, en géographie, des analogies :
« Jacques Bouveresse [.] a dénoncé les “prodiges et vertiges de l’analogie”. Selon lui, les travers dévastateurs d’un usage systématique de l’analogie reposent sur deux défauts majeurs : monter systématiquement en épingle les ressemblances les plus superficielles entre deux mondes de phénomènes ; ignorer, tout aussi systématiquement, les différences profondes et spécifiques (Bouveresse, 1999). [.] Il importe donc, non de la réfuter a priori, car elle est utile et peut être à l’origine d’expériences de pensée stimulantes, mais de bien déconstruire les présupposés qui la fondent et de correctement appréhender ses multiples effets de sens ».
39Déconstruire les pré-supposés qui fondent l’analogie et correctement appréhender ses multiples effets de sens, nous ne saurions mieux dire ce qui fut, au fond, un des principaux objectifs des deux journées de Tours. Les textes collectés diront s’il a été tenu. Ni analogie par transposition, ni analogie par métaphore, la nature de celle-ci repose ici sur le fait que c’est bien d’espace dont il est question de part et d’autre, et de phénomènes qui s’y inscrivent ou qui le constituent. D’autre part, le surgissement d’un même vocabulaire espace, champs, gradients ou seuils... - invite à confronter les points de vue. La question est ensuite : avoir des mots en commun signifie-t-il qu’on ait le même langage ? Reste un présupposé que nous admettons bien volontiers n’avoir pas voulu remettre en cause : celui que nous avions des choses à nous dire.
40Le deuxième écueil serait d’en demeurer à une opposition caricaturale entre continu et discontinu. Il est cependant un point que nous avons voulu affronter : la dominance dans nos disciplines des perspectives dont la visée est le découpage et la classification. L’appel à contribution, à la rédaction duquel participèrent notamment Olivier Lazzarotti et Jean-Christophe Gay, le rappelle en termes qui ont pu être jugés provocateurs :
« [.] Le flou, le chevauchant, le transitoire, l’incertain ont été largement ignorés au profit du net, de la rupture, de la coupure franche. [.] Le discontinu, qu’il soit temporel ou spatial, est devenu incontournable et le continu peu fréquentable. L’oukase discontinuiste règne encore sur de nombreuses disciplines scientifiques. Le chercheur est tomophile (de tom(o) signifiant “coupe, section” en grec) voire tomomane quand il propose des découpages dont la commodité cache leur insuffisance ou même leur insignifiance et le temps est autant concerné que l’espace. Que dire, par exemple, de la périodisation en histoire [.] ».
« En géographie, la régionalisation est l’équivalent à la périodisation pour l’histoire. On retrouve le même souci de découper et les mêmes difficultés de délimitation. [.] L’étymologie du mot région (regio) renvoie d’ailleurs à la délimitation, puisque, au départ, il s’agit de “limites tracées dans le ciel par les augures”. En considération du rôle de la région en géographie, il apparaît donc qu’un des fondements de cette discipline est de créer une “discontinuité décisoire dans la continuité naturelle” comme l’écrit Pierre Bourdieu. Les géographes qui travaillent sur le monde biophysique ont aussi succombé aux sirènes discontinuistes en circonscrivant précisément des climats ou des étages floristiques en ignorant les transitions, les chevauchements. Il semble ainsi qu’une partie de la légitimité de la géographie tient dans cette possibilité d’imposer des découpages ; les remettre en cause, non pour en proposer d’autres mais pour contester ce type de démarche, est un élément de déstabilisation de toute la discipline ». « [.] La similitude des situations relevant du legs discontinuiste, et les craquements remettant en cause cette posture, apparaissant ici ou là, montrent que nous sommes peut-être arrivés à un tournant épistémologique. Après avoir classé et divisé, tâche sûrement nécessaire au départ, certains chercheurs d’horizons différents et apparemment sans concertation voient désormais qu’il faut dépasser ce qui est devenu une habitude. Cela nous conduit à nous interroger sur ce qui sous-tend ces convergences disciplinaires [.] ».
41Dans un petit mot où il s’excusait de ne pouvoir répondre à notre invitation du fait d’autres engagements, Roger Brunet nous faisait part d’un certain agacement vis-à-vis d’un texte d’appel à contribution dans lequel il voyait trop de prises de positions a priori. Dans notre esprit, il ne s’agissait pourtant pas d’engager le débat en réduisant toute recherche autour des discontinuités avec la tomophilie “épinglée” ci-dessus. Tentons donc de lever ici toute ambiguïté.
A - POSITION DE LA QUESTION EN BIOGÉOGRAPHIE ET EN ÉCOLOGIE
42* Du ponctuel au continu ; du continu à l’analyse des différences spatiales : l’émergence de la géographie des plantes
43Écologie et géographie ont depuis longtemps parties liées. Les historiens de la discipline18 soulignent que l’écologie a pris naissance (quelques décennies avant que le mot ne soit forgé en 1866 par Haeckel) dans la géographie, et, plus précisément, dans la géographie des plantes. Dans un premier temps, il a fallu pour cela reconnaître comme un tout l’ensemble des êtres vivants : passer du ponctuel (les organismes pris individuellement) au continu. Sur ce point, l’émergence du sens que l’on accorde aujourd’hui au mot “végétation” est exemplaire.
44C’est au tournant des xviiie et du xixe siècles qu’est “inventée” la végétation au sens de “tapis” ou de couvert végétal. Auparavant, le monde végétal n’était perçu que comme une somme d’individus, ponctuellement distribués dans l’espace (ce que, notons-le, sur le fond, il est). La visée d’inventaire et de classification systématique était la grande affaire de l’époque. On recherchait donc, avant tout, entre ces individus vivants végétaux ou animaux - des similitudes ou des différences susceptibles de les ranger en espèces, genres, familles, classes... Le mot “végétation” servait le plus communément à désigner le caractère propre à la vie des plantes, comme en témoigne l’article de l’Encyclopédie :
« Phénomène de la nature qui consiste dans la formation, l’accroissement et la perfection des plantes, des arbres, et de tous les autres corps de la nature, connus sous le nom des végétaux ».
45Le sens contemporain du terme de “végétation” ne s’impose qu’à partir du moment où se constitue la géographie des plantes, suivant l’expression choisie par Alexandre de Humboldt. C’est à l’issue du voyage qu’il entreprit avec son ami Aimé Bonpland en “Amérique équinoxiale” que Humboldt tout à la fois institua la végétation comme objet géographique et reconnut les principales différences spatiales en son sein. En quelque sorte, après être passé du ponctuel (le végétal pris en tant qu’individu) au continu (le couvert végétal ou végétation), il se livre à une identification des discontinuités. L’escalade des versants du Chimborazo et du Cotopaxi par Humboldt et Bonpland eut, à cet égard, valeur initiatique - d’ailleurs savoureusement racontée par les intéressés jusque dans les souffrances physiques engendrées par les hautes altitudes. Les observations menées par divers naturalistes dans les montagnes d’Europe occidentale, Alpes et Pyrénées principalement, nourrirent, par ailleurs, la réflexion de Humboldt.
46Le tournant essentiel est amorcé lorsque qu’Alexandre de Humboldt lit les lignes qui suivent19, devant la Classe des sciences physiques et mathématiques de l’Institut national, le 17 Nivôse de l’an XIII (7 janvier 1805) :
« Les recherches des botanistes sont généralement dirigées vers des objets qui n’embrassent qu’une très petite partie de leur science. Ils s’occupent presque exclusivement de la découverte de nouvelles espèces de plantes, de l’étude de leur structure extérieure, des caractères qui les distinguent, et des analogies qui les unissent en classes et en familles »
« Cette connaissance des formes sous lesquelles se présentent les êtres organisés, est sans doute la base principale de l’histoire naturelle descriptive. On doit la regarder comme indispensable pour l’avancement des sciences qui traitent des propriétés médicales des végétaux, de leur culture, ou de leur application aux arts : mais si elle est susceptible d’être envisagée sous des points de vue philosophiques, il n’est pas moins important de fixer la Géographie des plantes ; science dont il n’existe encore que le nom, et qui cependant fait une partie essentielle de la physique générale »
« C’est cette science qui considère les végétaux sous le rapport de leur association locale sous les différents climats. Vaste comme l’objet qu’elle embrasse, elle peint à grands traits l’immense étendue qu’occupent les plantes, depuis la région des neiges perpétuelles jusqu’au fond de l’Océan, et jusque dans l’intérieur du globe, où végètent dans des grottes obscures, des cryptogames aussi peu connus que les insectes qu’elles nourrissent ».
47Les fragments suivants, extraits du Tableau physique des régions équatoriales, évoquent plus concrètement l’organisation de la végétation en fonction de l’altitude, en établissant la différence entre la structure spatiale renvoyée par la flore (variation graduelle) et l’impression visuelle laissée par le paysage (discontinuités) :
« Lorsque du niveau de la mer on s’élève aux sommets des hautes montagnes, l’on voit changer graduellement l’aspect du sol et la série des phénomènes physiques que présente l’atmosphère. Des végétaux d’une espèce très différente succèdent à ceux des plaines : les plantes ligneuses se perdent peu à peu et font place aux plantes herbacées et alpines ; plus haut on ne trouve plus que des graminées et cryptogames. Quelques lichens couvrent les rochers même dans la région des neiges perpétuelles. Avec l’aspect de la végétation, varient aussi les formes des animaux : les mammifères qui habitent les bois, les oiseaux qui animent les airs, les insectes même qui rongent les racines des plantes, tous diffèrent selon la hauteur du sol »
« D’après nos observations, j’ai placé sur le tableau, le nom des plantes que la nature fait naître entre deux limites déterminées. Le cadre étroit dans lequel j’ai resserré ces résultats, ne m’a pas permis de nommer qu’un petit nombre d’espèces [.]. Mais comment indiquer, dans le tableau général cent-cinquante espèces de Melastoma, cinquante-huit Psychotria, trente-huit passiflores, et plus de quatre-cents graminées, que nous rapportons des régions équatoriales, et dont la plupart cependant ne végètent qu’à de certaines hauteurs que la nature leur a désignées ? »
« [.] J’ai divisé cette carte botanique en régions, selon l’analogie des formes que présentent les différentes élévations. On a gravé le nom de ces régions, comme on désigne les provinces sur les cartes ordinaires ».
48Deux idées principales20 peuvent être tirées de ces textes :
- La physionomie de la végétation21 - le paysage végétal - change en fonction de l’altitude. Cette modification porte sur les espèces ou les formes biologiques dominantes et engendre des discontinuités paysagères, souvent assez brusques pour, sur un schéma ou une carte, être tracées sous la forme d’une ligne simple continue, figurant ainsi une limite ; les transformations altitudinales se matérialisent dans les “étages” de la végétation (Humboldt emploie, lui, le terme de “région”).
- Les variations floristiques qui accompagnent ces changements paysagers sont beaucoup plus progressives, les espèces se succédant peu à peu le long des versants.
49Humboldt établit, par ailleurs, une analogie entre les modifications de la végétation en fonction de l’altitude et ceux qui interviennent en fonction de la latitude. Les changements qui s’établissent dans les phénomènes physiques (notamment climatiques) sont identifiés comme directeurs des transformations biologiques. Ainsi, à travers les modèles de la zonalité et de l’étagement altitudinal, une première mise en ordre de l’espace bio-physique est-elle effectuée.
50Avec le recul, on peut estimer que l’objectif que s’assigne par la suite Humboldt conduit à une impasse. Laissant de côté l’analyse des différences géographiques, il recherche, en effet, une classification de la végétation qui reposerait sur les paysages et les formes de croissance des végétaux, quête qui se révéla vite vaine, les types se démultipliant à l’infini. Cette volonté classificatrice devient pourtant centrale, en biogéographie et en écologie, avec comme corollaire, l’émergence d’un modèle spatial associé : celui de la mosaïque d’unités discrètes. Des formations végétales de Grisebach (1875) aux associations végétales de Braun-Blanquet (1928) ou aux étages bioclimatiques d’Emberger (1930), on est frappé d’une part, par la diversité des systèmes proposés, d’autre part, par le caractère univoque de l’approche spatiale qui les réunit et les sous-tend. Celle-ci transcende les polémiques comme celle que les fondateurs de la phytosociologie22 lancèrent contre les phytogéographes classiques, accusés de ne s’intéresser qu’à la physionomie de la végétation, c’est-à-dire à l’apparence des choses.
51* La végétation, agencement de supra-organismes ou continuum ?
52C’est aux États-Unis que la question du continu et du discontinu dans la biosphère ressurgit. Frederic E. Clements (1916) y fonde, au début du xxe siècle, la “théorie du climax”. Celle-ci repose sur les grands principes qui guideraient les successions végétales, du sol nu et des stades pionniers, vers le stade final en équilibre avec les conditions du milieu, notamment celles, déterminantes, imposées par le climat, stade final qu’il dénomme climax. Imprégnée de religiosité, la pensée de Clements développe une vision pessimiste de l’action de l’homme sur le tapis végétal, comme le rappelle Raffin (E.U.) :
« [Clements a travaillé] sur les formations végétales de la Grande Prairie américaine mises à mal par l’agriculture et l’élevage. L’exploitation à outrance de ces terres, calquée sur le modèle occidental, a eu pour conséquence une érosion éolienne qui a abouti à la formation d’un “désert” (le Dust Bowl, “bol de poussière’’ et à une émigration massive de paysans, épisode admirablement décrit [quelques années plus tard, 1939] par John Steinbeck dans Les Raisins de la colère. Clements avance que la succession des formations végétales conduit à un stade final naturel stable, le climax, que l’homme altère ».
53Pour Clements, la formation végétale23 est ainsi assimilée à un super-organisme. Celui-ci naît et vit pour atteindre un stade adulte, stade “idéal de retour à la Nature”24, où la formation se stabilise par substitution continue des individus morts par des individus jeunes appartenant à la même espèce : “ la formation végétale est un organisme complexe, qui possède fonctions et structures [.] c’est une unité organique”. Les conséquences spatiales de la théorie de Clements sont dès lors claires : la phytosphère est composée d’éléments structurés et juxtaposés, possédant donc des contours, des limites. Les grands traits de la théorie du climax ont, depuis 1916, été contestés ou nuancés, retravaillés ou enrichis25. Cependant, c’est sur l’organisation même du tapis végétal que l’opposition à Clements se noue.
54Même si elle restait largement métaphorique, la conception organiciste du tapis végétal développée par Clements a ainsi été vigoureusement contestée. Les critiques les plus sévères et les plus fécondes sont venues du Britannique Tansley (1935) lorsqu’il définit l’écosystème. La critique était aussi venue, un peu plus tôt, du botaniste américain, Henry A. Gleason. Dès 1917, Gleason prend position contre Clements et ses supra-organismes, mais aussi contre ceux qui, comme Cooper et Nichols (ou comme Flahault en Europe et, à sa suite, Braun-Blanquet et les phytosociologues sigmatistes) développent l’idée qu’il existerait des groupements végétaux récurrents dans l’espace en fonction des conditions écologiques. Comme tels, ces groupements peuvent être comparés aux espèces de la systématique du vivant et peuvent être identifiés, classés et cartographiés. Pour Gleason, il est bien peu probable que le tapis végétal soit ainsi formé d’une mosaïque de groupements : partant du fait que chaque espèce a ses exigences propres face à la multitude des paramètres écologiques (chacune a sa propre “niche écologique”), l’unité de végétation lui apparaît comme un phénomène temporaire et fluctuant qui dépend, dans son origine, sa structure et sa disparition, d’une part, de l’action sélective de l’environnement, d’autre part, de la nature de la végétation environnante. Gleason (1926) en tire une conclusion radicale. Il estime que les populations spécifiques, ayant chacune leur propre géographie, produisent, partout où les sociétés leur en laissent la possibilité, un continuum pur, au sein duquel il est illusoire de vouloir rechercher une structure spatiale stable, en “équilibre” avec le milieu. Au même moment, le russe Ramenskii et le français Lenoble (1926) parviennent à des conclusions assez semblables.
55Les conséquences des théories de ces auteurs sont grandes :
- Si discontinuités il y a, elles sont le résultat transitoire de processus où entrent en ligne de compte les aptitudes écologiques de chacune des espèces mais aussi les interactions entre les espèces et la dynamique propre à chaque population spécifique ;
- Comme telles, ces discontinuités sont de formes et d’intensités variées ce qui invite à ne pas les rapporter systématiquement à de simples lignes séparant des entités spatiales homogènes.
56* La végétation : mosaïque d’unités discrètes ?
57En dépit de leur fécondité, les positions de Gleason sont longtemps restées marginales, voire incomprises. Aux États-Unis, les écologues rejettent des objections qui relativisent trop le déterminisme du milieu sur la végétation. En Europe, écologues et biogéographes sont restés le plus souvent attachés à un modèle présentant la végétation comme un “complexe d’unités discrètes”26 (Braque, 1988), reflet d’un autre complexe, celui des habitats, constitué par une mosaïque de stations. Ainsi en est-il, de façon emblématique, de la phytosociologie sigmatiste27, école qui a connu le succès le plus considérable. Gillet et al. (1986) en rappellent la proposition fondamentale suivante :
« Toute surface de végétation peut être considérée comme la juxtaposition de différents individus d’association, unités discrètes séparées par des discontinuités plus ou moins floues, phénomènes élémentaires pouvant servir de base à la définition floristico-statistique de différentes associations végétales ».
58Ces unités élémentaires sont intégrées dans des ensembles d’échelle plus petite, à la manière dont, dans la systématique du vivant, les espèces se regroupent en genres, puis en familles, etc. Par échelles emboîtées, se dessine ainsi l’image d’une végétation-gigogne, corollaire de la mosaïque. À chaque unité de chacun des niveaux hiérarchiques correspond un certain état du milieu biophysique, lui même conçu sur le mode discret, comme un ensemble d’unités homogènes superposables aux unités de végétation.
59La phytosociologie et les autres approches construites sur ces principes ont eu le mérite, en envisageant les co-occurrences, les régularités, de mettre de l’ordre dans la diversité de la biosphère ; mieux, elles ont permis de participer à son inventaire. Comme telles, leurs applications pratiques sont nombreuses28. Cependant, ces approches se placent trop exclusivement aux seules échelles fines et laissent de côté une part de l’information, précisément la part spatiale. On trouvera les raisons de l’insatisfaction suscitée par un modèle spatial un peu trop simple et univoque, ci-après, dans notre texte.
60Il apparaît ainsi intéressant de proposer des approches alternatives qui, délaissant la quête d’une classification des communautés végétales, s’intéressent à l’agencement de la végétation dans l’espace, aux configurations variées qu’elle dessine aux différentes échelles spatiales (et temporelles) : toutes ne peuvent être réduites aux pièces d’une mosaïque, emboîtées dans des pièces de plus grande taille. Dans le monde anglophone surtout (mais pas exclusivement), d’autres manières d’envisager la biosphère ont été envisagées. Ainsi R.H. Whittaker29, partant de l’observation que les variables écologiques sont le plus souvent quantifiables et continues, se propose-t-il d’examiner l’ordination de la végétation en fonction de ces gradients (gradient analysis). Faisant l’inventaire des modes possibles de la variation botanique, cinq hypothèses lui paraissent réalisables (fig. 1) :
- Les espèces sont distribuées en communautés discrètes ; chaque communauté remplace l’autre abruptement (hypothèse qui correspond aussi bien aux super-organismes de Clements, 1915 qu’aux associations de Braun-Blanquet, 1928).
- Derrière des changements d’espèce dominante nets (discontinuités paysagères), les espèces se succèdent le long du gradient, chacune d’elle débutant ou s’arrêtant brusquement.
- Les espèces se regroupent en communautés s’interpénétrant largement ; si l’on se situe au cœur de la communauté, la végétation est homogène, sur ses marges, elle est hétérogène.
- Chaque espèce se comporte comme si elle était totalement indépendante de toutes les autres ; aucun groupement végétal n’est discernable (hypothèse qui correspond au continuum pur vers lequel penchait Gleason, 1926).
- La plupart des espèces sont regroupées au sein d’ensembles paysagers dominés par quelques espèces ; l’hétérogénéité floristique est grande dans ces ensembles paysagers.
61Les principes de la phytoclimatologie dynamique proposée par Michel Lecompte, et les résultats obtenus, cherchaient aussi à répondre à cet objectif ; ils seront détaillés ci-après (Alexandre, Génin, Lecompte), comme une approche possible de l’insertion de la végétation dans l’espace géographique aux échelles moyennes, insertion dans laquelle la dialectique du continu et du discontinu joue pleinement.
B - POSITION DE LA QUESTION EN GÉOGRAPHIE
62* Roger Brunet : « L’espace est bien plus discontinu qu’on ne le croit »
63La position hégémonique d’une lecture de l’espace bio-physique fondée sur une mosaïque d’unités discrètes et sur l’emboîtement des échelles a produit, en biogéographie, un regain d’intérêt pour le progressif, les transitions et les changements continus, partie de l’information spatiale contenue dans la végétation trop longtemps délaissée. C’est en quelque sorte en réaction contre une tendance exactement inverse que le grand texte fondateur du débat en géographie -la thèse complémentaire de Roger Brunet (1967), Les discontinuités en géographie - prend position. On se souvient ainsi du passage où Brunet “épingle” la manière dont on a appris à des générations d’étudiants en géographie à faire disparaître toute aspérité dans le dessin des coupes topographiques :
« L’expression “on passe progressivement à.” est l’une de celles qu’emploient couramment les géographes. Bien entendu, l’observation est souvent exacte. Mais, dans certains cas, l’esprit n’émousse-t-il pas instinctivement les ruptures, à l’instar des étudiants qui émoussent les ruptures de pente sur les profils de terrain et qui les considèrent comme des imperfections provisoires alors qu’elles révèlent au contraire des discontinuités majeures ? L’étude de ces ruptures irritantes sur les courbes peut être des plus fécondes, leur estompage peut être une lourde erreur. L’expression “à partir d’un certain point” témoigne justement de la conscience qu’on peut en avoir ; il est heureusement significatif qu’elle se répande dans la littérature géographique... ».
64Comme le rappelle Jean-Christophe Gay (2004), Brunet (et d’autres que lui) s’élève alors contre une approche devenue conformisme :
« Les géographes vidaliens s’étaient attachés à distinguer des portions d’étendue homogènes, appelées régions, dans lesquelles ils étudiaient les rapports homme-nature. En isolant les parties d’un tout, ils n’abordaient pas la façon dont ces morceaux s’articulaient, pensant implicitement que la surface terrestre était constituée d’infimes gradations, que tout n’était que passages progressifs. Ainsi, concentrée sur le caractère continu de l’espace géographique, la géographie classique en oublia sa nature discontinue. »
65De quelles discontinuités est-il question ? Les discontinuités invoquées par Brunet ne correspondent ni aux limites tracées après un découpage “par commodité”, comme l’évoque l’appel à contribution, ni à la simple inscription à la surface de la Terre de différences triviales. Brunet s’inscrit dans une vision dynamique de l’espace géographique et les termes qu’il emploie (phénomènes, interactions, processus.) renvoient directement à cette lecture :
« Les géographes ont depuis longtemps observé toutes sortes de discontinuités. Les surfaces de discordance, les ruptures de pente, le knick, la ligne de rivage en sont autant d’exemples. L’œkoumène, le paysage cultivé sont discontinus. Mais ce sont là des discontinuités matérielles, figées relativement. Elles conditionnent les processus mais ne sont que faiblement influencées par eux. Nous les nommerons discontinuités statiques. [.] La réflexion à laquelle nous nous livrerons ici porte sur un autre genre de discontinuités : celles qui apparaissent au cours d’une évolution continue. Nous les appellerons discontinuités dynamiques ».
66Intervenant au cours d’un processus, les discontinuités qu’il invite à étudier sont, de ce fait, en premier lieu, temporelles, même si elles ont une traduction spatiale. La “théorie des discontinuités en géographie” dont nous rappelons les dix-sept points ci-dessous est le résultat de cette recherche des structures de l’espace appréhendées dans leur dynamique.
67« 17 points pour une théorie des discontinuités en géographie :
- L’évolution des phénomènes naturels et l’évolution des phénomènes sociaux est produite par l’interaction de divers agents au sein de complexes. Ces interactions peuvent être contradictoires ou cumulatives.
- La croissance graduelle de l’un des paramètres, de plusieurs d’entre eux ou d’une variable extérieure peut faire apparaître des discontinuités dans l’évolution.
- Ces discontinuités se marquent généralement par des seuils.
- Ceux-ci correspondent soit à un cisaillement, soit à un changement d’état, soit à un relais dans les mécanismes fondamentaux, parfois à deux de ces transformations.
- Ils sont, pour les phénomènes envisagés, soit seuils de manifestation ou d’extinction, soit seuils de divergence, de renversement, d’opposition ou de saturation provoquant plafonnement ou précipitation.
- Selon la rapidité avec lequel ils sont franchis, on distingue seuils angulaires et seuils d’inflexion.
- Le franchissement d’un seuil résulte d’une préparation lente, apparemment continue, mais généralement faite d’une série de discontinuités à petite échelle, durant laquelle s’additionnent les tensions ou les informations.
- Il peut être facilité, mais non nécessairement, par l’action d’un catalyseur et par la présence d’une zone de faiblesse.
- Une nouvelle période d’évolution graduelle tendant à effacer les effets de la discontinuité ou à préparer une nouvelle discontinuité suit généralement le franchissement d’un seuil.
- Celui-ci marque ordinairement une mutation qualitative, provoquée par ces modifications quantitatives progressives.
- Le franchissement d’un seuil peut n’être qu’une oscillation réversible, ou bien provoquer des conséquences irréversibles, ou bien déclencher des processus de compensation.
- Il peut provoquer, avec quelque retard, des rétroactions, généralement inférieures à l’action.
- Il peut entraîner un renversement dans le sens de l’évolution ou dans la nature des phénomènes.
- Bien des oscillations sont dues au retard et à l’excès avec lequel agissent les rétroactions.
- Beaucoup de phénomènes se manifestent, beaucoup d’observations ne sont valables qu’entre des seuils, au-delà desquels le contraire peut être vrai.
- Les discontinuités dans l’évolution (discontinuités dynamiques) peuvent aire apparaître des discontinuités matérielles (discontinuités statiques).
- La notion de discontinuité est relative : elle dépend de l’échelle de l’observation ».
68Analysant les différents types de seuils, Brunet illustre systématiquement son propos par deux exemples : l’un est emprunté à la géographie humaine, le plus généralement autour de l’analyse d’un processus économique ou d’une dynamique démographique ; l’autre est emprunté à la géographie physique, presque toujours appuyé sur des processus géomorphologiques. Qu’il s’agisse de qualifier la dynamique des formes sur un versant, les phénomènes qui se produisent au cours d’une crue, l’évolution du taux de natalité ou les transformations de l’espace urbain, si la nature des phénomènes est fondamentalement différente, méthodes d’étude et concepts ne divergent guère.
69À bien relire ce texte, on mesure à la fois les écarts avec la manière dont Michel Lecompte et nous-mêmes avons abordé la question du continu et du discontinu et les convergences qui rendent la confrontation passionnante. Les particularités tiennent, on l’a vu, à une différence de contexte : d’un côté comme de l’autre, il y a réaction contre la lecture habituelle de l’organisation spatiale des phénomènes étudiés. L’insistance d’un côté pour prendre en compte les variations progressives, la conviction de l’autre côté de la fécondité des discontinuités laissent à penser, dans un premier temps, que les positions sont irréductibles et le désaccord fondamental. Tout est, de fait, affaire de point de vue, comme le rappelle Brunet dans un texte ultérieur (1990) :
« Il y a deux façons d’interpréter la courbe empirique [de variation d’un phénomène dans le temps ou l’espace1 : ou les irrégularités sont des accidents locaux sur une courbe dont la onction est continue, ou ils sont les témoins émoussés d’une courbe en escalier. Dans le premier cas, c’est la continuité qui onde l’ordre, la rupture de pente qui est accidentelle ; dans le second, c’est la discontinuité des paliers qui est constitutive de l’ordre ».
70Les positions sont plus proches qu’il n’y paraît : ici comme là, c’est bien la dialectique du continu et du discontinu qui est à l’œuvre. Les discontinuités que nous avons pu mettre en lumière au sein du continuum botanique régional autour de la Méditerranée ou dans les Alpes se caractérisent fort bien dans les termes exposés par Brunet. Ainsi le changement de flore observé en quelques kilomètres lorsque l’on descend le rebord méridional du Massif central peut-il être interprété comme le franchissement d’un seuil biologique au-delà duquel les besoins hydriques des espèces mésophiles de la flore atlantique ne sont plus satisfaits : il s’agit bien d’un seuil d’extinction de cette flore et d’un seuil de manifestation de la flore méditerranéenne qui s’y substitue30. Ou bien lorsque, montant les versants montagneux des Alpes entre Rhône et Pô31, nous voyons au-dessus de 1 300 m, les espèces disparaître une à une, à mesure qu’elles rencontrent le seuil thermique de leur survie et que le rythme de ces disparitions s’accélère au-dessus de 1 800 m, on franchit bien à chacune de ces altitudes un seuil d’inflexion dans la courbe empirique, seuil qui donne consistance aux étages de végétation. Ce qui n’empêche nullement les changements floristiques d’être progressifs.
71Cet exemple permet de montrer le dialogue qui peut s’instaurer, dès lors que sont acceptées les règles de cette grammaire de l’espace ébauchée à travers la théorie des discontinuités en géographie. Nous nous sommes trouvés en désaccord radical avec l’interprétation donnée par Brunet de l’étagement de la végétation en montagne32. Au chapitre de “l’espace bandé”, celui-ci (1990) présente ainsi les choses :
« des progressions apparemment continues sont exploitées par la végétation en bandes assez homogènes entre deux seuils : c’est qu’un sous-système se développe à l’intérieur d’une ‘fourchette“ acceptable par lui et ‘réussit” au point d’occuper tout l’espace de la fourchette. Le saut est souvent brusque, les transitions sont réduites au minimum ».
72Sur quoi le désaccord porte-t-il ici ? Il repose sur le fait que nos observations ne vérifient pas l’existence de bandes homogènes (celles-ci n’existent, comme l’avait observé Humboldt, qu’au niveau du paysage. et encore, pas toujours) et donc celle de sous-systèmes occupant “tout l’espace de la fourchette”. C’est bien sur l’interprétation de cet exemple précis que nous nous séparons, non sur le fond de la théorie. Cela met en jeu une divergence sur le modèle de référence plus qu’une opposition entre “continuistes” et “discontinuistes”.
73À ce point, le dialogue paraît donc non seulement possible mais fécond. Pourtant, se révèle, à l’usage, une difficulté : elle surgit lorsque la définition de l’espace géographique est précisée et lorsque sont évoquées les lois auxquelles celui-ci obéit. Les écosystèmes, d’une part, les “systèmes spatiaux”, d’autre part, se révèlent très différents dans leur morphologie et leur fonctionnement.
74* Discontinuités et lois de l’espace géographique
75Novatrice, la thèse complémentaire de Roger Brunet restait cependant héritière d’une manière de faire de la géographie où géomorphologie et géographie rurale marchaient de conserve ; la thèse principale de l’auteur sur les campagnes toulousaines (1965) est, du reste, un des fleurons de cette géographie. On en retient l’idée que l’expression spatiale des phénomènes bio-physiques et humains s’étudie avec les mêmes méthodes et les mêmes outils.
76La partie rédigée par Roger Brunet de l’introduction de la monumentale Géographie universelle (1990) nous emmène loin des campagnes toulousaines, des boulbènes légères et faciles à travailler et des terreforts gras et luisants, loin d’une géographie qu’on a pu dire “verticale”, enracinée dans les rapports sociétés - nature. L’espace géographique dont la définition se précise alors semble moins évident à penser de manière aussi œcuménique que dans les années 1960 :
« L’espace géographique est fait de l’ensemble des populations, de leurs œuvres, de leurs relations localisées, c’est-à-dire considérées dans leur étendue et dans leurs lieux. Il ne peut pas être confondu avec les objets qui le peuplent : s’il les contient, il les place, les organise et les dépasse. Il naît avec le travail des sociétés et ne finira qu’avec elles ».
77Fruit d’un siècle de travaux de géographie économique et urbaine ou d’économie spatiale, un corpus se met en place sous le nom d’analyse spatiale ; on en suit la genèse depuis les intuitions d’Élisée Reclus (1890) :
« Si la Terre était complètement uniforme dans son relief, dans la qualité du sol et les conditions du climat, les villes occuperaient une position géométrique pour ainsi dire : l’attraction mutuelle, l’instinct de société, la facilité des échanges les aurait fait naître à des distances égales les unes des autres. Étant donnée une région plane, sans obstacles naturels, sans fleuve, sans port, située d’une manière particulièrement favorable, et non divisée en États politiques distincts, la plus grande cité se fût élevée directement au centre du pays ; les villes secondaires se seraient réparties à des intervalles égaux sur le pourtour, espacées rythmiquement, et chacune d’elles aurait eu son système planétaire inférieures, ayant leur cortège de villages ».
78L’analogie avec la théorie de la gravitation universelle est déjà posée, donc, en cette fin de xixe siècle où le rôle des villes émerge de la description de la marqueterie des terroirs et des pays. On rappellera simplement ensuite l’importance de l’apport allemand dans l’élaboration de cette géographie “horizontale” depuis le baron Von Thünen, en passant par Losch et Christaller, de l’apport américain avec Brian Berry, mais aussi des travaux menés dans une France d’après guerre préoccupée d’aménagement du territoire et de régionalisation. Denise Pumain définit ainsi l’analyse spatiale :
« La position théorique générale de l’analyse spatiale consiste à proposer une explication partielle, et des possibilités de prévision, quant à l’état et à l’évolution probables des objets/unités géographiques, à partir de la connaissance de leur situation par rapport à d’autres objets géographiques »
« Il n’existe pas encore de théorie générale de l’espace géographique, qui pourrait être une théorie des concentrations, des espacements, des structures spatiales et de l’évolution des systèmes spatiaux, appuyée sur la connaissance des comportements dans l’espace et des représentations de l’espace. Des sous-ensembles assez cohérents de propositions théoriques ont cependant été élaborés et progressivement enrichis. La plupart de ces théories, qui tentent d’expliquer la localisation et la distribution des activités humaines, se référent au rôle majeur que joue la distance, qui d’une part freine les interactions et d’autre part fait varier la valeur des lieux en fonction de leur situation géographique relative. La théorie centre-périphérie, la théorie des lieux centraux, la théorie de la diffusion spatiale des innovations, en sont des exemples ».
79Cherchant à définir les lois de l’espace qui donneront force à leurs modèles, les géographes vont dès lors reconnaître comme une évidence la force du “jeu combiné des masses et des distances” comme le souligne Roger Brunet (celui de 1990) :
« Il apparaît que toute l’organisation de l’espace, parce qu’elle met en jeu des énergies, se résout par le jeu combiné des masses et des distances. La distance ne peut à elle seule régler la question : elle n’est distance qu’en intégrant ce qu’elle sépare, il faut deux ou plusieurs objets séparés pour que l’on puisse commencer à parler de distance. La relation entre masses et distances évoque immédiatement la gravitation. L’emploi du mot attraction, fréquent en géographie aussi n’exprime pas autre chose »
« L’hypothèse fondamentale des lois de l’espace est qu’elles se fondent sur la gravitation. Tout se passe comme si. Comme si tout lieu dans l’espace géographique exerçait sur les autres une attraction en fonction inverse de la distance qui les sépare de lui ; comme si tout lieu subissait de la part des autres une attraction en fonction de leur masse et en fonction inverse de leur distance ; comme si, entre deux lieux l’intensité de l’interaction spatiale était fonction directe de leurs masses (exactement du produit de leurs masses) et fonction inverse de leur distance ».
80Quelle place les discontinuités tiennent-elles dans cet espace géographique dont le principe organisationnel vient d’être défini ? Elles apparaissent aux limites entre deux systèmes spatiaux, lorsque l’on passe de la portion d’espace où s’exerce l’attraction d’une masse, d’un agrégat ou d’une nébuleuse à la portion d’espace où elle est relayée par l’attraction d’une autre masse, suivant des modalités par ailleurs complexes. C’est en ce sens que Roger Brunet peut écrire que l’espace géographique tel qu’il l’a défini nous montre “une organisation discontinue, non par accident mais par essence”.
81Dès lors, si écologues ou biogéographes se retrouvaient dans la théorie des discontinuités de 1965, féconde pour eux, il leur est beaucoup plus difficile de se référer à l’analyse spatiale. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un désaccord théorique mais plutôt d’un divorce après lequel on reste bons amis. Une raison fort simple à cette mise à distance entre deux objets de recherche : l’espace des êtres vivants, la biosphère, n’est pas organisée par le “jeu combiné des masses et des distances”. Le modèle gravitationnel n’y est pas inconnu (qu’on songe aux rejetons d’un semencier) et peut expliquer certaines figures comme la lisière ou l’écotone, mais il n’est pas universel. La biosphère n’est pas “discontinue par essence”.
82Lorsque nous pensions “espace géographique” en le mettant en titre de ce colloque, c’est du coup moins en pensant à la définition précise mais restrictive de Roger Brunet (si nous nous y étions conformé, le dialogue n’aurait pu être organisé), mais plutôt en référence à ces phrases de Philippe Pinchemel33 (qui, au demeurant, hésite à retenir l’expression espace géographique, “beaucoup trop utilisée banalement” à ses yeux) :
« Humanisation des milieux naturels et spatialisation ne sont pas dissociables. [.] La surface terrestre est l’interface unique qui enregistre cette double relation. L’humanisation correspond en quelque sorte à une relation verticale des sociétés à leur environnement naturel, depuis les roches jusqu’aux basses couches de l’atmosphère, en passant par les horizons des sols, les strates de la couverture végétale. La spatialisation correspond au contraire à des relations définies par des distances, des espacements. Mais ces deux relations n’en font qu’une et tout lieu se définit par l’une et l’autre en interaction. On peut associer ainsi une causalité chorologique, celle de l’espace humain et une causalité géo-écologique [.] »
« L’analyse de la double logique naturelle et spatiale repose sur une approche nécessairement simplificatrice, la notion d’un milieu non encore humanisé, la notion d’un système spatial primaire, monogénique. L’observation montre évidemment des situations plus complexes, plus composites. [.] Comment appeler ce “produit” ? On pourrait employer indifféremment espace géographique ou milieu géographique, à condition de bien sentir la signification précise des termes [.] »
« La problématique de l’analyse géographique consiste à décrire, expliquer et interpréter les formes qui naissent de l’intégration des deux logiques. Elle exige une méthodologie adaptée et des concepts et des terminologies identifiant les éléments, les processus qui les produisent, les dynamiques qui les affectent ».
3 - LE DUALISME CONTINU-DISCONTINU À L’ÉPREUVE DE L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE
83Comme tout colloque, celui-ci était, par nécessité, fractionné : cinq sessions en composaient la structure. Orateurs et auditeurs exigent une facilitation pour suivre et participer. Malgré la méfiance affichée pour tout ce qui rompt trop arbitrairement la continuité de la pensée ou d’un phénomène, nous n’avons pas supprimé le découpage, simplement remodelé l’exposition des textes, autant par besoin - trois textes d’une session sont absents, déséquilibrant l’organisation première - que par appétence - satisfaction de refondre, plaisir de mélanger écrits de géographie physique et communications de géographie humaine. Pour la publication, quatre parties constituent le cheminement choisi, reprenant avec de minimes différences quatre des intitulés de la réunion.
84On l’aura compris, la place de notre texte en ouverture du colloque (et donc, à la suite de celui-ci, la plupart des autres articles portant plutôt sur la géographie physique) était nécessaire, d’un commun accord avec les autres organisateurs, puisqu’on allait rediscuter du continu et du discontinu dans l’espace géographique à partir de l’expérience biogéographique.
A - SAISIR LES FORMES DE L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE (PREMIÈRE PARTIE)
85À propos de :
86Frédéric Alexandre, Alain Génin, Michel Lecompte : Seuils biologiques, révolutions floristiques et limites climatiques ;
87Claude Grasland : Une approche théorique et méthodologique de la notion de discontinuité en géographie ;
88Michel Godron, Julien Andrieu : Un exemple de continuum à facettes dans les Baronnies (Alpes du Sud) ;
89Philippe Mathis : Continuité et discontinuité dans l’espace géographique : l’exemple du transport ;
90Sandrine Lamotte : Les systèmes fluviaux et leurs bordures : continuité ou discontinuité ? ;
91Odette Louiset : Distance sociale et voisinage. L’espace des castes en Inde.
92Le texte présenté sous la triple signature de Frédéric Alexandre, Alain Génin et Michel Lecompte a, pour l’essentiel, été rédigé durant la phase de préparation des journées de Tours et avec l’objectif déclaré d’en faire une base de discussion. L’ambition de Michel Lecompte était d’effectuer une synthèse, jusqu’alors inédite, des travaux menés dans le cadre de la “phytoclimatologie dynamique”.
93Une telle synthèse nécessitait évidemment de faire le point, d’une part, sur le plan théorique, d’autre part, sur les choix pratiques en termes de collecte de l’information spatiale. Plus encore, elle impliquait de rendre compte de l’ensemble des travaux de terrain menés en suivant cette démarche depuis une vingtaine d’années, qu’il s’agisse des études s’interrogeant sur le passage du domaine bioclimatique méditerranéen aux domaines adjacents, tempéré océanique ou subtropical aride, ou de la question de l’organisation de la végétation dans le massif alpin en relation avec l’altitude, le changement régional de régime des précipitations et les changements de paysage consécutifs à la déprise de la société rurale montagnarde. On le voit, les thèmes qui font appel à une analyse phytoclimatique sont divers : encore en est-on resté ici à la seule échelle régionale. Par delà la variété du questionnement, ces expériences de terrain ont produit des résultats suffisamment convergents pour qu’émerge une nouvelle lecture de l’espace bio-physique.
94L’image renvoyée par cette lecture est plutôt éloignée de la mosaïque d’unités discrètes généralement présentée et représentée (cartographiquement notamment). Encore faut-il trouver des mots pour la dire ; ceux-ci empruntent pour une part à l’écologie du paysage (Forman et Godron, 1986), en particulier dans la manière de décrire l’hétérogénéité spatiale des biocénoses, pour une autre part en appliquant le concept de seuil aux exigences convergentes ou divergentes des espèces végétales face aux deux principales contraintes modulées par le climat, le froid et la sècheresse, en cherchant enfin à transcrire la magnitude des changements affectant la composition du couvert végétal. Sur ce dernier point, l’expression de révolution floristique a été choisie afin de signifier à la fois la “brusquerie” de certaines transformations, concentrées sur une étroite bande de territoire, et la radicalité de celle-ci lorsque, en quelques centaines de mètres, le taux de renouvellement est supérieur au deux-tiers des espèces.
95L’effort d’objectivation et de quantification tenté pour l’identification des discontinuités de la structure horizontale de la végétation sur les rebords montagneux cernant la Méditerranée procède de quelques facteurs, toujours les mêmes - on les retrouve dans nombre d’articles qui suivent : ceux d’échelle, de distance, de proximité, de seuil, déjà bien identifiés comme déterminants majeurs des discontinuités et de leurs implications spatiales34. Il est évident que notre choix du niveau de grandeur permet d’obtenir les résultats présentés. Les facettes écologiques et floristiques sont ici minimisées - elles eussent pris une autre importance à un niveau plus fin - alors que ressort la relative continuité des variations de la flore, parallèlement au gradient pluviométrique. La vision régionale de la végétation au long des transects “fond” les tesselles récurrentes de niveau local au sein de la macro-hétérogénéité qui constitue par définition notre objet d’étude. Le choix de l’observation d’espaces assez vastes minimise les discontinuités faibles entre facettes végétales et floristiques locales aux caractéristiques plus ou moins proches pour ne laisser apparaître que les discontinuités de plus grande ampleur entre zones végétales dont les limites présentent des particularités divergentes. C’est en quelques kilomètres, en abordant les contreforts méridionaux des Cévennes et de la Montagne Noire, que la révolution floristique voit disparaître la plus grande part de l’élément méditerranéen devant une flore de caractère atlantique. Ce qui nous autorise à souscrire à la définition de l.-C. François35, pour lequel une discontinuité géographique est une “configuration spatiale particulière, celle où les lieux sont à la fois très proches et très dissemblables”. Toutefois, limites climatiques et végétales ne coïncident pas forcément, d’où l’importance de la notion de seuil pour distinguer entre catégories de discontinuités : simple, élémentaire, secondaire, fondamentale, complexe. L’uniformisation rapide de la flore atlantique ou mésophile qui s’opère sur les reliefs de la bordure sud du Massif central suggère le franchissement d’un seuil de satisfaction hydrique, variable entre Montagne Noire et Cévennes. Au-dessous de ce seuil, les espèces de la végétation mésophile cèdent rapidement la place à un cortège méditerranéen. Ce seuil, zone de transition à la fois d’apparition et de disparition d’un phénomène, manifeste une transformation profonde, un changement structurel, d’un milieu physique à l’autre. La non-coïncidence des coupures (limite floristique, limite climatique, seuil hydrique) n’empêche pas de distinguer ici une discontinuité forte, mais d’une certaine épaisseur, plus brusque sur le Mont-fozère, plus étalée sur la Montagne Noire. Nous serions enclins à considérer que la discontinuité ici constitue une interface plutôt qu’une barrière. Toutefois se pose la question de l’ampleur de la zone de transition : à partir de quelle largeur peut-on parler d’interface ?
96Si l’intérêt de ces résultats pour la géographie physique ne fait pas de doutes, en quoi importent-ils aux autres domaines de la géographie ? Cette interrogation rejoint celle de Claude Grasland pour son intervention au cours de ce colloque.
97Le parti adopté par Claude Grasland témoigne d’une ambition : celle de poursuivre le dialogue esquissé avec Michel Lecompte (voir ci-dessus : fin de la première partie) en l’assortissant de propositions. Comme son texte le montre, le clivage géographie physique/géographie humaine ne doit pas seulement être dépassé ou transcendé par des thèmes transversaux. Il n’a, à son point de vue, pas de pertinence pour l’identification et l’interprétation des formes qui construisent l’espace géographique. Simplement parce que les phénomènes physiques et biologiques, d’une part, les phénomènes humains d’autre part, peuvent être rapportés à quelques figures simples - surface, ligne, distribution de points,. - dont l’analyse, qualitative ou quantitative, ressortit du même langage et des mêmes outils. On n’est plus là dans le registre de l’analogie contre laquelle Lussault mettait en garde, mais bien dans celui de l’identité des formes et de leur dynamique. En reprenant l’exemple, cité par Grasland, de la géographie théorique générale que voulait fonder Bunge, l’analyse peut presque être réalisée indépendamment et presque sans connaître les phénomènes dont il est question dès lors qu’est identifiée la figure de référence. Position dont la radicalité fixe aussitôt les limites.
98Comme il l’énonce en introduction, Grasland souhaite poser les fondements d’une “géomorphologie générale”, d’une “morphologie spatiale” qui n’est pas toute la géographie mais qui intéresse la géographie tout entière en ce qu’elle est la manifestation d’une “géographie générale reposant sur un corpus théorique central qui serait l’étude des formes et des processus spatiaux” :
« La morphologie spatiale peut être définie comme un ensemble de méthodes statistiques, mathématiques, cartographiques et informatiques visant à décrire, mesurer, analyser ou modéliser les configurations spatiales, les évolutions et les déplacements d’objets ou d’évènements de nature quelconque (hommes, animaux, plantes, cultures, volcans, températures, altitudes, routes activités ».
99Les exemples développés dans la suite du texte illustrent bien la fécondité de la réflexion menée pour des champs fort différents de ceux qui sont ici évoqués. Ainsi, les discussions sur le “grain” de la végétation (Godron, 1982) et la taille des relevés à effectuer (ou longueur des segments à parcourir) pour s’y adapter et prendre en compte la plus grande hétérogénéité possible du couvert végétal, trouvent-elles un éclairage tout à fait intéressant dans l’exemple de la surface topographique et de l’escargot cité par Mandelbrot qui ressentira ou non les “accidents” que celle-ci présente en fonction de leur taille. De la même manière, la façon dont on fera surgir des discontinuités de différents niveaux (des grands ensembles régionaux aux formes générales et au modelé) sur une coupe topographique en fonction de la maille d’observation est une question de “mise au point” - un peu comme le choix d’une focale dans une prise photographique - du même ordre que celle que nous avons affrontée dans nos études phytogéographiques d’échelle régionale. Notre maillage (en l’occurrence, longueur d’un relevé segmentaire le long d’une ligne-échantillon) devait être suffisamment lâche pour “gommer” la micro-hétérogénéité d’échelle locale (les associations végétales chères aux phytosociologues).
100Claude Grasland présente, à partir d’exemples, les familles de discontinuités rappelant ainsi l’échafaudage de cette morphologie spatiale auquel il a largement contribué. Il reste à se pencher sur la conclusion de son texte où il évoque le glissement opéré dans ses recherches vers la morphologie sociale. Un tel recentrage rend-il nul et surtout non avenu tout dialogue entre le versant naturaliste de la géographie et son versant agrégé aux sciences sociales ? Les avis étaient partagés dans les discussions qui ont émaillé le colloque. Il est impossible de les restituer ici. Du moins les textes fournis apportent-ils quelques réponses à cette question que nous ne voulions pas poser. Ainsi, si Durkheim propose en 1909 d’opérer une distinction entre morphologie sociale et physiologie sociale, le contour qu’il donne à l’étude des formes spatiales que composent et produisent les sociétés ainsi qu’il définit la morphologie sociale n’apparaît-il pas contraire à la morphologie spatiale : le langage sur lequel celle-ci s’appuie apparaît à l’inverse indispensable. Sans doute certains sont-ils gênés par le côté trop exclusivement descriptif de l’exercice. Par ailleurs, comme nous l’avons noté plus haut à propos de l’espace économique où le modèle centre-périphérie est essentiel, ni l’espace des sociétés ni les dynamiques qui y sont à l’œuvre ne sont de même nature que l’espace bio-physique et ses dynamiques. Reconnaître cette différence de nature invite par ailleurs à se pencher sur les correspondances entre les dimensions de l’espace géographique qui viennent d’être évoquées. Le deuxième ensemble de textes aborde cette question ; on renverra notamment à celui de Marianne Cohen et à celui de Lévêque, Muxart et al.
101Les textes qui abordent frontalement le problème de la mise en lumière par des voies quantitatives du caractère continu ou discontinu d’un phénomène spatial ont finalement été peu nombreux au cours de ces deux journées. Quelques pistes sont ouvertes dans le texte de Claude Grasland, dans celui de Philippe Mathis et dans le nôtre. De manière centrale, ce thème est traité dans le texte présenté par Michel Godron et Julien Andrieu qui revient, à partir d’un ensemble de relevés de la végétation enchaînés en continu sur le fil d’une ligne-échantillon dans le massif des Baronnies, sur un ensemble de calculs développés depuis une trentaine d’années par Michel Godron. C’est une façon commode de mesurer le degré d’homogénéité ou d’hétérogénéité du tapis végétal et de mettre en relation les variations spatiales de celui-ci avec les paramètres influents de l’écologie des espèces présentes. On pourra noter que cette analyse spatiale du couvert végétal est une question travaillée depuis de nombreuses décennies par la recherche en écologie et en biogéographie.
102Fondée sur des calculs probabilistes, l’approche proposée par Godron applique certains aspects de la théorie de l’information. Il s’agit de mesurer l’écart entre le contenu floristique d’un lot de relevés (qui peuvent être représentatifs d’une certaine portion de l’espace géographique comme c’est le cas pour les relevés échantillonnés en continu le long d’un transect) tel qu’il se présenterait si aucune structure n’était décelable (comme si seul le hasard intervenait.) et le contenu observé. Un écart faible correspondrait au continuum de végétation tel que le définissait Gleason (1926) qui insistait sur le “comportement” individuel de chaque espèce végétale dans l’espace géographique. Pour éclairer son propos, Godron propose de transposer certains principes de la thermodynamique, à laquelle il emprunte la notion d’entropie, considérant alors que l’information obtenue est assimilable à une certaine néguentropie. Ainsi les variations spatiales de la végétation se trouvent-elles quantifiées et hiérarchisées. L’article de Godron et Andrieu détaille l’ensemble des calculs, la “cascade d’information” qu’il est possible de mener.
103Appliquée à l’analyse de la fréquence des espèces dans les communautés végétales, cette solution mathématique à la question de la mise en évidence des discontinuités spatiales et de la diversité de leurs formes nous paraît pouvoir être adaptée à d’autres domaines que celui de la phytogéographie.
104Il nous a paru intéressant de rapprocher le texte donné par Philippe Mathis de celui de Michel Godron et Julien Andrieu. Il aborde lui aussi la question des outils de formalisation. L’objet d’étude est certes ici fort différent puisqu’il s’agit ici du transport. La question est au croisement de la modélisation et des réflexions autour des échelles et des transferts d’une échelle à l’autre. La spécificité du thème du transport apparaît comme proprement physique (le texte de Philippe Mathis est même, si l’on peut dire, celui qui ressortit le plus fortement de la géographie “physique”) ; comme telle, elle permet de mobiliser de nouveaux outils qu’il s’agisse des systèmes multi-agents ou de la théorie des graphes. On rappellera pour ceux qui en sont peu familiers que les premiers considèrent, dans un certain environnement contenant des objets, un ensemble d’agents (c’est-à-dire des entités physiques ou virtuelles dotées d’une certaine autonomie) interagissant entre eux. Ces relations (se traduisant par des opérations qui peuvent être le fait de percevoir, produire, transformer ou consommer des objets) modifient l’environnement. Ainsi les SMA conduisent-ils vers de nouvelles formes de modélisation de dynamiques affectant des environnements de tout type. La théorie des graphes qui considère des structures combinatoires complexes constituées de sommets réunis par des arcs a, quant à elle, trouvé des applications déjà anciennes dans le domaine des réseaux de transport où elle offre des perspectives nouvelles à la question des formes dans l’espace. L’objectif du texte de Philippe Mathis est ici de montrer l’intérêt qu’il peut y avoir à combiner les deux approches en jouant tantôt sur le discontinu, tantôt sur le continu.
105Dans les disciplines biogéographique et écologique, les désaccords autour du mode continu ou discontinu d’organisation spatiale de la végétation ont débouché sur des positions de conciliation mettant en avant l’importance du contexte physique ou humain dans lequel s’inscrit le tapis végétal. On retrouve là un effet de ce que Margalef (1979) a dénommé genius loci - le génie des lieux - qui insiste sur le rôle joué par les apparences structurales particulières du paysage dans les modèles spatiaux construits par les scientifiques :
« Toutes les écoles d’écologie sont profondément influencées par un genius loci qui relève du paysage local : [.] la végétation en mosaïque des pays méditerranéens et alpins a contribué à la naissance de l’école de sociologie végétale zuricho-montpelliéraine, [.] la Scandinavie, avec une flore pauvre, a produit des écologues qui comptent chaque pousse et chaque bourgeon [.] et il est bien naturel que les grands espaces et les lentes transitions de l’Amérique du Nord aient suggéré une approche dynamique et la théorie du climax ».
106Le texte proposé par Sandrine Lamotte s’intéresse aux modèles, contrastés suivant la latitude, que l’étude géomorphologique et biogéographique des vallées alluviales a engendrés en fonction de la zone climatique dans laquelle s’effectue l’écoulement. La différence n’est guère ici le fait des apparences du paysage. Sandrine Lamotte souligne d’ailleurs que les formations forestières alluviales sont visuellement assez semblables des basses aux hautes latitudes. La différence est le produit du double jeu de l’ampleur des phénomènes hydrologiques (bien plus complexes aux basses latitudes) et de la diversité des espèces en jeu (bien plus grande dans les tropiques humides). Dès lors, l’existence de deux modèles bien différents (le modèle du continuum fluvial, forgé à partir du cas des vallées alluviales des hautes latitudes, qui met l’accent sur les continuités longitudinales et les discontinuités nettes dans le profil transversal ; le modèle du flood pulse concept qui, pour les basses latitudes, insiste sur la complexité de la coupe transversale et, particulièrement, sur l’absence de discontinuité nette entre formations végétales alluviales et inter-fluviales) n’est nullement artificielle. Par delà ce constat, le texte de Sandrine Lamotte montre qu’il est illusoire de vouloir réduire la complexité de l’organisation spatiale du couvert végétal à un modèle que celui-ci soit continu ou discontinu.
107Claude Grasland, dans sa conclusion, évoque le parallèle entre morphologie spatiale et morphologie sociale. Un certain nombre de textes partent de cette morphologie sociale pour en interroger les implications spatiales. Civilisation profondément façonnée par ce que l’on désigne communément comme “système des castes”, l’Inde apparaît comme l’exemple même d’une société traversée de discontinuités majeures. Odette Louiset revient sur cet exemple classique en remettant en question la correspondance généralement établie entre un découpage social et une certaine organisation dans l’espace :
« Pour traiter l’espace des castes, les géographes procèdent le plus souvent à une transposition spatiale du modèle social élaboré par les anthropologues. La position des différentes catégories dans la hiérarchie se traduirait par une localisation, définie par leur distance investie par les castes supérieures ; l’écart rituel des groupes se traduirait par un écart physique, chaque caste étant de plus assignée à une aire délimitée ».
108Odette Louiset montre la complexité que masque cette formulation ; pour restituer cette complexité, le détour par un certain nombre de notions nécessaires à la définition de la morphologie spatiale évoquée par Claude Grasland est effectué. En premier lieu, elle rappelle que le découpage en “castes” fait système et que, comme tel, il peut être interprété comme englobant pour l’ensemble des individus qui composent la société indienne : c’est la “continuité idéologique” évoquée par Odette Louiset. Dans la double réalité - varna/jati - que constitue le système des castes, celle qui nous est la plus familière (celle des varnas et de la dualité purs/impurs) est, certes, conforme à l’ordre du monde proposé par les brahmanes, mais n’est pas forcément la plus pertinente pour lire l’espace indien. Ce d’autant que le modèle spatial auquel renvoie le “schème brahmanique” - celui du village indien - est plus une image idéale qu’une réalité de terrain. Celle-ci apparaît essentiellement forgée sur les complexes relations de voisinage entre les petits groupes sociaux que constituent les jatis ; dans ces relations de voisinage, la distance entre groupes ne se traduit pas toujours par une distance physique :
« L’espace de la société des castes obéit davantage à une configuration topologique (réticulaire) qu’à un agencement topographique (auréolaire et aréolaire) ».
109La notion de voisinage est d’autant plus structurante que la délimitation, le bornage d’un territoire rend mal compte du rapport à l’espace de la société indienne. Ceci se traduit aussi dans la manière dont l’opposition purs/impurs se module dans l’espace. Odette Louiset conclut ainsi :
« Le concept brahmanique peut apporter des éléments de compréhension de la conception de l’espace en Inde mais l’espace de la société n’est pas l’espace de son modèle idéologique ».
B - CONTINU, DISCONTINU ET INTERACTIONS SOCIÉTÉS-NATURE (Deuxième Partie)
110À propos de :
111Marianne Cohen : Continuités floristiques, discontinuités territoriales et paysagères dans les Alpes du Sud ;
112Gérard Chouquer : Modalités nouvelles de l’étude de l’espace des sociétés anciennes ;
113Laurent Couderchet : Entre le pixel et l’espace de la gestion : le continuum géographique. Réflexions sur les continuités et les discontinuités spatiales dans le cadre des programmes écologiques ;
114Yves Poinsot : La renaturalisation des systèmes agricoles à la lumière de l’opposition continu/discontinu des processus et des ormes ;
115Christian Lévêque, Tatiana Muxart, Sander van der Leeuw, Alain Weill, Luc Abbadie : L’anthroposystème et la zone-atelier : nouveaux concepts territorialisés de l’étude des interactions sociétés-milieux.
116Le texte proposé par Marianne Cohen élargit la compréhension de l’organisation de l’espace bio-physique à partir de l’indicateur constitué par le couvert végétal. Trois éléments participent à cette multiplication des points de vue : le premier est la prise en compte des trois “dimensions” (d’ailleurs interdépendantes) de la végétation (floristique, physionomique et dynamique), le deuxième consiste à faire varier l’échelle d’analyse (échelle régionale, celle des Alpes médianes, et échelle d’un pays de montagne, le Queyras) et le troisième est de se placer à l’interface entre systèmes bio-physiques et systèmes sociaux.
117Ainsi l’analyse des paysages alpestres révèle-t-elle une structure spatiale fondée sur des discontinuités nettes ; structure largement différente (et même localement indépendante) de celle observée pour la flore (fondée, elle, sur des changements progressifs et dans laquelle les discontinuités correspondent aux variations de “vitesse” dans les transformations du cortège). La hiérarchie des facteurs organisateurs n’est pas, il est vrai, la même : du côté de la flore, les facteurs écologiques, le milieu atmosphérique et le milieu pédologique dans lequel “baignent” les plantes ; du côté du paysage végétal, la prégnance du rôle passé ou présent des sociétés humaines. Les modèles associés à chacune des dimensions de la végétation et des échelles d’analyse sont présentés et discutés par Marianne Cohen qui en dresse un tableau de synthèse en conclusion.
118Sur la question plus particulière des interactions nature-société, Marianne Cohen revient sur la dynamique des paysages de montagnes des Alpes du Sud et sur la manière dont les lignes de partage jusqu’alors nettes entre les éléments du paysage s’estompent à mesure qu’ils perdent leur fonction au sein d’une société rurale agro-sylvo-pastorale en pleine transformation. La rétraction de l’espace utilisé par cette société s’accompagne d’une reprise parfois spectaculaire des dynamiques spontanées de la végétation comme dans cette reconquête des parties sommitales des versants par les végétaux ligneux ou comme la diffusion des pins arolles au sein des bois de mélèzes qui symbolisaient si bien les ubacs des Alpes internes méridionales. Les formes spatiales propres aux sociétés rurales, d’une part, aux biocénoses montagnardes d’autre part s’entrecroisent ainsi.
119De structure spatiale des paysages et des formes laissées par les sociétés anciennes, il est aussi question dans le texte de Gérard Chouquer qui se fixe comme objectif de jeter les bases d’une “archéogéographie” qui “ [entreprendrait] la refondation du récit de la transformation de la nature en écoumène” au sens où Augustin Berque (2000, 2002) définit ce terme en lui restituant pleinement son sens étymologique, se plaçant à la croisée des “systèmes physiques de la planète”, des “systèmes écologiques de la biosphère” et des “systèmes techniques et symboliques propres à l’humanité”.
120Laurent Couderchet part d’un constat proche. À partir de deux exemples les versants vosgiens et le Val de Saône - où les gradients écologiques se traduisent par un renouvellement plus ou moins continu (avec des phases d’accélération des changements ou, à l’inverse, avec des paliers) de la composition floristique et de la physionomie (telle qu’elle peut être perçue par l’examen des images de télédétection) de la végétation, il montre que ce constat est convergent avec celui d’autres travaux menés sur des terrains proches : “Jean-Claude Rameau (1995) introduit la continuité entre les unités de végétation comme la règle et la discontinuité comme l’exception”.
121L’intérêt du texte de Laurent Couderchet est ensuite de s’interroger sur la façon dont cette nouvelle manière d’envisager l’organisation spatiale des milieux bio-physiques (ou, pour mieux dire, la nouvelle manière de récolter l’information spatiale contenue dans les milieux bio-physiques) peut être articulée avec les exigences des politiques publiques d’environnement au niveau européen en matière de documents d’experts. Ainsi les politiques de maintien de la diversité biologique et de patrimonalisation de biotopes, de communautés végétales ou de peuplements animaux “d’intérêt communautaire” s’appuient-elles sur des nomenclatures - notamment la nomenclature CORINE Biotopes dont la source d’inspiration est la phytosociologie sigmatiste - qui poussent à envisager la représentation cartographique de l’espace bio-physique comme une mosaïque d’unités discrètes d’échelles emboîtées.
122Fondée sur la télédétection, l’approche présentée par Laurent Couderchet ne peut éviter, comme l’auteur le signale dans sa conclusion, de poser la question de l’échelle mais aussi celle de l’outil, et donc, par-delà, l’indispensable réflexion sur la relation dialogique entre idées, pensées, notions et, plus largement théorisation, d’un côté, et les outils de formalisation, d’un autre. Le texte de Laurent Couderchet démontre parfaitement l’une des difficultés rencontrées dans ce type de démarche scientifique - par ailleurs pas propre à la seule géographie physique, tout aussi réelle en géographie humaine ; d’ailleurs le texte de Couderchet est-il l’un plus que l’autre ? Ne s’agit-il pas avant tout d’un écrit de géographie tout court ? - à partir du moment, c’est souvent le cas en géographie comme dans d’autres sciences, où l’évaluation et le calcul précède la systématisation. Comment faire, en effet, pour que le carroyage (ou le maillage, ou tout autre structure essentielle à l’analyse) dont on dispose pour la recherche des limites et des discontinuités ne soit pas à la fois l’objet et la condition de l’observation des phénomènes spatiaux ?
123Si le nombre relatif des agriculteurs dans la population ne cesse de diminuer, si le poids économique relatif de l’agriculture est aujourd’hui réduit, l’emprise de l’agriculture, de l’élevage et de la sylviculture reste forte. D’autre part, il faut souligner l’intérêt de la façon dont la géographie rurale pose aujourd’hui les problèmes : il s’agit, en particulier, d’un domaine où la césure nature-société dans l’analyse de l’espace géographique n’a guère cours, comme en témoigne l’implication des géographes de l’espace rural et des agronomes dans l’interdisciplinarité (cf. Muxart et al.) “Considérant que l’espace s’organise en systèmes spatiaux résultant du jeu dialectique des processus et des formes”, écrit Yves Poinsot, le texte de celui-ci évoque le détour fructueux que l’on peut effectuer par l’analyse des formes et des processus en montrant combien processus bio-physiques et processus sociaux sont imbriqués et combien l’analyse des formes gage à user d’un langage commun. Ainsi la manière dont le parcellaire d’exploitation et l’occupation du sol s’agencent peut-elle être passée au double crible d’une analyse qui, d’une part, s’apparente à l’économie spatiale, d’autre part, à l’écologie du paysage. Yves Poinsot montre ainsi les retournements que constitue le processus de “renaturalisation” des système agricoles ; “renaturalisation” au sens où une part plus grande est laissée aux processus physiques et biologiques spontanés dans les systèmes agricoles. Avec l’exemple de la chasse comme avec la question des estives et de l’enfrichement, l’auteur aborde par ailleurs la question de l’étanchéité de la démarcation entre l’agricole et ce que la société se représente comme sauvage.
124Dans le cas le plus général qui accompagne ce processus de renaturalisation, les notions d’homogénéité et d’hétérogénéité sont au centre des transformations. On assiste ainsi à une certaine remise en cause d’un processus fondée sur une logique d’économie d’échelles qui tend en règle générale à une homogénéisation sur de vastes surfaces de l’espace de production agricole, processus dont la logique spatiale n’est pas sans rappeler l’antique modèle de Von Thünen. À l’inverse, la nouvelle exigence sociale de renaturalisation impose une certaine fragmentation de l’utilisation du sol contrariant, par la multiplication des discontinuités paysagères, la dynamique des populations de parasites et de déprédateurs “spécialisés” dans la consommation d’un produit : “l’art d’une mise en espace raisonnée doit prendre la place qu’occupait l’arsenal chimique qu’on abandonne”, conclut Yves Poinsot.
125Le texte proposé par le groupe de pilotage du programme Environnement, Vie et Société du CNRS36 (Tatiana Muxart et al.) a pu sembler un peu en marge du thème du colloque. Il mérite pourtant de trouver sa place dans ce volume dans la mesure où il revient, pour immédiatement la dépasser, sur la coupure entre nature et société. Il en va notamment ainsi pour l’anthroposystème :
« L’anthroposystème, peut être défini comme une entité structurelle et fonctionnelle prenant en compte les interactions sociétés-milieux, et intégrant sur un même espace un ou des sous-systèmes naturels et un ou des sous-systèmes sociaux, l’ensemble co-évoluant dans la longue durée. Selon l’objet de recherche choisi et les problématiques définies de manière interdisciplinaire, l’anthroposystème peut se décliner à différents niveaux d’organisation spatio-temporels, allant du local, au régional et au global et du passé (analyse rétrospective), au présent (étude et modélisation du fonctionnement actuel) ou encore au futur (scénarios prospectifs des évolutions possibles)” (Muxart et Lévêque, 2004, in http://www.hypergeo.fr).
126Les deux systèmes en co-évolution ne sont pas nécessairement coïncidant du point de vue spatial, mais leur étude conjointe par des équipes pluridisciplinaires a déjà révélé sa richesse. Les auteurs proposent que cette étude se fasse au sein de zones-ateliers ce qui doit permettre de bien mettre en lumière les interactions et les dynamiques. Une approche complémentaire plus attentive aux questions de morphologie spatiale peut être proposée : nous avons commencé à la mettre en œuvre dans les Alpes et dans le domaine méditerranéen, comme le rappelle le texte de Marianne Cohen.
C - FRONTIÈRES ET LIMITES (TROISIÈME PARTIE)
127À propos de :
128Alexandre Moine : Représentation et compréhension de l’évolution d’un territoire transfrontalier : le cas du territoire horloger franco-suisse de l’arc jurassien ;
129Bernard Reitel : L’agglomération transfrontalière : un objet géographique, produit de relations singulières entre continu et discontinu. L’exemple de l’agglomération trinationale de Bâle ;
130Dominique Crozat : Construire sa frontière. La frontière performative de la fête : Lille et la frontière belge ;
131Jean-Paul Bord : La carte et la limite ou l’appropriation d’un outil par le pouvoir ; étude des manuels égyptiens de géographie de l’enseignement de base.
132Le questionnement est un peu différent lorsque, quittant la recherche des discontinuités spatiales ou spatio-temporelles ou, ce qui revient un peu au même, on vient de le montrer, la mise en évidence de la variété des formes de continuité, on aborde le problème des lignes ou des zones qui délimitent deux portions de l’espace géographique. Subséquemment, il s’agit d’aborder des phénomènes géographiques dans lesquels, entre discontinu et continu, il n’y a pas à hésiter mais où il y a à envisager les conséquences spatiales ou, pour mieux dire, les implications spatiales des discontinuités ou des continuités (que celles-ci soient géographiques ou non). Les limites font a priori partie de cette catégorie.
133Les limites sont nombreuses et de tous ordres, même sur le seul plan de la géographie. Analysant les cartes de cinq ouvrages de géographie égyptiens, Jean-Paul Bord le met bien en évidence. Ligne de séparation entre deux entités spatiales - c’est sur cette notion de bornage que repose la démonstration de Bord -, la limite est également un concept de catégorisation et de différenciation de l’espace. Le mot est très souvent rapproché de seuil et de discontinuité, ce qui fait écrire à Brunet qu’“un seuil marque, dans l’espace, le temps, ou le mouvement, une rupture, une discontinuité, une limite”. Limite, seuil et discontinuité sont-ils pour autant équivalents ? Indubitablement, les trois termes sont les marques de l’apparition ou de la disparition d’un phénomène ou d’une organisation spatiale, mais plus que des nuances les spécifient. Jean-Pierre Renard (1997, 2002) insiste sur ces différences. Bord se contente d’écrire “limites ou frontières”, attestant ainsi que la frontière est une limite singulière -, et les distinctions entre les termes transparaissent dans les trois autres textes.
134Jean-Paul Bord ne s’intéresse pas ici à la nature des limites, se concentrant sur la relation entre cartes et limites et sur la valeur des limites exposées. À sa lecture, la carte pourrait être définie de la sorte : document circonscrivant un espace discrétisé en aires parfois homogènes mais qui, le plus souvent, présentent un autre caractère de cohérence propre. On ne peut, dès lors, s’empêcher de poser cette question : les limites de ces aires construisent-elles la carte ? Il semblerait que le travail de tout cartographe consistât à dessiner ou à poser sur un fond cartographique des démarcations habituelles : certaines avérées telles les frontières reconnues, d’autres admises plus ou moins couramment, d’autres encore choisies par les auteurs du document. Pourquoi certaines de ces limites, pas si évidentes, se répètent-elles obstinément au fil des documents ? La carte étant outil de visualisation de structures spatiales et donc des discontinuités les façonnant, il est certes indispensable de les y figurer. Toutefois la cartographie n’en abuse-t-elle pas ? Question lancinante, presque rebattue : que cache ce besoin de circonscrire, de borner et de confiner ? Très vite, l’exégèse questionne l’idéologie. Tracées sur des cartes, génératrices de formes qui s’inscrivent dans les mémoires et que chacun identifiera par réflexe, les limites découlent fréquemment d’une raison politique. Les manuels scolaires sont ainsi un matériau de choix pour imposer dans les jeunes esprits une certaine vision du monde et de ses territoires. Une “géographie stéréotypée [.au service] du Pouvoir”, nous explique Bord, qui “formate l’élève”. Les objectifs - pas toujours explicites - idéologiques ou géopolitiques ne s’obtiennent pas uniquement par l’emploi et la répétitivité des limites. D’autres formes de représentation, bien entendu, y contribuent : certains dénoncent par exemple l’usage dominant des entités politiques pour traiter de toutes les réalités géographiques. Néanmoins, quels sont les effets tangibles territoriaux de la permanence ou de la récurrence de ces formes ?
135Toutes les organisations sociétales fonctionnent sur la base de la forme “moderne” du territoire “légitime”, assurant cohésion et identité. C’est pour asseoir une autorité sur les confins que, en Europe, à partir du xve siècle, les armées guerroient, de chaque côté d’un front - dont le mot frontière dérive -, en lutte pour affirmer l’autorité sur tel tracé justifié par la “prédestination géographique”. “L’impératif territorial” développé par les nations européennes s’est imposé aux autres États du monde, d’autant plus que leurs délimitations sont sujettes à caution. Comment légitimer le trait rectiligne qui, en plein désert, sépare la Libye de l’Égypte ? Aucune méthode de découpage n’est parfaite : comment rendre compte de la personnalité réelle d’un espace... s’il y en a une ? Peu de discontinuités s’imposent avec évidence à tous les observateurs. Naturaliser les divisions spatiales, les faire figurer sur une carte et les donner à voir permet d’ajuster le contenu au contenant. Les découpages premiers ne sont-ils pas d’ordre physique : ici, les mers et les océans, là, les continents, ici les terres froides, là, les contrées humides. ? Ceux d’ordre humain ont continué l’“œuvre”, comme inscrits dans l’ordre des choses, de la nature… même si tout ceci n’est que construction. C’est pourquoi les limites nationales et/ou étatiques sont surveillées fermement, voire militarisées. Ce n’est pas sans raison que le “penser l’espace” et la cartographie, spécialité militaire au départ, progressent concomitamment avec l’affirmation des territoires en construction. Bord nous le montre et, au vrai, il ne faut pas remonter loin dans le temps pour retrouver des exemples français du même ordre que ceux qu’il signale en Égypte. Dans ce dernier exemple, le “toujours des limites” semble, au-delà de la raison graphique, assurément contraignante, et de l’inéluctable réalité de certaines, participer d’un penchant machinal pour imposer la carte comme mettant en ordre le “réel”. Un “réel” évidemment patent puisque basé en grande partie sur les aspects naturels qui, eux, ne “mentent” pas. La carte peut oublier les phénomènes provocants ou dérangeants, expurger les plus rebelles d’entre eux, simplifier à outrance, ne donnant à voir que le statique, le concret et le naturel, balisant de ses limites les cerveaux. Même sans arrière-pensées, le cartographe n’est-il pas amené à trier dans la profusion des phénomènes du réel, à les simplifier excessivement, pour ne tracer, “au vu de la pauvreté des types d’implantations (trois seulement)” comme l’indique Bord, au mieux, qu’une épure. Or, le monde, naturel et social, n’est-il pas trop complexe pour se laisser saisir en une nomenclature de territoires et découpages d’ordre supérieur aux limites nettes et incontestables ? D’ailleurs la cartographie a participé, au cours du xxe siècle, à la remise en cause des délimitations et de leurs contours évidents. Il n’en reste pas moins que la détention d’une technique singulière semble assurer au cartographe une aptitude non contestable pour “fabriquer” les cartes dans lesquelles ressortent des apparences univoques, essentielles et indéniables. Puisque le cartographe sait, le “réel” transmis et fabriqué de la carte est de l’ordre de la nature des choses. Il transparaît, à la lecture du texte de Bord, qu’à travers la puissance, la persistance ou encore l’omniprésence des limites, combinées à d’autres formes de représentation récurrentes, se révèle la quête d’une vérité cartographique, découlant de la volonté d’un pouvoir, celui-ci pouvant “s’appuyer”, directement ou non, sur la force collective d’un groupe scientifique possesseur d’une compétence particulière. Ce n’est pas pour rien que certains ont élevé des critiques envers la cartographie et “l’effet de naturalisation” de la carte.
136Parmi les limites et autres séparations qui structurent l’organisation de l’espace, la frontière est un objet spatial dans lequel les géographes se sont fortement impliqués au point d’être, à une époque, considérés comme des “traceurs de frontière”37. Il est vrai que certaines des discontinuités les plus importantes sont liées aux frontières, limites entre deux États souverains, même si la frontière, dans ce sens politique, pour ce qui est de la structuration de l’espace, est bien moins ancienne que le bornage et la délimitation de l’espace, sans doute institués antérieurement, tant les hommes semblent s’être tôt chicanés, lieux, terrains et territoires.
137Les frontières, limites externes et internes d’encadrement d’un espace, se sont fixées comme des cadres politiques et administratifs et ont muté en objets spatiaux producteurs de discontinuités secondaires ou majeures. Le modèle européen de la frontière d’État, exporté et imposé38, a parfois scindé une population, une culture, un espace en deux entités contiguës certes mais inéluctablement séparées à partir de l’installation de l’insolite délimitation. Reprenons la pertinente formule de Christiane Arbaret-Schulz dans sa communication : “la frontière crée artificiellement de la distance, là où il y a de la proximité”. La frontière, concept politique, est aussi une césure linguistique, culturelle et économique39. La frontière est donc synonyme de séparation, de rupture, tout en étant fin et commencement, et l’effet spatial engendré est alors celui d’une barrière.
138Dans la géographie contemporaine, les frontières, étatiques notamment, ne sont plus considérées comme des types particuliers de discontinuités, n’engendrant que le seul effet de barrière et provoquant systématiquement une différenciation de l’espace de part et d’autre. Dans l’agglomération transfrontalière de Bâle, espace urbain modelé par le passage des lignes séparant la France, l’Allemagne et la Suisse, François Reitel examine comment les discontinuités géopolitiques façonnent l’espace et montre que les frontières, qu’elles soient internes à l’Union Européenne (entre l’Allemagne et la France) ou qu’elles en soient externes (avec la Suisse) y sont à la fois coupures et sutures. Certes, parce que le bâti y est continu, parce qu’elles sont des pôles structurants de l’espace, les villes pourraient favoriser cette dualité de la frontière. Cependant, excepté peut-être lorsque, zones d’enjeux, les armées s’y déployaient, ne se comportent-elles pas ainsi depuis longtemps ? Dans l’arc jurassien, au milieu du xixe siècle, le système transfrontalier entre en concurrence, les États tentant de protéger leurs marchés en contingentant les importations. Un trafic illicite assure la survie de l’industrie horlogère : “de nombreux mouvements, boîtiers, ‘passent sous les sapins’ pour être montés, estampillés d’un côté ou de l’autre de la frontière suivant les opportunités du moment” explique Alexandre Moine. À lire son texte, la “dialectique de l’ouvert et du fermé” (Gay, 1995) caractérise la frontière franco-suisse depuis plusieurs siècles. La frontière productrice d’une discontinuité et donc de différences, incontestablement, mais également à l’origine de continuités, dans ce cas-ci triples : naturelle, historique et fonctionnelle. Ne pas “envisager la frontière [.] seulement comme une séparation, mais comme un trait d’union”, affirme Moine. Toute frontière serait-elle “poreuse” et aisément pénétrable ? Elle est parfois plus que cela. Largement ouverte, comme entre la France et la Belgique, elle devient “plastique” par-delà sa rigidité, nous dit Dominique Crozat. Dans le même temps, il suggère que tout n’est pas si simple, même sur l’une des frontières les plus perméables qui soit. La frontière sépare certes, elle est aussi mise en relation, générant alors d’autres types d’effets spatiaux. Les trois communications insistent sur cette dernière propriété de la frontière, d’autant plus déterminante, selon Reitel, qu’une ville est sur ou accolée à la frontière. L’espace de diffusion que crée la frontière, malgré (ou grâce à) la discontinuité territoriale, constitue le moteur du territoire étudié. Aussi, la frontière n’est-elle pas une simple ligne mais, le plus souvent, une aire d’une certaine épaisseur, donc une interface comme nous l’avions évoqué dans le premier texte du colloque à propos des sommets cévenols. Quant à la frontière franco-suisse de l’arc jurassien, elle est un lieu de fortes interactions spatiales où les “continuités se multiplient autour de la discontinuité que représente la frontière”. Au bout du compte, se constitue là un espace décalqué de part et d’autre de la frontière qui n’est toutefois pas simple copie, puisque, explique Moine, si une “étroite similitude des organisations spatiales” existe, ce n’est pas pour autant une “similitude des dynamiques”. De chaque côté, au fil des époques, s’est édifié un territoire transfrontalier, au point que, aujourd’hui, “les logiques d’aménagement actuelles sont résolument transfrontalières”.
139Pour les riverains pareillement : la frontière a un effet spatial plus large que le simple trait. S’installer sur celle-ci ou à proximité procure des avantages. Qu’ils soient français, allemands ou suisses, la frontière n’est pas qu’une ligne symbolique qui affirme la différence avec l’extérieur - différence(s) qui peut(vent) être source “d’opportunités” pour les acteurs institutionnels ou privés, dit Reitel -, mais une aire, une interface qui constitue l’espace de migration, saisonnier ou quotidien, l’espace vécu et concret des relations, des sorties ou de la vie sociale plus généralement, profitant souvent des avantages qu’offre l’autre pays. Il n’y a pas deux milieux mais trois car la ligne-frontière est devenue zone-frontière puis région transfrontalière, particulièrement aujourd’hui où les accords de coopération se multiplient, parfois avant comme dans le cas de l’arc jurassien. Dans ce dernier exemple, au milieu du xixe siècle, l’impact des politiques étatiques - protection des marchés nationaux et contingentement des importations - génère un recul du système transfrontalier et déséquilibre celui-ci aux dépens du Haut-Doubs, début d’une subordination de l’industrie horlogère française à sa concurrente. L’interface transfrontalière a forcément des limites à l’intérieur de chacun des États - limites qui ne sont en aucun cas des frontières. Ce dernier point, avéré en France, peut ne pas l’être en Suisse. Les limites cantonales y constituent parfois une frontière, comme l’explique Reitel :
140« la partie suisse de l’agglomération [de Bâle] s’étend sur quatre Cantons disposant chacun d’une véritable autonomie et qui sont soucieux de conserver leurs prérogatives. Les limites cantonales sont assimilées à des frontières internes nécessitant des ententes et des contrats pour régler certaines situations ».
141La frontière est limite, la limite n’est pas forcément frontière. La spécificité d’une zone transfrontalière est bien perçue par les acteurs individuels et collectifs du dedans comme du dehors, même si les contours et donc les limites du territoire transfrontalier sont floues. Toutefois, une certaine proximité est nécessaire pour permettre des échanges fréquents et intenses. Aussi l’intensité du phénomène transfrontalier s’estompe-t-il assez vite, souvent progressivement, selon un gradient d’éloignement à la frontière (d’où la difficulté d’en fixer des limites précises), parfois brutalement, l’écart à la frontière passant par un seuil repérable, avec là des démarcations plus manifestes. La nécessaire proximité de la frontière belge, pour des lillois désireux de profiter de son attractivité touristique et commerciale, oscille entre quelques dizaines de mètres au-delà de la frontière pour des commerces à la législation avantageuse concentrés dans quelques rues (cafés, tea rooms, brasseries, boutiques de chocolat et pralines, etc.), à trente kilomètres pour de discrètes discothèques, éparpillées dans la campagne flamande, qui proposent des services de prostituées ou de l’échangisme.
142D’après Reitel, l’aire de migration des frontaliers, liée à des différences de coûts salariaux, s’étend jusqu’à 30 km de Bâle alors que l’aire d’implantation des établissements à capitaux suisses atteint une distance d’environ 70 km. Toutefois, “l’exploitation des différentiels n’est vraiment possible que lorsqu’il existe une proximité géographique”. Connaissance, perception et évaluation du système voisin demande une fréquentation permanente pour ainsi bénéficier ou profiter des nouvelles opportunités qu’un changement législatif, par exemple, peut ouvrir :
143« Seule une véritable proximité permet de franchir fréquemment la frontière pour percevoir les changements, même si l’information utilise d’autres canaux. Les effets de la distance se font vite sentir : les relations transfrontalières s’estompent progressivement (gradients) ou brutalement (seuils) ».
144À l’intérieur du territoire transfrontalier se substitue une logique régionale à la réalité nationale devenue moins prégnante. La spécificité des zones transfrontalières peut se refléter dans les noms. Les Trois-Frontières (Dreilandereck) identifient, selon Reitel, un groupe de communes, autour de l’Euroairport, marquées par la présence de ces frontières (huit en France), et ce, dans les trois États. Néanmoins, cette zone se révèle un peu floue et donc variable, s’étendant parfois jusqu’aux portes de Mulhouse, voire englobant occasionnellement l’Alsace du Sud.
145Un seul monde : des frontières dépassées ? Les États sont conduits à tolérer et à organiser la liberté des échanges de biens et d’information. De multiples flux les transgressent qu’ils ne peuvent maîtriser. L’Union Européenne est particulièrement représentative de ce processus avec un double mouvement de relativisation de l’État et de défonctionnalisation des frontières. C’est pourquoi l’Alsace, région de marge pour la France, se retrouve maintenant au cœur d’un espace transfrontalier, Strasbourg, ville en périphérie de l’espace hexagonal, devenant une capitale européenne. Que reste-t-il de la frontière lorsque les barrières douanières et politiques tombent ? Il en subsiste, répond Crozat, “l’expression d’une différence, en général héritée et imposée mais [souvent] assumée et cultivée”. Ailleurs dans le monde, malgré le mécanisme de globalisation économique, financière et informationnelle, les frontières étatiques subsistent avec plus ou moins de force. Les frontières restent donc, dans l’organisation de l’espace, des limites significatives. Ainsi la présence de trois ports dans la ville de Bâle, distincts chacun de moins d’un kilomètre dans la partie nord de l’agglomération, prouve-t-elle la prégnance des divisions étatiques et l’absence d’organisation et d’aménagement général que cette dernière engendre pour la ville internationale. Selon Reitel, Bâle est un “objet géographique singulier” : le continuum du tissu bâti y est entrecoupé par de nombreuses césures territoriales. Les frontières d’État notamment y imposent des limites linéaires intra-urbaines nettes attestant de logiques de production de l’espace urbain particulières aux trois États. Il en est ainsi de part et d’autre de la Wiese, entre l’Allemagne et la Suisse, où deux portions non construites perdurent au long de cette délimitation. Un parc vert transfrontalier permet aujourd’hui de réunir les deux parties, même si, d’après l’auteur, la “discontinuité paysagère” demeure. La coupure souveraine que constitue une frontière d’État a laissé dans la ville de nombreuses marques : espaces délaissés contigus à la frontière, occupation du sol et densités d’occupation différentes de chaque côté, activités dévalorisantes installées à proximité des démarcations. Certaines frontières étatiques ou non, quelles soient externes ou internes, s’effacent, d’autres perdurent ou se revivifient. Qu’en est-il de leurs transformations, de leur genèse, de leur maturité, de leur déclin ou encore parfois de leur sénescence ? Une frontière peut-elle mourir ? Crozat avertit de l’immuabilité de la frontière franco-belge à Lille : d’abord frontière linéaire puis région frontalière, elle n’est plus aujourd’hui qu’une “abstraction” de frontière, mais “seule compte l’idée qu’elle existe”. Combien de temps cette représentation se maintiendra-t-elle ? Pour quels effets ? Les frontières, comme tout objet spatial, possèdent une dynamique ; leur évolution est permanente, même si complexe, lente ou peu visible. La frontière est un organisme vivant (Renard, 2002) pour laquelle on peut distinguer des évolutions historiquement et idéologiquement datées et des dynamiques. Dans une période où les espaces, particulièrement ceux d’ordre géo-économique, se recomposent, les réseaux changent, les territoires s’inventent ou se réinventent, les stratégies d’acteurs se modifient, dans quels lieux, à quelles échelles et avec quelles temporalités, des frontières s’effacent-elles, se renforcent-elles, (ré)apparaissent-elles ? En conséquence, qu’en est-il des discontinuités produites ou non, de leurs transformations et avec quelle intensité ? Évidemment, les quatre textes de la session ne permettent pas de répondre à toutes les interrogations.
146La frontière est une construction historique, inscrite donc dans un processus de territorialisation40. Elle se distingue d’autres limites par sa nature politique, peut-être plus encore par l’exercice d’un pouvoir dont l’un des buts, et même l’un des besoins, est leur légitimation, affermissant par conséquent la sienne en tension avec ceux qui l’entourent, et inscrivant dans l’espace intérieur circonscrit une structure physique, sociale, juridique et institutionnelle. La frontière est donc bien une démarcation structurante (Renard, 2002) en ce qu’elle matérialise pleinement, lorsqu’elle est stabilisée, une “rupture avec un autre système territorial” (Reitel). Bien entendu, dans l’espace géographique, diverses sont les frontières, distincts sont donc leur importance, leur rôle et leurs effets de structuration.
147Au terme de cette présentation, il semble tautologique - car les quatre auteurs ici réunis l’ont bien illustré et la conclusion découle de soi d’affirmer : la frontière est limite, la limite n’est pas forcément frontière. Ne pas les confondre est essentiel. Aussi Renard (2002) suggère-t-il de différencier strictement les notions ici dépeintes. La limite, pour Renard, “circonscrit deux ensembles spatiaux dont elle souligne les différences”, la discontinuité “engendre des processus d’organisation de l’espace”, et enfin la frontière “exprime ou révèle des conflits de pouvoirs et de contrôles territoriaux”. La frontière est en conséquence une démarcation structurante, comme dit plus haut, qui inclut la discontinuité, cette dernière impliquant la limite, celle-ci n’étant pas forcément structurante et pouvant aussi se transformer en discontinuité.
148En Europe, il semble évident que pouvoirs, acteurs, structures et physionomies territoriales se remanient, se transforment et se complexifient. De nouvelles frontières s’inventent, pas seulement dans les formes et la longueur des frontières d’États, mais plus encore dans leurs qualités et leurs fonctionnements. Certes la frontière est une “figure de la discontinuité” : “mise à distance” et contrôle politique, sous des formes diverses, sont deux propriétés majeures d’où découlent les effets structurants plus ou moins évoqués ci-dessus. Toutefois d’autres attributs ou fonctions particularisent les frontières, notamment des espaces urbains : fonction politique, une parmi d’autres ; interface et atout de développement ; “performative” et pratiques de construction des individus pour Crozat ; différentiels qui modèlent l’espace au-delà et en-dedans, Reitel y insiste ; “réseau(tisation)”, hybridation, technicité et risques selon Arbaret-Schulz ; structures politiques régionales ou communales en affirmation ; pratiques individuelles nouvelles et consuméristes ; matérialité et contiguïté spatiales secondaires. Malgré l’approfondissement conceptuel tenté par Renard, nous avons le sentiment que la définition classique, axée sur l’idée de séparation entre deux États, est insuffisante, peut-être même restrictive, voire inadéquate dans certains cas. Peut-il exister une définition de la frontière qui engloberait la combinaison des caractéristiques signalées ci-dessus, affectant l’espace, les acteurs et les pratiques ? Assurément des frontières sont abrogées (ou en partie effacées), négociées ou renégociées, transgressées, mais elles s’avèrent indispensables au fonctionnement des sociétés et l’on doit donc les penser. Exercice difficile car il n’y a ni histoire “objective”, ni géographie “naturelle” qui permettraient de répondre de manière satisfaisante à la fois sur le sens de la frontière et sur ce qu’elle délimite. Nous retrouverons le questionnement autour de la frontière dans la partie suivante.
D - L’ESPACE DES SOCIÉTÉS : AU-DELÀ DU DUALISME CONTINU-DISCONTINU ? (QUATRIÈME PARTIE)
149À propos de :
150Michel Lussault : L’harmonie des contraires : pour relativiser le dualisme continu /discontinu ;
151Jean-Charles Filleron, Philippe Waniez : Comment passer du stationnel au continu puis du continu au discontinu ou quelques réflexions sur la “petite dialectique” du naturaliste ;
152Catherine Selimanovski : L’inscription spatiale de la pauvreté : entre rupture et continuité ;
153Christiane Arbaret-Schulz : La question du continu et du discontinu à l’épreuve de la dimension technique des sociétés ;
154Denis Retaillé : Le continuum nomade sédentaire et l’espace mobile.
155Nombreux ont été les intervenants qui ont insisté sur le point de ne pas considérer le couple continu-discontinu sous l’angle de l’antagonisme entre les deux termes. On l’a vu, lorsqu’il y a antagonisme, il existe surtout entre des “lectures” du monde bien différentes (est-il pré-découpé ou non ?). L’observation des phénomènes qui s’inscrivent dans l’espace géographique montre une réalité beaucoup plus ambivalente, continu et discontinu cheminant en quelque sorte de conserve. Rappelons les termes employés par Roger Brunet commentant les fondements de la théorie des discontinuités :
« [.] On observe que, finalement, continuité et discontinuité sont en rapports dialectiques. C’est la continuité qui crée la discontinuité. Le seuil est atteint par préparation lente, par additions successives. La discontinuité suppose, en définitive, la continuité. Et, dans certains cas, elle ne se produit pas s’il n’y a pas continuité. [.] Et la discontinuité réintroduit la continuité ».
156La volonté de dépasser l’opposition continu-discontinu correspond en fait à trois réactions, que l’on peut ramener à deux. La première attitude consiste à considérer que la “grille de lecture” imposée par le couple continu-discontinu peut constituer une fausse piste, comme le suggère Michel Lussault. La deuxième débouche sur une position conciliatrice relativisant l’antagonisme et montrant que, selon le point de vue que l’on adopte, un phénomène peut apparaître comme continu ou discontinu (par exemple à propos du continuum botanique à facettes développé par Michel Godron et Julien Andrieu ou le cas des transports évoqué par Philippe Mathis) ; elle est proche de la troisième. Celle-ci appréhende le couple continu-discontinu sous l’angle des rapports dialectiques qu’ils entretiennent ; c’est à cette position que se rattache le texte de Christiane Arbaret-Schulz ou celui de Jean-Charles Filleron et Philippe Waniez.
157En compagnie de Michel Lussault et de Christiane Arbaret-Schulz, disons qu’avec l’artefact est née la dualité. Le couple continu/discontinu est l’une de ses dyades longtemps organisatrices premières de la pensée. Certes triviale, l’énonciation indique que, comme l’affirme Michel Lussault :
« Continu et discontinu forment un couple oppositionnel dont l’existence et la portée renvoient à un principe général organisateur de la pensée moderne, pensée moderne qui s’est structurée à partir de la Renaissance en reprenant des éléments de la pensée grecque ».
158Jean-Charles Filleron complète :
« Continuité et discontinuité participent comme tant d’autres duettistes célèbres (inerte et vivant, homogène et hétérogène, unité et diversité, froid et chaud, plat et pentu, bas et haut, etc.) à un mouvement dialectique ».
159Et Denis Retaillé surenchérit :
« Nomade/sédentaire : l’opposition structure le discours géographique au long d’une discontinuité majeure qui sépare également l’océan et le continent, la ville et la campagne (par le citadin et le paysan), le marchand et le producteur. le mouvement et l’ancrage41. Une anthropologie implicite assure les bases d’une ethnographie très descriptive et d’une géographie maniaque du découpage et de la limite s’appuyant l’une l’autre pour finalement produire du territoire et de l’identité ».
160La prégnance de cette “dogmatique cognitive”, entendue comme les paires d’opposition structurantes de la pensée occidentale, amène à une manière univoque de poser questions et problèmes. Toutes les figures qui matérialisent la dualité en sont affectées, en tant que concepts, en tant qu’objets géographiques, en tant que faits sociaux. D’ailleurs, l’interrogation sur le dualisme continu et discontinu s’avère le thème le plus fécond du présent ouvrage (par-delà les textes réunis dans cette quatrième partie) ? Serions-nous aujourd’hui à l’étroit dans le carcan manichéen ? Christiane Arbaret-Schulz le suggère, signalant incontinent la difficulté à le briser : “…et pourtant, elle peine à le faire sauter”. Filleron démontre la nécessité des allers et retours entre les deux pôles de la dialectique, jusqu’à détecter l’arrangement convenant le mieux. Plusieurs textes fixent clairement l’idée que s’établir sur l’un des pôles n’indique pas forcément une conception philosophique d’un rapport au monde. Le plus souvent, dans les trajets qui mènent d’un extrême à un autre, le point de départ peut se situer à un bout ou à l’autre, peu importe aurait-on envie d’écrire, ce qui compte, c’est le point d’arrêt dans le parcours. Qu’en est-il de fixer l’arrêt au bon endroit, au long du trajet entre les deux extrémités ? Assez souvent, la première impression est celle d’un certain arbitraire de la décision. Nous-mêmes avons expérimenté la multiplicité des limites établies par moult chercheurs - chacun des choix ayant du reste sa justification - dans la tentative de borner le passage du climat tempéré au climat méditerranéen. Se pose ainsi le problème de la formalisation logicomathématique : permet-elle, plus que d’autres approches, de préciser les notions ? On en a parlé à travers les textes de Grasland, Godron et autres.
161De la transposition spatiale d’une morphologie sociale, comme dans le texte d’Odette Louiset (première partie), il est aussi question dans celui de Catherine Selimanovski, “L’inscription spatiale de la pauvreté”. Pour citer l’introduction de cet article :
« L’étude de l’inscription spatiale de la pauvreté s’insère dans le champ de la géographie et repose sur le postulat de la consubstantialité du social et du spatial ».
162Le contexte dans lequel s’inscrit l’étude présentée par Catherine Selimanovski est toutefois fort différent de celui de la société indienne évoquée par Odette Louiset, puisque la limite de la pauvreté apparaît comme une rupture au sein du continuum constitué par l’ensemble des situations sociales individuelles. À la difficulté de fixer commodément la frontière de la pauvreté répond la variété des formes d’inscription de la pauvreté dans l’espace géographique telles qu’elles peuvent être identifiées dans un département français, le Bas-Rhin.
163Si la délimitation sociale de la pauvreté met en eu la notion de seuil, Catherine Selimanovski souligne combien il est illusoire d’identifier la frontière à la définition statistique d’un “seuil de pauvreté”. La limite a un caractère composite dont l’auteur nous livre une clé :
« … La position sociale des personnes par la pauvreté est fixée de manière absolue par l’édifice des lois qui fondent la politique sociale en France, lequel a construit le statut que la société reconnaît aux personnes assistées et induit les regards que la société porte sur elles. Dans cette configuration, la limite de la pauvreté est dure, tranchée, discrète, c’est une ligne de partage, une ligne de séparation dont le passage est très disqualifiant. Quant à la situation des personnes touchées par la pauvreté, elle se définit par leur positionnement relatif par rapport à l’univers du travail. Dans cette deuxième configuration, la limite de la pauvreté est floue. Elle a perdu ses caractéristiques de ligne tranchante, elle s’apparente plutôt à un front mouvant où s’apprivoise et s’aménage l’inconnu ».
164Catherine Selimanovski montre ensuite qu’il n’y a pas de forme unique dans l’inscription spatiale de la pauvreté. Dans le département du Bas-Rhin, elle prend au moins trois formes. La première correspond au “phénomène de concentration de la pauvreté dans des espaces rétractés”, observable dans les agglomérations urbaines (essentiellement Strasbourg ici), espaces dont un ensemble de processus (processus de concentration, processus de délimitation dans le cadre des politiques urbaines, processus de disqualification) font que leurs limites se renforcent. Ces espaces rétractés se constituent ainsi en archipel dans l’espace géographique. La deuxième forme est à l’inverse diffuse, constituée par les situations individuelles de pauvreté présentes en particulier dans l’espace péri-urbain. Enfin, il faut prendre en compte ce qui correspond sans doute à un deuxième seuil de pauvreté : lorsqu’ayant perdu leur domicile, les personnes sont réduites à l’errance et à la localisation dans les interstices qui rompent la continuité du tissu urbain.
165Somme toute, et pour renverser un peu la proposition de départ des deux auteurs, le rapport à l’espace d’une société et des groupes qui la constituent et, partant, les formes spatiales que prennent les phénomènes sociaux informent sur la morphologie sociale.
166Les écrits de Catherine Selimanovski, en faisant cette fois un parallèle avec le texte de Dominique Crozat (troisième partie), invitent à débattre d’un type de frontière non matérialisée42 (ou qui ne l’est plus ou qui malgré une matérialisation encore concrète n’en présente plus les fonctions), n’ayant rien de visible a priori, frontière pour les individus mais aussi pour la société, “frontière sociale” qui s’affirme dans les concentrations urbaines, concernant individus, groupes d’individus et groupes sociaux. Il s’agit des inscriptions spatiales qu’occasionnent les formes de ségrégation sociales, la pauvreté pour Sélimanovski, et les identités territorialisées, les loisirs et la consommation pour Crozat. Elles se manifestent par des territoires ségrégués ou fragmentés (mais ne faudrait-il pas les considérer également comme des formes de ségrégation ?), ici par la pauvreté, le repli collectif s’exprimant dans un entassement de bidonvilles ou dans la concentration d’immeubles enlaidis et dégradés, là par le tourisme et le commerce parce que le plaisir et la fête s’organisent autour d’une concentration de boutiques et commerces à l’image de “l’autoroute de la nuit”. L’“hétéronomie sociale” et les pratiques identitaires individuelles impliquent des frontières, internes à la société. L’un, d’un côté du dénuement et du repli, est une sorte de négatif de l’autre, du côté de l’hédonisme et de la consommation ; l’un questionne la problématique du continu et du discontinu par la définition et la délimitation de la pauvreté, l’autre interroge la construction des identités des individus autour de la frontière lilloise. Bien que les deux textes ne se placent pas sur le même plan, ils se rejoignent sur cet aspect des inscriptions spatiales et des pratiques. Dans les deux exemples, la frontière sociale, exprimée sur le plan sociétal et sur celui de l’espace vécu, expose des manifestations semblables à celles qu’engendre la frontière spatiale : interrogations sur la mise à distance, localisations et temporalités évolutives, frontière parfois rigide mais aussi plastique ou floue, intrication des niveaux de discontinuité et de continuité, le dehors et le dedans, l’effacement ou la barrière hermétique,.
167Les limites spatiales et les limites perçues et vécues de ces individus ou groupes sont-elles pour autant réellement des frontières ? Sans doute, aujourd’hui, sont-elles aussi tangibles, sinon plus, que bien des frontières politiques : construites “dans les têtes”, elles le sont aussi dans les corps, signifiantes d’une modernité, libératrice pour certains, inégalitaire pour d’autres, individualiste et collective à la fois dans des lieux et des temps accélérés mais toujours mouvants. Il nous semble que les auteurs veulent nous avertir de ceci : il y a une complexité croissante des frontières, d’où la difficulté à en parler (comme d’autres objets géographiques actuels) ; complexité révélatrice à la fois de l’imbrication et des multiples ajustements des territoires et des groupes sociaux. On retrouve ceci dans les deux derniers textes.
168Christiane Arbaret-Schulz postule que “la pensée de la limite cherche à s’élargir” et ainsi, afin de surmonter la difficulté à atteindre “un au-delà du dualisme continu-discontinu”, examine deux exemples fort différents correspondant à la dimension technique des sociétés. L’un concerne les rapports entretenus par les réseaux et les frontières et débouche sur la notion de “frontière réticulaire”. Le second envisage la coupure monde humain-monde physique à travers l’exemple des réseaux d’éclairage public. Le fait technique permet à l’homme de s’extirper du monde non-humain : les éléments techniques comme l’éclairage public sont “ces processus constructeurs de discontinuités” qui, explique-t-elle, font que les deux univers “en viennent progressivement à se différencier, à devenir étrangers l’un à l’autre”. Une fracture qui, serait-on tenter de penser, n’a cessé de s’approfondir au fil de l’invention d’artefacts toujours plus nombreux et toujours plus élaborés et s’est encore élargie depuis le xixe avec leur fabuleuse progression. L’homme est un être social qui vit en société et non comme un animal dans “un environnement”. L’approche occidentale, scientifique et technique, logique, de neutralité éthique, définit la nature comme extérieure à ce qui constitue la vie de l’homme. Allons-nous vers une coupure définitive, irréversible ou jusqu’à quel point, jusqu’où l’humain s’extirpera-t-il du non-humain ? Ce qui pose la question de notre relation au milieu, à l’espace et au territoire, interrogation que l’on retrouve dans le dernier texte, celui de Denis Retaillé. Ce qui explique pour partie que certains cherchent à réduire cette cassure ou à reconstruire, en termes nouveaux, un lien entre la société et l’espace, le territoire. Pour autant, aujourd’hui, cette ce n’est pas sûr. En effet, si la technique a permis l’irruption du discret et son amplification, elle permet également, affirme Christiane Arbaret-Schulz, de rétablir des liens d’une continuité artificielle entre monde humain et monde physique.
169Le dépassement du dualisme continu/discontinu se pose y compris pour les frontières. Nous le soulignions en conclusion de la présentation de la troisième partie. L’espace des villes, notamment lorsqu’elles sont transfrontalières comme Bâle, semble ainsi le lieu privilégié à la fois de nouvelles manières d’inscription spatiale et de nouvelles propriétés des frontières. C’est ici que les frontières s’inventent et mutent, devenant zones et espaces transfrontaliers qui s’organisent et se structurent, se complexifient et se différencient du reste du territoire. Christiane Arbaret-Schulz43 dénomme “frontières réticulaires”44 des formes frontalières assez spécifiques qui ne sont plus les habituelles frontières linéaires. Il s’agit de frontières localisées sur les principaux nœuds des grands réseaux de transport et de communication : aéroports et ports, gares routières et ferroviaires, plates-formes logistiques, portails informatiques :
« En définitive elles se localisent là où se concentrent aussi tous ces “terminaux” : dans les principales concentrations urbaines. Ainsi les frontières se réseautisent tandis que les réseaux se métropolisent ».
170Ces nouvelles formes de frontières correspondent donc à des points de contrôle, lieux de discontinuités physiques, techniques et politiques qui “s’empilant” et se confortant “au cœur de la continuité du réseau” y génèrent à la fois accessibilité maximale et risques culminants. Pour cette dernière raison, ces lieux où “se greffent” (terme choisi par Arbaret-Schulz) les frontières sont des emplacements de haute sécurité, les États et les gestionnaires des réseaux y installant mesures de sécurité et de contrôles, touffues et compliquées, en ce qui concerne personnes, marchandises, flux, informations et appareillages techniques. En ces points d’interface45, la frontière étatique se projette au-delà, n’abolissant pas forcément les distances mais plutôt les “gérant” en fonction de besoins variables et évolutifs, comme si plusieurs échelles s’y télescopaient. Les frontières réticulaires, dans lesquels réseau et frontière, continu et discontinu, tout en étant renforcés, “s’indistinguent” et sont indissociables, sont donc des objets hybrides complexes.
171Comment la frontière étatique “réseautisée” évolue-t-elle ? Renforcer le contrôle et la protection des flux incessants en ces nœuds (puisqu’en dehors et en-dedans frontaliers s’y associent et s’y mélangent) suppose que l’État concède certaines de ses prérogatives ou, du moins, y associe les gestionnaires. D’autant que les entités territoriales liées aux zones frontalières et/ou transfrontalières peuvent appliquer aujourd’hui de véritables politiques, l’État, pour des raisons diverses (décentralisation, manque de moyens, réorganisation régionale ou mondiale des formes de gouvernance.) abandonnant ou modulant ses interventions. La frontière étatique en voie d’obsolescence en Europe perd aussi de sa pertinence dans sa version “réseautisée”.
172Le texte de Denis Retaillé est ici placé en dernier, position qu’il n’occupait pas lors du colloque. Pourquoi ce changement ? D’après Retaillé, la géographie ou une partie de la géographie, à moins que ce ne soit une certaine géographie, celle trop sédentaire pour bouger ou changer, nous ne saurions dire avec exactitude, a ignoré depuis longtemps l’imbrication et les ajustements des groupes sociaux et des territoires alors que le monde évolue. Plus, l’espace doit se penser différemment : mettre fin “au fantasme de la limite”, faire cesser la “conception dominante de la discontinuité [qui] l’emporte encore, même si elle n’est qu’artifice de représentation”, et, “s’il n’est pas possible d’arrêter des catégories pour mesurer leurs caractères par l’utilisation d’une dimension (l’espace) comme support d’indices et de limites qui définissent, il faut prendre notre objet premier (l’espace toujours) autrement”. Par exemple, la zone sahélienne, d’après Retaillé, n’existe pas en tant que telle : délimitation pluviométrique ou confrontation nomades/ sédentaires, pour la définir, ne sont que deux façons stéréotypées de faire- ce n’est pas nouveau, Retaillé l’a souvent répété -, que la géographie scolaire, et même universitaire, maintiennent. Penser le Sahel comme une aire pluviométrique ou comme une confrontation nomades-sédentaires est beaucoup trop simpliste. C’est notre tradition de la nomenclature géographique qui amène à cette tentation de soumettre ces espaces à un dénominateur commun réducteur sans véritable portée opérationnelle. Les découpages géographiques prévalent ainsi sur le reste et délimitent un contenant qui en fige le contenu. Retaillé ne remet pas seulement en cause la discontinuité majeure de la géographie “unité molle”46 : celle qui sépare la géographie humaine de la géographie physique, mais aussi une “géographie classique” totalement dépassée aujourd’hui, incapable de penser le monde. Les frontières disciplinaires héritées du xixe siècle entre sciences de la nature et sciences de la société se révèlent inopérantes et ont conduit la géographie à une faiblesse épistémologique évidente. Différemment dit : sortir la géographie enfin, totalement et définitivement, de ses vieilles habitudes descriptives et classificatrices fondées trop souvent (surtout ?, avant tout ?) sur quelques éléments physiques ou naturels, comme si tout groupe ou toute société n’était que l’émanation d’un milieu naturel ! Comme le dit Lévy : “La guerre est finie” ; il faut donc sortir de “l’intégration organiciste” pour laisser la place à l’“intégration sociétale” où “la nature () devient, plus nettement qu’avant, une composante de l’action humaine”. Aussi, tout au long de son texte, Retaillé examine-t-il les relations entre la société (les sociétés sahéliennes) et quelques concepts importants : espace, milieu, territoire, lieu. La géographie, si elle est science des lieux comme l’ont dit certains, est avant tout science des lieux des hommes, ce qui modifie complètement le regard sur l’espace qui est alors une composante de la complexité du social. Ainsi la dimension spatiale qui rend le mieux compte des sociétés nomades n’est pas le territoire, qui pourtant peut sembler être à l’intersection de l’espace et de la société, mais une combinaison de sites et d’itinéraires car, pour les nomades, le territoire est à la fois un ensemble spatial collectif et affectif.
173En définitive, cette réflexion débouche sur une déconstruction de la discipline géographique. Repenser la géographie certainement ! Et aussi repenser le monde !
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Entrée “continuité” dans le Dictionnaire de la Géographie et de l’espace des sociétés (Lévy et Lussault (dir.), 2003).
2 P.-G. de Gennes (1976, 1985).
3 J.-M. Lévy-Leblond (1979) ; B. d’Espagnat, E. Klein (1993).
4 J. Lambert, M. Villain (1985).
5 Y. Bouligand (1985).
6 I. Prigogine (1980) ; I. Prigogine, I. Stengers (1986).
7 R. Thom (1981).
8 H. Atlan (1979).
9 Groupe de Physiologie et Pathologie végétales, Université de Nantes. Texte (non publié) écrit à l’occasion de la journée scientifique organisée par l’Université Paris 7 en hommage à Michel Lecompte le 8 février 2002.
10 Bernard Dumas, Pierre Guérémy, René Lhénaff, Alain Marre, Jeanine Raffy.
11 La lettre du GIS, “Draix, étude de l’érosion en montagne”, n° 2, décembre 2001.
12 Travaux publiés en 1966 dans les Compte-rendus de l’Académie des Sciences.
13 Histoire de l’apparition et de l’évolution des taxons, ainsi que s de l’enchaînement des lignées-phylums - qu’ils constituent en dérivant les uns des autres (Da Lage et Métailié dir., 2000).
14 A. Raynal-Roques (1994), Hallé (2004).
15 Analyse des rapports climat-végétation par une méthode d’échantillonnage continu, voir bibliographie.
16 Texte (non publié) écrit à l’occasion de la journée scientifique organisée par l’Université Paris 7 en hommage à Michel Lecompte le 8 février 2002.
17 Recherche coopérative sur programme.
18 P. Acot (1988) ; J.-M. Drouin (1993) ; J.-P. Deléage (1991) ; P. Matagne (1999, 2002).
19 Publiées en 1807. Elles constituent l’introduction de l’Essai sur la Géographie des Plantes, réédité sous la direction de Charles Mainguet, Amos Segala et Jean-Paul Duviols par les Éditions européennes Erasme (1990).
20 M. Lecompte et F. Alexandre (1996) ; F. Alexandre (2003) : “L’étagement de la végétation en montagne : un modèle à revisiter”, L’Information géographique, 67-1, 45-59.
21 La définition que l’on peut, dès lors, donner de ce mot est la suivante : ensemble des végétaux réunis en un lieu ou une région donnée. On peut en établir la description sous deux angles : l’angle d’attaque physionomique (structure horizontale et verticale de la végétation, identification des espèces ou des formes de croissance dominantes) ; l’angle d’attaque floristique (liste exhaustive des espèces qui composent la végétation donnée ; on peut s’appuyer sur la seule présence ou absence des espèces ; on peut aussi chiffrer l’abondance de chacune d’entre elles).
22 Ils souhaitaient faire reposer leur classification sur des arguments floristiques indiscutables (recherche des espèces caractéristiques des communautés végétales).
23 Il reprend là le concept fondé par Humboldt et défini en 1838 par Grisebach pour désigner des ensembles végétaux “caractérisés par leur physionomie d’ensemble et leur structure” (Da Lage et Métailié (dir.), 2000). Dans l’esprit de Clements, les formations sont avant tout définies par les espèces ou essences qui les dominent visuellement et jouent un rôle-clé dans la dynamique de la végétation.
24 P. H. Armstrong, G. J. Martin (1998). D’une foi réputée intransigeante, qui imprègne ses écrits, Clements conserve l’idée d’une Nature, création de Dieu et pervertie par l’Homme.
25 P. Arnould (1993) ; F. Alexandre, A. Génin (2005).
26 R. Braque (1988). Biogéographie des Continents, Paris, Masson, 470 p.
27 Du nom de la Station internationale de Géobotanique Méditerranéenne et Alpine (SIGMA) formée autour des écoles de botanique de Zurich et Montpellier. Pour retrouver les fondements de la phytosociologie sigmatiste, voir J. Braun-Blanquet (1928) ; M. Guinochet (1973). Phytosociologie, Paris, Masson, 227 p.
28 Un bel exemple en est donné par les principes de cartographie des biotopes adoptés à l’échelle de l’Union européenne dans le cadre du programme CORINE
29 R. H. Whittaker (1967).
30 F. Alexandre, A. Génin, M. Lecompte (1998).
31 F. Alexandre, M. Cohen, A. Génin, M. Lecompte (2002).
32 Lecompte M. et Alexandre F. (1996), Alexandre (2003).
33 Ph. et G. Pinchemel (1997).
34 Di Méo G. et Veyret Y., 2002, “Problématiques, enjeux théoriques et épistémologiques pour la géographie”, in Collectif, Limites et discontinuités en géographie, Sedes/VUEF, p. 18.
35 François l.-C., 2002, “Ressemblances et proximités : un point de vue sur le contexte théorique de la notion de discontinuité géographique”, Cybergéo, n° 214.
36 “Après le Programme Environnement (1990-1994) et le Programme Interdisciplinaire de Recherche Environnement, Vie et Sociétés (1994-1998), le Programme Environnement, Vie et Sociétés (PEVS) (1998-2002) s’inscrit lui aussi dans cette tradition qui est de promouvoir au sein du CNRS une recherche transversale et multidisciplinaire sur les questions d’environnement” (http://www.cnrs.fr).
37 Y. Lacoste, 1995, “Les enjeux de la géographie”, in Morlin E. (dir.), Penser la Terre. Stratèges et citoyens : le réveil des géographes, Éditions Autrement, série Mutations, Paris, n0152, 11-25.
38 Voir notamment M. Foucher (1991), Fronts et frontières, Paris, Le Seuil.
39 Repérables à leurs postes de douane, leurs bornes, leurs barrières et leurs barbelés, parfois leurs couloirs démilitarisés et inhabités ou d’autres symboles encore, elles sont cependant diverses. Peuplées ou vides selon les cas, anciennes zones de tension pour certaines, toujours théâtre de conflits pour d’autres, beaucoup sont des aires d’échange et de développement. Des divisions intérieures, en plus des frontières internationales, peuvent avoir même rôle, notamment dans les États à structure fédérale. Dans le même temps, en raison de la croissance des échanges mondiaux (commerce, information.), les frontières sont de plus en plus perméables à la circulation de biens matériels et immatériels. En revanche, la plupart du temps, les États tentent de contrôler, plus ou moins strictement, les flux de personnes.
40 Le modèle État-Nation a transcendé tous les autres et l’imaginaire de la nation et du territoire a fait commettre bien des crimes et des guerres.
41 Jean Gottmann, La politique des États et leur géographie, Armand Colin, 1952.
42 On constate que, de manière plus générale, dans l’imaginaire, le mot “frontière” possède aussi les connotations qui ont été dépeintes dans le cours du texte. Par extension, la frontière est la limite entre deux entités plus ou moins abstraites, démarcation souvent invisible mais, par exemple, suffisamment ancrée en chacun pour nous éviter de franchir la séparation avec le Mal, arrimés que nous sommes, inflexiblement, du côté du Bien.
43 En 4e partie de cet ouvrage.
44 Elle les qualifie d’“artefact contemporain emblématique d’un au-delà de la dualité continu-discontinu” puisque composé de deux termes antinomiques : le réseau “figure de la continuité” et la frontière “figure de la discontinuité”.
45 L’appellation peut paraître contradictoire, elle nous semble appropriée, symbolisant les mutations fortes de l’objet frontière où, plus que jamais, le continu et le discontinu s’y combinent et s’y “co-développent”.
46 Lévy J., 1999.
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume I
Action concertée incitative Ville. Ministère de la Recherche
Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
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