Entre familiarité et solennité : le banquet des monarques au prisme de l’idéologie civique
p. 53-70
Texte intégral
1Dans la réflexion politique grecque de l’époque classique, la royauté incarne un mode de gouvernement problématique. Même les penseurs les plus favorables aux idées monarchistes ne peuvent jamais totalement s’abstraire de l’horizon poliade qui continue de structurer leurs écrits à l’arrière-plan, à leur corps défendant. Pour prendre la mesure de cette empreinte civique, le discours À Nicoclès d’Isocrate, composé vers 370 av. J.-C., fournit une belle entrée en matière. Dans ce « miroir au prince » avant la lettre, l’orateur athénien prodigue ses conseils à un roi hellénisé, Nicoclès de Chypre, en lui indiquant le comportement et les mœurs (epitèdeumata) qu’il est censé adopter. Selon le rhéteur, tout est affaire d’équilibre en la matière :
᾿Αστεῖος εἶναι πειρῶ καὶ σεμνός· τὸ μὲν γὰρ τῇ τυραννίδι πρέπει, τὸ δὲ πρὸς τὰς συνουσίας ἁρμόττει. Χαλεπώτατον δὲ τοῦτο πάντων ἐστὶν τῶν προσταγμάτων· εὑρήσεις γὰρ ὡς ἐπὶ τὸ πολὺ τοὺς μὲν σεμνυνομένους ψυχροὺς ὄντας, τοὺς δὲ βουλομένους ἀστείους εἶναι ταπεινοὺς ϕαινομένους. Δεῖ δὲ χρῆσθαι μὲν ἀμϕοτέραις ταῖς ἰδέαις ταύταις, τὴν δὲ συμϕορὰν τὴν ἑκατέρᾳ προσοῦσαν διαϕεύγειν.
Efforce-toi d’être sociable et en même temps solennel ; la seconde de ces qualités convient au pouvoir absolu, l’autre s’adapte bien à la vie en commun ; cette recommandation est de toute la plus difficile à suivre ; tu trouveras presque toujours de la froideur chez les gens qui en imposent et, chez ceux qui veulent être sociables, de la platitude. Il faut utiliser ces deux qualités mais éviter l’inconvénient qui s’attache à chacune d’elles.1
2L’écrivain athénien définit en l’occurrence deux pôles opposés : d’une part, la froideur et la solennité (semnotès), qui sont placées du côté de la souveraineté absolue – le terme turannis n’ayant pas, dans ce contexte, une valeur péjorative ; d’autre part, l’affabilité (asteiotès), qui apparaît comme une qualité, sinon démocratique, du moins civique et communautaire2. Entre ces deux extrêmes, Nicoclès est invité à suivre une voie moyenne, conjuguant à la fois horizontalité et verticalité, proximité et distance, familiarité et majesté. Ainsi Isocrate esquisse-t-il une véritable anthropologie du pouvoir et des manières d’être monarque.
3Ce passage isolé n’a évidemment aucune valeur probante, mais il dessine, me semble-t-il, les contours d’un problème qui habite la réflexion politique et historiographique grecque sur le long terme, depuis les Histoires d’Hérodote jusqu’aux traités pythagoriciens sur la royauté, composés à la fin de l’époque hellénistique3. De quelle manière le monarque doit-il combiner solennité et familiarité, σεμνότης et ἀστειότης ? Trop de solennité, et c’est le lien avec la foule qui se distend, voire se rompt ; trop de proximité, et c’est le dédain qui s’installe avec, à l’horizon, la perte du pouvoir. Car une excessive familiarité engendre immanquablement des révoltes de palais, comme le souligne Aristote dans la Politique : « Dion se révolta contre Denys le Jeune par mépris [διὰ τὸ καταϕρονεῖν], en voyant les citoyens avoir la même opinion que lui et le roi toujours ivre [καὶ αὐτὸν ἀεὶ μεθύοντα]4. »
4De l’ivresse au banquet, il n’y a qu’un pas qu’il faut désormais franchir. Car c’est au cours des banquets royaux que, chez les auteurs anciens, la tension entre solennité et familiarité se révèle dans toute son acuité. Pour le monarque, le banquet est en effet un lieu ambigu qui, selon les contextes, met sa dignité en danger ou au contraire renforce son autorité : tantôt le banquet rapproche excessivement le roi de ses commensaux, au risque de mettre à mal sa majesté ; tantôt il permet d’atténuer la distance qui le sépare du commun des mortels, en évitant qu’il ne se coupe totalement de ses proches et, au-delà, du peuple tout entier.
5Reste à montrer comment les auteurs grecs ont mis en intrigue cette tension structurale, en y apportant des solutions narratives différentes5. Plusieurs banquets royaux seront ici passés au crible, sans souci d’exhaustivité, mais dans le but de baliser un champ d’interrogations et de définir une méthode d’analyse. Après avoir confronté les manières de table du pharaon Amasis, chez Hérodote, et du roi perse Cyrus l’Ancien, chez Xénophon, nous tenterons une incursion dans le monde hellénistique, en confrontant les festins donnés par le Romain Paul-Émile en 167 et ceux offerts, l’année suivante, par le souverain séleucide Antiochos IV. Au-delà de toutes leurs différences, ces banquets sont à chaque fois une façon de tenir un discours sur la royauté et nous rappellent combien mœurs et politique ont partie liée dans la réflexion historiographique grecque.
Le pharaon Amasis dans les Histoires d’Hérodote : la familiarité comme mode de gouvernement
6Dans les Histoires, Hérodote s’arrête longuement sur le règne d’Amasis, cet étrange pharaon dont le mode de gouvernement se caractérise par un usage constant de la familiarité, voire de la vulgarité. Ces manières d’être doivent s’interpréter à la lumière des origines d’Amasis, un simple Égyptien venu du peuple (δημότην)6, qui détrône le pharaon en titre, Apriès, en s’appuyant sur la foule. Avant même de prendre le pouvoir, Amasis montre déjà le peu d’estime en laquelle il tient la dignité royale. Face à l’envoyé du pharaon Apriès venu négocier sa reddition, il se soulève de sa selle, pète un bon coup, et propose au messager de ramener sa réponse à son maître (II, 162). Au-delà de sa vulgarité, l’anecdote symbolise la façon dont Amasis non seulement arrive au pouvoir, mais exerce ensuite son autorité, en refusant toute solennité et en développant une grande familiarité avec ses sujets.
7Car une fois devenu roi d’Égypte, Amasis ne change nullement ses manières d’être dont Hérodote rappelle la teneur en ces termes : « On raconte qu’Amasis, déjà quand il était simple particulier, aimait à boire, à plaisanter, et n’était pas du tout un homme sérieux [Λέγεται δὲ ὁ ῎Αμασις, καὶ ὅτε ἦν ἰδιώτης, ὡς ϕιλοπότης ἦν καὶ ϕιλοσκώμμων καὶ οὐδαμῶς κατεσπουδασμένος ἀνήρ]7. » Ce manque radical de solennité devient même une véritable méthode de gouvernement :
Sa méthode dans l’administration des affaires était la suivante : le matin, jusqu’à l’heure où l’agora est pleine, il s’occupait avec zèle [προθύμως] des affaires qu’on lui apportait ; à partir de cette heure, il buvait, taquinait ses compagnons de table, se montrait frivole et badin [τὸ δὲ ἀπὸ τούτου ἔπινέ τε καὶ κατέσκωπτε τοὺς συμπότας καὶ ἦν μάταιός τε καὶ παιγνιήμων]. Offensés de cette conduite, ses amis lui faisaient des remontrances ; ils lui disaient : « Ô roi, tu ne te gouvernes pas comme il faudrait, tu te laisses aller à trop de familiarité ; tu devrais, sur un trône solennel siégeant solennellement [ἐν θρόνῳ σεμνῷ σεμνὸν θωκέοντα], t’occuper tout le jour des affaires ; ainsi les Égyptiens sauraient qu’ils ont pour chef un grand homme, et ta réputation serait meilleure ; ce que tu fais maintenant n’est point digne d’un roi. » Mais lui leur répondit en ces termes : « Ceux qui possèdent un arc, quand ils ont besoin de s’en servir, le bandent, et, après qu’ils s’en sont servis, le détendent. Car, s’il était bandé constamment, il romprait ; et ils ne pourraient plus s’en servir en cas de besoin. Telle est aussi la condition de l’homme : s’il voulait être toujours appliqué au sérieux et ne pas, le moment venu, s’abandonner au divertissement, il deviendrait sans s’en apercevoir ou dément ou abruti [εἰ ἐθέλοι κατεσπουδάσθαι αἰεὶ μηδὲ ἐς παιγνίην τὸ μέρος ἑωυτὸν ἀνιέναι, λάθοι ἂν ἤτοι μανεὶς ἢ ὅ γε ἀπόπληκτος γενόμενος]. Je le sais, et j’attribue à chacune des deux choses une part. » Voilà ce qu’il répondit à ses amis.8
8La séquence met en scène deux conceptions diamétralement opposées de l’autorité : d’un côté, les proches d’Amasis prônent une pratique verticale du pouvoir, au terme de laquelle le pharaon est censé « s’occuper tout le jour des affaires, assis sur un trône solennel siégeant solennellement9 » ; de l’autre, le souverain lui-même défend une vision horizontale de l’autorité, fondée sur le partage des plaisirs avec ses sumpotai, ses « co-buveurs ».
9Serions-nous en présence d’un nouvel exemple de « monde renversé » où, conformément au schème repéré par François Hartog dans le récit hérodotéen, le roi et les courtisans échangeraient leur partition pour créer une impression d’altérité radicale ? C’est loin d’être aussi simple, car il convient de relativiser la supposée transgression d’Amasis. En effet, le nouveau pharaon ne se montre pas familier avec tout le monde, mais seulement avec ses proches ; en outre, il limite ces moments de détente au seul cadre du banquet. C’est là, et seulement là, qu’il se comporte encore comme l’individu ordinaire qu’il était auparavant. Le reste du temps, son gouvernement est tout à fait sérieux : comme le précise Hérodote, « jusqu’à ce que l’agora soit pleine, il s’occupait d’abord avec zèle [προθύμως] des affaires qu’on lui apportait ». Le pharaon maintient donc un équilibre entre sérieux et plaisir, solennité et familiarité, en les faisant se succéder temporellement. Amasis choisit à cet égard une métaphore significative pour justifier son relâchement lors des banquets, comparant sa situation à celle d’un arc que l’on bande et débande à tour de rôle. C’est là jouer avec des images solidement enracinées dans l’imaginaire grec : depuis Ulysse dans l’Odyssée, la capacité à bander un arc est associé à l’exercice d’une souveraineté juste10. Dans le récit d’Hérodote, Amasis retravaille la référence homérique, non pas en l’inversant, mais en la complexifiant, puisqu’il soutient que l’exercice du pouvoir doit alterner temps forts et temps faibles, solennité et familiarité11.
10Loin de pointer vers l’altérité, l’histoire d’Amasis porte plutôt l’empreinte de la réflexion politique grecque. Si le décor est égyptien, le cadre civique reste structurant dans le discours hérodotéen : de façon significative, l’Égypte est caractérisée comme une cité (polis) et les Égyptiens sont désignés comme des citadins (astoi)12. Cela n’est d’ailleurs guère étonnant, dans la mesure où Hérodote relaie la version de l’histoire donnée par la communauté grecque en Égypte, où il puisait l’essentiel de ses informateurs13. Or, les Grecs d’Égypte avaient deux particularités. Tout d’abord, ils vouaient une admiration certaine à Amasis qui leur avait accordé le droit de s’installer à Naucratis au milieu du vie siècle av. J.-C., selon les dires mêmes de l’historien14 ; ensuite, la plupart venaient d’un milieu qui n’avait rien d’aristocratique, composé essentiellement de commerçants et de mercenaires15.
11C’est dans ce contexte grec fort peu distingué qu’Amasis fut érigé en roi modèle, régnant avec l’aval du peuple et récusant toute forme de solennité hors de propos. Le banquet royal servait à symboliser cette autorité bonhomme et populaire, transformant la familiarité au banquet en véritable manière de gouverner.
Cyrus l’Ancien chez Xénophon : un roi frigide dans la chaleur du banquet
12Xénophon imagine une tout autre articulation entre semnotès et asteiotès dans la Cyropédie, une œuvre où les banquets royaux jouent un rôle prépondérant dans la construction de l’autorité politique. Rappelons en quelques mots la construction de ce récit complexe qui met en scène non seulement l’éducation de Cyrus – la Kurou paideia à proprement parler –, mais aussi la conquête de l’Empire assyrien et la fondation de l’Empire perse par le jeune souverain, au terme d’une narration qui n’a rien d’historique16.
13Un premier constat s’impose, crucial pour qui souhaite interpréter correctement le sens des banquets royaux dans l’ouvrage : l’éducation de Cyrus se fonde sur une combinaison des enseignements recueillis en Perse et en Médie17. Le futur conquérant est en effet d’abord élevé en Perse, sa terre natale, dans une politeia où le roi est soumis aux lois et aux magistrats : à bien des égards, la Perse du début de la Cyropédie apparaît comme une transposition décalée de Sparte18. Mais l’éducation du jeune héros se poursuit ensuite pendant près de quatre ans en Médie, à une période cruciale de sa formation – entre douze et seize ans. Cyrus se trouve alors confronté à un tout autre type de système politique, la monarchie absolue de son grand-père maternel Astyage19. C’est en Médie que le jeune homme apprend de nouvelles pratiques de gouvernement – telle l’attribution des portions de viande20 – et qu’il découvre combien une certaine solennité peut contribuer à ensorceler les sujets21. S’il finit par rentrer en Perse pour y achever sa paideia22, le jeune héros n’oublie pas pour autant les leçons reçues en Médie. Après la fin de la conquête militaire, le gouvernement instauré par Cyrus apparaît comme l’heureuse combinaison des comportements enseignés en Perse et en Médie, comme le prouve l’étude attentive des manières de table.
14Entre le début et la fin de la Cyropédie, la nature des banquets évolue au rythme des évolutions politiques en cours. Au début de l’œuvre, le jeune Cyrus – qui n’est alors que l’héritier présomptif du trône perse – manifeste un constant souci de proximité et de familiarité lors des banquets communs qui se tiennent sous les tentes : pour lui-même, Cyrus fait dresser une tente assez vaste pour contenir ceux qu’il recevait à dîner ; Xénophon raconte alors comment le jeune conquérant invite à sa table des soldats de tout rang et distingue les plus méritants. Les mets servis sont toujours les mêmes pour lui et les invités. Même aux valets d’armée il fait toujours distribuer des parts égales à celle de tous car il ne lui paraisse pas moins dignes de considération que des hérauts ou des ambassadeurs23. Xénophon précise aussi que, lors de ces banquets communs, Cyrus prend soin « que fussent introduits dans la conversation les sujets les plus agréables [εὐχαριστότατοί] » (Cyropédie, II, 2, 1).
15La détente doit prévaloir sur l’esprit de sérieux, comme le révèle une anecdote imaginée par Xénophon. Au cours d’un de ces banquets sous la tente, Cyrus s’oppose vivement à Aglaïdatas, un Perse « de nature assez revêche [ἀνὴρ τὸν τρόπον τῶν στρυϕνοτέρων ἀνθρώπων] », prompt à stigmatiser les rieurs comme des menteurs, voire des charlatans (ἀλαζόνες) :
Οἱ δὲ μηχανώμενοι γέλωτα τοῖς συνοῦσι μήτε ἐπὶ τῷ αὑτῶν κέρδει μήτ’ ἐπὶ ζημίᾳ τῶν ἀκουόντων μήτε ἐπὶ βλάβῃ μηδεμιᾷ, πῶς οὐχ οὗτοι ἀστεῖοι ἂν καὶ εὐχάριτες δικαιότερον ὀνομάζοιντο μᾶλλον ἢ ἀλαζόνες; ὁ μὲν δὴ Κῦρος οὕτως ἀπελογήσατο περὶ τῶν τὸν γέλωτα παρασχόντων·
Au contraire, ceux qui trouvent moyen de faire rire leurs compagnons, sans chercher un profit personnel, sans qu’il en coûte à ceux qui les entendent, sans nuire à personne, comment ne serait-il pas juste de les appeler des hommes sociables [ἀστεῖοι] et pleins de grâce [εὐχάριτες], plutôt que des charlatans ? Cyrus prit donc ainsi la défense de ceux qui font rire.24
16Au début de la Cyropédie, le banquet perse apparaît donc caractérisé par une forme de sociabilité horizontale, où la viande circule de façon égalitaire, tout comme la parole et les rires, sans toutefois que jamais l’on ne bascule dans l’excès de familiarité – dans la mesure où ces repas sont sobres et n’impliquent aucune consommation de vin.
17La situation en Médie est bien différente. Arrivé de sa Perse natale, le jeune Cyrus observe le fonctionnement de la royauté mède avec un regard décalé, celui de l’enfance, qui suscite un effet de distanciation quasi-ethnologique. Son grand-père, Astyage, lui apparaît comme un souverain reclus dans son palais, vivant quasiment sans contact avec ses sujets puisque même son petit-fils ne peut le voir à loisir. Pour donner de la substance à cette représentation du roi claustré, Xénophon utilise la figure d’un échanson, nommé Sacas, chargé à la fois de verser le vin lors des banquets et de filtrer l’accès au souverain mède. Cyrus éprouve tout d’abord de la haine pour l’échanson qui entrave ses mouvements : « Souvent, quand j’ai envie de courir chez grand-père, ce misérable m’en empêche. » Et Xénophon d’ajouter : « Ce Sacas était un bel homme, qui avait pour fonction d’introduire ceux qui demandaient une audience à Astyage et d’éloigner ceux qu’il ne jugeait pas à propos de laisser entrer25. » Le souverain Astyage apparaît donc difficile d’accès, coupé non seulement de la cour, mais de ses parents les plus proches.
18Dans le même temps, le monarque mède sombre parfois dans une familiarité excessive avec ses courtisans, au point de mettre sa dignité en péril. C’est ce que révèle un autre épisode de symposion, raconté complaisamment par Xénophon, dans lequel Sacas tient à nouveau un rôle crucial. Avec la naïveté de l’enfance, Cyrus souhaite en effet remplacer l’échanson pour avoir ainsi un accès direct à son grand-père. Amusé, Astyage accède à sa requête et voici alors Cyrus devenu échanson royal. Néanmoins, le jeune Perse refuse catégoriquement l’une des obligations inhérentes à sa nouvelle fonction : s’il accepte de servir le vin, il ne veut à aucun prix le goûter lui-même pour protéger le roi contre toute tentative d’empoisonnement. Devant l’étonnement de son grand-père, Cyrus lui dit craindre que « du poison n’ait été mêlé dans le cratère [ἐν τῷ κρατῆρι ϕάρμακα μεμιγμένα εἴη]26 ». En effet, il a été le témoin horrifié d’une scène de beuverie, le jour même de l’anniversaire d’Astyage. Sous l’emprise du vin, raconte-t-il,
ἐπελέλησθε δὲ παντάπασι σύ τε ὅτι βασιλεὺς ἦσθα, οἵ τε ἄλλοι ὅτι σὺ ἄρχων. τότε γὰρ δὴ ἔγωγε καὶ πρῶτον κατέμαθον ὅτι τοῦτ’ ἄρ’ ἦν ἡ ἰσηγορία ὃ ὑμεῖς τότ’ ἐποιεῖτε· οὐδέποτε γοῦν ἐσιωπᾶτε.
Vous aviez tout à fait oublié, toi que tu étais roi et les autres que tu étais leur souverain. J’ai bien compris alors pour la première fois, à vous voir faire, ce qu’était l’égalité de parole, car vous ne vous taisiez jamais.27
19En faisant sombrer les participants dans l’isègoria, l’ivresse produit un nivellement radical et une confusion toute démocratique. La scène est d’autant plus choquante qu’elle survient à un moment en principe solennel – l’anniversaire du roi mède. Alors que les circonstances auraient exigé une particulière déférence envers Astyage, le partage du vin et l’ivresse qui en découle brouillent toutes les hiérarchies instituées.
20À travers la figure du roi Astyage et de son échanson Sacas, Xénophon met donc en scène et en question une royauté tantôt trop distante et solennelle, tantôt excessivement proche et familière. D’une certaine manière, Sacas incarne à lui seul ce déséquilibre : il est à la fois la cause de la coupure excessive entre le roi et ses sujets – puisque c’est lui qui filtre les entrées –, et le responsable du rapprochement indu entre le souverain et ses courtisans – puisqu’il verse le breuvage responsable des débordements incontrôlés.
21Après la conquête de l’Empire assyrien, Cyrus associe les enseignements contradictoires de ses deux lieux de formation, la Perse et la Médie, pour inventer une forme originale de gouvernement. Juste après la fin des derniers combats, Cyrus éprouve l’irrésistible besoin d’introduire de nouveaux usages :
Après quoi, comme Cyrus désirait désormais, pour lui-même, se mettre sur le pied qu’il jugeait convenable à un roi [καὶ αὐτὸς ὡς βασιλεῖ ἡγεῖτο πρέπειν], il décida de ne pas le faire sans l’accord de ses amis, car il voulait pouvoir paraître en des occasions rares et solennelles [σπάνιός τε καὶ σεμνὸς] en excitant le moins possible l’envie [ἐπιϕθόνως].28
22Le jeune conquérant décide alors de créer un cérémonial imposant autour de lui et de sa cour, qui tend à les séparer radicalement des autres sujets de l’Empire. Xénophon consacre plusieurs pages à décrire l’organisation et le déroulement d’une procession solennelle (pompè), au cours de laquelle Cyrus et ses compagnons revêtent pour la première fois la robe mède et défilent en bon ordre, se proposant à l’admiration de la foule, tenue à l’écart29. Entouré d’un tel décorum, le souverain perse suscite chez les spectateurs une singulière vénération.
καὶ γὰρ αὐτῆς τῆς ἐξελάσεως ἡ σεμνότης ἡμῖν δοκεῖ μία τῶν τεχνῶν εἶναι τῶν μεμηχανημένων τὴν ἀρχὴν μὴ εὐκαταϕρόνητον εἶναι.
La solennité de la [première] sortie [du palais royal] fut en elle-même, croyons-nous, l’un des procédés imaginés par lui pour avoir une autorité qu’on ne puisse mépriser.30
23Lors de cette procession, Cyrus se détache de tout le reste des courtisans, apparaissant sur son char en majesté, habillé de façon somptueuse et impressionnant la foule et ses amis au point que tout le monde, pour la première fois, se prosterne devant lui (Cyropédie, VIII, 3, 14). Le Perse obtient là une marque de vénération – la proskynèse – que les Grecs, aux dires mêmes de Xénophon dans l’Anabase, réservent traditionnellement aux seules divinités31.
24C’est après cette première prosternation – qui marque une forme radicale de distance – qu’a lieu un grand banquet où le nouvel empereur retrouve ses amis et compagnons les plus proches. L’échange se fait alors badin et Cyrus se transforme en conseiller conjugal, se targuant d’être spécialiste dans l’art d’apparier les hommes aux femmes, en jouant sur l’harmonie des contraires. L’un de ses proches l’interroge alors en ces termes :
Alors Chrysantas reprit : « Mais, au nom des dieux, pour un homme froid, pour un roi froid, pourrais-tu me dire quel genre de femme sera utile ? » Alors Cyrus éclata de rire, et tout le monde également. Ils riaient encore quand Hystaspe reprit : « Ceci, Cyrus, je te l’envie plus que tout dans ta façon d’être roi. – Quoi ? dit Cyrus. – Que tu puisses, tout froid que tu es, faire rire [῞Οτι δύνασαι καὶ ψυχρὸς ὢν γέλωτα παρέχειν]. » Et Cyrus répliqua : « Alors tu donnerais bien des choses, n’est-ce pas, pour être l’auteur de ces mots-là et pour avoir une réputation d’homme affable [καὶ ἀπαγγελθῆναι παρ’ ᾗ εὐδοκιμεῖν βούλει ὅτι ἀστεῖος εἶ ;] auprès de celle à qui tu veux plaire. » Voilà donc la manière dont ils échangeaient des plaisanteries.32
25Apparemment badine, l’anecdote fournit un enseignement d’importance sur Cyrus. Le roi est certes solennel, voire frigide (psuchros), mais il sait en même temps rire lors des banquets et se montrer affable (asteios). Et tout est affaire de réputation : le roi doit paraître (eudokimein) familier, malgré la distance qu’il est obligé d’adopter vis-à-vis de ses sujets. Comme l’a noté Paul Demont dans une contribution à paraître, ce n’est plus le mariage entre un homme et une femme qui est envisagé dans le cas de Cyrus, mais l’adaptation du jeune conquérant à la royauté. Or, cette adaptation est caractérisée par l’union harmonieuse, en lui-même, des contraires que sont le rire et la froideur, γέλως et ψυχρὸς. La royauté de Cyrus apparaît dès lors comme l’alliance heureuse – ou le mariage heureux, pour rester dans la tonalité du passage – entre σεμνότης et ἀστειότης, distance et proximité, solennité et familiarité.
26Cette ultime scène de banquet constitue donc la solution narrative imaginée par Xénophon pour montrer comment Cyrus, après la froideur distante du cérémonial, parvient à réintégrer la commune humanité en se montrant affable et joyeux. En définitive, dans la Cyropédie, le banquet est le lieu où s’articulent concrètement deux systèmes de normes opposées, l’horizontalité communautaire et la verticalité monarchique, pour confluer dans la royauté idéale instaurée par Cyrus.
27Cette tension structurale se retrouve également dans les banquets royaux hellénistiques et, en particulier, lors des célèbres fêtes de Paul-Émile et d’Antiochos IV. Le contexte est assurément différent des deux cas précédents : rapportés par Polybe – à travers le filtre des Deipnosophistes d’Athénée –, ces deux banquets servent à mettre en regard un pouvoir en construction – celui de Rome –, avec une monarchie en déliquescence – celle des Séleucides.
Deux banquets en regard, deux pouvoirs en miroir : les fêtes d’Antiochos IV et de Paul-Émile
28Tenu à Daphné en 166 av. J.-C., le banquet du roi macédonien Antiochos IV fonctionne en miroir des festivités offertes par le Romain Paul-Émile à Amphipolis, l’année précédente, à l’été 167. Polybe établit explicitement un lien étroit entre les deux épisodes : « La relation qui fut faite [à Antiochos] des fêtes célébrées en Macédoine par le proconsul romain, Aemilius Paulus, inspira à Antiochos le désir de surpasser le Romain en magnificence33. »
29Comme à la fin de la Cyropédie, ces deux banquets s’intègrent dans une fête religieuse de plus grande ampleur. Ils sont en effet précédés par une procession grandiose et des concours munificents destinés à fêter la victoire contre Persée dans le cas de Paul-Émile, contre Ptolémée VI dans le cas d’Antiochos IV. Ces festivités sont l’occasion de mettre en scène deux manières diamétralement opposées d’exercer l’autorité.
Le zèle de Paul-Émile : un ethnologue romain au banquet des Grecs
30Attardons-nous d’abord sur la fête donnée par Paul-Émile, après la victoire sur Persée, et, pour commencer, laissons la parole à Tite-Live, puis à Plutarque :
Après ces occupations sérieuses, il donna des jeux préparés de longue date [car il les avait fait annoncer par des messagers envoyés dans les cités d’Asie et aux rois, et lui-même, lors de sa tournée dans les cités grecques, en avait informé leurs dirigeants] et qu’il célébra avec un grand faste. S’y trouvèrent rassemblés, en effet, venus de tout l’univers, une foule d’artistes professionnels de l’art du spectacle, des athlètes et des chevaux fameux et des délégations avec des victimes ; on vit aussi se dérouler tout ce que l’on a l’habitude de faire en Grèce, lors des Grands Jeux, en l’honneur des dieux et des hommes [quid-quid aliud deorum hominumque causa fieri magnis ludis in Graecia solet, ita factum est]. On fit en sorte que le public admirât non seulement la magnificence, mais le discernement dans la façon de donner des spectacles pour lesquels les Romains étaient alors des novices [ut non magnificentiam tantum, sed prudentiam in dandis spectaculis, ad quae rudes tum Romani erant, admirarentur]. Les banquets offerts aux délégations furent eux aussi préparés avec le même faste et le même soin [epulae quoque legationibus paratae et opulentia et cura eadem].
31Un mot de Paul-Émile circulait alors partout : organiser un festin et préparer des jeux, c’était aussi le fait de l’homme qui savait vaincre à la guerre34.
Il offrit aux dieux des concours de toutes sortes et des sacrifices, et il organisa des festins et des banquets [ἑστιάσεις καὶ δεῖπνα προὔθετο]. Pour les financer, il puisait généreusement dans les trésors royaux, mais en ce qui concerne leur préparation, leur ordonnance, la place et l’accueil des convives, l’appréciation des honneurs et des égards dus à chacun [τάξιν δὲ καὶ κόσμον καὶ κατακλίσεις καὶ δεξιώσεις καὶ τὴν πρὸς ἕκαστον αὑτοῦ τῆς κατ’ ἀξίαν τιμῆς καὶ ϕιλοϕροσύνης αἴσθησιν], il montra tant de précision et d’application que les Grecs s’étonnèrent de voir qu’il prenait au sérieux même les distractions [οὕτως ἀκριβῆ καὶ πεϕροντισμένην ἐνδεικνύμενος, ὥστε θαυμάζειν τοὺς ῞Ελληνας, εἰ μηδὲ τὴν παιδιὰν ἄμοιρον ἀπολείπει σπουδῆς] et que cet homme qui s’occupait de si grandes choses accordait aussi aux petites l’attention qu’elles méritaient [ἀλλὰ τηλικαῦτα πράττων ἀνὴρ πράγματα καὶ τοῖς μικροῖς τὸ πρέπον ἀποδίδωσιν]. De son côté, il se réjouissait en constatant que parmi tant de préparatifs si brillants, c’était sa présence qui procurait aux assistants le plus de plaisir et le spectacle le plus agréable. À ceux qui s’étonnaient de tant de souci [τὴν ἐπιμέλειαν], il disait : « La bonne organisation d’un banquet exige le même talent que celle d’une bataille ; dans un cas, on cherche à inspirer le plus de terreur possible aux ennemis, dans l’autre, le plus de gratitude aux convives [τῆς μὲν ὅπως ϕοβερωτάτη τοῖς πολεμίοις, τοῦ δ’ ὡς εὐχαριστότατον ᾖ τοῖς συνοῦσιν]. »35
32Ce qui unit ces deux descriptions – provenant d’un auteur latin et d’un écrivain grec –, c’est un étonnement partagé devant la minutie de Paul-Émile : le proconsul se comporte à la manière d’un ethnologue, cherchant à comprendre des normes et des pratiques qui lui sont étrangères pour mieux reconstituer ensuite ce qu’il a observé. Pour organiser les festivités d’Amphipolis, le chef romain « s’applique », fait preuve de « souci » (epimeleia), de « sérieux » (spoudè) et même « d’exactitude » (akribeia), comme le souligne Plutarque, tandis que Tite-Live met en valeur son « discernement [prudentiam] dans la façon de donner des spectacles pour lesquels les Romains étaient alors des novices ». Certes, en la matière, les conquérants n’étaient peut-être pas aussi inexpérimentés que l’historien latin le suggère, puisque leurs premières incursions en Grèce remontaient à près d’un demi-siècle. Reste que Paul-Émile fit apparemment preuve de la précision maniaque de celui qui tient à respecter les usages des « indigènes » pour mieux les séduire.
33Car l’organisation de la fête visait à courtiser les cités grecques, convoquées ex toto orbe terrarum, selon la formule de Tite-Live, pour assister au « triomphe » du proconsul. Sans doute Paul-Émile entendait-il, par le truchement de ce banquet, démontrer aux Grecs que la puissance romaine pouvait se substituer avantageusement aux rois hellénistiques : qu’il ait choisi Amphipolis comme cadre des festivités n’a rien d’innocent à cet égard. Cette vieille cité grecque avait en effet été rasée par Philippe II en 357, au tout début de la montée en puissance de la Macédoine. En y célébrant sa victoire contre Persée, Paul-Émile se posait implicitement comme celui qui refermait une sombre parenthèse, en libérant les cités grecques de l’oppression macédonienne36.
La bouffonnerie d’Antiochos IV : une inversion carnavalesque ?
34C’est au regard de cette tentative de séduction que la conduite d’Antiochos IV, l’année suivante à Daphné, prend tout son sens37. Le souverain séleucide n’entendait pas seulement rivaliser en munificence avec Paul-Émile, mais également s’attirer les bonnes grâces des cités grecques. C’est à cette aune qu’il faut évaluer l’étrange conduite du roi, tant critiquée dans l’historiographie grecque.
35La séquence festive de Daphnè mérite d’être brièvement rappelée. Après une procession grandiose, Antiochos IV offre un banquet (euôchian) fastueux – le plus grand jamais attesté pour un roi hellénistique, puisqu’il rassemblait entre 6 000 et 9 000 convives. Célébrant la victoire contre l’Égypte lagide, les festivités tentaient de combiner deux exigences contradictoires : afficher la plus grande proximité possible avec les Grecs, tout en établissant une complicité de façade avec les Romains. Et c’est précisément ce que lui reprochent Polybe, Diodore de Sicile et Athénée de Naucratis. À les lire, Antiochos IV se serait comporté de manière doublement inconvenante, d’une part, en cherchant à imiter servilement les Romains et, d’autre part, en rabaissant la dignité royale pour faire plaisir au vulgaire, quitte à sombrer dans le ridicule.
36De la supposée imitation des Romains – Antiochos IV ayant passé plusieurs années dans l’Urbs comme otage –, il y aurait assurément beaucoup à dire38. Toutefois, le banquet lui-même ne semble pas porter l’empreinte des nouveaux maîtres de la Méditerranée. Mentionnés dans le texte d’Athénée de Naucratis, les triclinia désignent ainsi probablement un lit de table à trois places, et non un élément de mobilier romain39.
37En revanche, le second travers du roi séleucide – sa conduite supposément indigne – se manifeste bien lors du banquet. C’est à cette occasion qu’il agit de façon particulièrement déplacée, suscitant le dédain des convives, aux dires de Diodore de Sicile : « Mais le fait qu’il ait tout réglé lui-même témoignait d’une grande vulgarité qui inspirait le mépris [καὶ καταϕρονήσεως ἦν οἰκεῖος]40. » Ce qui était pris en bonne part chez Paul-Émile – l’attention portée aux moindres détails de la fête – devient l’indice d’un dérèglement généralisé dans le cas d’Antiochos IV.
38Le roi multiplie en effet les inconvenances. Ses fréquentations équivoques en sont la première expression :
Il se rabaissait jusqu’à fréquenter les hommes du peuple qu’il rencontrait et buvait avec les étrangers les plus méprisables, qui se trouvaient en ville [Ἔπειτα καὶ μετὰ δημοτῶν ἀνθρώπων συγκαταβαίνων ὡμίλει ᾧ τύχοι καὶ μετὰ τῶν παρεπιδημούντων συνέπινε τῶν εὐτελεστάτων].41
39Cette excessive familiarité se traduit aussi dans la façon qu’a le monarque de circuler parmi les convives : au lieu de siéger hiératiquement sur son trône, au centre de l’espace, il « marche tout autour de la salle » [Athénée, V, 195e], en cercle, souvent debout, parfois couché, allant à la rencontre de ses invités – alors que ce sont ces derniers qui, en principe, devraient venir à lui pour le saluer42.
40Pire encore, le roi change de place non seulement spatialement, mais aussi symboliquement, puisqu’il endosse différents rôles lors du banquet, sauf celui que l’on attend précisément de lui : après avoir joué au maître de cérémonie, plaçant lui-même les convives, il se fait échanson, versant le vin comme un simple serviteur ; enfin, il se transforme en mime, voire en bouffon, au plus grand étonnement des participants. Cette dernière métamorphose est assurément la plus choquante, non seulement parce qu’elle fait du roi son propre fou, mais parce qu’elle pose la question de la mimèsis : en jouant au mime, Antiochos IV fait le choix de l’imitation, du double et de la versatilité, au lieu de rester fixe, hiératique et toujours identique à lui-même, comme il sied à un souverain.
41Comment interpréter un comportement si manifestement transgressif ? Tout d’abord, il l’est peut-être moins qu’il n’y paraît à la lecture naïve des sources anciennes. Le banquet de Daphné s’inscrit en effet dans une tradition proprement macédonienne du banquet, remontant à Philippe II et bien identifiée par Konrad Vössing : lors de réjouissances marquées par l’ivresse et, souvent, par la violence, le souverain se mêlait volontiers à ses hetairoi, quitte à mettre en danger sa propre dignité43. Héritiers d’une tout autre tradition « symposiaque », où le partage du vin n’empêche pas le maintien des hiérarchies44, Polybe, Diodore ou Athénée prennent pour de l’intempérance ce qui est, pour les chefs macédoniens, un véritable mode de gouvernement. Théopompe de Chios commettait déjà la même erreur lorsqu’il s’emportait contre l’ivrognerie de Philippe II, tout en reconnaissant néanmoins l’efficacité politique de ses manières de table45.
42Ensuite, loin d’être irréfléchie, l’attitude d’Antiochos IV s’inscrivait dans une stratégie politique raisonnée, visant à séduire les cités grecques et leurs représentants. À l’occasion du banquet de Daphnè, le Séleucide souhaitait à toute force recréer la convivialité détendue et égalitaire du symposion de manière à apparaître comme le véritable représentant de l’hospitalité hellénique. N’oublions pas qu’à l’instar de Paul-Émile l’année précédente, il se trouvait sous le regard d’ambassadeurs venus de tout le monde grec, comme le rappelle Polybe lui-même46.
43Reste que la tentative d’Antiochos fut un échec et souleva l’indignation, sinon des convives, du moins des historiens anciens. Pour exprimer leur réprobation, ces derniers mirent en place une structure en chiasme : alors que Paul-Émile agissait en roi – sans l’être en titre –, soucieux de sa majesté et attentif au bon ordonnancement du banquet, Antiochos IV – tout roi qu’il était – se comportait en homme du peuple, voire en bouffon, transformant des festivités solennelles en spectacle grotesque. Au-delà de sa plaisante symétrie, cette construction en miroir permettait d’exprimer la victoire de Rome sur les monarchies hellénistiques et le basculement du monde méditerranéen après 168. Aux yeux de Polybe, le banquet de Daphnè n’était plus un banquet royal, puisque le souverain n’était plus qu’un pitoyable mime – comme s’il imitait déjà la grandeur perdue de la monarchie hellénistique47.
44Il est temps de conclure une enquête qui pourrait évidemment s’étendre à bien d’autres terrains – et, en particulier, à la Sicile des tyrans48. Dans leur récit, Hérodote, Xénophon et Polybe apportent des réponses variées à un même questionnement sur les manières d’exercer la royauté. Mais la mise en série révèle un point commun crucial : le cadre civique demeure toujours à l’horizon de leur réflexion. À bien les examiner, tous ces banquets royaux portent en effet l’empreinte de la pression civique : devenu pharaon, Amasis s’abstient de toute solennité au banquet de façon à garder le souvenir de son ancien statut d’homme du peuple ; vénéré par ses sujets, Cyrus souhaite malgré tout préserver la familiarité qu’il a connue durant les banquets communs de sa jeunesse en Perse ; enfin, lors des fêtes de Daphnè, Antiochos IV se comporte en citoyen lambda, voire en bouffon, pour mieux séduire les représentants de cités grecques. Ainsi l’étude des banquets royaux chez les auteurs anciens révèle-t-elle une configuration politique structurée en creux par l’idéologie civique. Au cœur du banquet royal, la cité et, au cœur du politique, les manières d’être et de se comporter…
Notes de bas de page
1 Isocrate, À Nicoclès (II), 34 (nous traduisons et nous soulignons).
2 D’après Isocrate, cet équilibre n’est pas le même selon que l’on se trouve en position de gouvernant ou de gouverné. Dans le discours ÀDémonicos, 30 (qui s’adresse à un simple particulier, un idiôtês), l’orateur écrit ainsi : Γίγνου πρὸς τοὺς πλησιάζοντας ὁμιλητικὸς ἀλλὰ μὴ σεμνός· τὸν μὲν γὰρ τῶν ὑπεροπτικῶν ὄγκον μόλις ἂν οἱ δοῦλοι καρτερήσειαν, τὸν δὲ τῶν ὁμιλητικῶν τρόπον ἅπαντες ἡδέως ὑποϕέρουσιν. « Sois aimable envers ceux qui t’approchent, mais non pas solennel ; la grandeur dédaigneuse est difficilement supportée, même par les esclaves ; par contre, les manières aimables plaisent à tout le monde. »
3 Dans son traité sur la royauté recueilli par Stobée, le pythagoricien Diotogène lui donne même une formulation théorique (VII, 62, 267, 1-268, 15 Hense) : ποτὶ δὲ τοῖς ἀγορευμένοις δεῖ καὶ θέσιας καὶ ἕξιας ἐπιπρεπέας ἐπιταδεύεν τὸν ἀγαθὸν βασιλέα, πολιτικῶς αὐτὸν πλάσσοντα καὶ πραγματειωδέως, ὅπως μήτε τραχὺς ϕαίνηται τοῖς πλάθεσι μήτ’ εὐκαταϕρόνητος, ἀλλὰ καὶ ἁδὺς καὶ ἀμϕιστραϕής. « Outre ces devoirs que je viens d’indiquer, il faut que le bon roi s’exerce à avoir des dispositions et des habitudes pleines de décorum, en se formant à la civilité et d’une manière conforme à la pratique des affaires, afin qu’il ne paraisse pas revêche (trachus) aux foules et qu’il ne se laisse pas non plus mépriser, mais qu’il soit tout à la fois charmant et réservé. » Voir Delatte L., Les traités de la royauté d’Ecphante, Diotogène et Sthénidas, Liège-Paris, 1942, p. 43-44 (texte grec), p. 54-55 (traduction).
4 Politique, V, 10, 1312a, 3-6.
5 Pour reprendre et adapter l’expression de Paul Demont [ « L’enquête de Xénophon sur le pouvoir de Cyrus (Cyropédie, VII, 5, 57-VIII) : apories idéologiques et solutions narratives », in G. Lachenaud et D. Longrée (dir.), Grecs et Romains aux prises avec l’histoire, Rennes, 2003, p. 189-201].
6 Histoires, II, 172.
7 Ibid., 174.
8 Ibid., 173.
9 Voir à ce propos les analyses de Leslie Kurke (Coins, Bodies, Games, and Gold. The Politics of Meaning in Archaic Greece, Princeton, 1999, p. 94) : les amis d’Amasis souhaitent éradiquer toute trace de l’homme privé dans le nouveau pharaon, de façon à rendre Amasis toujours le même et, en l’occurrence, toujours majestueux.
10 Odyssée, XXI, 53-79 ; Hérodote, II, 106, 3 ; III, 21, 3, etc.
11 Contra Leslie Kurke (Coins, Bodies, Games…, op. cit., note 9, p. 94) : « Amasis turns this traditional system on its head, asserting that he can be a good king only by unstringing the bow ».
12 II, 172, 2 : dêmotên ; II, 172, 3 : polios ; II, 172, 4 : astoi. Voir Kurke L., Coins, Bodies, Games…, op. cit., note 9, p. 97 et Haziza T., Le kaléidoscope hérodotéen. Images, imaginaire et représentations de l’Égypte à travers le livre II d’Hérodote, Paris, 2009, p. 285.
13 Sur les informateurs d’Hérodote, voir la mise au point de Typhaine Haziza (Le kaléidoscope hérodotéen…, op. cit., note 12, p. 18-22 et 284).
14 II, 178 : « Ami des Grecs, Amasis donna à quelques-uns d’entre eux des marques de sa bienveillance ; notamment, à ceux qui venaient en Égypte, il concéda pour y habiter la cité de Naucratis ; à ceux qui ne voulaient pas habiter là, mais que la navigation y amenait, il concéda des emplacements pour y élever des autels et des sanctuaires à leur dieux. »
15 Voir par exemple Möller A., Naukratis : Trade in Archaic Greece, Oxford, 2000.
16 Au cours de son récit, Xénophon prend de nombreuses libertés avec l’histoire – évoquant notamment l’Empire assyrien, pourtant disparu depuis plus d’un demi-siècle lorsque Cyrus entreprend ses conquêtes ! Voir à ce propos Cizek A., « From the Historical Truth to the Literary Convention : The Life of Cyrus the Great viewed by Herodotus, Ctesias and Xenophon », Antiquité Classique 44, 1975, p. 531-552. Selon l’hypothèse la plus plausible, Cyrus l’Ancien renversa d’abord son grand-père Astyage, le roi des Mèdes, pour donner l’hégémonie aux Perses, en 553 av. J.-C. Puis, en 546, il l’emporta contre le roi de Lydie, Crésus, avant d’entamer une grande campagne militaire en Asie centrale. Enfin, en 539, il acheva ses conquêtes avec la prise de Babylone, en détruisant le royaume néo-babylonien dirigé par Nabonide.
17 Je résume ici certains éléments développés par Vincent Azoulay [ « The Medo-Persian Ceremonial : Xenophon, Cyrus and the King’s Body », in C.J. Tuplin (dir.), The World of Xenophon, Historia Einzelschriften 172, Stuttgart, 2004, p. 147-173].
18 Voir à ce propos Azoulay V., « Sparte et la Cyropédie : du bon usage de l’analogie », Ktèma 32, 2007, p. 435-456.
19 Voir Bremmer J.M., « The Importance of the Maternal Uncle and Grandfather in Archaic and Classical Greece and Early Byzantium », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 50, 1983, p. 173-186. Sur le rôle essentiel du séjour en Médie, voir Grottanelli C., « La distribution de la viande dans la Cyropédie », Métis 4, 1989, p. 185-209, ici p. 187 : « Cyrus est encore un enfant [un pais] d’un peu plus de douze ans, quand sa mère, Mandane, l’emmène chez son père à elle, Astyage, roi des Mèdes. Pendant la période assez longue [il s’agit de quatre ans !] qu’il passe chez son grand-père maternel, qui se présente comme une véritable période de fosterage, Cyrus apprend toute une série de choses, et en particulier la bravoure cynégétique qui fera de lui un adulte. »
20 Cyrus procède à ce type de partage pendant un banquet (Cyropédie, I, 3, 4-12), ou à l’issue d’une chasse (I, 4, 14). Le jeune héros apprend là des pratiques évergétiques interdites dans sa patrie. Comme le note Cristiano Grottanelli (« La distribution de la viande dans la Cyropédie », art. cit., note 19, p. 191) : « La distribution du gibier par Cyrus, dans le livre I de la Cyropédie, marque le point le plus haut du fosterage et de la paideia du jeune Cyrus en Médie ; en même temps, elle annonce les vertus militaires et royales du futur monarque. » De fait, il applique ce qu’il a appris en Médie dès qu’il prend la tête de l’armée, en mettant en place des banquets méritocratiques : Cyropédie, II, 1, 30-31 et II, 2, 18-28.
21 Voir Azoulay V., « The Medo-Persian Ceremonial… », art. cit., note 17, p. 162-170.
22 I, 5, 1.
23 Cyropédie, II 1, 30-31. Deborah L. Gera (Xenophon’s Cyropaedia. Style, genre, and literary technique, Oxford, 1993, p. 150) souligne à quel point les banquets de la Cyropédie sont puritains, sans vin, sans danse, ni comédiens.
24 Cyropédie, II 2, 12-13 (traduction M. Bizos, CUF, modifiée).
25 Ibid., I, 3, 8.
26 Ibid., I, 3, 10.
27 Loc. cit.
28 Cyropédie, VII, 5, 37.
29 Ibid., VIII, 3, 1-34.
30 Ibid., VIII, 3, 1.
31 Voir à ce propos Azoulay V., « Xénophon et le modèle divin de l’autorité », Cahiers des études anciennes 45, 2008, p. 174-183.
32 Cyropédie, VIII, 4, 23 (traduction de Paul Demont).
33 Polybe, XXX, 25,1 ; voir aussi dans ce volume la communication de Laurent Capdetrey.
34 Tite-Live, XLV, 32, 8-11.
35 Plutarque, Paul-Émile, XXVIII, 7-9 (traduction d’Anne-Marie Ozanam).
36 Ferrary J.-L., Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête romaine du monde hellénistique, Rome, 1988, p. 563 : « Célébrer en cet endroit la chute de la monarchie macédonienne ne pouvait être dépourvu d’intention. » De façon révélatrice, le philosophe platonicien Carnéade se représentait le proconsul romain comme une espèce de souverain temporaire : Plutarque, De la tranquillité de l’âme, 474F-475A : « La royauté de Macédoine était infiniment moins importante que le pouvoir du général romain [i.e. Paul-Émile] ». Voir à ce propos Ferrary J.-L., Philhellénisme et impérialisme…, op. cit., note 36, p. 159, n. 107.
37 Voir notamment Mittag P.F., Antiochus IV. Epiphanes. Eine politische Biographie, Berlin, 2006, p. 283-284.
38 Lors des festivités de Daphné, Antiochos IV se conduit « à la romaine » à plusieurs occasions : selon Athénée (V, 193e), il met une toge et se promène sur l’agora en serrant les mains et sollicitant les votes comme un magistrat en campagne, avant de siéger sur une chaise en ivoire à la manière romaine. La présence de gladiateurs est également un élément importé : voir Carter M., « The Roman Spectacles of Antiochus IVEpiphanes at Daphne, 166 BC », Nikephoros 14, 2001, p. 45-62. Linda-Marie Günther [ « Gladiatoren Beim Fest Antiochos’ IV. Zu Daphne (166 v. Chr.) ? », Hermes 117, 1989, p. 250-252] doute cependant de la réalité de tels combats, à partir de strictes considérations matérielles. Reste que, véridique ou non, les auteurs anciens ont tenu à souligner cette romanisation de la fête (cf. Tite-Live, XLI, 20, 10).
39 Vössing K., Mensa Regia. Das Bankett beim hellenistischen König und beim römischen Kaiser, Munich, 2004, p. 147 et 561-566 (appendice 2). Quant aux mimes, ils n’ont rien de spécifiquement romains (comme le prouvent les spectacles offerts par les évergètes grecs lors des banquets publics). Voir à ce propos Robert L., « Pantomimen im griechischen Orient », Hermes 65, 1930, p. 106-122 [= Opera Minora Selecta. Épigraphie et antiquités grecques, vol. 1, Amsterdam, 1969, p. 654-670].
40 Diodore de Sicile, XXXI, 16,2.
41 Athénée, V, 193d-e (traduction d’Anna Heller). Cf. aussi Athénée, X, 439b : « Non seulement il se liait avec les particuliers ; il buvait même avec les étrangers qui se trouvaient à la ville, et les gens du plus bas étage. »
42 Cf. Diodore de Sicile, XVI, 31,3.
43 Vössing K., Mensa Regia…, op. cit., note 39, p. 66-72.
44 Dans le symposion, l’autorité est partagée – et parfois confondue – entre l’hôte qui accueille les convives et le symposiarque désigné par les buveurs, qui règle le mélange du vin et de l’eau et ordonne le déroulement des festivités – l’ordre des toasts, les moments ludiques, et la fin du banquet. Voir par exemple Pellizer E., « Outlines of a Morphology of Sympotic Entertainment », in O. Murray (dir.), Sympotica. A Symposium on the Symposion, Oxford, 1990 (1re édition en 1984), p. 178.
45 Cf. Théopompe de Chios, FGrHist 115, F 162 (= Athénée, VI, 260b-c) : « Philippe sachant que les Thessaliens vivaient sans règle et sans mesure, en forma ses sociétés ; il cherchait à leur plaire en tout, dansant, s’enivrant, et ne gardant aucune mesure dans ses débauches. Il était naturellement bouffon, pris de vin tous les jours, ne se fixant que sur tout ce qui tendait à ces plaisirs, et recherchant les hommes toujours prêts à placer une raillerie, un bon mot avec finesse, et à faire rire, soit par leurs discours, soit par leurs gesticulations. C’est plus dans ces coteries, que par des présents, qu’il s’est attaché la plupart des Thessaliens qui approchaient de sa personne avec cette familiarité. » Voir à ce propos Pownall F., « The Symposia of Philip II and Alexander III of Macedon : The View from Greece », in E. Carney et D. Ogden (dir.), Philip II and Alexander the Great : Father and Son, Lives and Afterlives, New York-Oxford, 2010, p. 55-65, et, sur l’utilisation des fragments de Théopompe par Athénée, Chavez A. et Ottone G., « Les fragments de Théopompe chez Athénée : un aperçu général », in D. Lenfant (dir.), Athénée et les fragments d’historiens, Actes du colloque de Strasbourg (16-18 juin 2005), Paris, 2007, p. 139-173.
46 Polybe, XXX, 25, 1 (= Athénée, V, 194c).
47 Gwyn Morgan M., « The Perils of Schematism : Polybius, Antiochus Epiphanes and the “Day of Eleusis” », Historia 39-1, 1990, p. 37-76. Deux ans avant les fêtes de Daphné, en 168, les Romains avaient déjà forcé Antiochos IV à interrompre son assaut victorieux contre l’Égypte. Selon Polybe, c’était déjà le signe de leur conquête de l’oikoumène. Pourtant, le banquet de Daphnè peut être interprété bien différemment. Voir Bunge J.G., « Die Feiern Antiochos’ IV. Epiphanes in Daphne im Herbst 166 v. Chr. Zu einem umstrittenen Kapitel syrischer und judäischer Geschichte », Chiron 6, 1976, p. 53-71 : la démonstration de force massive à Daphné en 166 est liée simultanément 1/ à la volonté d’éclipser les célébrations données par L. Aemilius Paullus à Amphipolis l’année précédente ; 2/ à la célébration de ses propres succès militaires en Égypte ; 3/ et à la volonté d’annoncer l’Anabase qu’il souhaitait entreprendre en Asie dans le but d’égaler les prouesses de son père, Antiochos III.
48 Le même questionnement pourrait par exemple être appliquée aux manières de table d’Agathocle de Syracuse, dans le récit qu’en fait Diodore de Sicile (XX, 63). Voir dans ce volume l’article de Gerbert-Sylvestre Bouyssou.
Auteur
Maître de conférences d’histoire grecque, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, IUF.
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