Conclusion troisième partie
p. 439-444
Texte intégral
1L’approche multi-paradigmatique mobilisée avait pour objectif d’une part d’intégrer les dimensions sociales et culturelles du plaisir alimentaire dans leurs formes incorporées, que l’on peut résumer par les processus de socialisations au(x) plaisir(s) alimentaire(s) et, d’autre part, de considérer le rôle du plaisir dans le processus de socialisation.
2Pour étudier les divers niveaux d’emboîtement du plaisir dans les processus de socialisation alimentaire, nous avons procédé à une analyse programmatique. À partir des échelles d’observation et d’analyse adoptées, plusieurs grilles de lecture ont été déployées, permettant de mettre la focale sur l’une ou l’autre des composantes – collectives ou individuelles et sociologiques ou bio-psycho-socio-anthropologiques – caractérisant le plaisir et son processus de socialisation. Ce statut multiple du plaisir a permis d’entrevoir un jeu d’aller-retour entre soi et les autres, constitutif de la socialisation et fondateur des identités, et d’éclairer diversement l’expérience de la modernité en mettant l’accent soit sur les « différenciations et intégrations sociales », soit sur la « rationalisation », soit encore sur la « condition moderne ».
3Au terme de ces analyses multi-paradigmatiques, quel bilan peut-il être proposé1 ?
4Au niveau macrosociologique, sur la question de l’érosion des modèles alimentaires, les résultats montrent très clairement une dissymétrie entre, d’une part, les éléments contextualisant les prises alimentaires au niveau de la temporalité, du moment, de la durée, de la position corporelle, du lieu et du contexte social et, d’autre part, les éléments composant les repas et les prises en dehors des repas.
5Les contextes des prises alimentaires sont, pour les trois populations de l’échantillon total, structurés en faveur de la commensalité, ce qui autorise à considérer le maintien du modèle alimentaire traditionnel de la commensalité. Les résultats aident aussi à repérer que pour les lieux et le contexte social, cette dimension traditionnelle commensale est plus forte dans les normes des mangeurs, c’est-à-dire dans ce qu’ils considèrent comme caractéristique d’un « vrai repas », que dans leurs pratiques, soit dans ce qu’ils ont pratiqué la veille de l’enquête.
6À l’inverse, sur la composition et la structure des repas, leur simplification pour les repas principaux (sans doute au profit d’une augmentation des prises en dehors des repas), a été confirmée dans les trois populations, même si elle est moins prégnante chez les enfants et les adolescents que chez les adultes (parents et population de référence). Au regard de comparaisons dynamiques avec des enquêtes antérieures, nous avons observé non pas une accentuation de la simplification des repas, mais une stabilisation des phénomènes de simplification déjà repérés par le passé : ces derniers, contrairement à certaines idées reçues, ne s’aggravent pas au profit de davantage de « grignotages ».
7Dans le prolongement des enquêtes antérieures, l’analyse des normes et des pratiques sur la structure et la composition des repas montre sa pertinence dans le sens où sont observés des phénomènes de décalages au niveau des populations (moins importants chez les enfants et les adolescents du fait d’une plus forte homogénéité entre norme et pratique du repas complet) et de dissonances cognitives chez chaque mangeur entre ce qu’il dit qu’il devrait faire et ce qu’il fait réellement.
8Continuer à documenter les modèles alimentaires des mangeurs pour observer des mutations à l’œuvre aussi bien dans les comportements réels, reconstruits et/ou déclarés, que dans les systèmes de représentation, se révèle crucial pour permettre une analyse fine des changements à l’œuvre dans l’alimentation contemporaine (Poulain, 2002 ; Poulain et al., 2009). Notre travail permet d’enrichir cette question en montrant l’intérêt d’une étude des modèles alimentaires d’une part auprès de populations différentes (enfantines, adolescentes, parentales, de référence) et d’autre part auprès d’unités familiales ouvrant sur des comparaisons dans les familles.
9Nous avons montré, en outre, que prolonger la réflexion sur les cohérences ou différences entre les normes et pratiques au niveau des contextes peut s’avérer pertinent : si le modèle « traditionnel commensal » est globalement très représenté dans les pratiques, il l’est plus fortement encore dans les normes, ceci corroborant l’idée d’un attachement à ce modèle.
10 Au niveau des résultats quantitatifs sur le plaisir, deux tendances principales ressortent : la première renvoie à l’observation massive et unanime pour les trois populations des notions de commensalité et/ou de convivialité du plaisir alimentaire ; la seconde montre, dans les comparaisons entre populations et entre individus, des décalages forts concernant les réponses sur les choix des produits ou des aliments constitutifs du plaisir, ceci révélant une dimension plus individuelle du plaisir alimentaire comparativement aux choix des aliments composant les journées alimentaires.
11Forts de ces éléments, on distingue bien une différence entre modèle « traditionnel commensal », dans le modèle alimentaire et les formes du plaisir alimentaire, et modèle « traditionnel » dans le choix des produits composant les journées ou caractérisant les produits de plaisir. Le premier est massivement partagé, toutes populations et niveaux sociaux confondus, ce qui penche en faveur d’un déterminant culturel, tandis que le second est plus dispersé selon les échantillons et les individus. Ainsi, dans la culture française, ce qui caractérise le modèle alimentaire et le plaisir, c’est le partage des repas (et, en fin de compte, de toutes les prises alimentaires) et le partage du plaisir avec d’autres commensaux et/ou convives. Cette dimension intervient comme un véritable allant de soi culturel, permettant de comprendre l’effacement des déterminants sociaux (à l’exception des âges et du sexe). Ces derniers apparaissent plus distinctement dans le choix des produits alimentaires. L’homogénéité culturelle de ce modèle « traditionnel commensal » est d’autant plus probante qu’en premier lieu, les comparaisons menées entre parents et enfants, cohérentes sur ce niveau, semblent cadrer en faveur d’une transmission verticale résultant d’un contrôle serré des parents à l’encontre de leurs enfants sur le plan éducatif et qu’en second lieu, les comparaisons menées entre l’échantillon de référence et l’échantillon parental, pourtant structurellement appareillés de façon très différente, montrent des résultats en proportions extrêmement convergents.
12Enfin, sur la question d’un défaut de transmission alimentaire entre les générations, les résultats indiquent que le modèle « traditionnel commensal » est partagé par les enfants et les adolescents dans leurs normes comme dans leurs pratiques de l’alimentation et du plaisir alimentaire. Les résultats dévoilent aussi un contrôle éducatif parental plus strict sur ces dimensions pouvant révéler – au-delà des systèmes de valeurs – un mode d’organisation domestique dans la synchronisation des emplois du temps et des activités. Le relâchement parental est plus fort concernant les compositions des prises alimentaires et est encore plus prégnant pour les aliments caractérisant le plaisir. L’échantillon d’enfants et d’adolescents connaît des phénomènes de simplification des repas et de dissonances cognitives interprétés comme le résultat de transmissions verticales par l’observation directe des décalages chez les parents ou par l’expérience indirecte des divergences entre les discours éducatifs parentaux et les pratiques de consommations familiales.
13Les données sur les normes et les pratiques ont permis de développer une interprétation sur les niveaux et indices de socialisation : la différence entre les premières et les secondes peut constituer des traces ou, en quelque sorte, des résidus de transmission verticale. Les comparaisons menées entre frères et sœurs et entre enfants et parents permettent de distinguer une cohérence plus forte au niveau horizontal pouvant être expliquée comme le résultat de la socialisation horizontale et des effets d’âge. Les différences d’âges entre enfants et adolescents se traduisent dans les modèles alimentaires autour d’une aspiration des jeunes à la conformité aux modèles « adultes », élément non retrouvé dans le plaisir alimentaire car une différence est visible entre références enfantines, adolescentes, jeunes puis adultes.
14Ces résultats nous ont permis de souligner notre prise de distance concernant les effets protecteurs du plaisir et/ou de la commensalité sur les mutations de l’alimentation contemporaine : il est important de les nuancer puisque des phénomènes de simplification ou des logiques individuelles sont plus prégnants en matière de choix des produits composant les journées ou caractérisant le plaisir.
15Au niveau macrostructurel, les résultats font apparaître le poids des déterminants culturels de ce modèle « traditionnel commensal » pouvant être interprété comme le résultat d’une réaction à des remises en cause vécues sur le mode d’une atteinte identitaire. Les règlementations internationales en matière de logiques sanitaires et de libre circulation des marchandises dans la mondialisation, et surtout les processus de médicalisation et de nutritionnalisation de l’alimentation, que l’on considère dans une grande partie du corps social comme caractéristiques des pays anglo-saxons, pourraient déboucher sur des mécanismes de défense identitaire aboutissant à brandir les dimensions de partage, d’échange et de communion – d’inspiration judéo-chrétienne – contre les tentatives de réformes des comportements alimentaires individuels – d’inspiration protestante – issues des premiers mouvements. Ces processus sociaux de réactions identitaires tendent-ils alors à faire davantage rejaillir les dimensions culturelles, en termes d’intégration, de consensus, d’identifications en effaçant ou en amenuisant l’effet des déterminants sociaux en termes de différences sociales ? C’est une question méritant sans doute un approfondissement à partir d’analyses comparatives plus poussées de modèles alimentaires issus de divers espaces sociaux alimentaires permettant de voir si, en France, une pression de conformité puissante n’opère pas en matière de valorisation de la dimension commensale.
16Ensuite, dans le cadre d’une échelle mésosociologique, nous nous sommes attachés à comprendre, au niveau de l’interaction, comment la variation des rôles et des statuts des personnes composant l’entourage des enfants, a une incidence sur le plaisir au niveau d’une activation, d’une expérience, d’une qualification de celui-ci en lien avec une variabilité dans les tensions éducatives.
17Nous avons montré que plus les personnes sont en charge du travail domestique et parental sur l’alimentation et la santé des enfants, plus elles sont en retour responsabilisées et plus la relation avec le plaisir des enfants se complexifie. Non seulement le plaisir procuré par l’entourage nourricier est diffus, banalisé, normalisé dans la relation des enfants avec ce dernier, ceci pouvant contribuer à masquer les formes du plaisir ou à les mêler à d’autres dimensions, mais l’activation du plaisir peut aussi se trouver contrariée.
18À l’inverse, lorsque l’entourage n’est pas principalement en charge de l’éducation alimentaire des enfants et est, de ce fait, moins responsabilisé, davantage de libertés peuvent être repérées se lisant à travers un référentiel d’expériences extraordinaires ayant une incidence sur le plaisir des enfants.
19Dans les jeux des relations et des échanges entre jeunes mangeurs, les positionnements sociaux, culturels et identitaires sont fondamentaux dans la manière dont les enfants et les adolescents reçoivent et s’approprient les héritages symboliques, culturels et familiaux, c’est-à-dire ce qu’ils font de ce qu’ils reçoivent.
20Les déterminants sociaux sont visibles dans les échelles mésosociologiques alors qu’ils tendaient à être gommés par les effets structurels des déterminants culturels dans la perspective macrosociologique. Ce sont de différenciations sociales dont il faudrait parler. Prolongeant la réflexion sur les modes de transmissions verticaux comme horizontaux, nous avons montré que plus ceux-ci sont stables, cohérents, c’est-à-dire fonctionnant comme des allant de soi, plus l’appropriation par les enfants est facilitée. Cela a donné lieu à une analyse des sentiments de réussite ou d’échec de la transmission chez les parents en termes de « prises » pour réfléchir aux incidences de la pluralité des espaces-temps de la socialisation dans l’expérience de la modernité.
21Par ailleurs, il est apparu évident que pour que la transmission fonctionne, encore fallait-il qu’elle soit acceptée et souhaitée par les enfants : la « continuité symbolique » dans la transmission a été envisagée comme étape décisive dans l’élaboration de l’identité des enfants. Plusieurs éléments ont étayé cette perspective, en lien avec l’analyse de la « condition moderne », telle que la question des héritages dans l’expérience de la migration et celle de la transmission d’un rapport réflexif au plaisir et à l’alimentation.
22Enfin, en mobilisant une échelle microsociologique, l’expérience moderne de la pluralité des modèles et des formes de plaisir a été explorée. En nous intéressant aux processus cognitifs, performatifs, réflexifs, subjectifs permettant aux jeunes mangeurs de se distancer, de faire des choix, d’inhiber certaines dispositions et de trancher, d’avoir « prise » sur leurs décisions, nous avons montré comment ils se singularisaient et s’individualisaient.
23Puis, le rôle du plaisir sur l’individu a été présenté en montrant que le plaisir en tant que tel, dans le processus d’incorporation, a un effet sur le mangeur pouvant, en retour, dans une dynamique créatrice, venir modifier les normes et les valeurs du plaisir : c’est la réunion du mangeur biologique, social et culturel.
24Nous avons amorcé une réflexion sur le rôle du plaisir dans le processus décisionnel dans le sens de l’élaboration de style de plaisir alimentaire et de rationalisation du plaisir comme autant d’articulations entre des « dispositions vers des formes de plaisir alimentaire » (e.g. les déterminants socio-culturels du plaisir) et des « dispositions par des formes de plaisir alimentaire » (e.g. le rôle du plaisir sur le processus de socialisation).
Notes de bas de page
1 L’ambition multi-paradigmatique a permis de puiser dans un ensemble large de références et de perspectives analytiques, sans toutefois pouvoir toujours présenter de façon aboutie l’une ou l’autre.
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