Chapitre III

Processus d’incorporation et d’appropriation enfantines du plaisir

p. 411-437


Texte intégral

1En saisissant des expériences et des situations auxquelles sont confrontés les enfants, il est possible de prendre la mesure de leur pluralité et des manières dont les jeunes mangeurs se les approprient sur le plan personnel.

2Dans cette partie, l’accent sera mis sur l’articulation entre les environnements des enfants et les formes d’actualisation de leurs dispositions au plaisir alimentaire dans une perspective proche de celle proposée par Lahire concernant la pluralité dispositionnelle et les modes de circulation des dispositions. Dans cette perspective, les dispositions sont « situées » par rapport à leur contexte d’intériorisation, c’est-à-dire à la fois par le « domaine pratique concerné » et par « l’instance socialisatrice » auprès de laquelle elles ont été acquises. Ces produits situés peuvent être, ou non, transférables d’un domaine pratique à un autre. Les différences de comportement d’un contexte à l’autre ne sont pas le produit d’un même habitus (résultat d’un processus unique de socialisation) « réfracté » dans des contextes différents, mais le produit de dispositions différentes relatives à des contextes et des domaines de pratiques données et acquises lors de processus socialisateurs distincts. Chaque individu singulier est de ce fait porteur d’une pluralité de dispositions, qui vont être, selon les contextes, mises en veille ou en action, inhibées ou activées (Lahire, 1999).

3Le plaisir comme « acte de sens » et « sensation » peut conduire à une réflexivité engageant le mangeur en lui donnant « prise » sur le processus décisionnel et/ou sur la transférabilité des dispositions en situation. Les multiples motifs d’agir des populations enfantines sont appréhendés en quelque sorte comme des dispositions vers le plaisir (au sens de processus singulier de socialisation) ou des dispositions par le plaisir (comme rôle du plaisir sur le processus de socialisation) motivées tout d’abord par la présence ou l’absence de certains contextes en fonction des lieux et des moments de la consommation, ensuite par le travail d’individualisation opéré dans la construction de « styles de plaisir alimentaire » plus ou moins partageables et partagés, ou par celui de la subjectivation au travers de la rationalisation des plaisirs. On peut considérer les aliments et les sensations de plaisir comme des « dispositifs » permettant l’évaluation, l’argumentation, c’est-à-dire la réflexivité au sens de cognition réfléchie plus qu’expérientielle. En ce sens, il s’agit de ne pas réduire l’analyse à une transférabilité des dispositions au plaisir en situation, résultant de simples actualisations de logiques d’action incorporées ou des conséquences de la pluralité dispositionnelle permettant de s’adapter, mais bien de l’ouvrir à des processus cognitifs réfléchis. À l’inverse, considérant les aliments, les sensations, le plaisir comme un « dispositif1 », il convient de ne pas oublier que si les dispositions au(x) plaisir(s) peuvent se modifier, s’affiner, s’élargir et qu’elles ne sont pas figées car toujours ouvertes sur les expériences des mangeurs dans leur présence au monde, toute socialisation – dans un ou des univers socio-culturel(s) donné(s) – reste une restriction de la sensorialité possible.

4Les conditions reliant la personne à sa culture, l’individuel au collectif seront explorées à partir des propensions à agir des enfants et des adolescents. Engageant leur réflexivité, elles participent à leur construction identitaire. L’échelle microsociologique prévôt sur l’échelle méso-sociale puisque ce sont les décisions individuelles de chaque enfant qui sont analysées même si le niveau des interactions – qu’il soit réel ou imaginé – joue un rôle sur le processus décisionnel du jeune mangeur.

5Pour analyser ces dimensions plus subjectives, le principe d’incorporation du plaisir peut être éclairant sur l’articulation entre processus de socialisation au(x) plaisir(s) et rôle du plaisir dans la socialisation.

Principe d’incorporation du plaisir et socialisation

6Tributaire de l’état de l’organisme, d’un point de vue physiologique, le plaisir est une motivation fondamentale des conduites alimentaires et une composante fonctionnelle de la sensation gustative. La motivation principale que les mangeurs entretiennent avec leurs aliments serait de nature hédonique, ce qui les amènerait à rechercher des sensations agréables et à éviter les sensations désagréables. Dans ce niveau, le plaisir est d’ordre sensoriel et repose sur « l’infrastructure physiologique de la sensorialité extéroceptive mais aussi proprioceptive, la sensation de présence stomacale et la multitude de sensations post ingestives » (Poulain, 2008, p. 51) tels que l’état de déplétion ou de réplétion qui peuvent conduire à un infléchissement du plaisir.

7La préférence est une réponse de plaisir se reportant sur les qualités sensorielles de l’aliment, ce que Rozin appelle la « préférence purement sensorielle affective » (Rozin et Vollmecke, 1986a). Le plaisir éprouvé lors de la dégustation de certains aliments prédirait les choix réels d’aliments d’enfants âgés entre 6 à 12 ans (Vey, 1995, cité par Rigal, 1996), et ceci d’autant que certains plaisirs sont des plaisirs d’évidence, des plaisirs intenses bousculant le mangeur et le transformant. Par ailleurs, l’émancipation plus grande du degré de plaisir et de déplaisir éprouvé pour les aliments s’effectue avec l’âge et les expériences, ce qui oriente une partie des travaux relatifs à la formation du goût en direction de perspectives développementales et culturelles. Les processus d’appropriation de nouveaux aliments s’effectuent à un niveau hédoniste, sensoriel et « sensori-culturel », socio-affectif et idéel-cognitif. La psychologie du goût chez l’enfant a montré la dimension essentielle du plaisir dans le lien entre les sensations et le registre des représentations : le plaisir fait partie de la construction même de la perception de l’aliment, ce que Chiva a identifié par l’expression « aliment “pour” et “par” moi » (Chiva, 1979, 1996), c’est-à-dire le passage de l’information sensible à la donnée conceptualisée, pensée. La signification est une construction se mettant en place d’un point de vue à la fois développemental, culturel et social car le traitement hédonique de la sensation forme un contexte d’apprentissage : la sensation en tant que donnée sensorielle et sa signature hédonique sont mémorisées dans un même mouvement, association resurgissant quand le contexte la sollicite (Rigal, 1996). Dans le processus de socialisation au plaisir, le contexte social et culturel a une importance capitale, notamment dans les mots pour le dire, c’est-à-dire dans la façon dont l’enfant s’exprime sur ces questions.

J’expliquerai que quand on est petit, les goûts culinaires ils sont développés mais pas trop et c’est un peu ce qu’on commence à manger au début qu’on va aimer et après ça augmente. […] Je pense que les adultes ont des goûts plus élaborés car ils ont goûté plus de plats différents pour les plats raffinés, pour les plats piquants.
Garçon, 10 ans, CM2

8Cette dimension s’enracine dans une perspective « cognitive » (Poulain, 2008, p. 51) et prend appui sur le fait que les aliments sont le support de valeurs, de symboles, de représentations ayant du sens. Le plaisir se joue dans le fait de consommer quelque chose pouvant être indépendant de la sensorialité, même si celle-ci et les symboles incorporés peuvent s’associer, se combiner, ce qui peut en augmenter l’intensité.

9Le versant physiologique de l’incorporation de l’aliment, au niveau du pôle sensoriel, est modelé par des représentations pouvant rendre la consommation non seulement plus acceptable, ou inversement plus désagréable, mais conduisant à accroître la sensation de plaisir ou de déplaisir à travers l’association des caractéristiques sensorielles de l’aliment avec les symboles, les valeurs, les règles présentes et surtout valorisées au sein d’un contexte social et culturel dans lequel l’aliment est consommé de façon répétée.

10La personne et sa culture sont ici fortement reliées : en même temps qu’on incorpore du plaisir, on intègre aussi des normes et des valeurs de modes de consommation, de rôles, renvoyant à la façon dont on pense, par exemple, les consommations des âges de la vie, et consistant à fabriquer des « styles alimentaires » individuels et collectifs.

Je goûte parce qu’il faut apprécier le bon vin, […] il paraît. Mais l’alcool est réservé aux adultes.
Fille, 11 ans, CM2

Le chocolat, les malabars ce sont des plaisirs de petits ! Pour les grands, ce sont le restaurant, le champagne !
Garçon, 14 ans, 6e

11La force de ces symboliques, de cet imaginaire social et collectif sur le plan cognitif module le plaisir en orientant l’intensité de la réponse hédonique. Consécutivement, la répétition des expériences participe à la familiarisation et à l’appropriation de nouvelles formes de plaisir et des valeurs lui étant associées. Ces expériences sont liées aux milieux socio-culturels et aux contextes socio-affectifs, ainsi qu’aux formes de relations réunissant l’individu avec son groupe. Le plaisir se situe à deux niveaux : celui de manger avec les autres et/ ou celui de manger comme les autres. En incorporant un aliment, le mangeur s’approprie des systèmes de valeurs, de symboles culturellement déterminés, des manières de consommer l’aliment, des rituels de préhension, des mises en scène et des contextes qui l’insèrent dans un univers social et culturel en le reliant aux autres. Par effet retour, le plaisir de l’incorporation de l’aliment valorisé permet le maintien des choix préférentiels d’une culture. C’est toute la question de l’identité culturelle qui se trame dans l’incorporation du plaisir.

12Extrait de focus auprès de deux filles, E1 (13 ans), et E2 (12 ans) :

E1. – La moutarde j’aime plus.
E2. – Ouais moi non plus.
E1. – Je sais pas pourquoi.
E2. – Moi je n’aime pas parce […]
E1. – Ça a un goût bizarre.
E2. – La harissa c’est meilleur que la moutarde.
E1. – Parce que nous dans les pays du Maghreb, il n’y a pas de
moutarde, leur moutarde à eux c’est la harissa.
E2. – Ça n’existe pas pour eux.

13Outre l’effet de curiosité suscité chez les enfants par la consommation de certains produits piquants ou amers par exemple, l’acceptation de ces produits, leur valorisation et leur appréciation impliquent une réelle « mutation affective et hédonique » (Rozin, 1982) se traduisant par une évolution de la tonalité hédonique avec le maintien de la sensibilité au caractère irritant (sensations nociceptives) mais avec une appréciation de la sensation.

Quand j’étais petite je n’en mangeais pas, c’était trop piquant. Moi j’ai commencé vers l’âge de 11-10 ans. C’est moi qui ai demandé. En fait mon frère en mangeait et je lui demandais si c’était piquant. Il m’a dit « oui, tu vas voir c’est trop piquant » et après j’ai commencé à manger. Au début ça piquait et puis après j’ai pris l’habitude et maintenant je mange.
Fille, 12 ans, 6e

14Au-delà de l’exposition, de la familiarisation et de la socialisation par frottements à certains aliments, les dynamiques de conformité au groupe et les désirs d’intégration au cours de repas jouent un rôle fondamental dans l’incorporation des produits et du plaisir que cela occasionne : « manger connecte les êtres entre eux, leur donnant une substance commune. Le plaisir affirme ici le désir de se lier, de se connecter, d’être avec, d’entretenir de la solidarité » (Poulain, 2008, p. 52).

Nous quand on mange un couscous c’est tout le monde pareil hein, le plaisir il est pour tout le monde.
Fille, 12 ans et demi, 6e

Le chocolat j’aime moyen, c’est pas trop mon fort. C’est au fur et à mesure que mon goût pour le chocolat diminue. Mais depuis qu’on a fait des roses de Noël à l’école, ça a un peu fait remonter les goûts dans le chocolat. Mais les goûts, ils continuent quand même un peu à redescendre car je découvre aussi d’autres choses.
Garçon, 9 ans et demi, CM2

15Après avoir montré comment l’incorporation du plaisir peut avoir un effet sur la socialisation des enfants et leur construction identitaire2, intéressons-nous aux propensions d’agir des enfants en décrivant leurs modes d’actualisation ou d’inhibition de dispositions au(x) plaisir(s) en situation.

Actualisation ou inhibition des dispositions en situation : l’importance des lieux et des contextes

16Cette partie s’intéressera aux compétences cognitives, comportementales, sociales des enfants capables de choisir ou de taire leurs préférences, leurs inclinations au plaisir de manger. Il est possible de se demander comment le processus réflexif intervient lors de la rencontre de nouvelles saveurs ou expériences par exemple, ainsi que lors de l’adaptation à des contextes sociaux spécifiques rencontrés par les enfants. Ces deux niveaux mettent au jour le double mouvement d’incorporation et d’objectivation par les mangeurs de leurs préférences et manières d’aimer, de sentir, de ressentir et d’évaluer l’alimentation. En premier lieu, une réflexion générale sur les lieux et les contextes et la façon dont ils produisent les enfants sera présentée, puis en second lieu la manière d’objectiver ces phénomènes, en repérant les traces à partir des souvenirs alimentaires qui font varier les lieux et les contextes3.

Des lieux et des contextes produisant les enfants

17Dans la production de savoirs sur le mangeur, les recherches tendent habituellement à privilégier comme voies d’entrée tantôt les aliments, tantôt les mangeurs ou tantôt les situations de consommation. Or, Corbeau (1991) invite à combiner ces éléments, dans une approche interactionniste plaçant au centre de la compréhension du plaisir ou du déplaisir de manger, les interrelations entre ces trois dimensions ainsi que leurs fluctuations dans le temps et dans l’espace.

18Pour saisir la pluralité des processus de socialisation au plaisir, c’est-à-dire les multiples formes de transmission, d’appropriation et de construction du plaisir à l’œuvre chez chaque enfant interrogé, ainsi que leurs divers modes d’activation ou d’inhibition, nous jouons sur les modes de fluctuation du temps et de l’espace. En effet, leurs variations et les conditions de ces dernières sont une entrée intéressante dans la compréhension du phénomène car elles mettent au jour une dynamique du plaisir ou du déplaisir variable, souple, interchangeable et potentiellement activable par le mangeur pouvant produire des traces objectivables en raison des processus de déclenchements et d’ajustements de la pluralité des schèmes incorporés (Lahire, 1999, 2004) d’un côté et/ou des capacités argumentatives, interprétatives, voire des « justifications » (Boltanski, 1990 ; Boltanski et Thévenot, 1991) d’un autre côté.

19L’étude de la construction des produits complexes et pluriels de la socialisation est réalisée au travers des réinvestissements éventuels de ces produits dans de nouveaux moments ou de nouveaux lieux. Le suivi de mêmes enfants dans des contextes et des lieux différents, pour observer la variation de leurs comportements alimentaires, de leurs manières d’aimer et de ressentir, reste difficile à mettre en œuvre. C’est donc à partir du recueil de la façon dont les enfants s’expriment sur ces phénomènes, ainsi que sur leurs conditions de variations, qu’elles sont objectivées pour saisir la façon dont la circulation des dispositions enfantines est favorisée, ou au contraire dont elles sont mises en veille.

20Il s’agit, par ailleurs, de réfléchir à des formes de routinisation des dispositions au plaisir combinant tout à la fois des déclenchements-ajustements et également des interprétations, puisque contextes et situations ne se présentent pas de façon identique et que des raisonnements coûts-bénéfices sont repérables.

21En filigrane, cette partie se donne pour arrière-plan une réflexion sur la « condition moderne » à partir des multiples « espaces-temps » de la socialisation alimentaire et leurs effets sur les jeunes mangeurs, en termes de pluralité dispositionnelle et également de réflexivité et de propension plurielle à agir.

22Les consommations alimentaires sont des « événements sociaux » s’organisant selon des règles prescrivant le temps, le lieu et la succession des actions les composant (Douglas, 1979). Les lieux et les contextes façonnent les expériences et conditionnent l’accès aux aliments. Ils sont investis de sens et d’usages par les jeunes mangeurs, ce qui peut avoir des effets sur leur appréciation des produits au cours de l’incorporation. De plus, les enfants sont confrontés à diverses sphères d’influences dans lesquelles ils puisent pour définir leurs préférences : parents, fratrie, amis, milieux scolaire et extra-scolaire, espace médiatique se traduisant aussi par la fréquentation de lieux et de moments différents. Ces multiples influences se rencontrent, parfois se contredisent, et pèsent sur la socialisation des enfants considérés comme « mangeurs pluriels ». Le processus de socialisation alimentaire pluri-dispositionnelle pose les comportements alimentaires au point de croisement des patrimoines individuels de dispositions incorporées et des contextes de la pratique alimentaire – dont les lieux et les moments – car les processus d’incorporation, d’appropriation et d’actualisation par les enfants de préférences ou de rejets leur semblent fortement liés : lieux et contextes vécus de la consommation, mais aussi imaginés, sur l’origine géographique ou historique de l’aliment.

23Mettre l’accent sur la pluralité des lieux et des temps de la consommation et leurs effets, c’est permettre de comprendre qu’en puisant dans plusieurs modèles d’alimentation et d’incorporation, les jeunes mangeurs reçoivent et s’approprient diverses inclinations – à manger, boire, goûter, apprécier – qu’ils apprennent ensuite à mobiliser ou à inhiber en fonction des situations, des relations, des lieux ou des moments caractérisant chacune de leur consommation. Les sensations ressenties par les enfants les conduisent à accepter ou à refuser l’aliment, et les conditions d’incorporation les amènent à les valoriser ou les dévaloriser d’un point de vue hédoniste, imaginaire, social et identitaire.

24En ce sens, il y a une dimension « performative » mais celle-ci reste tributaire des déterminants sociaux et culturels des lieux, des contextes produisant les enfants et probablement également des inégalités dans les modalités d’appropriation, de transfert et d’actualisation des schèmes d’action et de perception d’un enfant à un autre. Cependant, en rester à ce niveau-ci consisterait à privilégier un « résultat évolutif d’un processus d’apprentissage et d’adaptation à l’environnement dans lequel la décision est prise » (Dubuisson, 1998, p. 492). Bien que les dimensions cognitives ne fassent pas l’objet d’un traitement spécifique en amont du protocole de recherche, il est possible de réfléchir à la compétence de jeunes mangeurs consistant à routiniser leurs dispositions au plaisir en situation par un travail « d’interprétation » portant sur la qualification et l’évaluation de chaque situation de consommations pour évaluer la relative similitude avec d’autres situations rencontrées (davantage du ressort de la cognition expérientielle), réfléchir aux coûts-bénéfices de telle décision (du registre de la cognition réfléchie) et permettre ainsi, dans l’expérience de la pluralité (des situations et des espaces-temps de la socialisation), d’actualiser ou d’inhiber leur plaisir à manger tel ou tel aliment, de telle ou telle façon et avec telle ou telle personne. Ce processus pourrait alors être apparenté à une forme de « cognition située » (Conein et Jacopin, 1993 ; Conein, 1998 ; Dubuisson, 1998) des dimensions comportementales, appréciatives, émotionnelles, etc.

Reconstruire les souvenirs de plaisir pour faire varier les lieux et les temporalités

25C’est en reconstruisant avec les enfants certaines situations, telles les souvenirs des premières expériences relatives au piquant, à l’amertume, ou à l’histoire des goûts et des dégoûts, du plaisir et du déplaisir, d’une réaction affective d’acceptation ou de rejet de l’aliment, qu’ont pu être recueillies les variations à l’œuvre au cours des processus de socialisation aux plaisirs, en quelque sorte « l’observation des manifestations extériorisées de l’intériorité des sujets » (Cochoy, 2004, p. 19). Certaines situations favorisent l’intériorisation de règles (de préhension, d’hygiène, de partage) et peuvent conduire à une modification de la réponse hédonique. Les enfants ont tendance à attribuer une valeur « idéelle-cognitive positive » lorsqu’ils ont du plaisir à consommer le produit et/ou lorsque celui-ci est apprécié par le groupe dans lequel se fait la consommation (Birch, 1979 ; Chiva, 1992 ; Rigal, 1996,).

26Le plaisir est un effet sensible (sensation) et également un acte de sens (production cognitive) ; les enfants ont la possibilité de juger, d’écarter, de discriminer certains produits selon plusieurs paramètres. Ils comprennent ce qui se mange ou ne se mange pas dans tel contexte, qu’inhiber ou exprimer une préférence ou un dégoût est une façon de s’intégrer et apprennent ainsi à jouer dans plusieurs scénarios alimentaires et à s’en servir : certains d’entre eux impliquent un déclenchement ou une inhibition (voire une annihilation) de dispositions à aimer des aliments. Si le contexte partage les enfants entre des décisions individuelles ou collectives dans le choix des produits qu’ils consomment, les espaces pratiqués ont un rôle important dans cette actualisation des schèmes d’action ou de perception.

Les lieux de restauration scolaire : de la cantine au self-service

27Le premier exemple précise les conditions d’autonomisation des enfants en relation avec la manière dont les adultes pensent leurs lieux de restauration scolaire4. Ces lieux construisent les enfants et les produisent.

28En effet, le passage pour un enfant de la cantine au self-service correspond aussi au passage du non-choix (l’enfant mange ce qu’on lui sert) à un contexte d’hyper-choix (l’enfant choisit parmi plusieurs items comment composer et structurer son repas). Ce changement favorise le déclenchement de schèmes au sens où la réflexivité résulte du choix ou de l’observation du nouveau. Le self-service, s’il permet à l’enfant de composer son menu, lui offre aussi la particularité de choisir avec qui et comment il le mange, ainsi que la durée du repas et la manière de disposer les plats et ustensiles sur le plateau et de les réorganiser tout au long de la consommation, ce qui a un effet sur la dimension hédoniste des repas dans le cadre de la restauration scolaire. L’ensemble des enfants aspire à ce mode de restauration : pour eux, cela signifie que les adultes respectent leurs décisions et participent à leur autonomisation. Cette envie a été formulée par de nombreux enfants en classe de CM2, impatients à l’idée de découvrir ce mode de restauration lors de leur entrée en collège. Pour les collégiens, si les repas présentés dans le cadre du self-service ne répondent pas le plus souvent à leurs goûts, leurs préférences ou leurs envies, ce lieu de restauration et les modalités de gestion du temps, de l’espace, du contexte social qui lui sont dédiées garantissent les dimensions sociales et hédonistes de repas partagés auxquels les collégiens interrogés aspirent et qui leur procurent leur principale source de plaisir5.

Moi je préfère quand on est dans des écoles où il y a le self, parce que nous, on choisit, on ne nous oblige pas. Ici à la cantine tu peux pas. Mais bientôt j’irai dans un self et je pourrai choisir.
Fille, 10 ans et demi, CM2

Par exemple quand on passe à la fin du self, ils nous disent « pourquoi vous ne prenez pas une salade ? », mais nous on ne veut pas, on dit « non, non », mais ils nous laissent partir parce que c’est nous ! C’est pas eux ! Mais les autres ils nous disaient toujours « non, tu manges ». C’est pas pareil qu’avant.
Fille, 13 ans, 6e

Inhibition de disposition à aimer des aliments

29Le second exemple témoigne de l’inhibition de dispositions à apprécier des produits dans l’espace de l’école ou du collège avec le poids de la socialisation horizontale. Certains enfants choisissent de cadrer leurs préférences ou leurs rejets en adéquation avec les valeurs du groupe des pairs pour ne pas risquer d’être rejetés. Cela résulte du processus d’incorporation au niveau objectif, imaginaire et social. Pour être intégrés au groupe, les enfants apprennent à modeler leurs goûts ou leurs besoins.

30Il découle de cette inhibition de préférence trois cas possibles : les cas de renforcement, ceux d’inhibition contextuelle et ceux de conversion.

Renforcement de l’inhibition par la répétition de l’expérience

31Le premier cas résulte d’un renforcement de l’inhibition par la répétition de l’expérience, ce qui conduit à la disparition du schème de consommation même si celle-ci peut être provisoire. Ce cas de figure est observé au moment de l’arrêt de la prise du goûter ou lors de l’incorporation d’aliments objets de tabous religieux.

32Concernant l’arrêt de la prise de goûter, celui-ci peut-être motivé par des désirs d’intégration au groupe passant par l’intériorisation d’un modèle alimentaire jeune et non plus enfantin. Tout comme la fin du bol de chocolat le matin avec la prise du café au lait, celle de l’arrêt de la prise de goûters constitue une des dimensions fondamentales du passage de l’enfance à l’adolescence. Devenir un jeune, c’est notamment ne plus manger comme un enfant, ne plus faire les choses « qui font bébé » pour reprendre certains des dires des interviewés.

En maternelle je prenais un goûter parce que toutes mes copines aussi en prenaient. Je ne ramène pas ici au collège parce que je n’aime pas. Ici, en collège on ne peut pas !
Fille, 12 ans et demi, 6e

33L’annihilation d’inclinations à aimer des aliments peut porter également sur la construction du registre du mangeable lorsque deux modèles alimentaires se confrontent, au sein du foyer ou entre plusieurs lieux d’alimentation (foyer du père, de la mère, des grands parents, de la cantine, du self).

34L’incorporation de dispositions socio-culturelles pour certains aliments permet de comprendre comment, progressivement, les enfants expérimentent ce qui se mange ou ne se mange pas, dans leur groupe de référence ou dans tel ou tel autre contexte, et apprennent à donner du sens à cette expérience en structurant eux-mêmes leur alimentation. C’est le passage d’une dynamique sociale à une dynamique personnelle.

35Le respect des tabous religieux s’observe non pas uniquement du point de vue du respect de la règle, une fois que le tabou a été intériorisé, mais aussi à partir des mécanismes à l’œuvre au cours de l’appropriation du tabou conduisant les enfants à rejeter le produit, puis à en ressentir du dégoût cognitif.

36Cette socialisation s’effectue au niveau vertical puisque certains aliments ne sont pas consommés ou pas proposés aux enfants dans l’espace du foyer et également hors du foyer lorsque les parents interdisent la consommation de viande non halal ou non casher dans la restauration scolaire, soit directement en posant l’interdit à leurs enfants, soit indirectement pour les plus jeunes d’entre eux, en déléguant auprès du personnel d’encadrement des cantines.

37La socialisation se réalise aussi de manière horizontale puisque les pairs de même origine socio-culturelle veillent, lorsqu’ils ont eux-mêmes déjà intériorisé la norme, à ce que les autres la respectent dans des lieux ne garantissant pas forcément son respect. Il y a un mouvement d’intériorisation des normes et des pratiques par inculcation et par entraînement direct.

38Les entretiens effectués avec des assistantes maternelles, des animateurs ou des personnels de la restauration scolaire témoignent de l’intériorisation progressive par l’enfant de dispositions socio-culturelles comme les tabous religieux ou de dispositions médicales comme la proscription d’aliments allergènes. Les enfants s’observent entre eux et peuvent aussi, dans certaines conditions de demandes émanant des parents ou des éducateurs, se surveiller.

39Il existe une circulation – d’abord verticale avant d’être horizontale – dans la transmission puisque les adultes demandent aux enfants ayant incorporé la règle (souvent les plus âgés d’entre eux) de pérenniser des comportements et des valeurs dans des contextes pour lesquels ils pensent avoir peu de « prises » (comme le milieu scolaire). L’appropriation du tabou est fixée chez l’enfant dès que celui-ci ressent un « dégoût cognitif » (Rozin et Fallon, 1987 ; Fischler, 1990).

Moi, personne ne me disait parce qu’on croyait que j’étais une française mais je suis d’origine algérienne et ils me disaient « vous devez manger de tout ». Moi j’aime tout. J’ai mangé de tout. Et ma copine, elle savait qu’il ne fallait pas manger du porc, elle était un peu plus âgée que moi. Donc à un moment elle m’a fait : « qu’est-ce que tu manges ? ». Et je mangeais un croque-monsieur, il y avait du porc et elle m’a dit de ne pas manger et c’est depuis ce jour-là que je ne mange plus de porc.
Fille, 12 ans, 6e

J’ai fait à ma mère « maman, aujourd’hui c’était trop bon, j’ai mangé un truc là » [Rires] et après elle m’a fait « c’est quoi ? », je lui ai fait « c’est comme des tranches », après elle m’a fait « ah c’est du porc ? » après j’ai fait « je sais pas », elle est allée voir la cantine, elle lui a fait « qu’est-ce que vous avez servi hier ? », « on a servi du porc », après elle a fait « ah vous avez donné du porc à ma fille » et après elle l’a disputé.
Fille, 11 ans et demi, 6e

40L’intériorisation de tabous alimentaires peut être contournée par les enfants s’en servant de « parades » pour refuser la consommation de certains produits. Ce type de « compétences enfantines » est observé sur la problématique du halal – avec en arrière plan le principe de contamination des aliments – au niveau du collège, et on retrouve un phénomène identique en lien avec la santé sur la problématique des allergies, dimension observée dans l’école primaire uniquement6. La thématique prenant de l’ampleur ces dernières années, certains enfants s’en servent – lorsque les allergies ne sont pas avérées sur le plan médical – comme d’une excuse pour ne pas consommer certains produits, et ce, même si les allergies réelles sont gérées et encadrées dans un dispositif spécifique, le Projet d’accueil individualisé (Pai).

Nous en plus, notre excuse pour ne pas manger quand on n’aime pas, c’est « on ne mange pas de porc » ou « on mange halal ». Parce que si on ne dit pas ça, après ils vont nous obliger de manger ce qu’il y a autour. Du coup parfois ils savent pas alors on peut les gruger pour pas manger.
Fille, 12 ans, 6e

Moi quand j’aime pas, ben je dis que je peux pas manger à cause des allergies, comme ça elles m’embêtent pas.
Garçon, 9 ans et demi, CM2

Inhibitions « contextuelles »

41Le deuxième cas relève d’une inhibition que l’on peut qualifier de « contextuelle » lorsque les enfants apprennent à actualiser leurs schèmes en fonction des contextes, des moments et des espaces. C’est le cas de la consommation de produits non valorisés dans les cultures alimentaires enfantines. Les légumes et certains autres produits plus rares comme les abats viennent en tête.

42La consommation de légumes à la cantine comporte un risque, celui de se « léguminiser » en quelque sorte, et ainsi d’être rejeté par l’ensemble du groupe. Certains enfants, pour rester intégrés, apprennent à taire leur appétence pour tels produits, se contentant d’en manger dans d’autres lieux comme à la maison. Ce mécanisme témoigne d’une « prise » des enfants concernant leurs comportements alimentaires. Il ne s’agit pas simplement ici d’inhiber une préférence car le contexte ne s’y prête pas, mais bien de volontairement taire son attrait pour les légumes dans un raisonnement coût-bénéfice : l’intégration au groupe est plus importante que la consommation de légumes.

Moi les légumes je trouve ça bon. À la cantine, j’en prenais tout le temps. Et mes copains me disaient « beurk, tu traînes plus avec nous ». Donc chez moi j’en mange mais à la cantine je n’en mange plus.
Fille, 12 ans et demi, 6e

Apprendre à s’affirmer

43Le dernier cas présente une inhibition pouvant être écartée, voire rejetée par les enfants, lorsqu’ils font l’apprentissage de la différence sur le plan identitaire en valorisant la décision individuelle et subjective par l’affirmation de leurs goûts. Ce dernier cas de figure a été plus rarement relaté ou repéré dans les propos des enfants. Cela se justifie en raison d’une pression de conformité s’illustrant par le respect des goûts des pairs extrêmement puissant : dans la construction identitaire, au cours du processus de socialisation, certaines consommations sont considérées comme spécifiques de répertoires enfantins et/ou adolescents, et sont construites par ces derniers contre un modèle alimentaire adulte (et/ou pour les adolescents contre un modèle alimentaire enfantin). Y déroger, c’est ne pas se plier aux règles du groupe, c’est prendre le risque d’être rejeté ou inversement celui d’amener ses pairs – par persuasion – à intégrer un nouveau produit dans leur répertoire.

Moi les choux de Bruxelles j’adore ça. Même ceux de la cantine. Mais mes copains ils aiment pas. Ils se moquent de moi parce que j’en mange. Mais moi, j’m’en fiche. En plus ils goûtent même pas. J’leur ai dit qu’il fallait goûter mais ils aiment pas. Ils veulent pas.
Garçon, 11 ans et demi, 6e

Les échanges, moi, c’est rare que j’en fasse parce que les légumes je sais que c’est essentiel pour la santé. Alors quand il y a les légumes, c’est pas que je suis gourmand, si un peu quand même, mais je leur dis : « essayer au moins de goûter » parce que la dernière fois il y avait carottes, céleris râpés, salade avec une sauce mayonnaise et des radis et tout le monde me disait : « t’en veux » et je leur disais « essayez au moins de manger ». Ils ont tous trouvé ça bon et voilà.
Garçon, 11 ans, CM2

44Deux cas de figure se repèrent également lorsque les enfants refusent certaines décisions émanant des adultes avec le contournement de la règle observé dans le cadre de compétences enfantines. La prise de goûter et d’en-cas ayant été interdite dans l’école primaire observée, certains enfants consomment en cachette leurs goûters dans les toilettes. Espace de l’intime, espace pour soi, seul endroit dans l’établissement et seul moment au cours des récréations, où et durant lequel il est possible de consommer. Disant ne pouvoir (plus que ne vouloir) se passer de goûter et d’en-cas, les enfants rejettent l’inhibition qui leur était imposée, probablement avec la complicité de leurs parents pourtant informés du récent interdit dans l’école mais néanmoins fournisseurs de goûters et d’en-cas chaque jour.

On n’a plus le droit de manger à l’école pendant les récré, mais moi j’ai trop faim. Je peux pas. Alors je mange dans les toilettes.
Garçon, 10 ans et demi, CM2

45Des contournements aux règles sont aussi adoptés par les enfants lorsqu’ils ne désirent pas consommer certains produits qu’ils n’ont pas l’habitude de manger.

Je goûtais un tout petit peu puisque j’étais obligé mais des fois je ne mangeais rien. Moi je jette quelquefois. Je prends la serviette, je mets dans la serviette et après je jette dans la bassine.
Fille, 10 ans, CM2

Appropriation de nouveaux espaces de consommation

46Le dernier exemple porte sur la fréquentation de nouveaux espaces de consommation et la manière dont les enfants s’approprient, progressivement, les aliments consommés dans ces espaces. La répétition des expériences entraîne une familiarisation des enfants à la consommation d’un aliment (Chiva, 1996 ; Rigal, 1996), et aussi à la configuration de l’expérience de consommation (espaces, cadres sociaux, représentations sur l’origine de l’aliment, moment de la consommation extraordinaire). Outre la familiarisation au contexte et au produit, la sémantisation est très importante. L’expression langagière permet à l’enfant d’enregistrer et de s’approprier le contenu de l’expérience. Lorsque l’expérience d’une situation alimentaire s’étend dans la durée, elle participe à la construction du modèle alimentaire en créant des habitudes. L’enfant va donner du sens à cette situation ce qui favorise l’incorporation de schèmes et leur actualisation lorsque la situation se répète. En ligne d’horizon, cela peut aboutir à la valorisation du produit et du lieu de préhension y compris sur le plan identitaire.

J’avais 4 ans, j’ai commencé à manger chinois. Je disais que j’aimais pas parce que je n’avais pas goûté. Et puis on me dit que c’est chinois donc je me dis « ah ça c’est pas les plats que je veux, que j’aime comme frites ». Après j’en mangeais assez régulièrement et puis au bout d’un moment j’ai apprécié, j’ai adoré. Nous on va souvent au restaurant chinois ou japonais.
Garçon, 10 ans, CM2

47En conclusion, diverses configurations alimentaires sont présentées pour illustrer la pluralité à l’œuvre chez les jeunes mangeurs dans le sens où ils sont capables, selon les lieux et les moments, selon les contextes sociaux et le type d’aliment, d’incorporer, d’actualiser ou d’inhiber des comportements différents dans leurs logiques et leurs significations. En découvrant une situation nouvelle, ils sont amenés à ajuster leur comportement avant de parvenir à incorporer de nouvelles habitudes. En ce sens, les enfants font preuve d’une « souplesse cognitive » dans la manière dont ils parviennent à jouer avec les situations en apprenant à mobiliser ou à taire certaines dispositions. Il s’agit non pas de postuler une dimension évolutive d’un processus d’apprentissage et d’adaptation aux contextes, aux situations et finalement à l’environnement dans le sens, d’une part, que cela traduirait la répétition à l’identique de chaque situation et, d’autre part, d’une absence de « prise » des jeunes mangeurs dans leurs processus d’activation ou d’inhibition. Ces réflexions conduisent plutôt à envisager une action « performative » de routinisation des enfants, dans le sens d’économies cognitives appuyées sur un travail d’interprétation, de qualification et de requalification de situations.

48Dans cette direction, la perspective mobilisée n’est pas éloignée de celle de Lamine (2003, 2008) qui, étudiant les « prises » des mangeurs en termes sensoriels (l’appréhension par les sens), cognitifs (les informations et les connaissances disponibles) et axiologiques (les valeurs et relations en jeu) pour analyser les choix d’une nourriture biologique et leur argumentation en termes de justification, contribue également à appréhender les processus de basculement en situations. Elle montre comment, lorsqu’il y a une problématisation d’une situation et donc basculement, les trois dimensions de la « prise » sont rééquilibrées. En outre, la régularité de certaines situations (voire leur ressemblance) permet d’aboutir à de la « réflexivité routinière », c’est-à-dire que chaque situation n’est pas systématiquement l’objet d’un rééquilibrage.

49Si la répétition des expériences alimentaires a un effet sur la familiarisation à la situation sans doute à l’origine d’une « réflexivité routinière » chez les enfants, il conviendrait ultérieurement de creuser cette dimension pour réfléchir plus en détail à l’expérience de la « condition moderne » par les jeunes mangeurs pour comprendre quelles incidences ces « prises » peuvent avoir sur le renforcement, la transformation ou la création de préférences et plaisirs alimentaires.

50De surcroît, il apparaît essentiel de réfléchir aux exigences ou contraintes de performances, de compétences, d’interprétation et de qualification des situations, qui font la différence entre le novice, obligé de s’appuyer sur les règles pour référer ses actions à un code explicite, et l’expert, s’appuyant sur des repères inscrits dans les choses lui permettant d’avoir recours à des routines (Conein, 1998) d’un point de vue cognitif et social pouvant être à l’origine non pas de davantage de réflexivité, mais plutôt d’un renouvellement des situations d’inégalités sociales ou individuelles résultant moins de déterminants sociaux que de différenciations sociales et individuelles dans les formes de routinisation et d’économies cognitives des actions situées. Il s’agit notamment de réfléchir aux caractéristiques des contextes suscitant ou entravant, confortant ou fragilisant les compétences cognitives, ou encore aux épisodes de transition biographique, liés par exemple à l’expérience de la mobilité comme la migration, pouvant générer de la différenciation sociale et des inégalités entre enfants en considérant des transferts, des circulations et des redéfinitions (plus ou moins aisés) de schèmes d’action et de perception d’un contexte culturel et social à un autre.

51Ne pouvant aller plus loin dans la réflexion, nous avons tout de même souhaité l’entamer car elle semble être l’un des axes sociologiquement pertinents d’analyse des conséquences de l’expérience de la modernité par l’enfance et l’adolescence comme « positions structurelles », en termes de compétences et de souplesse cognitive, amenant à réfléchir à d’éventuelles inégalités sociales entre les enfants et les adolescents en tant que « groupes sociaux », et de l’enfant ou de l’adolescent en tant qu’« individu ».

52D’autres dimensions participent aux formes d’appropriation et d’actualisation de préférences et de rapports au plaisir. Dans la partie suivante, les plaisirs qu’on éprouve en incorporant les sens (sensoriels, cognitifs et symboliques) des aliments seront abordés afin de réfléchir aux normes du plaisir qu’on ingère, qu’on choisit d’ingérer ainsi qu’aux normes créées par le plaisir dans le cadre d’expériences alimentaires.

Le plaisir dans le processus décisionnel

53Dans la conception phylogénétique, le plaisir est au service de la conservation de l’individu. La consommation alimentaire résulte d’un état de motivation ou de décision qui trouve sa source dans le plaisir. Des mécanismes de régulation énergétique, nutritionnelle et émotionnelle régissent la consommation. Cette dernière est surplombée par des mécanismes de régulations sociales et culturelles qui interfèrent sur le plaisir en en modelant les composantes sensorielles et en en donnant un sens, des valeurs. Le plaisir est sensation et acte de sens, il est guidé par des émotions, des sensations et des cognitions plus ou moins conscientes.

54Pour comprendre ce que fait le social sur le plaisir du mangeur ainsi que ce que le plaisir du mangeur fait au social, nous regarderons comment le contrôle cognitif et la réflexivité interviennent dans les processus décisionnels des jeunes mangeurs pour activer le plaisir, le modeler, le contraindre. Deux niveaux complémentaires peuvent ici être proposés : le premier s’intéressera à la construction de l’individualité au regard de processus réflexifs à l’œuvre dans l’affirmation de « styles de plaisir alimentaire » et s’inscrit plutôt au cœur de la matrice de la « condition moderne » ; le second privilégiera les modes de fabrication et d’expression de la subjectivité dans les rapports que chaque enfant entretient avec le plaisir alimentaire et s’appuie sur une approche en termes de rationalisation du plaisir.

55Dans ces deux niveaux, nous nous intéresserons à l’articulation entre les goûts des aliments, qui sont le premier pilier du plaisir de manger, et la socialité de l’acte de manger comme autre pilier du plaisir. Nous mettrons la focale moins sur les aspects collectifs et partagés que sur les dimensions individuelles cristallisées dans le rapport singulier que chaque mangeur construit avec le plaisir, même si cela peut être fait en écho avec des dimensions collectives, de multiples ajustements que cela implique et qui aboutissent à une combinaison originale. Ceci permettra aussi de comprendre, au-delà des différences des processus de socialisation au sein d’un même groupe, comme la famille par exemple, pourquoi certains de ses membres valorisent tant le plaisir de manger ou pourquoi s’en désintéressent-ils, en quoi s’y adonnent-ils ou en quoi se limitent-ils.

Affirmation de « styles de plaisir alimentaire »

56Les capacités d’agir des enfants et des adolescents peuvent être saisies à partir des ajustements et des moyens d’actions individuels ou collectifs qu’ils mettent en œuvre en situation, visant à équilibrer leur plaisir de manger entre l’expression de leur satisfaction individuelle et celle de la jouissance partagée. D’une part, chaque enfant, en se construisant sur le plan identitaire, part à la découverte de lui-même, de ce qu’il aime et de son style de vie (c’est ce qu’on appelle le « processus d’individuation » caractéristique de la « modernité réflexive ») ; ce processus se construit dans le rapport intime et l’implication très forte qu’il entretient avec la rencontre des autres. D’autre part, chaque enfant opère dans ses choix, ses préférences et ses plaisirs des centrations sur lui-même, comme sujet hédoniste et jouissant.

57Parvenir à être fidèles aux autres tout en étant fidèle à soi-même est possible au travers des processus de construction d’une bonne distance « entre la singularité » et la « conformité » (McDonald, 1999, p. 161, cité par Diasio et Pardo, 2009) pour se construire un « style alimentaire » à soi. Ce mécanisme constitue un réel travail d’arrangement et de resignification de la part des enfants car il implique non seulement une certaine réflexivité et souplesse cognitive, mais aussi le pouvoir d’agir et la capacité d’en donner du sens pour en faire un ressort identitaire.

58Bien que souvent soumis à des rapports de contraintes en matière d’alimentation, les enfants et les adolescents procèdent à de multiples ajustements aux normes et aux règles, vivent des épisodes de distanciation, de ruptures et d’affranchissements de leurs répertoires alimentaires (notamment en fonction des générations dans le cadre de différenciations entre des cultures enfantines, adolescentes ou adultes), et apprennent à négocier et arranger leurs préférences en les actualisant ou en les inhibant. Les mécanismes de reformulations des goûts et des dégoûts peuvent aboutir à des formes de conversion ou de transformation dans la socialisation alimentaire. Tout ceci contribue à les distinguer les uns des autres en les poussant à agir différemment dans une combinaison originale et individuelle. Cette dynamique d’individualisation-individuation se donne à voir dans les focus groupes. En effet, certaines questions d’associations de mots sur le plaisir permettent de mettre au jour les « styles de plaisirs alimentaires » de chacun qui sont tout à la fois identiques sans jamais vraiment être semblables.

59Extrait de focus auprès d’une fille, E20 (12 ans), et d’un garçon, E22 (14 ans), 6e :

E20. – Il faut varier ! Moi les kebabs j’en mange que tous les deux mois. Il faut changer pour continuer à avoir du plaisir sinon ça n’a plus de goût. Ça lasse.
E22. – Moi je mange des kebabs tout le temps, dés que j’ai faim ! Moi quand je mange c’est toujours avec du coca. Moi j’ai toujours du plaisir !
E20. – Chacun a son alimentation.
E22. – Du plaisir de manger ? Mais manger c’est naturel ! Y a du plaisir tout le temps !

60Les affirmations de goûts individuels sont nombreuses et ne semblent pas toujours être comprises et explicables par les enfants. Pour eux, « c’est comme ça », certaines préférences sont partagées, communes et d’autres plus personnelles, mais aucun d’entre eux ne situe ces différences comme étant liées à leur autonomisation au sein de la famille ou des groupes de pairs ou à leur manière bien à eux de se construire.

61Le positionnement de l’enfant dans l’histoire familiale et dans sa fratrie permet de comprendre une des formes de la construction identitaire à l’œuvre chez les enfants. Dans la distinction entre l’enfant d’avec ses frères ou ses sœurs, les préférences individuelles en termes de plaisir apparaissent : le positionnement individuel des enfants au sein de la fratrie résulte souvent d’un jeu d’opposition entre les goûts et les préférences de ces derniers d’avec ceux et celles de leurs frères et sœurs. En se distançant, ils apprennent à se construire sur le plan personnel (supra partie 3, chapitre 2). Les processus de socialisations au sein d’une fratrie ne sont pas identiques puisque les enfants ne font pas les mêmes expériences et ne sont pas nécessairement confrontés aux mêmes univers de socialisation. De plus, ils sont concernés par des formes de socialisation différenciées selon le sexe ou l’âge qui leur confèrent un rôle, un statut, un référentiel d’expériences distincts les uns des autres. Dans la fratrie, certains sont plus concernés par de la néophobie alimentaire ainsi que semblent en témoigner plusieurs enfants lorsqu’ils évoquent les goûts de leurs frères ou sœurs. Cela peut renvoyer aux différences d’âge. De surcroît, l’effet pochoir peut ne pas fonctionner de la même façon dans une famille, selon que l’on est une fille ou un garçon mais, selon toute probabilité, surtout selon son rang dans la fratrie : les cadets semblent expérimenter plus tôt certaines expériences alimentaires du fait d’un relâchement éducatif des parents plus habitués et familiarisés à leur rôle parental et du fait aussi de la présence de leurs aînés qui poussent et ouvrent leur répertoire alimentaire.

Dans la famille on a une bonne alimentation sauf mon frère parce qu’il est attiré par les hamburgers, les sucreries, les gâteaux, la viande. Il met une tonne de sel. Mes parents ils le grondent mais il s’en fout, il va dans sa chambre et il joue. Il fait des efforts en ce moment. Il s’est mis à goûter la salade, il a aimé ! Comme fruits, il aime que la pomme et la banane, et la banane encore écrasée et il faut qu’elle soit jaune soleil. Bon moi j’étais un peu comme ça. Mais j’ai changé. Maintenant je pousse un peu mon frère, je lui fais l’avion ! […]Maintenant il voit plus l’utilité de manger les fruits et de connaître leur goût et leur odeur. Pour reconnaître.
Garçon, 10 ans, CM2

Le mot plaisir et alimentation, bien être libre de choisir, c’est manger aussi des choses équilibrées. À la maison, faire attention je pense qu’on est deux ou trois mais maximum trois. Déjà ma grande-sœur elle n’y fait pas du tout attention parce qu’elle n’aime pas les légumes ni les fruits et viande c’est très limité. […] Il y a beaucoup de trucs qu’elle n’ose pas goûter parce qu’elle a peur de ne pas aimer.
Fille, 12 ans, 6e

62Enfin, l’expérience de la pluralité individuelle permet aux enfants de se détacher, de sciemment se délier, pour mettre en avant leur individualité ou, au contraire, pour se lier et volontairement se relier afin d’affirmer leur position dans l’identité familiale.

63Tantôt cette caractéristique individuelle s’exprime au travers de l’opposition, voire de la confrontation, avec les autres membres de la famille : l’enfant se trouve ainsi en rupture volontaire avec les liens de filiation dans les modèles alimentaires familiaux.

Alors lui ses goûts, je ne sais pas d’où il les sort, il n’aime rien comme nous. Nous on est tomates, lui pas. Non je ne sais pas d’où ça lui vient mais il est très différent de son frère.
E66, mère de deux garçons, 13 et 11 ans

64Tantôt cette dimension plus personnelle se construit dans une espèce de continuité avec l’héritage familial : l’enfant devient celui qui se rapproche le plus de ses parents, ce qui lui confère une place particulière au sein de la famille, les parents pouvant être fiers de tant de ressemblances.

Dans ses goûts, c’est tout moi.
E 55, mère d’une fille, 8 ans.

65Regardons plus en détail les modes de fabrication et d’expression de la subjectivité chez les enfants ainsi que la façon dont, sur le plan individuel, ils contrôlent et domestiquent leurs rapports au plaisir.

Modes de fabrication et d’expression de la subjectivité

66Cette partie interrogera ce que font les enfants de ce qu’ils reçoivent, autrement dit, questionnera les spécificités des articulations entre la « structure » et la subjectivité de ces derniers, dans des contextes socio-historiques bien déterminés, afin d’aboutir à articuler « rapport de soi à autrui » et « rapport de soi à soi », pour reprendre une expression de Foucault. En s’intéressant aux liens entre pouvoir et connaissance, il montre comment la connaissance formate les individus en les responsabilisant et en les poussant à s’autodiscipliner. Les sujets modernes sont poussés à réfléchir sur eux-mêmes pour s’autoréguler. Ceci les conduit à adopter certaines attitudes dans l’optique de rationaliser leurs plaisirs. Le plaisir doit dans tous les cas être sous contrôle, et ce sont ces formes de contrôle, trouvant un écho spécifique dans le contexte actuel, qui sont transmises aux enfants et aux adolescents. Elles sont observables dans l’expression de leur subjectivité. Celle-ci est produite non seulement par des rapports de pouvoir imposés de l’extérieur, « normalisant » et « objectivant » ceux de chaque mangeur au plaisir, mais aussi par les pratiques dans lesquelles il se constitue activement par l’autorégulation, sachant que ces pratiques ne sont pas inventées mais sont des « modèles que l’individu trouve dans sa culture, sa société et son groupe social » (Foucault, 1984). En France, plusieurs formes d’orientation du plaisir alimentaire peuvent être envisagées comme des formes de rationalisations du plaisir.

67La démarche entreprise sur les formes de rationalisation enfantine du plaisir permet en partie de comprendre ce que fait l’enfant de ce qu’il reçoit : la première porte sur le contrôle du plaisir au service des corps, des apparences et de la santé, et s’inscrit dans une posture ascétique ; la deuxième relève de l’expérience et de ce que l’on appelle en philosophie le « principe de réalité » et repose sur l’attitude modérée ; la dernière renvoie à l’« individualisme hédoniste ». Toutes trois ont pu, avec plus ou moins d’évidence, être repérées au cours des échanges avec les enfants ou avec les mères.

Le contrôle du plaisir au service du corps, de l’apparence et de la santé

68Bien que le plaisir soit une motivation très importante dans le choix alimentaire, plusieurs des enfants interrogés restreignent délibérément leur comportement alimentaire et leur penchant « gourmand » pour atteindre soit (plutôt auprès des filles et des adolescents) l’idéal actuel de beauté, c’est-à-dire une forme de corps mince, soit l’amélioration ou la préservation de leur santé. Cette contrainte est avant tout associée à une restriction du plaisir que l’on retire de la nourriture. La maîtrise des conduites pour qu’elle soit autogérée par chaque enfant suppose des apprentissages plus ou moins contraignants. Ce contrôle – sorte de gestion psychocorporelle – repose alors sur un processus d’appropriation, puis d’individualisation.

69Le plaisir en est-il complètement absent ? Se restreindre n’implique pas nécessairement une réduction du plaisir, les modes d’expression de ce dernier étant nombreux. Résister aux plaisirs « communs » des enfants tels les glaces ou les frites, ne pas se laisser emporter par eux, c’est être dominant par rapport à soi-même et, par là, prétendre être en mesure de dominer ceux qui se laissent aller à la « facilité ». Cette relation de plaisir « sous contrôle strict », pour reprendre les termes d’un enfant interrogé, permet une autosatisfaction et un sentiment de distinction – du fait de la valorisation de la privation, de la continence et de la vie frugale – vis-à-vis des autres enfants par exemple, et cela même si cette forme de plaisir reste adossée à une conception de l’alimentation plutôt fonctionnelle au service d’un « corps machine ». Toute la satisfaction et le plaisir ressentis proviennent de la capacité de l’enfant, seul, de s’autocontraindre. Et plus sa faculté à se discipliner est grande, plus son plaisir croît.

Moi je me gère en tout. Je sais qu’il y a plein de choses qui sont pas bonnes pour la santé. Donc je mange bio, chez moi on ne mange que bio. Et y a plein de trucs que mes copains ils mangent, qu’ils aiment bien comme hamburgers ou frites et coca, mais moi j’aime pas. Je sais que c’est pas bon pour la santé donc je n’en mange pas. Parfois c’est bon mais c’est aussi pas bon pour la santé.
Fille, 11 ans, CM2

Le plaisir du chocolat, on revient toujours au chocolat, c’est un bon plaisir à consommer modérément, pareil pour les glaces et vraiment très strict pour les bonbons sucrés. Je m’impose des règles. Avant c’était mes parents, maintenant je me les fais moi-même. […] Je vois bien mes copains eux ils y arrivent pas. Ils m’font toujours « vas-y goûte ! ». Mais moi je résiste. Avant j’y arrivais pas tout le temps, des fois j’y arrivais pas. Mais maintenant je résiste tout le temps.
Garçon, 10 ans et demi, CM2

70Cependant, si l’idéal corporel ou la philosophie de vie incorporés et acceptés façonnent l’enfant qui désire ardemment rester maître de lui-même, cela peut générer des frustrations importantes lorsque le plaisir sensoriel dans la privation de nourriture ou le plaisir partagé dans la vie sociale sont niés dans ce processus restrictif. L’effort drastique effectué pour contraindre peut, sous certaines conditions bien réglementées et normées, être interrompu pour laisser libre cours à un épisode de prise de plaisir quasi extrême et pantagruélique, mais nécessairement limité dans le temps. Cela renvoie à la dimension du « lâcher prise » du corps et de la psyché au repos forcé. L’augmentation de troubles du comportement alimentaire chez des populations de plus en plus jeunes et qui concernent plus largement les personnes des deux sexes, conduit certains chercheurs à s’intéresser au principe de « contrôle rigide des habitudes alimentaires » (Westenhoefer, 1991). Associé au plaisir à la fois sensoriel et commensal, il conduit à une dichotomie du « tout ou rien » et se traduit par des épisodes d’hyper-contrôle individuel et par d’autres de « craquage » individuel plus que social7.

Moi je fais gaffe tout le temps sauf des fois quand je suis seul le mercredi midi ben je me fais un méga sandwich de la mort. Je mets pleins de trucs dedans avec plein de couches de pain. J’mets du jambon, des knacki, des cornichons, des tonnes de mayo-ketchup. Du fromage aussi. Je dis que c’est le hamburger de la mort ! C’est comme ça que je l’appelle.
Garçon, 10 ans, CM2

71Le « hamburger de la mort » peut prendre trois significations. La référence à la « mort » renvoie tout d’abord à un mode d’expression en vogue chez les enfants et les adolescents. Elle peut aussi se référer au caractère potentiellement destructeur ou mortifère d’épisodes de « lâcher prise », sorte de tendance morbide souvent décrite dans des cas de troubles du comportement alimentaire où l’effet recherché peut être de remplir un vide. Mais derrière Thanatos, il est possible aussi de voir l’expression paroxysmique du plaisir au travers de l’affirmation d’un plaisir solitaire, d’un rapport jouissif au sandwich, d’une occultation volontaire de la sociabilité et de la présence des autres8. Ce « corps à corps culinaire », pour reprendre l’expression de Châtelet, amène à davantage considérer le matérialisme jouissif ainsi qu’à s’intéresser aux formes de plaisir solitaire. Ce garçon est engagé dans un surinvestissement affectif signifiant avec son sandwich, le nommant, répétant chaque semaine l’activité culinaire, ce qui implique que l’expérience recherchée est renouvelée pour reproduire cette sensation jouissive.

Apprendre à modérer son plaisir

72Cette rationalité dans les formes du plaisir s’adosse aux règles du ni « trop », ni « peu ». Moins orientée sur la discipline de soi, elle privilégie une appropriation des savoirs et des règles basées sur les expériences et les besoins de son propre corps. Elle repose sur un principe médian n’impliquant « ni trop » de discipline et d’autocontrainte, « ni trop » et « ni peu » de plaisirs. C’est l’attitude raisonnable qui concerne à la fois l’enfant seul (puisque sa rationalité est engagée dans la compréhension de ce qui est la « juste mesure » pour lui et qu’il s’agit d’une orientation poussant à l’introspection), mais aussi les individus de la société qui l’entourent (car ils veillent, conseillent et parfois sanctionnent les dérives possibles quand la raison de l’individu ne semble plus appropriée). Cette attitude est au centre d’une relation individu-société.

73Elle semble apparaître chez les enfants plus formalisée dans le sens d’une expérience d’un trop-plein de plaisir qui s’est avérée négative, car écœurante ou rendant l’enfant malade et dont résulte l’apprentissage d’un plus juste dosage du plaisir sur le plan de leurs besoins personnels. Quand on mange trop de la même chose, le plaisir, le goût et la saveur s’émoussent et peuvent même conduire à ressentir un écœurement.

Des fois quand je mange trop de chocolat, ça arrive qu’après je n’aime plus trop. Comme les barres de chocolat, une fois j’en ai mangé plusieurs fois, j’en ai vomi et après j’avais mal au ventre et après j’ai plus jamais voulu et après j’ai réessayé et ça va. Mais je n’en ai pas trop pris.
Fille, 11 ans, 6e

74On la retrouve aussi à partir des expériences de la temporalité du plaisir au cours desquelles ils apprennent à différer le plaisir ou à le modérer pour en augmenter l’intensité ou la durée. Dans ce cas de figure, ils « apprivoisent », « domptent » en quelque sorte leur relation au plaisir au travers de leurs expériences personnelles : ils apprennent à jouer avec les sensations de faim et d’envie.

Le plaisir c’est le chocolat, les sucreries, les gâteaux et les glaces. Mais je modère. Par exemple si je prends trop de bonbons un jour, je vais diminuer après, j’en mange moins et parfois j’en garde pour faire durer le plaisir.
Garçon, 12 ans, 6e

L’« individualisme hédoniste » et l’« hédonisme ouvert à l’autre »

75La rationalisation du plaisir passe par la constitution d’une relation positive créant ou renforçant les rapports que les enfants entretiennent avec leur entourage, soit favorisant leur bien-être ou les deux, le rapport à l’hédonisme pouvant inclure des valeurs individualistes ou au contraire fortement tournées vers les autres.

76D’un côté, on note un individualisme hédoniste reposant sur l’individualisation croissante et le rapport réflexif au corps. C’est une attitude invitant à rompre avec les pratiques alimentaires à l’origine de frustrations et se fondant sur la réappropriation par l’enfant de son plaisir considéré comme essentiel à son épanouissement.

Quand je prends des plats japonais, souvent c’est tellement copieux que je n’arrive pas à finir et je pense qu’il faudrait qu’on arrive sans avoir mal au ventre à la fin, sans que les plats soient trop copieux pour avoir vraiment du plaisir. C’est se sentir comme après un repas normal. Parce que souvent après un restaurant je me sens ballonnée. Mais donc j’ai du plaisir en le mangeant, le plaisir c’est surtout quand on mange parce que après bof. Et avant, quand on sait qu’on va manger, ça impatiente.
Fille, 9 ans et demi, CM2

Je me sens libre au goûter de quatre heures car je le prépare comme je veux, comme je l’aime. C’est mon petit plaisir à moi. Des fois je prends des céréales, des fois je me prends du pain, des fois des gâteaux. Ça dépend si j’ai faim.
Fille, 13 ans, 6e

77D’un autre côté, on remarque un hédonisme par l’altérité, par la présence aux autres et par le partage qui va être mobilisé comme ressort essentiel dans l’expérience du plaisir hédoniste. Celle-ci est partagée car ce n’est pas ce qui plaît individuellement qui est valorisé mais la communion, l’harmonie, la symbiose des sens et des sensations dans l’être au monde9 : c’est donc l’« hédonisme ouvert à l’autre », pour reprendre l’expression de Pourtois (2009).

De toute façon c’est un bon moment pour lui. C’est un très bon moment de passer à table. Elle aussi elle aime bien, elle aime bien manger mais si tu veux c’est un peu plus désordonné, c’est plus déstructuré pour elle. Déjà lui me stresse parce que moi je déteste faire la cuisine, donc il rentre dans la voiture à la sortie de l’école à 17h30 et « on mange quoi ce soir ? » [Rires] Alors moi je lui dis que je n’y ai pas encore pensé parce que le repas n’est pas prêt à l’avance. Je lui dis que ce n’est pas encore réfléchi. Mais lui c’est quelque chose qu’il attend avec impatience le repas, mais toujours ! Que ce soit celui du midi ou celui du soir, et le goûter ! Alors le goûter n’en parlons pas, parce que à partir de 14h00 il me demande ce que je vais lui donner au goûter. Le matin il regarde son cartable pour voir ce que je lui mets pour le goûter. Il aime vraiment manger. Depuis toujours. On l’a amené au restaurant à deux ans il adorait les grands couverts, les grands verres. Donc c’est un peu exceptionnel si tu veux, pas habituel. Je pense qu’avec ma fille ce sera complètement différent. Elle, rester à table c’est pas son truc. Tandis que lui il prolonge. Facilement il va parler à table beaucoup, c’est un bon moment. Et puis il est avec nous, on discute, etc. Et puis il y a le dessert qui l’attend à la fin donc si tu veux c’est vraiment sa carotte.
E58, mère de deux enfants, 4 ans et demi et 1 an et demi

78Des variations sont observables entre les enfants et pour un même enfant dont il n’est pas toujours aisé de rendre compte. Pour saisir les multiples rapports que les jeunes mangeurs entretiennent avec le plaisir, il s’agit de décrire non seulement leurs capacités plurielles d’agir, d’agencer et de combiner ces divers contenus de la socialisation au plaisir et également leurs facultés à en donner du sens dans un mécanisme identitaire les rendant tout à la fois conformes les uns aux autres et singuliers les uns vis-à-vis des autres.

79En reconstruisant plusieurs situations d’articulation par les enfants de leurs dispositions au(x) plaisir(s) alimentaire(s) en fonction des environnements et des contextes dans lesquels ils sont amenés à naviguer, nous avons montré que les motivations, les inclinations et les décisions sont fortement reliées au contexte, au lieu, au groupe ainsi qu’à la culture, et que l’expérience de la pluralité ainsi que de la subjectivité dans les goûts leur permet de se distancer, de faire des choix, ou de taire certaines dispositions. Engageant leur réflexivité, les propensions à agir de ceux-ci participent à leur individualisation en les singularisant, ce que nous avons montré autour des mécanismes d’actualisation ou d’inhibition du plaisir et des préférences en situation, puis des modes d’expression de styles de plaisir et également des formes de rationalisation. De ce fait, elles contribuent à leur construction identitaire.

80Nous avons aussi essayé de décrire le rôle du plaisir sur l’individu. Nous l’avons étayé en soulignant l’importance de la sensation de plaisir : on la retrouve dans la capacité réflexive et la propension à inhiber ou actualiser des dispositions en situation de même que dans l’acte d’incorporation. Le plaisir a un rôle dans la hiérarchisation des préférences, dans l’élaboration des appétences et dans leurs variations, ce qui en retour peut avoir un effet sur les processus de socialisation au(x) plaisir(s) alimentaires(s).

81En filigrane, saisir l’expérience de la pluralité du plaisir au niveau microsociologique peut autoriser l’amorce d’une réflexion sociologique sur le rôle du plaisir dans le processus décisionnel selon deux angles distincts mais complémentaires : celui de « dispositions vers des formes de plaisir(s) alimentaire(s) », comme les déterminants socio-culturels du plaisir (ou des plaisirs), et celui de « dispositions par des formes de plaisir alimentaire », tel le rôle du plaisir sur le processus de socialisation. Cette perspective permet de mettre l’accent sur l’agir des mangeurs, en s’intéressant au rôle du plaisir comme « sens » et « sensation » dans l’activation et la recherche de certaines expériences. Sur un registre un peu différent, les enfants apprennent aussi à jouer avec les sensations de faim et d’envie pour éveiller le désir et le goût notamment lorsque les aliments sont absents, rendant la mémoire de leur dégustation ou consommation passée acérée.

Des fois je pense aux fruits du bled, qu’on mange au bled, là-bas en Algérie. Ils sont trop bons ! Ben des fois rien que de penser aux fruits, comme les dattes, j’adore les dattes là-bas alors qu’ici j’aime pas trop, ben rien que d’y penser j’ai l’eau à la bouche, ça me donne trop envie.
Fille, 13 ans, 6e

Notes de bas de page

1  Pour étudier comment se combinent les différentes logiques d’actions des individus, qu’elles soient socialement et culturellement incorporées et/ou soutenues par les objets, par les choses, Cochoy propose d’articuler dispositions sociales et dispositifs (2004).

2  Pour les illustrations ethnographiques (consommations de gâteaux, de goûters) de principe d’incorporation du plaisir, nous renvoyons à la lecture de la thèse (Dupuy, 2010).

3  Il s’agit de prolonger les réflexions de deux articles (Dupuy, 2006, 2010).

4  Sur les effets de la variation des systèmes de restauration sur la socialisation, supra partie 2.

5  Voir les résultats de l’enquête quantitative sur les lieux au chapitre 1 de la partie 3.

6  Sur ces questions, si le thème des déterminants sociaux et culturels se profile en arrière plan du principe de contamination, le résultat est le même : le recours à ce principe est détourné pour refuser de consommer l’aliment.

7  Le problème du contrôle rigide peut aboutir à la transmission d’un rapport anxiogène à l’alimentation et une forte « réflexivité médico-nutritionnelle » telle que nous l’avons décrit (supra partie 3, chapitre 2).

8  Nous tenons à remercier Cochoy qui a suggéré cette troisième interprétation.

9  Les enjeux alimentaires contemporains trouvent une réponse dans cette forme d’hédonisme ouvert à l’autre pouvant se traduire par une réflexivité gastronomique transmise aux enfants (supra partie 3, chapitre 2).


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