Chapitre II
Transmettre, hériter et fabriquer le plaisir
p. 365-409
Texte intégral
Manger est un acte aussi important pour l’enfant et pour l’adulte qui le nourrit. Pour ce dernier, pour les parents en particulier, nourrir un enfant, surtout au début de la vie, est continuer à lui donner la vie, tout en lui donnant de surcroît son amour. […] De son côté, être nourri, pour l’enfant, c’est bien plus que l’apaisement d’une sensation désagréable ; c’est aussi la création d’un lien affectueux, l’occasion de regards, de sourires, de chaleur, l’expérience vécue d’une complicité dont le souvenir perdure.
Chiva, 1992b, p. 165.
1Les résultats au niveau macrosociologique montrent que la dimension commensale est une valeur fortement partagée par l’ensemble des trois échantillons. En affinant les analyses, des différences dans les réponses entre populations d’enquête et également entre individus d’une même population sont repérables, les enfants les plus jeunes valorisant davantage le plaisir pris en famille, notamment avec la mère, tandis que les plus âgés d’entre eux privilégient les ami(e) s. Des différences importantes entre les populations et au sein des unités familiales sont observables concernant le choix et la composition des produits et plus encore pour ce qui relève du plaisir. Le relâchement du contrôle parental peut être un facteur explicatif non négligeable chez les enfants et les adolescents des préférences et des choix individuels. Ces résultats quantitatifs mettent en évidence des déterminants culturels, fonctionnant comme une « langue », c’est-à-dire constitutive du modèle alimentaire en France, et des déterminants sociaux (surtout au niveau de l’âge et du sexe) illustrant la « parole », c’est-à-dire comme manière de manger et d’apprécier des produits alimentaires spécifiques de groupes ou d’individus singuliers pour reprendre l’analogie « langue-parole1 » sur les modèles alimentaires proposée par Poulain (2003, 2005). Si, entre « langue » et « parole », il existe une marge de manœuvre, entre « modèle alimentaire » (posant la centralité d’un plaisir commensal et partagé) et « manières d’apprécier et de prendre du plaisir » de chaque groupe de mangeurs ou de chaque mangeur, un espace de liberté est également possible. Celui-ci permet aux enfants et aux adolescents de s’émanciper des adultes et de s’émanciper entre eux lorsqu’ils se dotent d’une position propre au sein du groupe.
2Le plaisir ressenti, vécu et incorporé, sur le plan subjectif, peut être à l’origine de la création de nouvelles normes et attitudes pouvant émaner de dynamiques collectives comme individuelles.
3Les processus de socialisation s’appréhendent ainsi non seulement au regard de la manière dont les adultes modèlent les habitudes alimentaires enfantines et inculquent des valeurs et des comportements aux enfants, mais aussi dans les formes d’appropriation mises en œuvre par les enfants eux-mêmes. Les produits de la socialisation les formant sont envisagés à partir de l’action des enfants sur eux, car cela permet de comprendre comment ils adhèrent à certaines impositions en reproduisant des modèles comportementaux et de valeurs et aussi, notamment dans le cadre de sociabilités enfantines, comment ils en fabriquent de nouveaux.
4Le niveau méso-social déployé permet d’analyser les relations entre les mangeurs. Cette échelle constitue une entrée privilégiée pour comprendre l’importance des relations et des contextes sociaux accessibles aux enfants et aux adolescents sur l’apprentissage du plaisir pour prendre la mesure des phénomènes de transmission, d’héritages, de filiations symboliques et de fabrication des identités. La perspective méso-sociale offre également la possibilité de reconstruire des logiques, individuelles comme collectives, pour considérer ce qui se joue dans les niveaux décisionnels ainsi que les combinaisons et les recompositions à l’œuvre chez les jeunes mangeurs au cours des processus de socialisation aux plaisirs.
5Nous poursuivons cette analogie pour analyser au cours des interactions et des échanges entre les mangeurs, des formes de reproductions ainsi que de négociations de même que des arbitrages résultant de systèmes relationnels, logiques, décisionnels, contextuels ou situationnels.
6La première partie analysera les formes plus ou moins explicites d’éducation relative au plaisir ainsi que les contenus plus implicites dans la transmission de valeurs et de comportements en faveur de celui-ci. Nous étudierons le plaisir comme levier d’éducation et objet de transmission ainsi que les variations repérées sur ces mécanismes. Pour ce faire, nous avons interrogé la variabilité des modes et formes d’accès au plaisir en fonction des relations que les enfants entretiennent avec leur mère, leur père ou leur(s) grand(s)- parent(s). Selon les rôles et les statuts occupés par les adultes au sein de la famille, l’activation et les formes du plaisir se différencieraient.
7La deuxième partie s’intéressera aux arbitrages opérés par les jeunes mangeurs dans les héritages familiaux et symboliques dans le sens de leur continuité ainsi qu’au poids des transmissions familiales dans la construction et la valorisation des identités enfantines. La perspective visée sera de comprendre ce que font les enfants de ce qu’ils reçoivent en termes d’appropriation, d’acceptation, de valorisation et d’affirmation identitaires. Deux dimensions des héritages familiaux intéresseront : la première portera sur les sentiments de réussite ou d’échec parentaux en matière de transmission ; la seconde abordera la question de la construction identitaire des enfants à partir des héritages familiaux en insistant d’une part sur la transmission de la réflexivité alimentaire à travers deux profils résultant de la place et de l’importance accordée à l’alimentation, à la cuisine, à la santé dans la famille et d’autre part sur la transmission sous l’angle symbolique à travers l’expérience enfantine de la migration.
8Enfin, la troisième partie privilégiera l’étude des mécanismes de transmissions horizontales et de modes de fabrication d’expériences du plaisir entre enfants (fratries ou pairs) se construisant quelquefois en tension avec les formes adultes et parentales. En effet, les enfants entre eux se socialisent aux travers de référentiels d’expériences soit inconnus des adultes les entourant, soit connus mais non pratiqués par ceux-ci, voire même qu’ils interdisent. Ce phénomène témoigne de mécanismes au cours desquels le rôle socialisateur des adultes est affaibli, si ce n’est occulté, ou bien fonctionnant par défaut dans les jeux d’opposition enfantins construits contre les modèles éducatifs des adultes. Des modes de consommation entre enfants à l’origine de plaisirs lorsqu’ils sont organisés en séquences répétées rendent possible l’identification des règles les régissant et organisant le rituel entre pairs, fondateur des identités. De surcroît, ce niveau permettra de comprendre comment le plaisir, au cœur des relations enfantines, est à la base de la construction identitaire.
Effets de la variabilité des tensions éducatives sur le plaisir
9Le thème du plaisir fait ressortir l’importance des relations que les enfants nouent avec leurs proches, notamment leurs parents, dans les modes d’accès et d’élaboration du plaisir. En parlant du plaisir, et plus exactement de leur plaisir, les enfants évoquent les formes de transmission et d’héritages qu’ils reçoivent et acceptent de recevoir dans une filiation symbolique avec leur « entourage nourricier » (de Suremain, 2007). En s’exprimant diversement sur le plaisir, par les émotions, les souvenirs, les règles, les affects évoquant tour à tour des préférences, des produits aimés, des sensations plaisantes ou du plaisir, les enfants donnent à lire les effets de la variabilité des tensions éducatives dans les formes parentales (ou adultes) d’activation ou de rencontre du plaisir en fonction des rôles et de leur répartition. Cette partie en rend compte à partir des relations que les enfants tissent avec leur mère, puis leur père et enfin leurs grands-parents.
Le plaisir mère-enfant : une relation intime, ordinaire et complexe
10La littérature scientifique abonde sur la question des liens unissant les mères et leurs enfants dans le domaine des nourritures. Les références sur les pratiques de nourrissage par les mères et leurs implications sur les enfants sont nombreuses. Dans nombre d’entre elles, l’importance des liens mère-enfant y est soulignée.
11Le plaisir dans la relation mère-enfant est abordé selon deux angles complémentaires et articulés que l’on a repérés dans les entretiens réalisés auprès des enfants et étayés par l’analyse de 28 entretiens de mères de famille. Le rôle et les fonctions sociales de « mères nourricières » sont analysés pour comprendre les systèmes de contraintes auxquelles les mamans sont sujettes et leurs incidences sur les formes de plaisir et de transmissions qu’elles mettent en place avec et/ou pour leurs enfants. L’objectif sous-jacent consiste à souligner les rapports ambivalents entre « bonnes » et « mauvaises » mères dans leur articulation à la dimension du plaisir : ceux-ci se déploient à partir des charges physiques et mentales pesant sur elles dans le domaine domestique et parental au sein de la famille et impliquent des mères un triple travail d’« acquisition-transformation », de relation et d’amour2.
12La fonction de « mère nourricière » donne lieu à une analyse des conséquences des tensions éducatives sur le plaisir puis de leur incidence au niveau de la compréhension, voire de l’abstraction dans le discours chez les enfants.
13En effet, dans le fait de nourrir, il y a une dimension immatérielle et symbolique que sont les sentiments, l’affection, les goûts et les dégoûts liant les êtres humains car faire la cuisine pour les proches, les nourrir, c’est donner de soi, partager et aimer. Dans le fait de nourrir, il y a également une dimension matérielle, l’« acquisition-transformation » ; l’enchaînement d’opérations allant de la prévision à l’achat, de l’achat à la transformation-préparation, de la transformation-préparation au service induisant la disposition des couverts sur la table, le service, le fait de débarrasser, le nettoyage et le stockage des restes.
14Conduire une réflexion sur la répartition des activités domestiques et parentales liées à l’alimentation des enfants comme résultant d’un triple travail d’« acquisition-transformation », de relation et d’amour permet de comprendre les conduites des mères dans ces activités à l’origine de bien des plaisirs des enfants, mais aussi d’elles-mêmes et plus largement de l’ensemble de la famille. C’est également favoriser la compréhension de l’ambiguïté des relations qu’elles entretiennent avec le plaisir de leurs enfants du fait des charges et des responsabilités pesant sur elles et non en raison d’une différenciation essentialiste selon le sexe.
15« Chérie, qu’est ce qu’on mange ce soir ? » (Chaudron et al., 1997). Cette expression est annonciatrice du rôle des femmes dans l’alimentation : évoquer le rôle des mères et plus généralement des femmes dans la gestion de l’alimentation quotidienne au sein des foyers est presque une lapalissade. Préparer à manger au quotidien est une tâche traditionnellement exécutée par les femmes qui s’explique en raison de l’attribution de fonctions sociales résultant des représentations sur les « mères nourricières ».
Les modalités d’une telle imposition à un seul des deux sexes s’appuient au départ sur des différenciations biologiques. La fonction sociale de mère nourricière de la femme prend ainsi son origine dans sa capacité biologique à nourrir de son lait le nouveau-né. […] Et c’est précisément grâce à l’allaitement que peut-être entériné socialement le partage des tâches d’élevage entre les sexes : de l’incapacité ponctuelle, momentanée des hommes à nourrir le nouveau-né, le système social en déduit la capacité durable, éternelle de la mère – et plus largement des femmes – à nourrir l’ensemble des enfants et des hommes.
Ferrand, 1983
16Si le travail domestique constitue un « travail élastique à temps discontinu » nécessitant une ingénieuse organisation, cette caractéristique implique que les femmes apprennent à planifier l’« implanifiable » (Bélisle et al., 1985). De plus, les enquêtes de mesure du temps domestique et plus encore du temps parental dépendent du sens attribué par les personnes à chacune de leurs activités qui est autant lié aux sentiments qu’aux normes et aux critères de l’activité domestique et parentale. Un défaut de comptabilisation du temps réel passé par les femmes à ces diverses tâches peut être supposé du fait des difficultés à cerner le travail domestique et parental : « on ne sait où il commence et où il finit » (Cresson, 1995). Les femmes passent du temps pour faire et pour penser les activités culinaires parcellisées en tâches successives. Elles passent d’autant plus de temps que ces pratiques sont quotidiennes. Quelques études relatives aux mesures du temps ou de la répartition du travail consacré aux tâches domestiques permettent toutefois d’avoir des estimations. Elles montrent une inégalité entre les femmes et les hommes concernant la production de la nourriture, les courses (quotidiennes et hebdomadaires) avec leurs prévisions, leurs trajets, la préparation du repas et la surveillance de la cuisson, le service, la vaisselle et le rangement (Chadeau et Fouquet, 1982 ; Pynson, 1993, Brousse, 1999 ; Garner, Méda et Senik, 2004 ; Pailhé et Solaz, 2006 ; Régnier-Loilier, 2009), 80 % de ce travail étant effectué par les femmes (Dorlin, 2010), et cela pourrait aussi être fait dans le domaine parental3. Cet écart est considérablement plus important lorsque les femmes sont au foyer.
17Cependant, l’homme sait – pour les femmes actives principalement – se rendre « utile » à l’occasion en préparant des repas simples tels que des pâtes ou une omelette. De la même façon, certains hommes se dévoilent être de bons cuisiniers, mais leur pratique se réduit le plus souvent à une activité occasionnelle, le dimanche ou lors de réceptions. Dans ce cas-là, les hommes cuisinent tandis que les femmes font à manger. La distinction est primordiale car cuisiner renvoie à un domaine exceptionnel et artistique tandis que faire à manger renvoie au quotidien, au répétitif (Dupuy, 2001).
18Les contraintes inhérentes à la charge de ces activités pèsent lourdement sur la culpabilité des mères tiraillées entre « mères nourricières porteuses de plaisir » et toutes autres choses. Les responsabilités pesant sur elles sont source d’ambivalences entre « bonnes » et « mauvaises » mères s’illustrant dans des logiques d’activation, de compensation ou de frustration du plaisir. Les formes de gestion par les mères de ces activités ont une incidence sur la façon dont elles disent devoir rattraper et compenser un plaisir manqué au quotidien.
19Comme préliminaire à la réflexion, il est possible de poser que les pratiques alimentaires sont étroitement liées aux types d’investissement des femmes, principales responsables de la gestion du quotidien dans l’alimentation et que le plaisir n’est pas absent de la réalisation de ces tâches.
20« Seule », « toute seule », « toujours seule », « c’est moi » sont les réponses données par les mères lorsqu’on leur demande à qui reviennent les courses, la préparation et le service. Ce travail matériel « d’acquisition-transformation » est essentiellement de leur ressort et, bien souvent aussi, elles l’assument seules. C’est sous une forme d’aide que s’effectuent les tâches par des tiers. L’aide octroyée résulte principalement de cas de nécessité (en l’absence de la mère) ou après demande d’aide de cette dernière. L’investissement des femmes dans la gestion du quotidien de l’alimentation est lourd et s’observe dans l’usage qui est fait des pronoms (« je », « moi ») et des verbes d’action (« faire », « aller », « préparer », « nettoyer ») lorsqu’elles se réfèrent aux différentes tâches domestiques ou parentales (Dupuy, 2001). Elles « essayent » de s’arranger pour préparer de bonnes choses aimées de tous, et si possible variées : le verbe « essayer » renvoyant souvent à un devoir d’équilibre, de variété et de plaisir.
21Concernant les plaisirs ou les déplaisirs liant les femmes aux tâches domestiques et parentales, ils dépendent du temps disponible pour ces activités et surtout de la participation active des autres membres de la famille car les courses ou le service n’amènent pas beaucoup de plaisir. La position des mères est plus ambivalente sur la préparation. Les femmes aiment faire la cuisine. Cela est bien différent d’aimer faire à manger. Faire à manger renvoie plus généralement à la préparation quotidienne et est en cela plus astreignant : c’est pourvoir aux repas de la semaine davantage envisagés en termes de contraintes et de répétition. Les femmes font à manger parce que cela est nécessaire à leurs besoins vitaux et à ceux de leurs proches. La préparation quotidienne est d’autant plus contraignante pour elles qu’il faut préparer des plats rapides, bons mais aussi, dans la mesure du possible, diversifiés. Pèse sur elles le choix des menus quotidiens. Plusieurs d’entre elles manifestent l’envie que les autres membres de la famille et tout particulièrement leurs maris proposent des menus. La préparation n’est pas nécessairement une contrainte mais le choix régulier des mets, selon diverses conditions, l’est. À l’inverse, faire la cuisine renvoie à l’expression d’un « art » de faire à manger. Cuisiner, donner, recevoir sont plus étroitement liés au plaisir et à la perspective symbolique tandis que faire à manger renvoie à une dimension plus fonctionnelle.
22Les femmes interviennent également sur le plaisir commensal et ses modalités de transmission en favorisant les repas en famille (Marenco, 1995). Les sociabilités à l’œuvre dans le cadre des repas peuvent être envisagées en termes de « travail relationnel » car loin d’être un tissu de relations humaines sans cohérence, celui-ci est le reflet de relations sociales structurées autour du fonctionnement social et de la sociabilité familiale. Le partage signifie une relation dans laquelle on prend de son temps pour être avec les autres, on prévoit d’être avec les autres, on donne à l’autre des mets, et c’est un moment d’échange jugé « important » par les mères. Le repas a valeur de rassemblement. Il peut être considéré comme un « travail relationnel » car les mères se mobilisent et s’organisent pour rassembler : en cela elles ont un rôle d’agents de la cohésion familiale. Dans l’analyse des entretiens, les moments privilégiés de resserrement de la famille sont ceux des repas. « On est à table toujours en même temps. C’est un moment important », « le soir on est quatre. Chez nous c’est important », « c’est important que la famille soit réunie », disent-elles. Les repas sont l’expression privilégiée de la sociabilité au sein des familles. Bien entendu, l’analyse porte sur les activités et les représentations liées à l’alimentation, ceci limitant l’expression d’autres possibilités de resserrement familial. Le repas est bien souvent décrit aussi comme étant le seul moment de la journée durant lequel les membres de la famille se retrouvent, plus particulièrement le soir.
En général, j’essayais d’éviter dans leur enfance la cantine, pour des raisons non pas forcément de qualité de l’alimentation, mais beaucoup plus pour la volonté de se réunir tous ensemble. Et puis aussi le soir. Le soir c’était important de se retrouver aussi. De se retrouver en famille avec leur père. Par contre, le petit-déjeuner a toujours été un peu sacrifié. Donc le petit-déjeuner n’a jamais été lié à un plaisir.
E72, mère de quatre enfants, 25, 23, 20 et 18 ans
23Nombreuses sont celles insistant sur la nécessité de se réunir en même temps à table, s’organisant même pour que le repas ne se fasse pas de façon séparée : « comme je voulais qu’ils mangent avec leur père, je les ai habitués très petits, à manger très tard. C’est important que la famille soit réunie ». (E69, mère de trois enfants, 28, 25 et 23 ans). Le constat d’une organisation et d’une mobilisation des femmes pour l’unité familiale est avéré dans l’ensemble des entretiens. L’horaire des repas est adapté tout particulièrement pour favoriser la présence paternelle. Les mères contribuent par la même occasion à infléchir une dynamique des conjoints qui sont obligés de participer activement à la vie de famille, du moins durant les repas.
24L’unité familiale à travers le repas est supposée puisque par effet inverse, la fin d’un repas rassemblant correspond, pour elles, aux prémisses d’une cassure des liens familiaux. « Planerait » au-dessus de la tête de ces mères de famille, la menace d’une fissure des liens les unissant aux leurs. En cherchant à réunir leurs proches, elles évitent la déchirure des liens familiaux. Parmi toutes les activités centrées sur l’alimentation, la situation du repas partagé représente celle la plus marquée socialement à travers ses fonctions de communication, de sociabilité et de convivialité. Manger, c’est partager. Tout ce qui a de l’importance se passe autour de la table. L’acte de manger possède une fonction sociale créatrice de liens sociaux : « manger théâtralise le lien social ou il peut signifier sa rupture » (Corbeau, 1992). La sociabilité qui repose sur un travail relationnel favorisant les liens et les maintenant contribue à transmettre aux enfants la dimension du plaisir d’être ensemble, du partage des repas et de la convivialité en famille. Le danger pour ces mères, et cela est récurrent dans les entretiens, serait de glisser petit à petit d’un modèle convivial et sociable du repas français à un modèle individuel de type anglo-saxon. Les stratégies mises en place par les mères consistent alors à faire converger chacun vers un moment convivial et de partage, fût-il éphémère, pensé et aménagé en amont. Les repas sont alors envisagés comme la manifestation d’une appartenance familiale. Les mères deviennent la courroie de transmission des normes de comportements, des habitudes familiales, des rythmes structurant les repas et de la régularité dans les horaires de la prise alimentaire. Manger à heures fixes incite les enfants à se situer dans le temps car le repas coupe la journée.
25De plus, manger ensemble plutôt que séparément permet d’éviter la multiplication des tâches telles que mettre la table plusieurs fois, chauffer et réchauffer les plats, servir à maintes reprises, et enfin débarrasser. Le repas est donc un élément structurant dans la vie, qui organise et rythme aussi les activités culinaires et ménagères. Il est un moyen d’organisation domestique fonctionnant comme un « impensé organisationnel » (supra partie 3, chapitre 1).
26Nourrir la famille consiste enfin à effectuer un « travail d’amour ». Les dimensions du don et du contre-don, au sens maussien, dans l’alimentation apparaissent fortement liés à l’amour et aux sentiments. Cela implique une certaine organisation avec des logiques de compensation. L’alimentation ne peut être envisagée comme objet d’étude sans appréhender les sentiments et l’amour s’y entremêlant. La quotidienneté dans l’acte de nourrir, si elle peut être pesante, n’enferme pas les activités et les pensées des femmes exclusivement sous la forme de contraintes. Les courses sont une « corvée » pour certaines ainsi que le service et quelquefois la préparation ; néanmoins, les femmes expriment leurs sentiments positifs d’amour. Celles-ci choisissent des produits qui plaisent à l’ensemble de la famille, elles concoctent des plats aimés de tous, de même qu’elles s’arrangent pour réaliser des repas plus exceptionnels en qualité et en quantité le week-end. Il s’agit en quelque sorte d’un travail d’amour qui est symbolisé par une disponibilité importante des femmes à l’égard de leurs proches. Le don est d’autant plus visible lorsque l’essentiel du discours des femmes tend à montrer l’importance des goûts des proches. On n’apprend moins dans les entretiens de leurs goûts propres que de ceux de leurs proches. Il importe de faire plaisir aux autres. « et puis nous, on ne sait pas manger sans pain. Enfin mon mari et mes filles. Moi un bon bol de soupe suffirait. Le soir je me passerai de viande, de pain » (E70, mère de deux enfants, 20 et 11 ans). Le plaisir des mères est compris dans le fait que tout est cuisiné pour satisfaire la famille. Quand cette dernière est satisfaite, elles ont du plaisir à le savoir. Ce plaisir repose sur le fait qu’elles ont consacré du temps et que cette activité devient plaisante à partir du moment où ceux à qui la préparation et le don sont destinés manifestent une appréciation positive pouvant être le « mmhh » bien connu des enfants. Le contre-don se repère au travers des jugements de valeur des plats et des remerciements ainsi que compliments des proches. Le « travail d’amour » est possible du fait de l’interaction entre les femmes et leur famille. Elles ont du plaisir parce qu’elles savent qu’elles en font naître. Alimenter semble donner aux femmes la maîtrise du plaisir de l’autre : « mais c’est pas que j’aime faire la cuisine mais moi, c’est pour leur faire plaisir, de les voir bien manger. J’suis contente de les voir manger. Ça compte beaucoup pour moi » (E69). D’ailleurs, préparer des repas est si étroitement associé à l’accomplissement d’une fonction familiale que, pour plusieurs mères, le fait de se trouver seule momentanément, exclut de se nourrir normalement. Elles en profitent pour manger des produits que le reste de la famille n’apprécie pas qu’elles cuisinent ou simplifient à l’extrême : le repas devient souvent plus léger et leurs goûts s’expriment davantage.
27Les tâches alimentaires dévolues aux mères dans les foyers se définissent essentiellement dans leur rapport à la personne, à autrui. Elles sont centrées sur la personne. Il s’agit d’activités qu’il est impossible de remettre ; on ne peut pas reporter les repas de la journée au lendemain. En cela, elles sont soumises aux contraintes de temps et à la quotidienneté. Une « bonne » mère serait une mère parvenant à subvenir aux besoins et aux attentes de ses enfants. La difficulté est là : comment, lorsque les femmes sont actives professionnellement, parviennent-elles à jongler entre les deux types de travaux, l’un reconnu et rémunéré, l’autre non reconnu et invisible ? La réponse semble évidente : en compensant. Ceci induit chez elles le sentiment qu’elles peuvent se permettre de travailler, de laisser leurs enfants à la cantine scolaire le midi, si elles leur garantissent le soir ou du moins le week-end, un repas convenable et aimé de tous. Le temps va être un élément clef pour elles selon que celui-ci leur est plus ou moins imparti. Les femmes interrogées se débrouillent pour réaliser ce qu’elles tendent à appeler unanimement « un rattrapage de la semaine » le week-end, c’est-à-dire un passage de la cuisine rapide à la confection maison. Les plats du week-end sont améliorés. Exceptionnellement, les femmes font des entrées ou des desserts quand elles n’en font pas la semaine. Le repas du dimanche entre autres sera beaucoup plus copieux et de grosses quantités seront confectionnées afin qu’il y ait des restes pour le repas du dimanche soir. Les repas du week-end, et plus particulièrement ceux du dimanche midi, sont considérés comme une fête. Le repas du samedi midi est souvent pris à la hâte chez les femmes ayant de jeunes enfants ou des adolescents car le temps libre de l’après-midi est consacré aux activités sportives et artistiques. « Le samedi c’est un peu la course », disent plusieurs d’entre elles.
28Quand elles disent aimer cuisiner, elles apprécient la cuisine mijotée en ce que celle-ci est entièrement fabriquée par elles. Les expressions telles que « fait maison », « fabrication maison », « confection maison » ou « que je fais moi-même », sont récurrentes. Ces dernières préfèrent la fabrication personnelle qui est à la fois un gage de confiance et un gage de goût. Généralement, elles affirment que la famille préfère le fait maison. D’autres, moins nombreuses, n’éprouvent aucun plaisir à cuisiner.
29Les situations de repas ordinaires et exceptionnels sont créées dans l’interaction avec les individus. Trois entités sont présentes dans cette relation : celle de la mère-donatrice, celle de la famille-réceptrice et, de manière plus invisible, celle de la société. Le système social génère le statut social de « mère nourricière ». Les femmes, dans leur relation avec leurs proches, font don (avec amour) de leur temps et de leur savoir-faire en ce qui concerne les tâches alimentaires et formulent en contrepartie une demande implicite de contre-don (source également du plaisir des femmes) se manifestant par la reconnaissance de la famille réceptive. Les dimensions ordinaires ou extraordinaires des repas naissent de cette relation familiale et sociétale.
30Parce que la société les considère comme « mères nourricières », cette fonction se doit d’être honorée par les femmes au risque d’être jugées et condamnées comme « mauvaises » mères. Ce sont elles qui font les courses et ainsi qui choisissent les produits. De plus, ce sont encore elles qui cuisinent et qui font le choix des menus. Si cela est mal fait, elles savent pertinemment qu’elles seront remises en cause par des proches ou des étrangers qui seront là pour les juger. Elles-mêmes contribuent pour une grande part à se juger.
31Une dernière contrainte à gérer est soulignée par plusieurs enquêtées : être une bonne mère, ce n’est pas non plus en faire trop. Véhiculée dans le discours de certaines d’entre elles, la crainte d’un amour donné, vécu par les proches comme un étouffement, s’inscrit aussi dans la relation entre les mères nourricières et leurs enfants. Il y a des écarts inhérents à l’amour qui sont le manque d’amour ou le trop-plein d’amour. Trop en faire serait amener les proches à manifester des contre-dons, sous la forme de reconnaissance pour le travail d’amour qui est fait. Faire honneur aux repas des cuisinières du dimanche, c’est aussi montrer qu’on les aime et pour ces femmes, le risque est d’enfermer leurs proches dans ce genre de relation très exclusive.
32Le plaisir est présent sous de multiples formes dans les relations entre les mères et leurs enfants. L’analyse des entretiens avec les enfants comme avec les mères fait ressortir deux mécanismes à l’œuvre dans les processus de socialisation aux plaisirs des enfants.
33Le premier décrit le plaisir comme un levier d’éducation et repose entre autres sur des principes de récompense telle que la psychologie béhavioriste a déjà largement contribué à le documenter. Récemment, cette perspective a donné lieu à des analyses sur les stratégies de négociations entre parents et enfants (Diasio, 2000 ; Lalanne et Tibère, 2008). Ici, le plaisir prend une forme apparente, visible, voire « criante » sauf lorsqu’il est systématisé dans des pratiques éducatives de ce type récurrentes car les liens entre levier d’éducation et récompense du plaisir, entre stimulus et réponse, deviennent flous et s’entremêlent.
34Le second, qui nous intéresse davantage, s’appuie sur un dispositif beaucoup plus diffus au sens où processus éducatif et plaisir sont tellement imbriqués dans la transmission quotidienne que cela contribue à opérer une forme de normalisation du plaisir fixé dans les affects, et qu’il est alors plus difficile aux enfants de se le représenter tellement la situation est incorporée. En comparaison avec la relation que les enfants entretiennent avec d’autres proches, qui sont sources de plaisirs, la relation de plaisir qu’ils ont nouée avec leurs mères semble tellement aller de soi et être intriqué dans leur vie quotidienne que le plaisir en est normalisé ; il devient moins évident à se représenter (et de ce fait à repérer).
35En effet, à l’exception de quelques rares occasions évoquées par les enfants au sujet de gâteaux d’anniversaire, de repas de fête et de célébrations en famille ou au restaurant, qui, du fait de leur caractère exceptionnel, rendent plus apparente la dimension de plaisir dont la source peuvent être les mères, la nourriture des « mamans » évoque davantage ce que l’on aime. Non que l’amour, comme nous l’avons vu précédemment, soit déconnecté du plaisir, bien au contraire. Mais dans la dimension langagière et cognitive des enfants, au niveau de ce qui est exprimé à propos du plaisir alimentaire, celui-ci n’est pas spontanément associé à des expériences que les enfants pratiquent avec leurs mères.
36Nous pensons que les relations de plaisir instaurées entre les mères et les enfants reposent sur un mécanisme à la fois diffus mais aussi « silencieux », extrêmement intériorisé et incorporé du fait de leur caractéristique « ordinaire », « récurrente » voire « banalisée ». Le « travail relationnel » mis en œuvre par les mères dans les rassemblements familiaux est une manière constante de transmettre le plaisir de la convivialité et du partage. La cuisine des mères transmet aussi une partie des goûts et des plaisirs sensoriels. La confection de plats emblématiques en récompense ou en réconfort transmet des bénéfices psychologiques et de bien-être essentiels à l’épanouissement des enfants.
37Les relations de plaisir que nouent les mères et leurs enfants se heurtent aussi à de fortes exigences, sources d’ambivalences et génératrices de culpabilités masquant ou amoindrissant la dimension de plaisir.
38D’une part, aimer pour les mères signifie implicitement aussi de ne pas montrer que la préparation est à la fois amour et travail au risque de passer de la « bonne » à la « mauvaise » mère. Il s’agit de ne pas trop montrer ce qu’on fait.
L’exigence d’amour qui repose essentiellement sur les femmes se traduit pour elles en exigences contradictoires vis à vis de leur façon d’être ; en effet les femmes doivent à la fois :
– masquer aux yeux de ceux qui en bénéficient qu’il s’agit là d’un travail, qui exige aussi des efforts, etc. ;
– être spontanées, naturelles, tout en jouant le jeu de ce qu’elles perçoivent comme des attentes à leur égard.
Cresson, 1995
39D’autre part, assumant seules les différents travaux domestiques et parentaux et leur charge mentale et physique, elles imposent leur décision concernant l’alimentation qui a quelquefois été évoqué sous la forme d’un diktat des « mères nourricières », même si bien souvent les choix sont réalisés dans le respect des goûts de chacun. Les mères, étant l’agent du manger quotidien, sont aussi responsabilisées sur la santé de leurs enfants, et tout particulièrement à l’ère de la médicalisation de l’alimentation et des enjeux que cela fait peser en matière d’éducation alimentaire.
40Tiraillées entre leur faire plaisir et les obliger à manger à certaines heures, à consommer certains produits, à réguler leurs comportements et leurs envies, les mères ne parviennent pas toujours à assumer ou se sentir libres dans les plaisirs qu’elles offrent ou vivent avec leurs enfants. Les charges éducatives pesant sur elles leur laissent quelquefois un goût amer ou, au contraire, les font réagir.
De temps en temps je dis à mon mari, toi ce que tu fais à manger, c’est souvent des nouilles. […] Je lui dis que j’en ai un peu marre que ce soit moi qui cuisine les légumes et lui les nouilles. […] Bon du coup moi je me suis libérée c’est-à-dire que je me dis que si des fois elles mangent des nouilles, quand c’est moi qui les cuisine, je me dis que ce n’est pas grave. Et en plus c’est vrai qu’elles sont super contentes quand elles mangent des nouilles, même si elles mangent de tout, elles mangent mieux quand il y a des nouilles avec du ketchup que quand il y a un gratin.
E56, mère de deux filles
41Elles disent s’octroyer plus de liberté dans l’activation du plaisir qu’elles font naître chez leurs enfants pour les produits relevant de ce qu’elles considèrent comme les domaines de l’enfance, à savoir le choix des produits composant le petit-déjeuner ainsi que les en-cas du matin et de l’après-midi. Un relâchement de leur contrôle est visible et se justifie du fait que ces repas ainsi que ces prises en dehors des repas correspondent à des moments où les goûts de l’enfance peuvent être exprimés, ce qui laisse place aux plaisirs de l’enfance. Ceci conforte les hypothèses issues de l’enquête quantitative en faveur d’un relâchement du contrôle parental pour ces domaines. Les prises du petit-déjeuner comme celles en dehors des repas sont moins sujettes à un encadrement familial et à une synchronisation des emplois du temps que les autres prises alimentaires ; la solitude y est un peu plus forte. Cet élément invite à penser que les libertés accordées aux enfants sont favorisées par l’abaissement de l’encadrement et du rassemblement familial. Lorsque ceux-ci opèrent sous une forme de gestion des emplois du temps et de l’organisation domestique, ils visent à réduire le temps que les femmes consacrent à la préparation des repas et correspondent ainsi à des « impensés organisationnels ». En effet, manger la même chose consiste aussi à gérer et diminuer le temps passé à préparer à manger. Ainsi, l’individualisation des préférences et des choix au cours du petit-déjeuner et du goûter peut probablement signifier une liberté que les mères s’accordent et accordent à leurs enfants pour ne pas augmenter la charge domestique et parentale reposant déjà fortement sur elles.
42En conclusion, les mères sont souvent responsabilisées voire culpabilisées par le retour, depuis peu, d’un certain discours « néonaturaliste ». Ce discours se concentre notamment sur les fonctions d’allaitement4 mais aussi d’accès aux produits. L’apport de certains travaux en biologie, en génétique, en psychologie, voire en sociobiologie sur l’exposition gestationnelle ou durant la période d’allaitement à l’alcool, à certains aliments qui favoriseraient le développement des allergies, de comportements néophobiques ou néophiles, voire de prédispositions au surpoids, découle sur des recommandations médicales et des mesures préventives nouvelles. Ces dernières accentuent probablement la responsabilisation des mères, voire leur culpabilisation. Ainsi, de vérités scientifiques certains discours se traduisent parfois en condamnations morales.
43Ces éléments sont décisifs dans la manière dont ces femmes se perçoivent en « bonnes » ou « mauvaises » mères, et cette composante ambivalente joue un rôle sur les manières dont elles vivent le plaisir avec leurs enfants en le favorisant et dont les enfants le ressentent à leur tour.
44Cependant, le « nourrir de plaisir » (Corbeau, 2008), s’il traduit une importance fondamentale des mères même si leur rôle est ambivalent et complexe à saisir pour l’enfant, ne doit pas aveugler sur la place d’autres proches, d’autant que cela permet de revenir sur les relations au plaisir des mères pour leurs enfants. Les thèmes échangés au cours des entretiens avec les enfants et les adolescents, en faisant varier les moments, les lieux et les situations, soit les contextes socio-affectifs durant lesquels les enfants éprouvaient du plaisir, permettent de réinterroger l’idée d’une relation exclusive entre les mères et leurs enfants à propos du plaisir. C’est non seulement risquer de laisser peu de place au plaisir vécu avec d’autres proches, mais c’est, en plus, parfois regarder les échanges symboliques uniquement d’un point de vue linéaire (don de la mère/réception de l’enfant). Or, il importe aussi d’analyser ce que font les enfants de ce qu’ils reçoivent notamment au travers de contextes variables dans lesquels ils rencontrent le plaisir.
Le plaisir dans la relation père-enfant
45Le rôle des pères sur le plaisir de leurs enfants ne semble pas toujours aller de soi dans les représentations de sens commun. Souffrent-ils d’un déficit d’images en matière d’éducation alimentaire ? Ou, au contraire, les représentations les concernant les enferment-elles trop dans la figure de l’autorité paternelle qui serait incompatible avec un don de plaisir ? L’apparition de nouvelles figures paternelles notamment au regard des modifications rencontrées, tant dans la vie conjugale que familiale, ont-elles une incidence sur le rôle éducatif et parental des pères ? Ces questions, si elles ne peuvent ici faire l’objet d’un approfondissement (en raison du faible nombre d’entretiens réalisés avec des pères), peuvent néanmoins être soulevées du fait de l’importance des références enfantines recensées sur le rôle des pères en matière de plaisir (un peu moins de deux tiers des enfants rencontrés).
46En effet, les entretiens effectués avec nombre d’enfants témoignent d’un rôle essentiel des papas dans l’accès à certaines modalités du plaisir résultant la plupart du temps d’expériences alimentaires inédites pour l’enfant.
47Dans la reconstruction de souvenirs liés aux premières expériences de saveurs prononcées (moutarde, harissa, café), nombreux sont les enfants à avoir précisé qu’elles avaient été impulsées par leurs pères.
Avant je n’aimais pas le chocolat noir. Maintenant j’aime le chocolat à 99 %. J’étais avec mon père qui aime beaucoup le chocolat, qui est très raffiné là-dessus. […] Mon père m’a proposé, donc j’ai goûté et au départ j’ai recraché. Plus tard, je me suis remis à goûter, toujours avec lui et j’ai gardé un peu plus longtemps le chocolat dans ma bouche et j’ai apprécié.
Garçon, 11 ans, CM2
Le café j’ai goûté une seule fois mais je trouve que ça a un goût de soupe, mais mille fois plus amer. […] C’était avec mon père et un de ses copains. J’avais une petite tasse parce que j’avais pris du lait, et il m’a fait goûter le café et je lui ai dit « non, non, papa », il m’a dit « mais si ! », alors j’ai goûté.
Garçon, 10 ans, CM2, parents divorcés
48De même, c’est avec eux que certains produits dits « de plaisir » sont consommés : « mon père va au Carrefour et ma mère lui dit d’aller à Auchan parce que c’est moins cher, et il fait “non, c’est pour le plaisir des enfants” » (fille, 12 ans, 6e).
49Enfin, ceux-ci offrent la possibilité de manger dans des lieux ou espaces extraordinaires ou d’acheter des produits dont l’accès est limité : « le midi ce que j’adore c’est quand mon père vient me chercher et qu’on va dans la grande rue manger un kebab ! Ça, ma mère elle n’aime pas » (garçon, 11 ans, CM2, parents divorcés).
50Les pères, a priori moins concernés et informés que les mères, ont donc une plus grande liberté d’action. Ils subissent aussi moins de pressions sociales et personnelles. Les expériences avec eux s’avérant plus rares, les enfants les valorisent sur le plan idéel, ce qui favoriserait l’incorporation de nouvelles habitudes de consommation. Lorsque cela ne passe pas par les pères, cela semble plutôt provenir des grands-parents (dégagés des fonctions éducatives et plus enclins à s’inscrire sur le registre extraordinaire), des pairs ou résulter d’une demande de l’enfant.
51Les entretiens effectués avec les mamans corroborent ces analyses. La plupart d’entre elles ont tendance à ralentir, à modérer les demandes enfantines, voire à les bloquer, jusqu’à ce que les enfants atteignent un âge plus avancé. Cela résulte du fait que, principalement en charge de l’éducation parentale dans le soin, les femmes sont plus informées au sujet des normes médicales et sociales sur la santé des enfants : conseils des pédiatres sur la formation des goûts avec composantes physiologiques et développementales, introduction progressive des aliments, allaitement, etc. L’effet pochoir – c’est-à-dire le fait de décider d’ouvrir ou de fermer le répertoire alimentaire enfantin – est plus fort chez les mères.
52Enfin, les socialisations alimentaires sont sexuellement différenciées : la socialisation des enfants de sexe masculin renvoie plutôt à la prise de risque, celle des filles à la mesure, voire la réserve (Mead, 1928 ; Fischler, 1990). Ainsi, on pourrait se demander si les pères – socialisés à la prise de risque – reproduiraient ces dispositions en présentant certains produits de consommation d’incorporation plus risquée (sensation piquante, irritante, etc.) à leurs enfants. Cependant, ce critère présente quelques limites puisqu’il est possible de préciser que le sexe des enfants ne semble pas jouer dans les modes de plaisir que les pères activent auprès d’eux : en effet, garçons comme filles se voient pareillement initiés à la prise de risque dans les sensations et l’incorporation.
Une fois j’ai goûté le Tabasco, j’étais chez mon père. Je me demandais ce que ça faisait alors mon père m’a dit « allez vas-y goûte ! », j’ai un peu hésité et puis j’ai fini par goûter.
Garçon, 9 ans, CM2, parents divorcés
Des fois je prends du poivre, j’en mets un peu. Mais c’est rare. Mon père souvent il me propose du poivre, de la moutarde, des trucs comme ça.
Fille, 11 ans, 6e
53Le poids de l’image de la « mère nourricière » porteuse exclusive du plaisir à l’enfant dans des systèmes de dons et de relations affectives d’amour est de ce fait nuancé lorsqu’on regarde le rôle des pères sur certaines modalités d’accès au plaisir.
54Celui-ci est en grande partie tributaire des tensions éducatives et parentales et de leurs répartitions au sein du foyer. Le plaisir activé par les pères est probablement plus facile à se représenter chez les enfants qu’il est moins diffus que celui dispensé quotidiennement par les mères et qu’il est davantage installé dans l’extraordinaire. Enfin, les pères étant moins condamnés par le corps social sur le plan de l’éducation alimentaire et de la santé de leurs enfants, probablement s’octroient-ils plus de liberté dans les plaisirs qu’ils proposent à leur progéniture.
55L’inégalité dans le partage du temps domestique et parental sur les fonctions liées à l’alimentation, mais aussi le soin et la santé des enfants, jouent un rôle important dans la socialisation des enfants.
56Lorsque, dans des situations de divorce notamment, la garde principale des enfants incombe aux pères, la situation s’inverse puisque ce sont ces derniers qui assurent principalement les tâches domestiques et parentales sur l’alimentation, le soin et la santé de leurs enfants.
57Le plaisir peut naître également des relations que tissent les enfants avec leurs aïeux : la variation dans les tensions éducatives entre parents et grands-parents expliquent en partie les plaisirs entre petits-enfants et grands-parents.
Le plaisir au centre de la relation avec les grands-parents
58Dégagés des fonctions éducatives principales, les grands-parents se retrouvent à mobiliser des référentiels éducatifs différents de ce qu’ils ont par le passé transmis, donné, proposé à leurs propres enfants, lorsqu’ils ont la charge de leurs petits-enfants. Qu’ils s’en occupent hebdomadairement (bien souvent le mercredi, lorsque les parents travaillent) ou plus occasionnellement lors des vacances, les grands-parents, du fait de leur moindre implication sur l’éducation de leurs petits-enfants, ont une place centrale dans les processus de socialisation alimentaire et du plaisir en découlant : « chez mamie on mange bien. Ma mamie elle cuisine bien. Et en plus elle fait toujours des trucs qu’on aime à moi et ma sœur » (fille, 11 ans, CM2).
59Les rôles caractérisant les parents trouvent un écho différent chez les grands-parents : certaines dimensions sont accentuées comme l’affection, le don, le partage et l’extraordinaire tandis que d’autres, telles que l’autorité, la sanction, sont amenuisées. Non que manger avec eux ne socialisent pas aux règles de préhension, d’hygiène, d’équilibre alimentaire par exemple, mais ce que les grands-parents perçoivent comme appartenant au registre du « négatif » ou de la « pénibilité » de l’éducation des plus jeunes est plus volontiers, voire délibérément, laissé aux parents. Cette double tension « positive » et « négative » dans les représentations sur l’éducation des petits-enfants que peuvent avoir les grands-parents est motivée par deux raisons. D’une part, beaucoup de grands-parents estiment qu’ils ont suffisamment donné dans le registre éducatif et, ne voulant plus s’embêter, privilégient les cadres permettant de prendre le plaisir là où il est avec leurs petits-enfants, en évitant au maximum de se contrarier ; d’autre part les grands-parents s’effacent pour laisser la place à leurs enfants et aux choix que ces derniers opèrent dans l’éducation de leurs propres enfants.
60Cette dynamique de libération et d’effacement dans l’éducation des petits-enfants accentue plus fortement le côté « nourricier » de la grand-mère et le côté « expérimentation » avec le grand-père, à l’instar des parents, et ce d’autant plus que les rôles sexués dans le domaine de l’alimentation étaient traditionnellement plus établis dans les générations précédentes : la grand-mère s’occupait, lorsqu’elle avait la charge de ses propres enfants, de nourrir la famille tandis que le grand-père devait renvoyer à l’autorité, à celui avec lequel on ne discutait pas les règles. Les grands-parents semblent s’approprier les contenus de ces rôles et les modifier du fait d’une moins grande attente sociale à leur encontre. Les grands-mères s’emparent de la casquette « nourrir de plaisir » (Corbeau, 2008), et ce d’autant plus fortement qu’elles n’ont plus à gérer l’ambivalence « bonne » ou « mauvaise » mère quant à l’éducation, le soin et la santé de leurs petits-enfants ; les grands-pères, quant à eux, peuvent décider de contrer la figure de l’autorité dans laquelle beaucoup étaient enfermés pour adopter un registre plus affectif. La dimension de l’affectivité est plus assumée par eux que par le passé : « ce qui est bien avec mon grand-père c’est qu’il m’aide à finir. Parfois quand y a quelque chose que j’aime pas, et que maman veut que j’en mange, ben mon papi il me regarde. Il me fait un grand sourire avec un clin d’œil et dès que ma mère regarde plus, il m’prend dans mon assiette » (garçon, 10 ans, CM2).
61Les grands-parents laissent a priori à leurs enfants et à leurs gendres le soin de gérer les ambivalences rencontrées dans l’éducation parentale : joie mais aussi tension, don et privation, récompense et sanction. Le dégagement des grands-parents des fonctions éducatives principales leur offre la possibilité d’une implication affective différente auprès de leurs petits-enfants car déconnectée des aspects plus contraignants de l’éducation.
62Intéressons-nous maintenant aux héritages familiaux et à la façon dont les enfants prolongent les transmissions familiales.
Poids de la transmission familiale dans les processus de valorisation identitaire
63Nombreux sont les travaux de psychologie expérimentale à rendre compte de la fixation des préférences en fonction de déterminants sociaux et culturels, de styles éducatifs en résultant, de processus de sémantisation et également de contextes socio-affectifs accessibles aux enfants (Chiva, 1979, 1992, 1996 ; Birch, 1990 ; Bellisle, 1992 ; Rigal, 1996). La « qualité » du contexte socio-affectif dans la famille qui pose la convivialité et la situation chaleureuse comme éléments facilitant l’acceptation des aliments en fait partie. À l’inverse, les situations qualifiées de négatives telles que l’anxiété, la pression trop forte ou la contrainte peuvent déclencher chez les enfants des réactions de rejet alimentaire. De la même façon, la proposition d’aliments ayant une valeur trop fonctionnelle, notamment lorsque les parents les proposent par des justifications liées à la santé des enfants, sont accompagnés de jugements négatifs de la part de ces derniers, et ce même lorsqu’ils sont incités par la proposition d’une récompense. L’augmentation des préférences enfantines seraient par contre favorisée lorsque le produit est proposé comme récompense. Un conditionnement associatif existe entre le contexte socio-affectif de la situation alimentaire et l’appréciation des produits par les enfants (Birch, 1981 ; Birch et al., 1980). À cette dimension importante dans la compréhension de la formation des préférences, il faut ajouter celle de la familiarisation par exposition notamment pour les expériences sensorielles nouvelles. C’est la répétition de ces situations inédites pour les enfants, accompagnée d’un contexte socio-affectif perçu comme agréable par eux, qui favorise l’incorporation d’habitudes de consommation et d’aliments dans le répertoire alimentaire. La cohérence des principes de socialisation permet à l’enfant de recevoir des inclinations répétitives et durables qui favorisent l’intériorisation de normes et de pratiques. Cette influence sociale tout à la fois affective, contextuelle, cognitive et psychosensorielle du milieu dans lequel naviguent les enfants est à l’origine, chez eux, d’un double processus de modélisation et d’imitation (Zajonc, 1968 ; Chiva, 1979 ; Birch et al., 1980 ; Watiez, 1992 ; Rigal, 1996).
64L’intériorisation des règles, des normes et des comportements dans le domaine de l’alimentation par les enfants résulte moins d’une inculcation volontaire des parents, mais davantage de la répétition des expériences et des consommations de catégories d’aliments qui ont un effet sur leur familiarisation et leur appropriation par les enfants. Les postures, les comportements ainsi que les manières de manger, de boire, de ressentir, d’aimer ne sont pas systématiquement inculqués de façon volontaire et apparaissent dans les multiples situations de la vie quotidienne, dont la vie familiale. De même, les systèmes de règles et de représentations plus ou moins conscientes chez les parents qui viennent restreindre le répertoire alimentaire et le référentiel d’expériences des enfants selon leur âge et leur sexe, ce que l’on appelle l’effet pochoir, jouent de façon diffuse un rôle sur la manière dont ceux-ci se socialisent : « ce qu’on ne donne pas à un enfant compte au moins autant que ce qu’on lui donne » (Fischler, 1990, p. 98).
65Les perspectives développementales et culturelles documentent une partie de la formation des goûts et des préférences enfantines ainsi que des modes de contrôle jouant dans la formation des habitudes et comportements alimentaires de l’enfant, à l’instar de l’étude de Westenhoefer montrant que le temps social (avec ses modes d’apprentissage de signaux externes) s’incrémente sur le temps biologique (avec ses modes de contrôle interne). Cette incrémentation est progressivement, en avançant en âge, modelée par l’influence de plus en plus forte de nouveaux apprentissages de type cognitif, de normes, d’attitudes et de croyances.
Fig. 60. Développement et mode de contrôle du comportement alimentaire.

D’après Westenhoefer et al., 1992
66Toutefois, si ces travaux décrivent d’un point de vue expérimental les processus rendant compte de la fixation des préférences chez les enfants ou leurs évolutions, la manière dont parents et enfants, discursivement, en évoquant leurs goûts ou plus largement leurs plaisirs, abordent de façon centrale le thème de la transmission, de ce qu’ils donnent, reçoivent ou en font, reste absente.
67Nous nous proposons de compléter ces perspectives par une réflexion sur l’impact de la stabilité (ou de l’instabilité) et de la cohérence (ou de l’incohérence) des modes de transmission et des pratiques parentales et leurs effets sur la socialisation de leur enfant d’un point de vue sociologique. La transmission est abordée à partir de deux éclairages : le premier porte sur les idéaux parentaux en matière de transmission et leur sentiment de réussite ou d’échec dans ce domaine ; le second analyse la transmission à partir du point de vue des enfants qui, en s’exprimant sur leurs préférences pour parler du plaisir sensoriel dans le cadre d’interactions avec d’autres enfants au sein de l’école, se positionnent dans le sens d’une continuité symbolique des héritages familiaux reçus, processus interactif fondamental dans la construction et l’expression de leur identité.
68En arrière-plan, l’impact de la pluralité et de la multiplication des espaces-temps de la socialisation alimentaire enfantine sur la transmission parentale est souligné à partir de cas de renforcement ou de ruptures des héritages familiaux.
Le sentiment parental de réussite ou d’échec dans la transmission
69Les questions d’idéaux de transmission au niveau de systèmes de valeurs, de pratiques, de règles ou de préférences, et leur concrétisation dans la vie quotidienne, ont permis de déceler des cohérences ou des décalages entre les aspirations de départ et la réalité perçue. Dans les pratiques éducatives, les parents se trouvent concernés par la pluralité des influences alimentaires rencontrées par les enfants au cours de situations sociales nombreuses contribuant, d’une part à la distanciation et à l’autonomisation des enfants grâce à la confrontation à d’autres modèles de référence dans lesquels ces derniers peuvent puiser, d’autre part aux nouvelles formes d’éducation moderne qui font que les processus éducatifs sont l’objet de négociations entre les parents et les enfants. Les rapports de transmission donnent une plus grande place à l’enfant reconnu comme sujet partenaire. La coparentalité se développe, l’obligation éducative est plus intégrée, et quant aux effets de la recomposition des familles, ils restent difficiles à évaluer. Ces bouleversements dans les modes de transmission peuvent avoir une influence sur la manière dont les enfants construisent au fur et à mesure leur personnalité et leur individualité, ce qui peut avoir en retour une incidence sur les processus éducatifs, les enfants étant de plus en plus envisagés comme partenaires dans l’éducation et la socialisation. Ces changements ne remettent pas en cause uniquement l’intégralité des fonctions de reproduction sociale et culturelle de la famille. Même si celle-ci se transforme et s’organise différemment, les mutations actuelles interrogent en retour le sens de la transmission. Beaucoup plus que par le passé, les parents prétendent sélectionner ce qui leur a été transmis par leurs propres parents, pour ne retenir que ce qui conforte leur épanouissement, que ce qui assoit ou consolide leur identité individuelle et familiale.
70Plusieurs niveaux de socialisation opèrent qui, tous, jouent un rôle sur les processus de socialisations alimentaires des enfants et des adolescents. Que cela soit les entraînements et les pratiques directes – c’est-à-dire la participation à des activités alimentaires, à des situations de repas ou à des modes de consommations récurrents dans la famille par exemple –, que cela résulte de mécanismes plus diffus dans l’agencement ou l’organisation des rôles domestiques et parentaux, ou enfin que cela provienne d’une inculcation et d’une diffusion de normes culturelles et sociales, de valeurs et de modèles alimentaires – c’est-à-dire de manières de manger qui sont transmises par la famille –, il s’agit toujours de mécanismes relevant des processus de socialisation, et aucun d’entre eux n’a plus d’importance que d’autres même s’ils peuvent peser différemment. En effet, « la puissance socialisatrice – rappelle Darmon – n’est pas forcément proportionnelle au degré visible de contrainte » (Darmon, 2006, p. 109).
71Mettre la focale sur l’un de ces mécanismes, en montrant les cohérences ou les décalages entre les aspirations et les projets parentaux en matière d’alimentation et de transmission du plaisir et les réalités qu’ils perçoivent ou qu’ils vivent sur leur mode d’inculcation, a pour objectif de saisir les niveaux perçus de réussite ou d’échec éducatifs dans le domaine de l’alimentation et du plaisir, se traduisant bien souvent dans les propos des parents par l’expression de la fixation de préférences communes ou de ressemblances alimentaires ou l’inverse.
72Ainsi, le sentiment d’échec ou de réussite dans la transmission de modèles alimentaires relève de la ressemblance ou de la différence entre les modèles parentaux de la mère et du père et également de leurs modalités de conciliation effectives ainsi que de la stabilité et de la fixité des comportements et des représentations alimentaires de ceux-ci dans un contexte favorisant et accroissant la « réflexivité alimentaire ».
73Plus les modèles alimentaires des deux parents se ressemblent et sont stables, plus puissants seront en retour les effets fixateurs dans la transmission auprès des enfants ; ce qui s’approche de la « socialisation de renforcement » (Bourdieu et Passeron, 1970). Ce cadre repose sur un modèle de socialisation continue au cours duquel les enfants sont sujets à un puissant modelage de leurs goûts, de leurs préférences et de leurs comportements. Il apparaît dans les entretiens avec les enfants que le fait non seulement de parler de l’alimentation – que cela soit en des termes positifs (valorisation de la cuisine, de la gastronomie, des produits du terroir, du plaisir de manger et de se retrouver) ou négatifs (peur de l’obésité et des maladies, angoisse de trop ou mal manger, crainte des risques alimentaires, intolérance alimentaire) – ainsi que celui de lui accorder une grande place dans la vie quotidienne contribuent fortement à rendre ces enfants plus hermétiques aux autres expériences alimentaires, notamment celles vécues entre pairs. Les modèles alimentaires familiaux étant fortement ancrés, ils participent plus (rapports positifs à l’alimentation) ou moins (rapports anxiogènes vis-à-vis de l’alimentation) à la valorisation de leurs modèles alimentaires et de leurs rapports au plaisir au sein du groupe des pairs.
74La puissance socialisatrice des modèles parentaux dépend également de la stabilité et de la fixité de ces modèles5. La socialisation par « frottements » (de Singly, 2005) au sein des couples conduit à des « métissages désirés, impensés voire imposés » (Corbeau, 1994) entre les deux modèles qui déteignent sur les enfants. Plus les conciliations entre les modèles parentaux opèrent sans accroc ou plus, dès le départ, les modèles de la mère et du père se ressemblent, plus le cadre socialisateur offert aux enfants est stable et cohérent. La socialisation alimentaire familiale a donc ici plus de chance d’être déterminante dans la fixation des goûts et répertoires enfantins, ce qui se traduit chez les parents comme un sentiment de réussite dans la transmission sur le principe « nos enfants nous ressemblent ».
Nous les quatre on évolue comme ça, sur ces modèles. Et à cela s’ajoute aussi la famille proche qui fait comme nous. Donc on fait tout pour qu’ils suivent ce modèle-là et je pense que les bases sont jetées et s’ils ne font pas comme ça, je serai très étonnée.
E54, mère de deux enfants, 7 et 4 ans
La transmission, comment on l’a envisagée ? Je pense qu’au niveau de l’alimentation déjà on a des valeurs alimentaires ou culinaires ou des modes de vie alimentaires qui étaient quand même assez proches l’un et l’autre issus sans doute aussi de notre éducation à nous. Moi je suis issue d’une famille d’agriculteurs, rurale, etc. donc une culture paysanne culinaire donc avec beaucoup d’autoconsommation à la maison, le potager, une tradition alimentaire forte, les plats du terroir, les produits de l’Aveyron, etc.! [Rires] Donc avec une entrée, un plat garni et tout ce que tu veux, et donc avec un repas partagé et tout ce que tu peux imaginer en termes de valeurs alimentaires, enfin autour de l’alimentation traditionnelle. Et mon mari de son côté aussi, même s’il y avait un mode de vie plus urbanisé, plus citadin. Mais c’était quand même à l’extérieur de Toulouse et ses racines aussi de son côté sont les mêmes que les miennes via ses grands-parents. Pas ses parents mais ses grands-parents. Mais c’était vraiment du même ordre. Donc je pense que là inconsciemment, on fonctionne exactement pareil en termes de transmission culinaire. En plus, lui, il aime bien manger, il aime bien faire la cuisine donc c’était on l’a toujours dit, il faudra leur apprendre, enfin on l’a pas dit mais inconsciemment, ça allait de soi de dire qu’il fallait leur apprendre le bon goût des bonnes choses. Bon après il y a des changements, inévitablement, liés aux petits goûters, aux pratiques de vie parce qu’on va plus vite, etc. donc on simplifie les choses.
E58, mère de deux enfants, 4 ans et demi et 1 an et demi
75À l’inverse, le sentiment d’échec résulte de l’impossible conciliation entre les modèles parentaux sur le mode « mon enfant ressemble davantage à… ». Les modes de conciliation des modèles alimentaires parentaux et de leurs modalités de transmission auprès des enfants se trouvent davantage contrariés lorsque les parents sont séparés.
76Le plus souvent, le sentiment d’échec dans la transmission alimentaire résulte de telles situations pour lesquelles le parent sent que quelque chose lui échappe (l’enfant peut puiser dans un plus large éventail de modèles notamment quand il y a des recompositions familiales avec d’autres parents et enfants) ou du fait de son absence ou de sa faible implication dans l’éducation de son enfant lorsque la garde est au profit d’un autre parent6. Ce cas a été notamment observé auprès d’une mère divorcée, végétarienne, craignant que le père et ancien compagnon – redevenu carnivore – n’influence « négativement » leurs enfants en les amenant à refuser le végétarisme qu’elle leur avait imposé jusqu’ici.
77De même, lorsque la garde des enfants est partagée, les enfants oscillent régulièrement entre deux modèles alimentaires pouvant se ressembler ou différer : celui de maman et celui de papa. Ils apprennent à s’approprier les contenus de la socialisation alimentaire chez leur mère et à intégrer ceux qu’ils rencontrent chez leur père. Ces variations – qui exigent une certaine souplesse cognitive et comportementale des enfants – leur donnent aussi la possibilité de se distancer. Contrairement à l’idée d’une socialisation primaire dans la famille cohérente, pérenne, stable, les enfants font l’expérience de la pluralité, ce qui contribue à les responsabiliser, à les autonomiser, à acquérir des distances et à en jouer : tantôt ils taisent les expériences faites avec l’un ou l’autre des parents, tantôt ils les mobilisent pour négocier. Ils apprennent à actualiser ou inhiber certaines dispositions en fonction des situations qu’ils rencontrent, ainsi que cela est développé plus loin.
78Les situations au cours desquelles les enfants disent « jouer » avec leurs préférences pour agacer l’un des parents ne sont pas rares : certains d’entre eux expriment plus fortement encore leurs goûts lorsque ceux-ci s’avèrent ressembler à ceux de l’un des parents, en ce sens les enfants jouent sur leur identité en mêlant la leur à celle de l’autre parent, ce qui a pour incidence un « effet-miroir » dont l’autre parent peut se sentir lésé ou contrarié. Les expériences de plaisir vécues aussi avec l’un des parents, notamment les pères, peuvent être racontées aux mères pour contrer l’éducation et tenter de contourner les règles : en disant qu’avec leur père, les enfants sont autorisés à manger tel produit ou de telle façon et qu’en plus ils y prennent du plaisir, la puissance négociatrice de l’enfant peut s’accroître.
Quand ma mère elle veut pas que je mange Mac Do, je lui dis tout le temps qu’avec papa, j’peux l’faire. Et pareil, elle veut jamais que j’achète des bonbons. Alors je lui dis que chez papa j’ai le droit. Et du coup des fois elle craque. Mais je sens qu’elle aime pas.
Garçon, 9 ans, CM2
79D’autres situations sont perçues par les parents comme échappant à leur contrôle dans le sens où ils n’ont pas transmis certaines consommations ou modalités de consommations. Il s’agit des expériences de leurs enfants dans le cadre de la cantine, de centres de loisirs ou même encore lorsqu’ils sont reçus par leurs copains dans d’autres familles.
80Les parents ont bien conscience que leurs enfants expérimentent d’autres plats sortant du cercle des expériences familiales, ce qui contribue quelques fois à accroître leur sentiment d’échec dans la transmission ou à l’inverse à le conforter. Dans le niveau des perceptions en termes d’échec, se rendre compte que les goûters sont laissés au fond du cartable ou échangés, imaginer une offre à la cantine non variée et plutôt propice à conforter les goûts enfantins pour éviter les restes, apprendre que les aliments ne sont pas conformes à des prescriptions religieuses, suspecter une trop large place laissée aux jeux et à la dimension ludique au cours des repas entre copains ou à l’inverse craindre un manque de temps, du bruit ou des vols de nourriture entre enfants sont autant de situations que les parents exposent pour exprimer leur absence de « prises » en la matière justifiant des logiques de rattrapage le soir ou le week-end.
81Logiques de compensation, comme on l’a vu plus haut chez les mères, et finalement aussi stratégies, plus ou moins conscientes, de « récupération », de « captation » voire de « réparation » par les parents de ce qui leur a échappé dans l’éducation alimentaire de leurs enfants.
82En règle générale, ces situations de désajustements aux règles parentales, qu’elles soient du fait des enfants ou des contextes de socialisation alimentaire dans lesquels ils se retrouvent, sont plutôt appréhendées d’une manière positive, les parents soulignant l’émancipation de leurs enfants que cela implique en lien avec l’apprentissage de l’autonomie. De la même façon, certains parents évoquent les situations « heureuses » pour lesquelles leurs enfants modifient leurs préférences et leurs goûts grâce à leurs camarades ou à des contextes de consommation alors qu’auparavant eux-mêmes n’étaient jamais parvenus à infléchir ces tendances.
83Ces éléments indiquent en arrière-plan deux aspects essentiels de la transmission : le premier montre que plus celle-ci est cohérente au sein de la famille, plus l’effet socialisant est important sur les enfants car facilité par l’homogénéité de la transmission parentale. Cette dimension interroge en retour le paradigme du conditionnement auquel on pourrait alors la rattacher. En ce sens, elle comporte quelques limites relatives non seulement à l’oubli des enfants, alors considéré de façon passive, mais également à l’occultation des multiples expériences alimentaires vécues par les enfants qui amenuisent l’effet des transmissions verticales et parentales.
84Cela amène à considérer le second niveau : pour que la transmission opère, il faut qu’elle soit acceptée par les enfants.
Rôle de la construction identitaire des enfants sur les héritages familiaux et symboliques
85Signaler des situations de renforcement dans la transmission familiale ne consiste pas à nier les multiples cas de désajustements ou de recomposition à l’œuvre dans la socialisation des enfants ni à occulter leur rôle dans le processus éducatif, mais plutôt à signifier l’importance que ces derniers y occupent. Lorsque la transmission est valorisée implicitement sous la forme d’une continuité des héritages familiaux, cela indique que l’enfant décide d’accepter les héritages en les signifiant aux autres, dimension d’expression et de construction identitaire contribuant également à renforcer les héritages.
86Plus largement, lorsque les enfants, au cours des entretiens, et plus encore en situation de focus groupe avec d’autres enfants, s’expriment sur les goûts et les préférences alimentaires dans la famille pour se situer et se positionner vis-à-vis de leurs pairs, ils se construisent leur identité, leur appartenance, ce qui est à l’origine d’un renforcement de leurs inclinations à préférer consommer certains produits. En effet, l’expression des préférences, des formes du plaisir ou des manières de manger permet de saisir des héritages et des transmissions symboliques auxquels ils attribuent des significations. Ceci implique, pour eux, des opérations cognitives assez complexes car ce travail consiste à transformer ce qu’ils reçoivent de leurs proches pour mieux se l’approprier, dans une espèce de « continuité symbolique ». Cette dernière renvoie, pour Bloch et Buisson, à une forme définie à la fois par les structures sociales mais aussi par la production singulière des individus (Bloch et Buisson, 1994, p. 70), et constitue bien une manière de percevoir ce que fait l’enfant de ce qu’il reçoit.
87Deux illustrations permettent d’étudier cet aspect : la transmission par les parents d’une réflexivité alimentaire orientée vers l’hédonisme ou l’ascétisme puis la continuité des héritages à travers l’expérience de la migration.
Transmettre la réflexivité alimentaire : les effets sur le plaisir de l’enfant
88D’après nos observations, la parole des adultes est davantage empruntée par les enfants lorsque l’alimentation dans le foyer est une composante essentielle de la vie familiale au sens où les parents accordent énormément d’importance aux questions qui lui sont connectées : goût, qualités organoleptiques et nutritionnelles des aliments, origine des produits, environnement et santé sont des thèmes de discussion récurrents. Le processus de sémantisation semble accentué et les enfants sont en quelque sorte conditionnés par des pratiques et des idées car ils reçoivent des messages comportementaux et du domaine des représentations qui sont, non seulement persistants, mais aussi et surtout relativement cloisonnés et imperméables. Dans certains milieux, des dimensions sociales ou culturelles peuvent impacter fortement le rapport à l’alimentation.
89Les relations à l’alimentation sont-elles, dans les familles, complexes, anxiogènes, voire pathologiques ? Ou au contraire sereines et apaisées ? Font-elles l’objet de revendications liées à une appartenance culturelle, sociale, géographique ? Des familles sont-elles concernées par des logiques patrimoniales ou d’histoires familiales marquant la socialisation des enfants et leurs processus d’appropriation symbolique dans les goûts et les dégoûts ? C’est à ces questions que nous tentons d’apporter un éclairage.
90En décryptant les échanges sur l’alimentation dans la famille, des rapports, des trajectoires, des épisodes de rupture ainsi que des angoisses liés aux conséquences de la modernité alimentaire ont pu être reconstruits.
91Les comportements et les croyances culturels acquis sont souvent profondément enracinés et rarement remis en cause par les adultes les transmettant à leur tour à leur progéniture. Cependant, les attitudes et les croyances peuvent évoluer avec le temps, du fait d’un déterminisme matériel par exemple, ou de modification de représentations sociales transformant les dimensions culturelles (comme dans les pays industrialisés où les attentes en matière de poids et de silhouette semblent revêtir une importance particulière ces dernières années et déterminer le comportement d’une partie de la population de ces pays). Certaines familles semblent davantage que d’autres concernées par l’augmentation de la réflexivité alimentaire et la rupture des allant de soi. L’érosion des modèles alimentaires en résultant implique davantage d’instabilité dans les modes de transmission aux enfants, ce qui induit un effet direct sur la force et le pouvoir des socialisations familiales.
92En effet, ce qui a été transmis et hérité par le passé y est remis en question par les parents : ces réévaluations des habitudes alimentaires familiales, sociales et les croyances culturelles les définissant conduisent à des réajustements et à une augmentation de la réflexivité. Les enfants se trouvent aussi concernés par cette dernière, ce qui a une incidence sur leur développement et leur autonomisation d’autant que les parents semblent avoir du mal à leur faire confiance ; ils sont plus enclins à l’éducation autocratique que les autres parents. Les parents transmettent ici un rapport anxiogène à l’alimentation qui ferme le domaine des expériences alimentaires vécues par les enfants avec d’autres personnes de leur entourage. Les parents contribuent à ne pas fixer durablement des comportements et des préférences (puisque l’alimentation peut être potentiellement nocive notamment lorsque des catégories d’aliments sont concernées par des crises alimentaires telles que la vache folle, les OGM, etc.), à l’exception de comportements plutôt néophobiques et de rapports aux règles autoritaires, de dispositions à l’autocontrôle et au plaisir ascétique. En somme, ces enfants qui évoquent des principes moraux, sur l’alimentation biologique par exemple, laissent supposer que leur pensée d’emprunt et leur maîtrise sémantique de certaines idées est liée à l’expérience faite chez eux qui laisse peu de prise et de place à toute autre forme d’expression. C’est un peu comme s’ils n’avaient pas le choix de s’exprimer en d’autres termes. Il ne s’agit cependant pas non plus d’adopter une conception passive de l’enfant qui reçoit plus qu’il n’agit sur ces pratiques et perceptions. Dans une large mesure, la formulation et formalisation de rapports spécifiques à l’alimentation leur permet, ainsi que nous avons pu l’observer, de se distinguer de leurs camarades. Cette expérience inhabituelle participe pour eux de leur construction et de leur affirmation identitaires.
93Certains modes de transmission alimentaire sont apparus dans les entretiens menés auprès d’enfants qu’il convient ci-après d’étudier. Il s’agit de la transmission de l’hédonisme autour de ce que nous avons identifié comme étant la transmission de la « réflexivité gastronomique » et la transmission d’une anxiété alimentaire à partir de ce que nous avons appelé la « réflexivité médico-nutritionnelle ». La plupart des enfants rencontrés ne s’intéressent pas à l’alimentation et disent ne pas beaucoup en parler entre eux, à l’exception de ces deux catégories d’enfants pour lesquels l’alimentation dans la famille occupe une place centrale : on en parle, on s’exprime sur la question, on s’enthousiasme ou on s’inquiète.
94Leurs manières de s’exprimer sur ce qu’ils aiment, sur ce qu’ils mangent ou sur ce sur quoi ils prennent du plaisir à manger ainsi que les conditions du plaisir, s’opposent de façon radicale aux univers d’expériences et registres alimentaires de leurs pairs. Après avoir repéré et défini ces différences, nous les avons comparées avec les travaux portant sur les constantes anthropologiques dans les goûts enfantins repérés par les psychologues. Les deux modèles de socialisations alimentaires repérés ont une forte incidence sur les formes du plaisir chez l’enfant : dispositions à l’hédonisme ou à l’ascétisme. Les enfants ayant de fortes « dispositions à l’hédonisme » ont plutôt été repérés dans les focus groupe, leur rapport positif à l’alimentation doit se communiquer, se transmettre voire contaminer les autres enfants. À l’inverse, les enfants à fortes « dispositions ascétiques » ont été repérés dans des entretiens individuels comme si leur mode alimentaire ne regardait qu’eux : l’enfant est un entrepreneur de lui-même, la « disciplinarisation » ne concerne l’enfant qu’avec lui-même, le seul souci est un souci de soi et non un souci de ce que font les autres.
Transmettre l’hédonisme : la réflexivité gastronomique
95Ce premier groupe repéré au cours des entretiens est composé d’enfants issus de milieux socio-culturels élevés dans l’échelle sociale ou de milieux pour lesquels l’identité territoriale est fortement marquée autour d’un patrimoine culturel, notamment alimentaire (souvent lorsque des grands-parents ou d’autres proches sont éleveurs ou cultivateurs).
96Comparativement à leurs camarades, les diverses composantes définissant les goûts enfantins ne sont pas présentes ou semblent avoir été rapidement contrôlées par la force de l’éducation parentale. Ces enfants sont caractérisés par un effet de curiosité important ; néophiles, les nouvelles expériences alimentaires sont centrales. Ainsi, ils sont précocement – par rapport aux autres enfants – attirés par toutes les saveurs, flaveurs et textures, ceux-ci devant très tôt dans leur vie adopter des goûts du répertoire alimentaire des adultes. Il n’existe aucune différenciation sexuelle entre les enfants. Filles comme garçons acquièrent un vocabulaire organoleptique important : la sémantisation y est forte, c’est-à-dire le passage de l’expérience sensorielle à sa représentation conceptuelle. D’ailleurs, le plaisir est tout à la fois appréhendé comme une sensation mais aussi comme un acte de sens sur le plan cognitif sous le mode « le plaisir me transforme ». L’expression de leurs goûts, à la fois très différents de leurs camarades et exprimés différemment, permet à ces enfants de se distinguer des goûts enfantins. Ce processus de différenciation est essentiel à la construction de leur identité qui passe aussi par la valorisation en mettant en exergue un référentiel distinct de leurs pairs. Ils sont fiers de ce qu’ils aiment manger et le revendiquent. Les différentes caractéristiques sont fournies dans le tableau ci-dessous.
Tableau 38. Variations des constantes anthropologiques dans les goûts enfantins chez les héritiers de la « réflexivité gastronomique ».
Constantes anthropologiques dans les goûts enfantins : influence faible | Les enfants héritiers de la « réflexivité gastronomique » |
Évolution avec l’âge du goût enfantin | Attirance précoce pour toutes les saveurs, flaveurs et textures |
Néophobie | Néophiles, centralité de la notion d’expériences alimentaires et culinaires |
La « sensation de plaisir » est la perspective la plus signifiante | Acquisition d’un vocabulaire organoleptique : |
Effet pochoir : | Faible : |
Constantes anthropologiques dans les goûts enfantins : influence faible | Les enfants héritiers de la « réflexivité gastronomique » |
Répertoire alimentaire enfantin | Processus de différenciation des goûts enfantins |
97Des inclinations gastronomiques, esthétiques, identitaires, des inclinations aux « métissages désirés » semblent correspondre à leurs dispositions au plaisir. Ces dispositions s’accompagnent d’appétences et de passions. La réflexivité chez ces enfants est forte mais l’incorporation non problématique : ce qui compte, c’est d’aller à la rencontre de la nouveauté alimentaire. Un rapport valorisé et positif à l’alimentation est transmis. Il facilite l’appropriation et la construction d’expériences gastronomiques, culinaires, alimentaires, positives pour ces enfants.
Pour le plaisir, il me viendrait les côtelettes de Kiev, la nourriture chinoise et japonaise, la nourriture asiatique, il me viendrait à l’esprit le poulet, les raviolis à la sauce provençale.
Garcon, 9 ans et demi, CM2, milieu socio-culturel élevé
Ce qu’elles aiment depuis toutes petites qui étonnait les gens c’est qu’elles aiment la viande. Évidemment elles ont un papa producteur de viande mais elles aiment la viande, aussi les légumes, la charcuterie. Elles ont mangé de la charcuterie très tôt. Du fromage, du vrai fromage, très tôt. On ne leur a jamais fait de la nourriture pour enfant. Bon on a mixé comme les autres ! On les a diversifié à 6 mois et après c’est allé très vite. […]Nous on était pas dans l’idée qu’un enfant ça mange du jambon et un adulte non. […]Donc je pense que pour elles c’est le goût mais c’est d’abord leur place en tant qu’adulte, enfin en tant que personne. […] Elles ne sont pas très folles du sucré, si elles ont des bonbons, elles les mangent mais elles n’en réclament pas. Pour elles c’est plus la fête d’avoir du saucisson que des bonbons. […] Mais je crois qu’elles sont fières aussi que papa produise de la viande.
E56, mère de deux filles
Transmettre l’anxiété : la réflexivité médico-nutritionnelle et le contrôle de soi
98Ce second groupe repéré au cours des entretiens est composé d’enfants qui, comme le premier, sont issus de milieux socio-culturels plutôt élevés. En reconstruisant avec eux les pratiques alimentaires familiales, il ressort principalement trois dimensions présentes soit de façon complémentaire chez certains d’entre eux, soit de manière indépendante chez d’autres : des risques avérés ou supposés d’allergies alimentaires de l’enfant, un passé d’embonpoint pour l’enfant, un passé d’anorexie et/ou de boulimie pour la mère.
99Comparativement à leurs camarades, les diverses composantes définissant les goûts enfantins sont présentes mais rapidement contrôlées par la force de l’éducation parentale. Ces enfants sont caractérisés par une néophobie forte : toute nouvelle expérience alimentaire est susceptible de les contaminer ou de les faire grossir. Ils sont précocement, par rapport aux autres enfants, attirés par des saveurs acides ou amères renvoyant selon eux à des produits « sains » pour la santé. Ils doivent très tôt dans leur vie apprendre à se gérer et à domestiquer leurs inclinations à préférer le gras et le sucre.
100Des différenciations sexuelles entre les enfants apparaissent selon les niveaux. Lorsqu’il s’agit d’un risque d’embonpoint, les filles sont davantage concernées et cela dans tous les milieux sociaux. Lorsqu’il s’agit d’un risque sur la santé en général, les deux sexes sont représentés, et cela se situe surtout en haut de l’échelle sociale. Ces enfants ont un faible vocabulaire organoleptique mais acquièrent un vocabulaire nutritionnel et lié à la santé important : la sémantisation y est forte. Le plaisir comme sensation et acte de sens fonctionne sous le mode : « le plaisir ne doit pas me dominer ». C’est ce rapport que l’enfant dit apprendre à contrôler. L’expression de leurs goûts, distincte des camarades et exprimée différemment, leur permet de se distinguer des goûts enfantins : ils ne sont pas attirés par ces derniers. Ce processus de différenciation est essentiel à la construction de leur identité qui passe moins par la valorisation.
101Au cours de la confection de truffes au chocolat réalisée dans le cadre de la fête des pères, nous avons pu observer l’attitude des enfants repérés dans ce profil comparativement aux autres. Seul le côté ludique de l’expérience semblait être source de plaisir, ces enfants s’amusant à manipuler une texture dans un espace hors classe et hors temps. Par contre, si leurs camarades se sont au fur et à mesure retrouvés avec le pourtour de la bouche recouvert de chocolat, la langue se baladant pour récolter quelques saveurs chocolatées, les autres se sont empressés d’aller se rincer les mains après la confection sans même tenter de goûter, tandis que leurs camarades se régalaient et s’en donnaient à cœur-joie.
102L’intériorisation de l’interdit et la crainte des conséquences post-ingestion sont plus fortes que l’expérience enfantine partagée. Discipline, hypercorrection, dispositions « diét-esthétiques », nutritionnelles, ascétiques, voire sportives conduisent les enfants à se contraindre. Les dispositions hédoniques sont vécues sous le mode de la transgression et du péché de gourmandise, soit de la faiblesse, sauf quand la réponse hédonique correspond au répertoire alimentaire de ces enfants. Ces dispositions s’accompagnent d’angoisses et de contraintes. La réflexivité chez ces enfants est forte et l’incorporation alimentaire extrêmement problématique : toute ingestion peut avoir une conséquence négative sur la santé, le corps et l’identité. Un rapport négatif, quasi « pathologique » à l’alimentation, est transmis qui interroge sur les risques de transmission de troubles du comportement alimentaire, auxquels il faut être attentif. Les différentes caractéristiques sont fournies dans le tableau ci-après.
Tableau 39. Variations des constantes anthropologiques dans les goûts enfantins chez les héritiers de la « réflexivité médico-nutritionnelle ».
Constantes anthropologiques dans les goûts enfantins : influence faible | Les enfants héritiers de la « réflexivité médico-nutritionnelle » |
Évolution avec l’âge du goût enfantin | Attirance précoce pour les saveurs, flaveurs et textures connotées « santé » et « nutrition » |
Néophobie | Forte néophobie : peur de l’empoisonnement, de la contamination (santé, allergies) et peur de manger trop (corpulence) |
La « sensation de plaisir » est la perspective la plus signifiante | – Pauvreté du vocabulaire organoleptique mais connaissance du vocabulaire diététique : sémantisation très forte sur le registre de la santé |
Effet pochoir : | Fort : |
Répertoire alimentaire enfantin | Processus de différenciation des goûts enfantins : ils ne sont pas attirés par ces goûts |
Y a des règles par rapport au plaisir parce que si on se laisse trop aller, comme moi on peut grossir, avoir des problèmes cardiovasculaires. Ça réduit l’espérance de vie. […] Chez moi on en parle parce que ma mère elle me dit toujours de faire attention parce que moi parfois je fais des exceptions à la règle. Je me gère mais ma mère parfois elle ne sait pas que je me gère donc parfois je lui explique.
Garçon, 11 ans, CM2
Je fais attention, je fais de moins en moins de régime mais je fais toujours très attention. […] Dans mon ancienne école, il y avait trop de calories. Je leur disais toujours que j’en voulais un peu mais ils nous servaient toujours trois louches. Mais je mangeais ce que j’avais envie même s’ils nous disaient de tout finir. Parfois on avait le droit à 2 ou 3 desserts. C’est bon mais quand même. Parfois ça m’arrivait d’en prendre plusieurs mais je prenais toujours un fruit par contre. Mais quand je prenais deux desserts, la fois d’après j’en prenais pas.
Fille, 10 ans et demi, CM2
103Ce modèle, que nous avons appelé celui de la « réflexivité médico-nutritionnelle », interfère sur les usages du plaisir, les manières de l’activer, de le refouler, de le sublimer des parents à l’encontre de leurs enfants et des enfants eux-mêmes durement contraints à la surveillance et au contrôle.
104Ces éléments observés auprès de jeunes enfants renvoient comme en écho aux conclusions données par Boëtsch et Hintermeyer de l’étude sur les alimentations adolescentes et la réflexivité les caractérisant dans la relation au plaisir en raison d’un couplage des dimensions hédoniques avec la santé, la corpulence et l’esthétique corporelle : « la volonté de contrôle des formes du corps en vue d’une minceur et d’une fermeté juvéniles est assurément construite comme un des signes de modernité. […] Les adolescents ont des difficultés à gérer cette profusion de nourritures et la dimension du plaisir qui leur sont associées. En effet, ils sont dans une position très inconfortable entre ce qu’ils revendiquent, à savoir leur âge comme un âge de jouissance, où l’on peut profiter, prendre du plaisir, s’amuser, et la norme paradoxale qui leur demande de surveiller leur corps, de le transformer pour l’avenir c’est-à-dire le garder ou le rendre mince, ferme et donc de s’auto-censurer sur les plaisirs alimentaires ! » (Boëtsch et Hintermeyer, 2009, p. 211-212).
105Non seulement la surveillance s’accroît sur l’enveloppe corporelle, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus visible, mais également sur ce qu’il y a d’invisible ; la santé des enfants leur incombe de plus en plus et de manière précoce par la surveillance en mangeant.
106À travers ces deux profils, la transmission a été pensée dans son articulation avec les enjeux de l’alimentation contemporaine. Réflexivité, ruptures des allant de soi, processus de patrimonialisation, mécanismes de métissages, anxiété alimentaire, rapports au corps et à la santé, problématiques écologiques, autant de phénomènes traversant les mangeurs contemporains et aussi, à bien des niveaux, les modes de transmission alimentaire auprès des jeunes générations.
107Les deux profils dégagés, s’ils sont faiblement représentés par les populations d’enfants et d’adolescents interrogés, méritent toutefois une attention particulière car tous deux semblent emblématiques de fortes tendances dans les modes d’alimentation actuels axés sur la santé, le corps, l’écologie, le patrimoine et le plaisir : un premier mode construit une relation positive à l’alimentation et non problématique ; un second établit une relation négative et extrêmement problématique, et l’on voit comment parents comme enfants co-construisent cette relation, les premiers en mettant au cœur de leur processus éducatif la réflexivité qu’ils transmettent, les seconds en recevant les héritages et en les acceptant pour en faire un ressort stratégique et marquer leurs différences.
108Si la réflexivité alimentaire est un trait commun à tous les mangeurs modernes, plus ou moins subis, en faire un ressort stratégique pour se distinguer à travers certaines consommations constitue un phénomène identitaire de première importance dans l’expérience subjective, sociale et collective de la « condition moderne », qu’elle élabore une relation positive ou négative à l’alimentation. Bien que peu nombreux, ces enfants sont-ils les précurseurs de changements dans les modèles alimentaires transmis aux jeunes générations ? Ces modèles vont-ils prendre de l’ampleur dans les années à venir ? Situés plutôt en haut de l’échelle sociale, une dynamique de diffusion dans la société toute entière va-t-elle opérer ? Ces questions mériteraient un approfondissement par une observation plus longue et exhaustive.
Le manger d’ici et le manger de là-bas : mémoire, filiation et construction identitaire
109La nourriture est fortement modelée par la culture, ainsi que de nombreux travaux en attestent. Dans les entretiens, les enfants comme leurs parents ayant directement vécu l’immigration apprennent à apprécier d’autres produits et d’autres modes de préparation, si bien qu’ils apprennent à jongler avec deux modèles alimentaires distincts, deux structures de repas correspondant à deux entités culturelles différentes. La reproduction de plats du pays d’origine et leur appréciation participent pleinement d’une volonté de continuité symbolique des héritages se retrouvant dans le domaine des pratiques de consommation comme dans les représentations idéales de certains plats et produits. Les enfants et leurs parents se réfèrent alors à leur culture d’origine comme « la culture » du pays d’origine, et par là font allusion à certaines valeurs et pratiques auxquelles ils attribuent une importance significative, même s’il ne s’agit que des éléments qu’ils perçoivent de leur culture. Celle-ci est une abstraction qu’on ne peut saisir que quand elle se matérialise dans la pratique des individus et des groupes : il y a un écart entre le niveau du « vécu » individuel et celui de « l’ensemble réifié » qu’un groupe humain désigne comme sa culture (Devereux, 1970).
110Analysant les écarts et les nuances entre ce que des exilés désignaient comme leur culture et les pratiques quotidiennes observées chez eux, Vasquez-Bronfman et Martinez ont remarqué leur forte acuité dans le domaine de l’alimentation. Valeurs par moments inconsistantes (et même contradictoires) malgré des discours concernant la fidélité éprouvée envers les cultures d’origine et pratiques se modifiant au fur et à mesure que se prolonge le temps vécu hors du pays.
Quand ils viennent d’arriver en France, exilés et immigrés se sentent déroutés face à la nourriture française et la taxent de « mauvaise » ou d’« insuffisante ». Dès qu’ils sont installés, ils essaient de reproduire les plats typiques de leurs pays comme le gâteau de maïs ou les empanadas par exemple, ce qui, surtout dans le cas de nombreux exilés, constitue déjà un choix paradoxal puisqu’ils ne les appréciaient pas tellement quand ils étaient au pays et qu’ils considéraient ces goûts-là comme folkloriques ou passéistes. La reproduction de ces plats, par ailleurs, est déjà un produit acculturé, puisque les ingrédients de base ne se trouvent plus sur place mais sont des denrées d’exportation […]. Cherchant à être cohérents avec un discours très politisé de défense de leur culture d’origine, ces exilés essaient pendant des années de reproduire ces plats, tout en ne se rendant pas compte qu’ils les modifient pour les adapter au goût de leurs hôtes […]. Ainsi, les personnes ne sont pas conscientes qu’elles sont en train d’agir et de modifier leur propre culture.
Vasquez-Bronfman et Martinez, 1996, p. 33-34
111Que la culture du pays d’origine soit idéalisée, voire fantasmée notamment dans le cadre d’exils politiques et donc subis, il n’en résulte pas moins que des mécanismes de métissages sont à l’œuvre et que leur étude permet de mieux connaître la construction des identités. Dans le cadre de la mondialisation, des formes passives ou actives ont été analysées par Corbeau (1994) autour de ce qu’il appelle les « métissages désirés », les « métissages imposés », ou les « métissages impensés ». De même, dans le cadre de situations multiculturelles, Tibère (2005) a montré comment les différentes communautés présentes à l’île de La Réunion mettaient en place un espace culinaire commun à l’intérieur duquel s’exprime la créolité réunionnaise au travers de la conservation de certains marqueurs culturels tels que les modes de préhension, les systèmes de cuisson ou d’assaisonnement. Ces travaux permettent de poser les résultats des métissages comme un « nouveau tout organisé » (Poulain, 2002), une forme agissante sur la culture d’origine permettant de regarder les métissages alimentaires comme une manière de tout à la fois conserver certains marqueurs spécifiques de leur origine culturelle ainsi que d’en modifier voire d’en abandonner certains traits, ceci participant de la construction des identités.
112Chaque famille ayant immigré porte en elle une histoire dont héritent les enfants. Ces derniers mentionnent dans leurs discours des formes composites de repas, et leurs préférences oscillent entre les deux cultures alimentaires. Des contextes spécifiques comme la période du Ramadan, un anniversaire ou un mariage, sont souvent pour les enfants l’occasion d’évoquer les plats de la culture d’origine tandis que des contextes extraordinaires, mais non inscrits dans une dimension religieuse ou de célébrations et d’événements familiaux, peuvent se traduire par la fréquentation de restaurants tels que le McDonald’s ou le Flunch par exemple et qui ne sont pas reliés avec les modes d’alimentation du pays d’origine. La fréquentation de divers espaces alimentaires peut avoir un effet sur la socialisation des enfants et des jeunes à travers les dimensions de projection par exemple. Les marchés disposant d’une offre alimentaire à destination des personnes immigrées, en proposant les produits du pays d’origine, peuvent favoriser chez les plus jeunes une « balade identitaire » au cours de laquelle l’imaginaire chemine et se déploie sur de multiples horizons symboliques et identitaires : imagination des plats, de la cuisine, de l’entourage, des lieux, du pays, d’un ici et d’un ailleurs, d’un passé et d’un futur, etc.
113Des différences de positionnement très fortes sont par ailleurs apparues dans les entretiens avec les enfants ayant vécu la migration comparativement à leurs camarades, mais surtout en comparaison avec leurs frères ou sœurs nés en France. Leur construction identitaire s’étant élaborée dans une double tension, entre la culture alimentaire d’origine et la culture alimentaire d’adoption, c’est un peu comme s’ils étaient plus soumis encore au poids de l’héritage et surtout à celui de la continuité symbolique de cet héritage que leurs frères et sœurs ou que leurs camarades et qu’ils contribuent ainsi à réifier. Marqués par le poids de socialisations alimentaires passées qui les ont construits et ont été décisives dans leurs processus d’appropriation et de familiarisation à des habitudes et à des répertoires alimentaires, ils ont aussi en quelque sorte un rôle de passeurs entre deux mondes, celui des parents et de l’origine familiale et celui des frères et sœurs et de la nouvelle histoire familiale. Cette position, quelquefois ambivalente, semble les fabriquer en les rendant actifs au sein de la famille : expliquer les modes d’alimentation, et leur légitimité respective, des uns et des autres, c’est-à-dire des parents vis-à-vis de leurs autres enfants et des enfants nés en France vis-à-vis de leurs parents. Probablement que cette position cruciale dans la famille, et surtout dans la fratrie, contribue à renforcer la fidélité aux modèles alimentaires d’origine au-delà de la force des socialisations de la prime enfance. N’étant pas nés et n’ayant pas vécu leurs premières années en France, contrairement à leurs frères et sœurs, ils se sont construits et continuent de se construire dans l’opposition avec eux pour non seulement marquer leur place spécifique au sein de la famille, mais aussi pour affirmer les liens avec leurs origines et, à travers elles, avec leurs parents. Cette situation leur confère une place particulière dans la famille : ils sont les principaux garants de la continuité des héritages dans un futur sans les parents. Deux postures sont repérables : celle du repli et de l’enfermement d’une part et celle du métissage d’autre part. Dans la première, l’enfant réduit son modèle alimentaire à celui du pays d’origine marquant sciemment sa différence aux yeux de la fratrie et plus largement de l’entourage familial et extra-familial. Dans la seconde, l’enfant joue avec le « manger d’ici » et le « manger de là-bas » en adoptant l’un ou l’autre selon les situations ou en mêlant dans l’assiette les deux.
Moi mes deux parents sont algériens. Moi ce que j’aime c’est plutôt le manger arabe parce que comme je suis l’aînée, je faisais comme ma mère et mon père, je regardais et je faisais comme eux. Maintenant aussi, même si mes frères et sœurs préfèrent le manger d’ici, moi je préfère toujours le manger de là-bas.
Fille, 13 ans, 6e, née et ayant vécu en Algérie
Nous, ma mère en fait, elle fait toujours un plat arabe et un plat comme ça, normal. Comme hier, elle a fait un plat que j’aime bien, que je connais bien. Parfois ma petite sœur qui est née ici, elle aime pas trop les plats arabes, elle n’a pas l’habitude, le goût. Elle aime plutôt les frites. Alors que nous on mange plutôt le plat arabe.
Fille, 12 ans, 6e, née et ayant vécu en Algérie
114En conclusion, pour ces enfants, il ne s’agit pas uniquement de se « nourrir de nostalgie » pour reprendre un titre de Vasquez Bronfman (1986), mais de réellement mettre en place des mécanismes de stratégies identitaires leur étant propres. Ils ne subissent pas passivement le poids de leurs socialisations alimentaires passées mais apprennent à les concilier avec leur expérience de l’immigration qui implique non seulement leur trajectoire individuelle mais aussi la manière dont ces enfants la vivent et la construisent de façon proprement personnelle. Ces enfants établissent des distances avec leurs frères et sœurs ou leurs camarades et doivent assumer leur histoire et leur trajectoire individuelles dans les nouveaux contextes auxquels ils se trouvent confrontés. Distanciation, recomposition, réflexivité sont au cœur des tentatives de ces jeunes populations pour se situer à travers ce qu’ils mangent : « lorsque l’adolescent s’inscrit dans une lignée qui a connu un parcours migratoire, sa perception, positive ou honteuse de cette histoire, se répercute sur tout ce qui a trait à la culture d’origine, et notamment sur les marqueurs identitaires alimentaires qui se trouvent alors valorisés ou non. Ces positions extrêmes sont en fait moins fréquentes que l’effort visant à rendre compatibles des tendances contradictoires » (Boëtsch et Hintermeyer, 2009, p. 210).
115Les camarades constituent un autre univers de socialisation au plaisir transmettant des règles, des expériences, des dispositifs dans lesquels le plaisir s’avère être une composante essentielle de la relation entre pairs. Ces dimensions étant également fondamentales pour la construction identitaire des enfants, il convient de s’y intéresser plus en détail.
La socialisation aux plaisirs du groupe des pairs
116Au cours des entretiens, plusieurs modes de consommations enfantins et adolescents ont été repérés au niveau de choix de produits qu’ils affectionnent ainsi qu’au niveau de leurs modes de préhension. Ces repérages s’effectuent soit de façon intégrative, et sont de ce fait constitutifs de leurs répertoires alimentaires spécifiques par rapport aux adultes par exemple, soit par le rejet de la consommation de certains produits (supra partie 3, chapitre 1).
117Manger des légumes ou prendre un goûter, par exemple, peuvent conduire dans certains contextes l’enfant à être exclu de son groupe de pairs. Celui-ci apprend par mimétisme et par pression de conformité7 à taire (et/ ou à choisir de le faire) certaines de ses dispositions alimentaires, nous y reviendrons plus en détail, ce qui peut avoir une incidence sur le renforcement ou la conversion de ses préférences.
En fait mes copines comme elles aiment pas les légumes, et bien c’est comme quand y’en a une qui parle pas à une autre, les autres alors elles lui parlent pas. Donc là, y’en a une qui dit « bah moi j’en mange pas, j’aime pas ça » et les autres elles disent « arrête moi aussi j’en mange pas ». Par exemple à la cantine quand y a des trucs pas bons, elles font « beurk, j’aime pas ça et tout », et les autres aussi elles disent ça. Donc tu peux pas trop dire que tu aimes.
Fille, 11 ans et demi, 6e
118À l’inverse, les consommations de certains produits, surtout lorsqu’ils sont rejetés ou dépréciés par les adultes, peuvent s’avérer extrêmement puissantes dans les processus de socialisations alimentaires entre pairs : non seulement elles fonctionnent comme une initiation et une intégration au groupe des « enfants » ou des « adolescents », car l’enfant apprend quels sont les codes de son groupe référent, mais elles sont aussi fondatrices de leurs identités de groupe. Se confectionner un sandwich en plaçant un morceau de viande ou une saucisse entre deux tranches de pain, commencer le repas par le dessert, jouer avec la nourriture en se lançant des boulettes, sont autant de manières de se construire contre les adultes en détournant les règles, en s’en appropriant de nouvelles ; en cela ces expériences sont fondatrices des identités individuelles et collectives entre pairs.
119Chez certains adolescents, plutôt des garçons, la consommation de kebabs est fondatrice de leur identité de sexe, de groupe et de génération ainsi que de l’affirmation de leur identité culturelle sur le plan d’une valorisation des origines d’un point de vue extérieur à la famille mais présent pour la communauté. En cela, la fréquentation régulière de ces lieux permet aussi de se distancer de la famille et de se singulariser.
Moi je ne mange pas tout le temps en famille. Quand y a des trucs bons à manger, je reste en famille, quand y a des trucs que je n’aime pas je sors acheter un kebab ! [Rires]. Ça ne fait pas très longtemps. Des fois je mange mon sandwich à la maison, mais sinon quasiment tout le temps dehors car je retrouve mes copains du quartier. Petit, j’étais obligé de manger à la maison ! [Rires] Mais quand j’ai grandi, j’ai pu.
Garçon, 14 ans, 6e
120Pour exprimer l’idée de rituels initiatiques et de fabrication des identités entre pairs, nous relatons une expérience alimentaire vécue par les collégiens enquêtés qui précise les conditions de l’affirmation identitaire à un double niveau : le premier est collectif, c’est celui du groupe de pairs car l’expérience lui est exclusive et se produit avec le désaccord des parents : en ce sens goûter un aliment avec ses pairs constitue un mécanisme d’affiliation culturelle et sociale ; le second est individuel car si la consommation est partagée, l’enfant apprend à lui donner un sens et à se l’approprier en précisant ses préférences. En effet, la répétition de l’expérience induit pour chaque enfant le passage du « goût de » au « goût pour » l’aliment, c’est-à-dire finalement le passage de la modélisation culturelle et/ou sociale à la modélisation individuelle du goût. Il s’agit de la consommation de soupes chinoises mangées crues au sein ou à l’extérieur de l’établissement : l’aliment est ici un vecteur fort d’intégration aux pairs. Il faut cependant préciser que le lieu d’emplacement du collège détermine dans une large mesure ce rituel alimentaire dans l’accès qu’il offre au produit. En effet, l’établissement est situé en face d’un supermarché asiatique, seul espace d’achats de produits alimentaires à proximité du territoire fréquenté par les collégiens. Ainsi, les enfants en arrivant en 6e sont initiés à cette pratique par les plus grands, et ce par entraînement direct et imitation.
121La force des déterminants sociaux et culturels de l’expérience rend caduque la perspective pragmatique, même si l’« attachement » (Teil, 2001 ; Hennion et Teil, 2004 ; Hennion, 2007) au produit et au cadre de l’expérience, ainsi que la dimension performative de cette dernière, sont visibles.
122En demandant aux enfants de raconter le souvenir de cette première situation alimentaire, il est possible de prendre la mesure de l’incorporation de nouveaux schèmes (l’achat et la consommation de soupe instantanée) conduisant l’enfant par la familiarisation à apprécier le produit : « on va en chercher tout le temps, c’est le supermarché qui est en face du collège. Ils ont plein de sortes de soupes » (E14, fille, 11 ans et demi, 6e).
123Au départ, l’enfant n’aime pas forcément le produit et ne le considère même pas comme consommable : celui-ci n’appartient pas à l’« espace du mangeable » (Poulain, 2002).
Au début ça faisait bizarre quand même. Et puis ça craque sous la dent. J’aimais pas trop quand même. Mais c’est les piments ou les sauces qui font tout. Ça donne tout le goût !
E16, fille, 11 ans, 6e
124Progressivement au contact des autres, l’enfant apprend à donner du sens à cette expérience (l’incorporation est répétée, structurée par divers espaces de consommation et contextes sociaux) et la valorise sur le plan identitaire (modes de consommation solitaires et/ou partagés, préférences pour telle ou telle saveur).
125En outre, sa connaissance sensible s’élargit, ses pairs lui apprenant à reconnaître certaines sensations et à les associer au plaisir. L’aliment appartient au répertoire de l’enfant dés que celui-ci précise la manière dont il préfère le consommer en se référant à ses goûts ou à ceux de son groupe de copains. Il agrémente la soupe avec diverses sauces ou condiments (plus ou moins piquants, acides, amers, salés ou sucrés), il écarte certains ingrédients (comme la viande en raison d’une confession religieuse). La soupe, d’abord « objet comestible non identifié » (Fischler, 1990), passe du registre du mangeable au répertoire alimentaire enfantin.
126De consommations rituelles avec les pairs, la soupe devient un mode de consommation illicite devant les parents pour lesquels, outre l’incompréhension d’une telle consommation sur le plan sensoriel (la soupe étant consommée déshydratée), semble soupçonner la légitimité des garanties halal de ce produit et craindre la mise en place d’une mauvaise habitude alimentaire pour la santé. Les parents n’ayant aucune « prise » sur ce mode de consommation adolescent, on décèle bien à travers les propos des jeunes une dynamique de distinction de la part de consommations alimentaires à la fois « adultes » mais aussi « ordinaires ». À la mode chez ces adolescents, la soupe est passée d’un usage extraordinaire à un usage ordinaire, quotidien. L’appropriation en résultant au travers de la valorisation sensorielle, hédonique et idéelle du produit fait de la soupe chinoise un produit du répertoire alimentaire de ces adolescents.
127Cette pratique n’ayant pas été observée dans l’établissement du centre-ville, il est possible de faire l’hypothèse, qu’outre son caractère initiatique qui résulte de divers facteurs (entrée en 6e, âge, mimétisme à l’encontre des plus grands), sa situation géographique implique une palette beaucoup plus large de commerces alimentaires comme les boulangeries, les sandwicheries et les épiceries, offrant ainsi une plus grande variété dans les produits achetés par les enfants eux-mêmes que celle des collégiens de la banlieue toulousaine.
128Loin d’être anecdotique, cette consommation de soupe chinoise par des collégiens permet de comprendre des modes de consommations alimentaires enfantines constitutifs de leur identité de groupe, de génération, de participation à l’élaboration de leurs répertoires alimentaires spécifiques et dévoilent des compétences enfantines et adolescentes. Les enfants communiquent entre eux, s’échangent les expériences, s’approprient les lieux de consommation et d’achat, s’initient les uns les autres, se construisent aussi indépendamment des adultes ou parfois contre eux. Plusieurs enfants, au cours des entretiens, précisent qu’au domicile familial, ils initient leurs frères et sœurs cadets, parfois involontairement, lorsque il y a du mimétisme des plus jeunes en direction de leurs aînés.
129Extrait de focus auprès de trois filles, E23 (12 ans et demi), E24 (12 ans et demi) et E25 (12 ans), 6e :
Les trois. – Oui les soupes chinoises on en mange. On adore !
E25. – Ça a commencé en début d’année.
E24. – On en achète tout le temps. Les parents ne sont pas d’accord parce que y’en a qui disent que ce sont des queues de souris. Ça fait comme des vers de terre.
E25. – Ils disent que ce n’est pas bon, parce que normalement ça se mange cuit mais nous on le mange comme ça. Tout le monde en mange.
E23. – Ici tout le monde en mange. Garçons comme filles. Enquêteur. – La première fois que vous en avez goûté, vous avez trouvé ça comment ?
E25. – Moi dés que j’ai goûté la première fois j’ai aimé.
E24. – Moi au début le piment je n’aimais pas trop. Mais après j’en ai mis un peu et ça allait.
E23. – Moi j’aimais pas trop avant, maintenant j’adore !
E25. – Et puis ça dépend parce qu’il y a plusieurs goûts.
E24. – Y’en a tu les mets avec du sucre et avec du sel. Ça dépend. Mais le mélange comme ça sucré et salé, c’est dégueulasse.
E25. – Le meilleur pour moi c’est aux crevettes.
E24 et E23. – Oui moi aussi !
E24. – Au début ça piquait trop parce que je mettais tout le piment, maintenant je dose. J’en mets pas trop.
E25. – Y’en a ils mettent la moitié et l’autre moitié il la mange comme ça. Sans mélanger.
Enquêteur. – Cette soupe, vous la mangez ici ? À l’extérieur de l’école ? À la maison ? Racontez-moi ?
E23. – Ben partout ! On la mange à l’école pendant la récréation ou parfois quand la cantine c’est pas bon. Souvent la cantine c’est pas bon.
E24. – Parfois en attendant le bus aussi, dans la rue. Et aussi à la maison mais souvent en cachette parce que les parents ils aiment pas trop.
Ils trouvent que c’est des queues de souris. E25. – Oui puis c’est du
chinois et parfois ils ont pas confiance. Sur le halal.
E24. – Ils ont peur que ça soit pas halal.
130Dans les relations entre pairs, les processus de socialisation au(x) plaisir(s) alimentaire(s) tout comme l’importance du plaisir, son rôle dans la socialisation enfantine, sont importants et largement partagés.
131Si la pression de conformité semble considérable au cours des consommations entre pairs, certains enfants se distinguent néanmoins en affirmant leurs goûts qui relèvent la plupart du temps de ce qui est aimé dans la famille et plus rarement d’une production propre relativement indépendante de la famille. Les modèles alimentaires traduisent des phénomènes d’identification et de distanciation : « on n’a pas les mêmes goûts. On a tous une différence. On est tous différents » (Garçon, 13 ans, 5e).
132Dans l’ensemble, la transmission familiale ressort essentiellement lorsque les enfants parlent de la cuisine. La cuisine familiale, les recettes, les plats emblématiques, les plats d’un proche, le plus souvent ceux de la mère, ou les assaisonnements sont autant de descripteurs permettant de raconter l’histoire des goûts et à travers elle l’histoire familiale. C’est une façon de marquer leur spécificité et leur appartenance sociale ou culturelle, leur différence vis-à-vis de leurs camarades. La cuisine familiale a une valeur démarcative.
Moi je mange beaucoup de riz, j’adore le riz. Mais pas comme à la cantine, faut qu’il soit collant le riz. À la maison mon père il mange beaucoup de riz. Des plats de chez lui que j’aime. Et puis ma mère, là, elle est un peu au régime donc moi je n’aime pas trop manger ce qu’elle mange mais elle prépare les plats de papa que j’aime. Ce sont des plats de son pays à mon père. Elle a appris à les faire.
Garçon, 9 ans, CM1
Ici c’est différent parce que ce n’est pas la même cuisine, c’est pas les mêmes habitudes. J’arrive à m’adapter mais quand même je préfère chez moi car par exemple la dernière fois il y avait des pâtes à l’huile et ma maman elle fait toujours des pâtes avec du citron, des choses comme ça. J’aime pas trop quand c’est trop gras.
Fille, 8 ans et demi, CM2
133Néanmoins, certains enfants s’avèrent extrêmement affirmés sur la nature de leurs préférences qui divergent de celles de leurs camarades. Dans le processus de socialisation avec les pairs, ces enfants se sont construits « contre » ou « sans » les préférences et dégoûts de leurs camarades, marquant ainsi fortement leurs particularités et la revendiquant au cours des entretiens. Ces affirmations dans les différences de goûts ont été plus largement représentées au cours des focus groupes, ce qui rend d’autant plus pertinentes leurs analyses. Dans la dynamique d’interactions au cours des échanges, des enfants peuvent valoriser leurs goûts propres et/ou familiaux, le reste du groupe réagissant à leurs propos diversement : ce processus communicationnel renforce la position spécifique de l’enfant non seulement par rapport aux autres participants mais aussi par rapport au groupe d’enfants ou d’adolescents en général. En effet, il la conforte en poussant l’enfant à se justifier, et donc à affirmer les raisons de ses choix, ce qui contribue à l’autonomiser en l’émancipant du groupe des pairs et d’une partie de ce qui a été formulé par ses camarades dans le cadre des échanges précédents : « vous, vous avez dit que vous mangiez comme cela, voilà comment moi je mange ». Il ne s’agit pas de considérer que les autres enfants, largement majoritaires, ne donnent pas dans la diversité ; simplement certains d’entre eux se construisent véritablement contre les répertoires alimentaires de leurs camarades auxquels ils sont plutôt hermétiques voire, pour certains, réfractaires.
134L’affirmation d’un répertoire alimentaire personnel ou de préférences individuelles implique, dans la façon dont les enfants s’expriment vis-à-vis de leurs pairs, une faible influence extérieure, soit de l’école, soit, plus rarement, de la famille, ainsi qu’une distanciation forte de la part de l’enfant. Deux situations principales ont été identifiées.
135La première, plus marginale, porte sur des enfants sportifs et dont l’activité physique et le régime alimentaire du sportif vont orienter leurs décisions alimentaires. La discipline, l’astreinte et l’autocontrôle sont les maîtres mots guidant leurs choix, les autres influences, qu’elles soient familiales ou scolaires, ont peu d’incidence. Le plaisir est ici sous contrôle : résister à la consommation d’un produit même lorsque les sollicitations des pairs se font insistantes est la condition même du plaisir.
136Extrait de focus auprès de deux filles, E12 (11 ans et demi) et E13 (13 ans), 6e :
E12. – Moi le soir c’est léger parce que je fais du sport, donc il faut avoir un certain poids parce que j’ai des compétitions à faire. J’ai une coupe de France là à faire en taekwondo donc il faut faire léger. C’est de moi-même pour être au poids.
E13. – Moi j’ai remarqué à la cantine, elle fait attention à elle. Elle mange que la salade ou des fois elle ne mange que le dessert, que le fruit ou le yaourt. Mais quand elle aime un dessert comme la glace et que nous on en mange plein et on lui dit « allez ! », ben elle résiste. Et quand elle en mange, ben elle regrette tout de suite.
E12. – Ah oui ben de savoir que j’ai craqué, j’aime pas.
137La seconde figure d’émancipation des goûts des pairs et des processus d’influences opérant au cours de processus de socialisation entre enfants résulte de l’importance qu’occupent l’alimentation et/ou la nutrition et la santé dans la famille, tel que cela a été dégagé dans les deux profils présentés plus haut. Paroles et expressions sur la cuisine et les produits, expériences alimentaires, canaux d’approvisionnement, systèmes culinaires, ordres du mangeable diffèrent à bien des égards de ceux de leurs camarades. Ces enfants, qu’ils aient reçu et construit une relation hédoniste ou anxieuse vis-à-vis de l’alimentation, acceptent l’héritage symbolique familial et en témoignent en s’opposant contre une certaine manière, quelquefois omnipotente dans le cadre des sociabilités enfantines, de manger, de penser, de ressentir, d’aimer l’alimentation.
138La perspective mésosociologique adoptée visait à mettre au jour l’effet des interactions sociales dans les processus de décisions inhérents au plaisir. Nous nous sommes intéressés aux relations verticales et horizontales jouant un rôle sur le plaisir des enfants et des adolescents, ainsi qu’aux modalités de transmission notamment dans le cadre de la famille.
139En mettant l’accent sur le plaisir comme levier d’action dans l’éducation, nous avons montré comment l’activation, la caractérisation ou le type de plaisir variaient en fonction des tensions éducatives. Ces dernières diffèrent selon les rôles et les statuts dans l’éducation et surtout leur répartition : avoir la charge principale des fonctions liées à l’alimentation et la santé des enfants implique une relation au plaisir plus complexe à gérer dans l’éducation que lorsqu’on en est dégagé. Ce processus a une incidence sur la manière dont les enfants perçoivent, dans l’interaction, le plaisir vécu avec l’un ou l’autre proche.
140Le plaisir a aussi été appréhendé dans ses dimensions symboliques, autour des notions de dons, de contre-dons et d’héritages, ce qui a permis de comprendre ce que font les enfants de ce qu’ils reçoivent en termes d’appropriation, d’acceptation, de valorisation et d’affirmation identitaires. Cela a été l’occasion d’approfondir la notion d’homogénéité des modèles éducatifs en comparaison à l’hétérogénéité à partir des sentiments de réussite ou d’échec parentaux : plus les enfants sont confrontés à la pluralité de modèles, moins les parents ont l’impression d’avoir « prise » sur la transmission. Enfin, l’étude de deux modes serrés de transmission intergénérationnelle que nous avons appelé « les réflexifs gastronomiques » et « les réflexifs médico-nutritionnels » a été présentée : la place et l’importance accordée à l’alimentation, à la cuisine, à la gastronomie et à la santé dans les familles a une incidence notable sur la manière dont les enfants se positionnent sur ce registre vis-à-vis de leurs camarades ce qui les rend plus hermétiques aux expériences de plaisir vécues avec eux.
141Pour finir, le rôle des interactions sociales sur le plaisir a été appréhendé dans le cadre des sociabilités enfantines entre pairs. Cette dimension a été l’occasion de montrer les multiples relations d’influences entre enfants, sources de conformité comme de différenciation dans les jeux de positionnements identitaires. Nous avons dégagé des spécificités enfantines dans les processus de socialisations au plaisir au travers d’expériences créées, vécues et organisées entre pairs et excluant de ce fait les adultes les entourant.
142Dans la partie suivante, la pluralité des modèles reçus par les enfants et la façon dont ils se les approprient sur le plan personnel permettra de mettre l’accent sur des dimensions plus subjectives et personnelles de la socialisation au plaisir des enfants. Pour cela, nous ferons appel à des interprétations en termes d’expériences enfantines de la « condition moderne » pour nous référer à la pluralité des situations ainsi qu’à la « rationalité » enfantine à l’œuvre dans la domestication de son propre plaisir.
Notes de bas de page
1 Supra partie 1, chapitre 1.
2 Nous approfondissons une réflexion entamée dans le cadre d’un précédent travail (Dupuy, 2001). L’expression « travail d’amour » est empruntée à Bélisle et al., 1985.
3 Ce même si les pères s’impliquent davantage dans ce domaine (Bauer, 2007).
4 Voir à ce sujet le livre de Badinter (2010) et les notes critiques de Dorlin (2010) et Malabou (2010).
5 La régularité des pratiques, des coutumes, des règles de vie, des usages, ainsi que l’a montré Wittgenstein, permet à l’enfant de constituer progressivement ses structures mentales et comportementales (cité par Lahire, 2008, p. 73).
6 Pour consulter d’autres extraits d’entretiens, se référer à Dupuy, 2010.
7 Renvoyant à la « tyrannie de la majorité » (Pasquier, 2005).
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