Introduction troisième partie
p. 221-225
Texte intégral
Manger est un rite social qui assure la continuité et la densité des contacts humains.
Moulin, 1995, p. 74.
1Nous avons vu que les facteurs culturels figurent parmi les principaux déterminants du choix des aliments, de la constitution des préférences et de la construction de rapports au plaisir. Ils sont le fait de pressions et de conventions exercées par le groupe social, de pratiques religieuses, de qualités attribuées aux différents aliments, de l’influence de la société sur l’adoption de modes de vie particuliers. Ces dimensions sont transmises entre les générations. Nous avons montré, avec l’apport de travaux de sociologues et anthropologues de l’alimentation, que les expériences de la modernité (en termes de différenciation sociale ou d’expansion de la rationalisation) par les mangeurs contemporains pouvaient conduire à l’érosion de certaines des dimensions sociales et culturelles des modèles alimentaires, ce phénomène pouvant aboutir à une situation anomique résultant de la rupture des allant de soi et de l’augmentation de la réflexivité chez les mangeurs, y compris les plus jeunes d’entre eux. Comme expérience de la condition moderne, cela peut découler sur une dynamique créatrice face aux changements avec l’émergence de logiques de recompositions et de métissages dans l’alimentation à l’origine d’une pluralité du mangeur (supra partie 1, chapitre 1).
2Au terme de ce parcours, l’intérêt d’investir l’étude des modèles alimentaires s’affirme, ceci d’autant que les effets de la modernité alimentaire suscitent encore des débats, que les connaissances sur les modèles enfantins et adolescents restent incomplètes et que le plaisir commensal et plus encore convivial présenterait des composantes avantageuses dans le maintien des modèles.
3Puis, nous avons décrit, à partir des théories de la socialisation, la substitution à une socialisation verticale ancrée sur le conditionnement et la reproduction, d’une socialisation en partie horizontale, entre pairs, et en partie interprétative, en termes de compréhension de l’action et de mobilisation de ressorts stratégiques ; ces derniers sont liés à une pluralité d’expériences et de références, de liens sociaux, de relations et de rapports éducatifs. Les effets de la socialisation sont ainsi relativisés par l’influence de chacun des univers de socialisation, ce qui implique de s’intéresser aux multiples « espaces-temps » de la socialisation car la modernité réinterroge les temporalités, les espaces de socialisation ainsi que les dispositifs institutionnels.
4La description conjointe de l’enfance et de l’adolescence a permis ensuite de comprendre la construction historique, sociale et culturelle de ces catégories en montrant comment, dans la modernité, elles se redéfinissent comme figures majeures et paradoxales, ce qui donne une compréhension de leurs nouveaux statuts. Les étapes du parcours de vie étant plus floues, les frontières entre les âges sont moins évidentes à repérer ce qui implique des définitions ouvertes de ces deux catégories (supra partie 1, chapitre 2).
5Par ces apports théoriques, l’intérêt d’un enrichissement, à la façon d’un inventaire, des situations et des espaces de la socialisation alimentaire dans la modernité, s’est consolidé. L’objectif étant de cerner l’enfance et l’adolescence comme positions structurelles (perspective macrosociologique), les enfants et les adolescents comme groupes sociaux (perspectives macro et mésosociologiques) et comme individus (perspective microsociologique).
6Pour finir, rappelons que ces apports ont été articulés à une perspective bio-psycho-socio-culturelle du processus de socialisation alimentaire garantissant l’interrelation entre ces divers niveaux agissant sur les jeunes mangeurs humains.
7Nous nous sommes intéressés au plaisir en montrant qu’historiquement, dans la société française, celui-ci est structurant du modèle alimentaire. Les références, tant philosophiques qu’historiques, psychanalytiques ou psychologiques sur lesquelles nous nous sommes appuyés, ont permis de montrer la prééminence de la pensée morale et esthétique du plaisir sur la pensée scientifique, historiquement plus récente, toutes deux rendant envisageable l’intégration de ce thème en objet de recherche sociologique. Cela a été l’occasion d’insister sur le passage du désintérêt scientifique et de l’apparente futilité de l’objet à celui d’un thème porteur au cours de ces dernières années, y compris dans le champ de la sociologie de l’alimentation. En outre, nous sommes revenus sur le caractère normatif de la relation des êtres humains au plaisir avant de tenter de déployer sur cette question un repérage des manières de l’aborder dans l’univers occidental à partir des structures imaginaires, symboliques, mythologiques, rationnelles, utilitaristes, instrumentales, éducatives et affectives. Ces éléments ont permis de discuter du thème des processus de socialisation au(x) plaisir(s). En complément, nous nous sommes intéressés à la compréhension du rôle du plaisir tant sensoriel que cognitif dans la socialisation alimentaire. Les dimensions subjectives, corporelles et réflexives se sont ajoutées aux structures précédemment dégagées.
8Enfin, c’est la thématisation de cette question en France que nous avons interrogée (supra partie 1, chapitre 3). Le bénéfice du plaisir sur la santé des individus est mobilisé diversement depuis peu en France par plusieurs acteurs. Les conditions de légitimation du plaisir reposent sur son caractère fortement socialisé (au sens de commensal ou de convivial), ce qui ouvre l’analyse vers les diverses formes de régulations sociales, ces dernières étant dans le contexte actuel de plus en plus brandies comme « facteurs de protection », voire comme « arme » contre l’obésité. Si l’on revient sur la question du délitement des liens sociaux et de l’augmentation d’anomies, décrire les bienfaits de plaisirs conviviaux rencontrés dans le cadre de repas commensaux consiste à montrer que les relations humaines, au cours de l’acte de manger, ne disparaissent pas ; mieux, elles résisteraient et permettraient a priori de lutter contre l’érosion des modèles. Le plaisir partagé, en maintenant les rythmes, en nécessitant une organisation de mise en place au cours des prises, en transmettant des relations positives dans l’acte de manger, réduirait les risques d’érosion des modèles et de l’ensemble des règles et des allant de soi le régissant. En charge de gérer l’anxiété des mangeurs, en proposant des schémas de conduites et de représentations (Poulain, 2002, 2003), les modèles alimentaires semblent dans cette configuration non seulement se stabiliser mais aussi être moins remis en question en minimisant l’intervention de la réflexivité. Relativement homogènes et durables, ils fonctionneraient alors comme des allant de soi culturels, ce qui favoriserait de ce fait leurs modes de transmission entre les générations au cours de la socialisation.
9On peut alors se demander si l’attachement au modèle de la commensalité ne constitue pas une sorte de réponse adaptative aux conséquences de la modernité dans l’alimentation contemporaine et de ses modes de socialisation.
10Le regain d’intérêt contemporain caractérisant le plaisir commensal correspondrait à une expression réactionnelle spontanée au désordre symbolique résultant de la crise de l’alimentation contemporaine.
11La revendication de l’importance de la transmission des formes du plaisir commensal aux jeunes générations peut, si l’on poursuit dans le même sens que Fischler (1980) à propos de l’engouement pour la notion d’équilibre alimentaire dans les années 1980, renvoyer à une sorte de réponse adaptative plus ou moins profane ou spontanée au changement social inhérent à la modernité. En ce sens, par la transmission de la commensalité et plus encore de la sociabilité, de l’échange affectif et de la ritualisation, il s’agirait de maintenir et de favoriser auprès des jeunes et entre les mangeurs une régulation, voire un contrôle, des comportements par la prise en compte de ces éléments sociaux (les règles, les rites, les partages et les liens) ayant une incidence biologique (compositions des prises alimentaires, quantité ingérée).
12En outre, d’un point de vue subjectif, le rapport des mangeurs à leur alimentation et également à leur corps et image corporelle, leurs émotions, leurs ressentis pourrait se constituer de façon plus sereine à partir d’une relation positive à l’alimentation engagée par le plaisir gustatif comme le plaisir d’être ensemble. L’imaginaire, le symbolique, le don et les affects, basés sur des valeurs d’échange, de partage et de communion dans la commensalité de la table élaboreraient les conditions d’une attention des mangeurs à leurs perceptions et leurs émotions ; forme de réflexivité redonnant du sens et des sens puisque le plaisir est, tout à la fois, sensation et acte ainsi qu’activité et production de sens.
13Mais si l’on peut penser que ce modèle du plaisir commensal a pu être une réponse qui a fonctionné à l’épreuve du temps, la nature de la relation entre le culturel et le biologique doit être rediscutée dans un contexte favorisant peut-être la crise des dispositifs de transmission ainsi que des modes d’alimentation contemporains, et la dramatisation des relations que les mangeurs entretiennent avec leur nourriture et leur corps.
14Le modèle du plaisir commensal permet-il encore d’amenuiser les phénomènes de mutations dans les comportements alimentaires et leurs modalités de socialisation ?
15Plus largement, le plaisir est-il une garantie d’une réflexivité « sereine » et « positive » des mangeurs face à la modernité alimentaire ? Favorise-t-il le lien et le vivre-ensemble, et à travers eux la transmission ?
16Cette recherche souhaite apporter quelques éclairages sur ces questions, ceci à partir du protocole de recherche envisagé. En exposant, dans le chapitre précédent, notre démarche qui articule plusieurs échelles d’observation et d’analyse (supra partie 2), il s’agissait d’apporter des précisions sur les analyses envisagées concernant le plaisir dans les processus de socialisation alimentaire à partir d’un inventaire et d’une description des situations, des espaces, des moments et des contextes sociaux de la socialisation au cours desquels les enfants et les adolescents rencontrent le plaisir. La construction des âges et populations d’enquête ainsi que le protocole de recherche y ont aussi été présentés.
17Cette partie se composera de trois étapes.
18Dans une première étape, nous explorerons à l’aide d’une enquête quantitative les déterminants culturels et sociaux des modèles alimentaires, des formes du plaisir ainsi que des styles éducatifs parentaux et des modalités de transmission inter et intragénérationnelle. Ces analyses s’inscrivent dans une échelle macrosociologique.
19Dans une deuxième étape, nous nous intéresserons, d’un point de vue mésosociologique, aux relations d’influences entre les mangeurs, tant verticales qu’horizontales. L’objectif est de comprendre comment l’entourage interfère sur les processus de socialisation au plaisir alimentaire et également la place de ce dernier dans les processus de socialisation en tant que tel. En filigrane, c’est le thème de la construction des identités qui est exploré.
20Dans une dernière étape, nous nous centrerons, à partir d’une analyse microsociologique interprétative sur les « espaces-temps », aux processus de socialisation pluriels en termes de compréhension de l’action, de mobilisation de ressorts stratégiques et de positionnement par les enfants et les adolescents, pour regarder comment le plaisir y interfère ; puis, dans une perspective bio-psycho-socio-culturelle, nous saisirons le rôle du plaisir dans l’expérience des jeunes mangeurs.
21Ce statut multiple du plaisir (physique, psychique, social, culturel ; objectif et subjectif) permet d’entrevoir un jeu d’aller-retour entre soi et les autres, constitutif de la socialisation et fondateur des identités.
22Enfin, précisons que, pour faciliter la lecture et la compréhension du phénomène étudié, nous avons décidé de placer l’analyse qualitative à la suite des résultats de l’enquête quantitative. Ce choix rompt avec certaines traditions de la démarche sociologique, présentant l’approche qualitative en amont et l’envisageant comme une perspective exploratoire, une pré-enquête, permettant de réfléchir à la formulation d’un travail dont l’aboutissement est la quantification. Si, dans la temporalité de cette recherche, le terrain a commencé par cette phase d’observations et d’entretiens avec l’ambition de préparer la formulation des questions quantitatives, nous avons envisagé la compréhension et l’interprétation des résultats distinctement, sans introduire de hiérarchie. En effet, chacune de ces démarches repose sur des cadres théoriques distincts s’éclairant les uns les autres et répondant à des questionnements différents. Placer l’analyse mésosociologique au niveau des relations d’un individu avec son entourage et son environnement et l’analyse microsociologique au niveau de l’individu après la perspective macrosociologique de l’étude quantitative facilite l’appropriation de l’objet en permettant de fonctionner par paliers.
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