Chapitre I
Socio-anthropologie du plaisir alimentaire
p. 175-184
Texte intégral
1Une socio-anthropologie sur le rôle du plaisir dans les processus de socialisations alimentaires et, comme objet de transmission, sur la socialisation au(x) plaisir(s) alimentaire(s) permet-elle de mieux comprendre l’alimentation contemporaine, les modèles alimentaires et leurs modalités de transmission/ appropriation auprès/par des jeunes générations ?
Rôle du plaisir dans les processus de socialisations alimentaires et socialisations au plaisir alimentaire
2Pour analyser le rôle du plaisir dans les processus de socialisations alimentaires d’enfants et d’adolescents et le processus singulier de socialisation au(x) plaisir(s), retenons d’ores et déjà que le plaisir a des statuts multiples qui cohabitent les uns avec les autres. Pour étudier les divers niveaux d’emboîtement du plaisir dans les processus de socialisation, nous procédons à une analyse programmatique dont les étapes sont présentées en partant de la définition du concept de socialisation la plus générale à la définition la plus précise ; sorte d’entreprise de complexification, par paliers, de la notion. À chaque étape de la définition, comme fil conducteur de la réflexion, sont signalées les perspectives sociologiques déployées sur le thème de recherche. Tantôt l’accent est mis sur les processus de socialisation au(x) plaisir(s) (c’est l’angle du « fait social »), tantôt la focale est placée sur le rôle du plaisir dans le processus de socialisation (le plaisir comme « fait social total »). Les apports critiques de la sociologie sur les théories de la socialisation rendent possible cette opération. En effet, chaque palier éclaire tel ou tel aspect particulier du phénomène étudié (comme des déterminations sociales et culturelles) mais rend aussi aveugles d’autres aspects (comme les niveaux des interactions) et inversement ; chaque éclairage enfin, met en avant prioritairement le point de vue des adultes à l’égard des jeunes, ou, inversement, celui des jeunes à l’égard des adultes, ou des jeunes entre eux.
3Pour ce faire, la méthodologie – détaillée plus loin – repose sur une approche quantitative par questionnaires et une approche qualitative par entretiens et observations.
4Le concept de socialisation a tout d’abord partie liée avec les phénomènes de transmissions, d’héritages matériels et symboliques, d’éducation et d’inculcation. Il invite de ce point de vue à décrire ces mécanismes et à faire l’analyse de la sociogenèse des processus de socialisation des enfants. Ces derniers reçoivent des contenus divers et mettent en place des appropriations différenciées en fonction des transmissions, des héritages, des dispositifs éducatifs, des situations, des espaces, des stratégies déployées par des acteurs aux propriétés sociales diversifiées.
5Dans un premier moment, la définition la plus simple du concept de socialisation alimentaire consiste à poser la socialisation comme le processus par lequel les enfants sont formés et transformés par la société. Le repérage des processus réels et déterminés mis en œuvre par les parents, les éducateurs ou les instances de socialisation (comme la famille, l’école, la cantine) pour former les enfants permet d’identifier des mécanismes de transmission de la culture. À ce niveau-ci, l’analyse des styles éducatifs, des représentations et des pratiques éducatives ainsi que des transmissions parentales du plaisir présentées dans les approches quantitative et qualitative lève le voile sur les niveaux de représentation et de pratique des adultes à l’égard de l’enfance et de l’adolescence.
6L’approche quantitative vise à objectiver des liens entre styles éducatifs parentaux et représentations et pratiques alimentaires, d’une part, ainsi qu’opinions et attitudes sur le plaisir, d’autre part, des enfants. Chaque style éducatif fait l’objet d’une caractérisation en fonction de variables socio-descriptives. L’objectif est d’expliquer des écarts au sein de la population enfantine et jeune entre les modèles alimentaires et les formes de plaisir en fonction d’effets structurels inhérents à des types d’éducation parentale propres à des milieux sociaux.
7L’approche qualitative regarde les pratiques et les représentations éducatives ainsi que la transmission de valeurs et de comportements des parents à plusieurs niveaux. Le premier analyse des formes explicites d’éducation relative au plaisir ainsi que des contenus implicites de transmission de valeurs, de comportements en faveur de celui-ci. Comment le plaisir peut-il être un levier d’éducation ? Dans quelle mesure est-il un objet de transmission ? Dans cette perspective, la variabilité d’accès au plaisir alimentaire et des formes qu’il y prend a été interrogée en fonction des relations que les enfants entretiennent avec leur mère, leur père ou leur(s) grand(s)-parent(s). L’objectif est d’analyser la place du plaisir dans la socialisation à partir des différences entre la transmission et l’éducation d’une part, et à partir des variations possibles dans les tensions éducatives en matière de plaisir entre les adultes pour mesurer l’effet sur les enfants d’autre part. En fonction des rôles, des statuts occupés par les adultes au sein de la famille et de la charge et responsabilité éducatives, l’activation et les formes du plaisir peuvent être différenciées.
8Cette première étape dans la définition de la socialisation au plaisir est une conception traditionnelle, ancrée sur le paradigme du conditionnement. Elle penche en faveur d’une détermination forte des plaisirs enfantins par leurs parents et/ou cohérente entre les parents et leurs enfants. La puissance socialisatrice sous-tendue ici pourrait être nuancée par les résultats des comparaisons intergénérationnelles au niveau macrosociologique ainsi que par les apports de l’analyse micro et mésosociologique des sentiments de réussite ou d’échec éducatif mis au jour dans le discours des parents.
9En outre, cette définition doit être complexifiée au regard de la problématique des changements de la vie familiale qui contribuent à bouleverser les formes traditionnelles de la socialisation et à présumer d’un défaut d’éducation (supra partie 1, chapitre 2). Pour interroger les parents sur ce dernier, nous nous sommes intéressés dans l’approche qualitative à leurs idéaux de transmission ainsi qu’à leurs aspirations parentales en matière de plaisir alimentaire, au regard de ce qu’ils pensaient avoir véhiculé comme normes et comportements en vue de comparer ces deux niveaux : entre les aspirations éducatives d’une part, et les perceptions parentales de ce que reçoivent leurs enfants comme contenus de la socialisation d’autre part, les parents peuvent laisser s’exprimer des sentiments de réussite ou d’échec éducatifs. Bien entendu, l’expression de ces ressentis dépend du rôle de l’enfant dans l’appropriation, l’acceptation et la légitimation des contenus qui lui sont offerts. Mais laissons pour le moment de côté cette perspective, sur laquelle nous reviendrons, pour concentrer l’analyse sur les parents à l’égard de leurs enfants. L’éducation alimentaire est articulée aux changements dans la vie familiale des enfants (union, séparation, divorce, remariage, recomposition familiale) desquels peuvent résulter des cohérences ou des décalages, des régularités ou des ruptures de régularité dans les contenus de la socialisation proposés aux enfants. Adultes et enfants font l’expérience de la pluralité de modèles alimentaires et de formes du plaisir en raison d’une plus forte hétérogénéité intra-familiale, ce qui peut donner le sentiment ou se traduire par une absence de prise des parents à l’encontre de leurs enfants. En cas de séparation ou de recomposition familiale par exemple, phénomènes touchant une part importante des familles, les enfants sont socialisés différemment à certains plaisirs lorsqu’ils sont avec leur mère, leur père ou avec leurs beaux-parents. L’hétérogénéité intra-familiale implique une modulation de la tension éducative pouvant faire varier les conditions du plaisir enfantin et son intensification.
10Vient ensuite l’analyse des effets de la socialisation sur les enfants et les adolescents à partir des mécanismes de réception, d’appropriation, d’intériorisation et d’incorporation par ceux-ci des valeurs, des normes, des règles, des attitudes, des schèmes leur étant transmis.
11Le plaisir alimentaire est un objet de transmission construit culturellement et socialement autour de valeurs, normes, règles et symboles organisant le rapport au plaisir dans des dimensions esthétiques, morales, gustatives comme les différences entre ce qui est bon et le « bon goût ». Il s’agit de pointer la dimension déterministe de la socialisation au plaisir en termes de produits, d’effets, de résultats, et de souligner ce que font les enfants de ce qu’ils reçoivent des adultes les entourant et des autres instances socialisatrices dans une dimension interactionniste. Ceci suppose l’adoption d’une posture compréhensive susceptible de leur faire exprimer leurs aptitudes à comprendre et à remodeler les formations dont ils sont l’objet, dans le cadre de dispositifs éducatifs ou de mécanismes de transmission variables, ou leurs manières de les mettre en scène dans le cadre d’interactions sociales. Il s’agit aussi d’objectiver leurs modes d’appropriation et de recomposition des héritages.
12Dans cette perspective, il est primordial d’intégrer les mutations des formes de socialisation du fait de nouvelles configurations socio-historiques conduisant à une « souplesse cognitive » de l’enfant dans l’appropriation de contenus diversifiés et nouveaux et se retraduisant ensuite par une plus forte distance aux règles qu’il reçoit (supra partie 1, chapitre 2). L’action des enfants sur leur socialisation n’est ni réduite à l’intériorisation de règles, ni à l’actualisation de pures virtualités en situation. Il s’agit en arrière-plan de comprendre comment ils procèdent continuellement à construire, déconstruire puis reconstruire leur identité pour s’adapter à des modes de socialisation différenciés ou comment ces derniers fabriquent leur identité dans la mise en scène d’eux-mêmes les poussant à affirmer certains rapports au plaisir, certaines préférences lorsqu’ils se présentent aux autres et se représentent de telle ou telle façon dans l’interaction notamment avec leurs pairs. Le plaisir alimentaire est une construction sociale et historique se définissant à partir de l’articulation entre des valeurs, des savoirs ainsi que des affects, des expériences, des sensations et des émotions du corps. Cet emboîtement des statuts multiples du plaisir établit les conditions d’un jeu d’aller-retour entre soi et les autres essentiel sur le plan de l’identité.
13Les produits de la socialisation formant les enfants sont dès lors envisagés à partir de l’action des enfants sur les mécanismes de la socialisation. Celle-ci permet d’expliquer comment ces derniers adhèrent à certaines impositions et reproduisent des modèles comportementaux et de valeurs mais aussi, notamment dans le cadre de sociabilités enfantines, comment ils en fabriquent de nouveaux. La dimension déterministe de la socialisation est alors soit prolongée au niveau des modes de transmissions verticaux et horizontaux et de leur force socialisatrice, soit nuancée par la prise en compte des façons dont chaque enfant, individuellement, reçoit, comprend, décode, modifie voire infléchit les processus de socialisation dans lesquels il est pris. Dans ce niveau d’analyse, les paradigmes implicites sont celui de l’interaction et de l’individualisation.
14Le premier paradigme, celui de l’interaction, permet de comprendre comment le plaisir alimentaire, au cœur des relations, est à la base de la construction identitaire. La construction des identités en mangeant a été bien étudiée dans les travaux de psychologues qui montrent l’importance des aller-retour entre l’enfant et ses parents (Chiva, 1979). La sensation gustative avec sa double connotation d’information et d’émotion s’inscrit dans le contexte relationnel et social de l’enfant, et ce, très tôt dans la vie de ce dernier. Chiva (1985) décrit le rôle de la sensation gustative dans la construction de la personne et dévoile le rôle central du réflexe gusto-facial dans la construction de l’individu comme acte social de communication du nourrisson à travers l’ensemble de stimulations et de réactions émotionnelles qu’il provoque. Il place le réflexe gusto-facial au cœur de la première expérience de l’altérité, c’est-à-dire de l’identité. C’est à partir de la mimique du nourrisson, examinée et interprétée par son entourage, que s’élaborent la relation alimentaire, les liens affectifs ainsi que les émotions comme supports de communication avec les autres.
15La recherche présentée ici explore les relations au plaisir que les enfants entretiennent avec leur mère, leur père, leurs grands-parents ainsi qu’avec leurs frères et sœurs et leurs camarades. Privilégier l’étude des mécanismes de transmissions horizontales et de modes de fabrication d’expériences du plaisir entre enfants permet de mettre au jour des expériences se construisant quelquefois en tension avec les formes adultes et parentales. Les enfants entre eux se socialisent au travers de référentiels d’expériences pouvant être inconnus des adultes les entourant ou non pratiqués par ceux-ci, voire même interdits. Les socialisations horizontales peuvent témoigner de mécanismes au cours desquels le rôle socialisateur des adultes est affaibli, contourné si ce n’est occulté, ceci pouvant révéler des compétences enfantines.
16Le second paradigme, celui de l’individualisation, pose la dialectique entre l’héritage familial et la production de soi, sur le plan personnel. C’est du regard des enfants sur ce qu’ils reçoivent des adultes dont il est question notamment au travers de relations potentialisant ou réduisant le plaisir. La reproduction de valeurs du plaisir peut être envisagée comme une volonté de continuité symbolique des héritages culturels et sociaux (notamment familiaux) se retrouvant dans les pratiques de consommation comme dans les représentations idéales de certains plats et produits que les enfants associeraient au plaisir. Les croisements de différents registres comme celui de l’affirmation identitaire dans l’adhésion ou la distanciation, des formes de légitimité, des filiations ou ruptures aux goûts familiaux, de la cristallisation d’expériences sous la forme de dispositions à aimer certains plats, de dispositions particulières comme l’hédonisme ou l’ascétisme que les enfants formulent, racontent ou critiquent et auxquels ils donnent sens ou que l’on saisit dans la reconstruction des manières dont ils s’expriment sur ces expériences sont autant d’indices permettant de comprendre ce que les enfants font de ce qu’ils reçoivent.
17À ce niveau-ci de la définition et de l’analyse de la socialisation, nous prenons tout d’abord la mesure du social dans sa forme incorporée pour reprendre l’habitus bourdieusien. Les expériences sociales forment, restent de diverses manières et se cristallisent sous la forme d’inclinations, de dispositions à voir, à sentir, à agir d’une certaine façon. En montrant comment les enfants et les adolescents décodent, reçoivent, s’approprient les contenus de la socialisation, mais aussi comment ils agissent sur eux en les fabriquant et en les recomposant, il est possible d’entrevoir les contours des marges de liberté enfantine dans la socialisation.
18La perspective doit être prolongée en réfléchissant à la dialectique entre héritage et production de soi comme trame de l’expérience du plaisir alimentaire à partir des profondes mutations que rencontre la socialisation : celles-là se traduisent par des situations de concurrence socialisatrice complexifiant l’analyse des produits de la socialisation d’une part, et les procédés mis en place pour étudier ces phénomènes d’autre part. L’hypothèse implicite est que chaque enfant est porteur d’un « patrimoine individuel de dispositions hétérogènes » (Lahire, 1999), et même en partie contradictoires qu’il apprend non seulement à actualiser en fonction des situations qu’il rencontre, mais qu’il apprend aussi à négocier et à mettre en scène au cours d’échanges. Ces inclinations ne concernent pas des domaines de pratiques différents en matière d’alimentation, de santé, de sport, d’instruction scolaire par exemple, mais bien un même domaine qui est celui des pratiques alimentaires et du plaisir sur lesquels peuvent varier des situations, des temporalités et des espaces sociaux. Ces variations conduisent les enfants à « réfléchir dans l’action » et à amorcer une « réflexion sur l’action », ce qui correspond toujours à une expérience singulière (Perrenoud, 1998, p. 3).
19De plus, la pluralité de modèles alimentaires découverts par les enfants au cours de leur socialisation favorise une plus grande distance aux règles comme celles proposées par leurs parents. Ce phénomène conduit à des relations d’autorité différentes, produites principalement à travers des rapports de négociation qui augmentent leur liberté d’expression et ce d’autant dans des contextes où l’on pousse les enfants à affirmer ce qu’ils désirent. Cette liberté leur permet de choisir parmi tous les modèles, ce qu’ils gardent, ce qu’ils rejettent, ce qu’ils combinent et comment ils procèdent pour le faire, comment ils arbitrent ces questions. Même si le milieu familial reste sans conteste le premier laboratoire d’apprentissage des habitudes alimentaires sous la responsabilité parentale, il apparaît fondamental de réinterroger les impacts de ces nouvelles configurations socio-historiques de la socialisation sur la transmission de modèles alimentaires et de rapports au plaisir car il existe un impératif normatif qui consiste à apprendre aux enfants à être eux-mêmes par l’expression de leurs souhaits et de leurs goûts.
20Ainsi, la pluralité des modèles reçus par les enfants peut jouer un rôle sur la façon dont ils s’approprient les contenus de leurs socialisations en apprenant à les réactualiser ou les inhiber selon les contextes et à les réagencer dans des styles de plaisirs alimentaires. Les multiples motifs d’agir des enfants sont considérés comme des dispositions vers le plaisir (le plaisir est un fait social) ou des dispositions par le plaisir (le plaisir est un fait social total). Celles-ci seraient motivées en premier lieu par la présence ou l’absence de certains contextes en fonction des lieux et des moments de la consommation, en deuxième lieu par l’imaginaire déployé au cours de l’incorporation et, enfin, en dernier lieu par le travail d’individualisation opéré dans la construction de styles de plaisir ou par le travail de subjectivation au travers de la rationalisation des plaisirs et de l’expérience subjective de la consommation et de la dégustation. Cette hypothèse permet d’explorer les conditions reliant la personne à sa culture, l’individuel au collectif à partir des propensions à agir des enfants et des adolescents. Engageant leur réflexivité, cela participerait à leur construction identitaire.
21Nous nous intéressons aussi aux compétences cognitives, comportementales, sociales des enfants pour savoir s’ils sont capables de choisir ou de taire leurs inclinations au plaisir de manger et s’ils sont capables de les mettre en scène. Il peut s’agir de se demander comment le processus réflexif intervient lors de la rencontre de nouvelles saveurs ou expériences par exemple ainsi que lors de l’adaptation à des contextes sociaux spécifiques rencontrés par les enfants. Ces deux niveaux permettent de mettre au jour le double mouvement d’incorporation et d’objectivation de préférences alimentaires, de manières d’aimer, de sentir, de ressentir et d’évaluer. De ce point de vue, la dialectique entre héritage et production de soi constituerait la trame des expériences de plaisir. Tour à tour objets de désirs, de symboles, de fantasmes, de rejets, supports d’ambivalences autour de la vie et de la mort, de la santé et de la maladie, du plaisir et du déplaisir (Beardsworth, 1995 ; Poulain, 2002) ou relevant de mécanismes liés à la pensée magique (Rozin et al., 1986b ; Fischler, 1990), les aliments portent aussi en eux des composantes sensorielles plus ou moins hédoniques qui vont jouer un rôle sur la valorisation idéelle du produit dans l’incorporation (Chiva, 1992, 1996). La force des symboliques, de l’imaginaire social et collectif sur le plan cognitif module le plaisir en orientant l’intensité de la réponse hédonique. Consécutivement, la répétition des expériences participe à la familiarisation et à l’appropriation de nouvelles formes de plaisir et des valeurs lui étant associées. Ces expériences sont liées aux milieux socio-culturels et aux contextes socio-affectifs, ainsi qu’aux formes de relations qui réunissent l’individu avec son groupe. Le plaisir se situe à deux niveaux : celui de manger avec les autres et/ou celui de manger comme les autres.
22L’expérience toute personnelle, à la fois sociale, culturelle, psychique et physique, donc aussi subjectivante, du plaisir et des apprentissages du goût, notamment sur le plan de la sensorialité, des sens donnés à l’incorporation ou de la domestication de son rapport au plaisir, permettrait à l’enfant de se singulariser en se soustrayant à l’univers familial et parental ainsi qu’à l’univers des pairs. Dans la conception phylogénétique, le plaisir alimentaire est au service de la conservation de l’individu. La consommation alimentaire résulte d’un état de motivation ou de décision trouvant sa source dans le plaisir. Des mécanismes de régulation énergétique, nutritionnelle et émotionnelle contrôlent et régissent la consommation. Mais cette dernière est plus fortement régie par des mécanismes de régulations sociales et culturelles qui interfèrent sur le plaisir en en modelant les composantes sensorielles et en en donnant un sens, des valeurs et des règles pour le régir. Le plaisir est à la fois sensation et acte de sens, il est guidé par des émotions, des sensations et des cognitions plus ou moins conscientes.
23Dans la perspective de comprendre ce que fait le social sur le plaisir du mangeur ainsi que ce que le plaisir du mangeur fait au social, il faut regarder comment le contrôle cognitif et la réflexivité interviennent dans les processus décisionnels des jeunes mangeurs pour activer le plaisir, le modeler, le contraindre. C’est s’intéresser à l’articulation entre les goûts des aliments qui sont le premier pilier du plaisir de manger, et la socialité de l’acte de manger comme autre pilier du plaisir en mettant la focale moins sur les aspects collectifs, partagés, que sur les dimensions individuelles cristallisées dans le rapport singulier que chaque mangeur construit avec le plaisir, même si cela peut être fait en écho avec des dimensions collectives, des multiples ajustements que cela implique et qui aboutissent à une combinaison originale. Ceci permet de comprendre ce qui rassemble ou différencie les mangeurs entre eux à partir de la place qu’y occupent les plaisirs de se nourrir.
24C’est donc poser la question de savoir comment les enfants donnent du sens à des éléments qu’ils reçoivent, à des éléments qu’ils s’approprient et transforment et enfin à des éléments qu’ils incorporent et dont la résultante serait le produit d’une négociation entre un effort de conformité nécessaire visant l’intégration et une recherche d’un devenir de mangeur plus personnel.
Essai de socio-anthropologie du plaisir alimentaire
25Le plaisir comme objet sociologique peut être appréhendé dans la double articulation « société » et « individu » d’une part, « systèmes de normes préexistants » et « dynamiques créatrices » d’autre part. Une rapide socio-histoire de la notion a permis d’identifier la manière dont la sociologie aborde ce thème et le problématise (supra partie 1, chapitre 3 ; supra partie 2, chapitre 1-1). À partir des échelles d’observation et d’analyse adoptées dans cette recherche, il est possible de déployer plusieurs grilles de lecture pour mettre la focale sur l’une ou l’autre des composantes – collectives ou individuelles et sociologiques ou bio-psycho-socio-anthropologiques – qui caractérisent le plaisir alimentaire et son processus de socialisation (fig. 1).
Fig. 1. Processus de socialisation au plaisir alimentaire.

26Il est possible d’envisager le plaisir comme un « fait social » c’est-à-dire comme étant soumis à des normes sociales et culturelles façonnant les expériences des individus l’éprouvant (5/ Construction sociale du plaisir). L’individu est, de prime abord, soumis à des formes de socialisations et de relations symboliques au plaisir le produisant culturellement et l’intégrant dans un groupe (4/ Fonctions sociales du plaisir sur la socialisation).
27Cependant, l’individu n’est pas uniquement façonné par la société et par le poids des normes lui étant transmises. Il ne reproduit pas (en réitérant à l’identique) les normes auxquelles le plaisir est soumis dans son groupe d’appartenance. En effet, l’individu, en fonction de ses expériences, de ses rencontres et de ses trajectoires, notamment au regard de la pluralité le définissant aujourd’hui, produit de nouvelles normes. Ces dernières peuvent naître d’une forme de « continuité symbolique » (Bloch et Buisson, 1994), d’héritage souhaité et désiré ainsi que de ce que l’on éprouve subjectivement pouvant conduire à renouveler l’expérience lorsque celle-ci est agréable et est en cela structurante (2/ Dimension subjective du plaisir). Il s’agit d’appréhender les retours réflexifs dans l’incorporation alimentaire liés au rôle du plaisir dans les processus décisionnels, c’est-à-dire ce que l’on éprouve et la façon de reproduire des expériences agréables ou désagréables. L’effet du plaisir sur le corps mangeant et ressentant consiste à envisager le plaisir pas seulement comme un lieu de lecture mais aussi comme un lieu de structuration des processus de socialisation et de fabrication des identités. Ici, cela consiste à s’intéresser au plaisir comme « fait social total » au sens où le plaisir est considéré comme sensation et sens conditionnant les normes (2/ Dimension subjective du plaisir). Il est notamment impliqué dans le processus d’intériorisation des normes ; c’est le schéma adopté dans la perspective behavioriste : le plaisir sert de récompense lorsque les règles sont respectées, ce qui favorise à la longue l’appropriation de certains aspects normatifs (3/ Eenforcement des normes par le plaisir). Le plaisir peut être aussi appréhendé au travers du principe d’incorporation qui fonde les identités et qui opère à un niveau biologique, psychosensoriel, symbolique et sociologique (1/ Principe d’incorporation du plaisir).
28Pour finir, le plaisir est inscrit dans un processus de socialisation multidimensionnel (6) combinant, regroupant et recomposant les autres éléments proposés et au cours duquel chaque mangeur hérite, reçoit, construit, crée, s’approprie et transmet des systèmes de valeurs et de pratiques du plaisir ainsi que des éléments sensoriels, affectifs, cognitifs, comportementaux, langagiers et corporels qui lui sont spécifiques.
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