Chapitre II
Penser la socialisation et la socialisation alimentaire
p. 75-124
Texte intégral
La saveur d’un mets résulte de modalités sensorielles (gustation, vision, olfaction…) et de la signification que prennent ces perceptions. Le passage de la sensation à la perception est fondamental. Grâce à l’apprentissage sont établies des normes qui font le pont entre ce que nous sommes du point de vue biologique et ce que nous devenons du point de vue culturel et social.
Chiva, 1992, p. 160.
1Dans un contexte où les mouvements de médicalisation et de nutritionnalisation de l’alimentation contemporaine ont pu accentuer la réflexivité, l’anxiété et la pathologisation du rapport que les mangeurs entretiennent avec l’acte alimentaire, où les préoccupations de la santé publique concerne le surpoids et l’obésité chez l’enfant et dans lequel la tendance à considérer la transmission en termes de « défaillance » en raison de la crise des familles et plus largement des institutions s’affirme, la socialisation alimentaire des enfants constitue un domaine de questionnements intense.
2En effet, l’alimentation des enfants et les modalités de transmission entre les générations se posent en véritable sujet de société. Ainsi, dans l’alimentation, ce sont les crises alimentaires, le développement des pathologies et des troubles du comportement alimentaire qui vont être désignés à la vindicte publique ; pour l’enfance, sont dénoncées les crises des dispositifs de transmission et de l’autorité ou encore le manque de repères et de modèles éducatifs stables. Les accusations, les mécontentements et les craintes découlent également sur des demandes d’états des lieux de la question pour informer, rassurer et agir sur ces phénomènes au travers de politiques de prévention. Selon toute probabilité, la convergence de demandes sociales sur l’enfance et l’alimentation, avec dans les deux champs l’arrière-plan de l’éducation, favorise non seulement la naissance d’un intérêt sociologique et son acuité, visible dans la dynamique de productions scientifiques, mais aussi le dialogue entre sociologues de ces deux domaines de recherche. Dans ce contexte des travaux émergent depuis le début des années 2000 associant plus étroitement certains de leurs représentants. L’articulation de ces champs à l’intérieur de la discipline soulève plusieurs questions méritant d’être analysées plus en détail : qu’est-ce qui a favorisé leur mise en dialogue ? En quoi les sociologues de l’alimentation, de l’enfance et du marché peuvent-ils documenter la question ? Que peuvent-ils apporter ? Comment et sur quelles bases parviennent-ils à le faire ? Et finalement dans quelle mesure ces sociologies peuvent-elles reproblématiser la crainte d’une transmission alimentaire « grippée » ? Si la dernière question est trop ambitieuse pour que l’on tente d’y répondre, il semble possible d’apporter quelques éléments de réflexion sur les premières.
3Pour ce faire, cette partie se décomposera en trois sous-ensembles interdépendants : la crise de la transmission alimentaire ; les perspectives théoriques du concept de socialisation ; celles sur la socialisation alimentaire.
4Le premier reviendra sur le diagnostic de la crise de la transmission alimentaire et l’étayera à partir d’une réflexion plus large sur la crise dans les familles et les enjeux la sous-tendant.
5Le deuxième interrogera le concept de socialisation des enfants et des adolescents d’un point de vue théorique à partir de différents angles d’analyses combinés : historiques, paradigmatiques, matriciels, disciplinaires. La centralité de l’« expérience de la modernité » y sera soulignée pour interpréter les fluctuations, les inclinations de regards conceptuels sur l’objet et sur les populations. À ce titre, passer de la dominante de la problématique de la « différenciation et de l’intégration sociales » à celle de la « condition moderne » favorisera la compréhension du glissement entre l’objectivité et la subjectivité, le fonctionnalisme et le constructivisme, l’agent et l’acteur, la cohésion sociale et l’individuation et, ce faisant, les transformations du regard scientifique sur les populations enfantines et adolescentes conduisant in fine au renouvellement des perspectives théoriques sur la socialisation.
6Enfin, le troisième sous-ensemble portera sur la socialisation alimentaire. Il sera l’occasion de dresser l’inventaire des travaux de sciences humaines et sociales s’y étant intéressés et de définir la notion. Les interrogations de la première partie seront reprises pour mettre l’accent sur la dynamique de productions scientifiques. Cette dernière conduit à renouveler les approches sur la socialisation alimentaire à partir des échanges entre sociologues issus de divers champs : les sociologues de l’enfance contribuant à développer les perspectives sur le « mangeur » du point de vue des populations enfantines, ceux de l’alimentation à introduire les dimensions sociales, culturelles, symboliques, imaginaires, cognitives, corporelles, affectives ou encore régulatrices de la « trame du manger » sur les expériences enfantines, ceux du marché, enfin, à comprendre les effets de la « captation » (Cochoy, 2004) et de la mise en marché du goût sur les modes de consommation et les cultures enfantines et adolescentes. Tous ces éléments permettront au terme de ce parcours de proposer une définition de la socialisation alimentaire envisagée comme la rencontre ou plutôt la résultante de la conjonction de ces éclairages multiples.
Obésité infantile et éducation alimentaire
7Depuis que l’obésité est envisagée comme « épidémie mondiale », la prise en charge de ce problème a eu des incidences sur la manière d’envisager d’autres phénomènes sociaux supposés corrélés. L’un d’entre eux serait la « défaillance » de l’éducation alimentaire1 auprès des jeunes générations dont résulterait en partie l’obésité infantile.
8En premier lieu, les relations de cause à effet établies dans la société entre l’éducation alimentaire et l’obésité infantile seront évoquées. En deuxième lieu, c’est à la lumière d’une réinterrogation plus générale de la crise de la famille que l’accentuation, dans la vie sociale, de l’idée de crise de la transmission alimentaire entre les générations sera interprétée. Ces deux volets seront à comprendre dans leurs rapprochements avec les expériences de la modernité alimentaire ainsi qu’avec les mutations de la filière décrites dans le chapitre précédent. En troisième lieu, la discussion s’ouvrira aux logiques d’action entreprises pour juguler ou ralentir l’augmentation de la prévalence de l’obésité infantile en présentant succinctement les rôles de l’école et, en arrière-plan, des autres espaces extra-familiaux dans la socialisation alimentaire des enfants et des adolescents.
Diagnostic profane de la crise de la transmission alimentaire et enjeux éducatifs
9L’obésité infantile est considérée comme préoccupante, comme un défi pour les années à venir. La mesure de l’obésité chez l’enfant est complexe. Les chiffres des mesures de l’obésité infantile varient d’une étude et d’une source à l’autre2, il est d’ailleurs difficile de s’y retrouver. Pourtant, malgré une confusion qui semble encore régner en matière d’évaluation de la mesure de l’obésité chez l’enfant, cette pathologie débouche sur une volonté sociétale forte d’implication pour l’endiguer qui se traduit avant toute chose par la recherche des responsables. Parmi ceux les plus fortement « pointés du doigt », on trouve les parents et les personnels du système éducatif ainsi que les industriels de l’agro-alimentaire. Les parents « mauvais éducateurs » ne transmettraient plus de normes ou en apporteraient de mauvaises ; les intendants, par souci de rentabilité, proposeraient une offre alimentaire peu variée, faiblement équilibrée et aux propriétés organoleptiques souvent réduites. Les industriels, ivres de profits et contraints par la concurrence, surexposeraient les jeunes générations aux marques dans leur publicité par des moyens illégitimes issus du registre de la séduction. Ainsi, les enfants seraient livrés à eux-mêmes et leur autonomie dans l’alimentation se lierait dans les choix quasi-monolithiques de produits alimentaires gras et sucrés les conduisant inexorablement à prendre du poids. Les jeunes, entend-on, ne savent plus manger. Ils ne savent plus comment sont produits les aliments. Ils ne savent plus associer le plat dans l’assiette à l’animal ou au légume de provenance, dit-on encore. Et surtout ils mangent n’importe comment, n’importe où et n’importe quoi, leur anarchie alimentaire traduisant un relâchement des contraintes familiales et éducatives et un très fort conditionnement aux marques. C’est pourquoi les comportements alimentaires et leurs modalités de transmission sont – dans cette perspective plus ou moins profane – appréhendés comme facteurs de risques.
10Plus ou moins profane ? S’appuyant sur la théorie de la société du risque de Beck (2001) comme produit de la « modernité réflexive », Javeau (2006) montre l’« incertitude sociale » caractérisant l’enfance dans les sociétés. Citons pour exemple le rapport d’information du Sénat de 2003 s’intéressant aux problématiques de l’enfance et de l’adolescence et plus particulièrement à l’adolescence « en crise3 ». Le sommaire est évocateur : « diagnostic inquiétant », « fragilité accrue », « constat inquiétant », « avenir menacé », « enjeu de politique publique », « urgence sanitaire », « institutions en crise », « réinventer des rites de passage ». Ce rapport, bien que stipulant que les adolescents à « problème » restent minoritaires à l’échelle nationale, suggère cependant que les problématiques liées à la « crise de l’adolescence » sont à prendre en considération car accentuées par la modernité et les désajustements qui agiraient comme facteurs aggravants en la rendant symptomatique d’un malaise d’une génération ayant des difficultés à se construire4.
11L’« incertitude sociale » sur l’enfance se rapporte aux enjeux d’une « bonne » éducation alimentaire installant ce que Javeau (2006), encore, nomme la « dictature des besoins ». La disparition du repas familial fait peur et la montée des individualismes alimentaires est à l’origine d’une crainte de perte de repères et de modèles stables chez les jeunes mangeurs ainsi que d’un affaiblissement du contrôle de leurs prises alimentaires. Pour le psychologue Chartier (2002-2003, p. 78), auditionné par le rapport du Sénat, la disparition des rituels a un impact sur les jeunes.
Même le rituel du repas est en train de disparaître : de plus en plus d’enfants rentrent, se servent dans le frigidaire et prennent leur plateau-télé. Nous devons ritualiser à nouveau la vie des enfants si nous voulons qu’ils puissent se former une personnalité avec confiance.
12L’alimentation moderne devient de plus en plus un lieu d’affirmation de l’individualisation, phénomène que l’on retrouve entre autres dans celle des portions issues des nouveaux emballages accentuant la dynamique de ne plus manger comme l’autre tout en mangeant avec lui (Corbeau, 2002 ; Le Breton, 2006). Les habitudes alimentaires des enfants sont devenues un des lieux importants du développement de leur autonomie et de leur liberté et faculté de choisir. Pris entre l’impératif d’éduquer leurs enfants de manière à les rendre autonomes et le devoir de s’assurer qu’ils soient nourris « sainement », les parents sont conduits à vivre l’éducation en matière d’alimentation comme une difficulté. D’autant que s’est ajoutée à cela la pression sociale intense exercée sur eux pour qu’ils s’occupent de l’épanouissement de leurs enfants. De ce fait, la condamnation pèse plus lourdement sur eux depuis la thématisation de l’obésité chez l’enfant.
13L’urgence à corriger les défaillances parentales et plus largement sociétales en la matière se précise alors autour de certaines logiques d’action de santé publique. Les modes de consommation enfantine amènent également certains acteurs de la santé publique à débattre dans ce domaine. L’objectif dans la société est de corriger les comportements. Ainsi, en 2007, la ministre de la Santé, Bachelot, a annoncé l’ouverture de discussions visant à encadrer les écrans publicitaires destinés aux enfants et à favoriser le retrait progressif des sucreries en caisse dans les commerces pour lutter contre l’obésité infantile. D’autres mesures ont été prises telle la suppression des collations matinales rendue effective à la rentrée 2007 ou encore l’interdiction des distributeurs automatiques de boissons et de produits alimentaires dans les écoles dès 2005. De plus, si l’éducation nutritionnelle est déjà présente dans les programmes scolaires, avec le lancement en 2001 du Plan National Nutrition Santé 1, relayé cinq ans plus tard par le second PNNS5, la question d’une éducation nutritionnelle auprès des jeunes générations s’est peu à peu affirmée puis médiatisée dans des articles ou émissions montrant le fossé – chaque jour se creusant davantage – entre les adultes et les jeunes et une certaine notion du « bien manger ». Les actions en faveur de l’éducation nutritionnelle se multiplient à l’échelle locale. Parallèlement, l’éducation sensorielle, notamment l’éducation au goût initiée en France par Puisais et Mac Léod dès les années 1980 se développe en offrant des propositions différentes : il s’agit d’apprendre à donner du sens aux sens.
14Enfin, les enfants et surtout les adolescents seraient également considérés comme « incertains » par les adultes et la limite à franchir pour les accuser d’être responsables de leur propre obésité n’est pas loin. Ils seraient porteurs de risques notamment dans le cadre des consommations alimentaires vécues entre pairs6 : échanges fortuits de goûters, achats groupés de produits et autres confiseries, consommations d’alcool et de cigarettes mêlées à une forte pression de conformité et à une culture du risque (qu’on prête bien souvent aux populations juvéniles) échapperaient à tout contrôle et porteraient en eux les germes de risques tout à la fois sanitaires et psychosociaux. Une étude de Coveney (2000) se concentrant, entre autres, sur les discours au sujet des enfants obèses ou en surpoids en Australie l’amène à distinguer trois catégories mobilisées sur ce thème : « l’enfant malade », « l’enfant à problème » et « l’enfant innocent ». La deuxième catégorie met en avant l’idée que les enfants seraient perçus comme étant difficiles lors des repas en famille et pour les choix des produits. La modernité serait directement responsable de l’augmentation du nombre des enfants malades et à problèmes et de la disparition de leur innocence. Les demandes de compréhension des conditions de consommateurs en puissance des enfants conduisent les chercheurs à s’intéresser aux effets de la socialisation par les espaces médiatiques. Dans le domaine de l’alimentation, les études portent sur le rôle des publicités télévisées dans la socialisation et leurs conséquences sur les comportements des enfants (Watiez, 1992 ; Watiez et al., 1996 ; Watiez et al., 2002 ; Gimbert, 2002). Les études tendent à questionner également l’absence de régularité dans les comportements des jeunes générations (Volatier, 1997 ; Recours et al., 2005 ; Recours et Hébel, 2006) ou à nuancer l’idée d’une massification des goûts et des préférences dans les cultures enfantines et juvéniles [Diasio, Pardo et Hubert, (dir.), 2009]. Elles s’intéressent enfin à la participation de l’enfant aux activités de consommation alimentaire (de la Ville, 2005 ; de la Ville et Tartas, 2008). Pourtant l’incertitude sur ces populations continue de se propager dans la vie sociale et reste à l’heure actuelle plutôt partagée.
15En tous les cas, il est de bon ton de dénoncer le « déclin de l’autorité » et tout particulièrement de l’autorité des parents, de rejeter « leur laxisme » et « leur démission », de condamner la place accordée aux enfants dans les sociétés occidentales contemporaines en raison d’un passage d’une éducation traditionnelle à une éducation moderne7 et, également, d’avoir peur des débordements d’une jeunesse en mal de repères, de craindre la précarisation des liens du seul fait du nombre croissant de familles éclatées et recomposées, de déplorer l’évolution du droit de la famille, d’insister sur une école n’assurant plus son rôle de cadrage normatif, de craindre la surexposition de ces populations « fragiles » aux effets de la socialisation par les marques (emballages, publicités), d’annoncer la sédentarisation et tout particulièrement le temps passé devant le petit écran (télévisé ou informatique) de ces populations, ou de se sentir menacés par les effets générationnels qui promeuvent des modes de consommation spécifiques et surtout distinctifs. Autant de mouvements de désinstitutionalisation censés rendre les enfants dans la cellule familiale plus autonomes et libres qu’avant en même temps que plus conditionnés par les marques et la publicité. Alors, s’agit-il de considérer que ce grignotage de la socialisation par les univers de consommation sur les formes de la socialisation familiale et scolaire vient perturber les impératifs et « besoins de guidance et de protection » des parents (et plus largement de la société) faisant des enfants des hyper-consommateurs en puissance et favorisant l’« incertitude sociale » à leur égard (Javeau, 2006) ? Ces questions semblent en tous les cas tarauder les esprits : toute la question de la transmission auprès des générations futures est en jeu ; elle est fortement problématisée en termes de « risques » dans sa gestion politico-sanitaire et politico-éducative, que cela soit au travers du risque biologique ou du risque social.
16Sur la question de la transmission alimentaire, les risques culturel et identitaire ne sont pas en reste et sont affirmés sur la scène politique et médiatique. Les débats au sein de la Commission Européenne sont nombreux et résultent de tentatives d’harmonisation de la réglementation à l’échelle européenne. Les propositions qui en émanent génèrent de façon récurrente, au niveau de la scène sociale, des mécanismes de défense et de lobbying en faveur de produits nationaux non pas seulement pour répondre à des enjeux de type économique mais aussi pour asseoir des motifs politiques ou des revendications identitaires censées garantir le maintien du patrimoine laissé aux générations futures. L’importance de la mémoire et des racines dans l’alimentation que les sociologues et d’autres observateurs avec eux analysent intervient aussi dans ce contexte social et historique de massification et de modernisation des sociétés (supra chapitre 1).
17Par conséquent, les diagnostics spontanés de la crise de la transmission alimentaire sont-ils si infondés ? Bien que certaines études ne manquent pas de souligner le maintien des sociabilités dans les tables familiales et celui des transmissions de cultures alimentaires (partie 1 et infra partie 3) ou la diversité des cultures alimentaires adolescentes [Diasio, Pardo et Hubert (dir.), 2009], face au problème de l’obésité, la question du rôle des attitudes éducatives notamment parentales se pose de façon centrale et la notion de crise dans les transmissions alimentaires continue de faire débat.
18Mais pour le moment, il convient de revenir sur ce que certains médias n’hésitent pas à titrer « l’échec des parents » comme interprétation de la crise éducative. Dans La confusion des valeurs propre à la modernité, le journaliste-essayiste Guillebaud (2009) évoque une « transmission grippée ». Quelles préoccupations cette crise du foyer et ses conséquences éducatives soulèvent-elles et pourquoi la notion de « démission parentale » est-elle si fortement avancée dans la vie sociale ? Que s’est-il donc produit depuis quelques décennies pour que l’on évoque la crise du modèle familial et que l’on s’interroge si fortement sur les modalités de transmission de valeurs, de règles, de modèles normatifs et de repères ? Et finalement sur quels éléments repose l’idée d’un « échec parental » en matière d’éducation qui pourrait avoir des incidences sur les modes de socialisation et les comportements alimentaires enfantins et adolescents ?
19Un détour par l’analyse sociologique des crises éducatives au sein des familles principalement, inscrites dans un mouvement plus large de désinstitutionnalisation consécutif de la modernité, peut apporter quelques éclairages.
Le regard des sociologues de la famille sur la question
20Une synthèse des nombreux travaux menés en sociologie de la famille, de l’éducation, de la jeunesse et plus récemment de l’enfance est impossible. Quelques-uns des éléments les plus pertinents pour cette recherche sont néanmoins sélectionnés afin de saisir ce qui tenaille (et ne rend donc pas partiellement infondée) cette fameuse question d’une transmission alimentaire « en panne », voire « défaillante ». Ces sélections – envisagées comme des éclairages décisifs à la compréhension de l’évolution de la transmission alimentaire et de ses désajustements rendant compte de la crise – permettent de lever le voile sur ce diagnostic profane et de mieux cerner les enjeux le caractérisant.
21La confusion des rôles entre parents et enfants est sans doute l’un des thèmes les plus discutés : ces discussions s’organisent autour des figures de l’enfant « témoin », « tampon », « conseiller », « juge » ou, sur un autre registre, de l’image du parent se prenant pour l’enfant par refus du vieillissement dans une société qui se juvénilise, celui qui s’efforce de devenir le « meilleur ami » et omet de poser des interdits et de prendre ses responsabilités. C’est encore l’image d’un enfant « poupée » ou « accessoire », plus particulièrement en ce qui concerne les petites filles, au travers de la mode vestimentaire, trop tôt « déguisées » en femmes ou instrumentalisées au service d’une distinction. Ces diverses attitudes témoignent a priori d’une transformation de l’enfant en adulte, en objet ou en demi-dieu (Sirota, 2006).
22Depuis quelques décennies, l’augmentation des ruptures familiales et l’augmentation du nombre de foyers monoparentaux ou des remariages modifient profondément le paysage familial traditionnel de la famille nucléaire, reconfigurant les modèles éducatifs et les formes de la socialisation auprès des jeunes. Ces phénomènes auraient accentué les réactions en faveur de la famille nucléaire censée être plus apte à éduquer.
23Dans un texte exposant les constructions sociales et historiques des représentations familiales, Cicchelli revient sur les étapes d’élaboration du discours profane sur la crise éducative des parents : dès les années 1950-1960 en France, outre les excès de permissivité éducative des parents ainsi que la crise des valeurs traditionnelles, la question de la « désintégration » de la famille est en jeu (Passerini, 1996, cité par Cicchelli, 2001b). À cette période on glisse de « la condamnation de la séparation entre la mère et son petit enfant à la condamnation du couple, avec les notions de carence d’affection maternelle et de carence d’autorité paternelle » (Cicchelli, 2001b, p. 26). Le laxisme des parents, qui se poursuit jusque dans la vague libertaire de la période 1968 dont le mot d’ordre était l’interdiction des interdits, conduit dans les années 1980 et 1990 à répandre massivement l’idée d’une « démission parentale ». Des discours alarmistes dénoncent dès lors des parents incapables de formuler des règles claires, inaptes à donner des repères et à transmettre des modèles de référence stables. Leur caractère démissionnaire est même parfois désigné à la vindicte publique ; ceux-ci mettent en péril le socle qu’est la famille, ils disqualifient la valeur de l’autorité et sont donc à l’origine de son disfonctionnement. La famille – premier lieu de construction du lien – est touchée par la crise ; cette dernière s’enracine dans une crise plus générale du lien social résultant de la montée des individualismes et des phénomènes de déstructuration sociale.
24Les rôles de la famille contemporaine ont changé (Segalen, 1981, rééd. 1996). Ces transformations conduisent à de nouvelles réflexions sur les effets8, par exemple, de la diversité des modèles éducatifs proposés résultant des recompositions familiales. Ces bouleversements entraînent une multiplication des modèles culturels et d’identification auprès des enfants : l’absence de « prises » qui peut alors être ressentie s’appuie sur l’impression que l’enfant échappe au contrôle parental du fait d’une plus forte émancipation aux modèles d’identification. De Singly (2000) considère que l’évolution vers un modèle éducatif plus souple interroge en retour les fonctions de la famille moderne : « oui, la famille a changé. Non seulement son cadre institutionnel a craqué, mais sa fonction centrale s’est également modifiée. Son rôle premier a longtemps été lié à la transmission du patrimoine […] d’une génération à l’autre. Aujourd’hui, la famille tend à privilégier la construction de l’identité personnelle9 ». Pour d’autres, les liens familiaux sont plus que jamais renforcés et révélés : les familles assurent de multiples transmissions comme autant de relais de l’histoire et de la mémoire (Segalen, Lapierre et Attias-Donfut, 2002).
25De la même façon, dans une synthèse portant sur les objectifs des représentations associées à l’éducation parentale, Cicchelli revient sur des idées fortement répandues dans la société. Il observe que pour beaucoup d’individus, le résultat de la démission parentale est visible car les jeunes actuels ne seraient pas socialisés face à l’interdit et donc ne connaîtraient pas les normes. Se distançant, il considère que ces visions apparaissent comme étant « incapables d’appréhender correctement les changements profonds qui affectent le lien de filiation depuis une vingtaine d’années » (Cicchelli, 2001b, p. 26). En effet, selon lui, on n’observerait pas forcément un retour aux valeurs traditionnelles d’autorité mais plutôt à la revendication de l’exigence des libertés individuelles s’enracinant dans l’adhésion à l’importance du respect réciproque. Avec Erlich, il considère qu’« en continuant d’opposer de façon quelque peu simpliste le conflit à l’harmonie, la mésentente à l’entente, la tyrannie à la démocratie, la répression à l’écoute, la démission à la négociation, ces représentations omettent de prendre en compte la capacité des parents et des jeunes adultes à reformuler leurs relations par un effort de compréhension réciproque » (Cicchelli et Erlich, 2000). De Singly note que les parents négocient ce qui est négociable – à savoir « le monde “personnel” du jeune – mais imposent ce qui n’est pas négociable telle la “valeur scolaire et sociale” » (de Singly, 2003, p. 29).
26L’autorité parentale semble toujours s’exercer mais dans le souci du respect de l’épanouissement du jeune (Cicchelli, 2000 ; Cicchelli, 2001b, p. 27-28), tendance interprétée comme étant inhérente à la psychologisation des sociétés contemporaines (Lasch, 1979, 2008). Les rapports d’autorité parents-enfants ne sont plus « institués » mais deviennent « conventionnels ». Dans les sociétés modernes, la norme psychologique, progressivement instituée comme principe de régulation fondamental dans les rapports humains (Simmel, 1989, première éd., p. 300), remplace la norme impérative. L’éducation semble d’ailleurs être le domaine pour lequel la psychologisation des sociétés contemporaines est la plus apparente (de Singly, 2003). En somme, c’est du passage d’une éducation plutôt orientée sur la transmission, l’inculcation, l’intériorisation de règles à une éducation davantage centrée sur le développement des potentialités et de l’épanouissement de l’enfant dont il serait question. Ce phénomène se traduit par une dynamique d’affirmation des préférences individuelles pouvant entraîner de la réflexivité. Cette dernière toucherait de plus en plus tôt les enfants et les pousserait continuellement à réaliser un travail d’individuation et d’autonomisation. Avec ces nouvelles configurations, l’autorité et les règles d’obéissance seraient davantage soumises à contestation dans les relations parents-enfants (de Singly, 2004).
27Pour nombre d’individus, ces changements dans les systèmes éducatifs et les modalités de mises en œuvre de la transmission de règles, d’interdits, de rôles, ont des implications certaines sur les enfants, affectés par la déstructuration de leur cadre de vie et laissés sans repère, sans modèle stable. Effets de cette psychologisation des rapports parents et enfants et de la montée des particularités individuelles, les injonctions à être soi toucheraient aussi les enfants. Pour reprendre les analyses d’Ehrenberg (1998), les enfants ne seraient pas à l’abri d’une « fatigue d’être soi » comme « contrepartie de l’énergie que chacun doit mobiliser pour devenir soi-même ».
28Au cours de ces cinq dernières décennies, les changements rencontrés dans les modes d’éducation et dans les relations entre parents et enfants, constitutifs de l’expérience de la modernité et des mouvements l’accompagnant, ont plutôt favorisé l’idée de crise dans les familles ainsi qu’au sein des autres institutions en charge de la socialisation enfantine. En tous les cas, ces changements contribuent à redéfinir les rôles de chaque acteur dans l’éducation des enfants et à réagencer la question de la pénétration du politique, du médical, de l’économique, du moral, dans les processus de socialisation, notamment alimentaire puisque l’alimentation s’inscrit dans la gestion politico-socio-économique de chaque société.
29Les transformations au sein de la famille et les rapports entre la « famille moderne » et l’État peuvent être analysés au regard de la montée des individualités. De Singly (1993) précise que ce qui caractérise la famille contemporaine, c’est sa dépendance par rapport à l’État, son autonomisation par rapport à la parenté et l’autonomisation de l’individu par rapport à la famille. La montée de l’individualisme (et de l’autonomie sous-jacente) accompagne un mouvement dans lequel les frontières entre les sphères publique et privée deviennent de plus en plus poreuses, autorisant un transfert et un échange des normes et des valeurs entre ces entités (Ehrenberg, 1995). La volonté de l’État n’est pas de rendre coupables les parents ni de les condamner. Cependant, s’affirme tout de même l’idée d’un accompagnement des pouvoirs publics auprès des familles pour lutter contre les crises des institutions principalement en charge de la socialisation des enfants ainsi que leurs répercussions sur la socialisation des jeunes générations. Selon Chauvière, si la question du rôle social des familles et, par voie de conséquence, des parents, n’est pas une invention récente, la problématique du parent comme acteur à part entière dans l’action publique quant à elle se développe explicitement depuis plusieurs années. Le contexte la portant est notamment marqué par « un engagement des pouvoirs publics sur le thème de la responsabilisation des parents, non seulement au plan éducatif privé mais aussi au plan des régulations sociétales publiques, ce qui est relativement nouveau » (Chauvière, 2003, p. 13). S’interrogeant sur la surveillance des familles par l’État, de Singly (1993) considère que l’intérêt de l’enfant est l’argument qui sert et a servi à justifier ses interventions : les préoccupations sanitaires et éducatives à leur égard permettent de légitimer le regard et les actions étatiques sur la conduite des parents.
30Dès lors, il est légitime de se demander comment l’État responsabilise-t-il les parents et/ou comment il se substitue à eux dans l’éducation alimentaire des enfants. Le cas échéant, de quelle façon le fait-il ? Et qu’advient-il alors quand des conflits d’intérêt apparaissent entre la sphère privée (la famille) et la sphère publique, avec le rôle de l’État ou d’actions qu’ils délocalisent au travers de politiques familiales et de santé ? En effet, ne voit-on pas une pénétration de plus en plus forte du monde politique (politiques de santé notamment) dans le champ de l’alimentaire ? La prévalence de l’obésité infantile n’accentue-t-elle pas la délégitimation de la famille contemporaine, de ses rôles socialisateurs et éducateurs d’enfants, au profit de l’intervention de l’État ou d’autres acteurs tels ceux issus du monde médical ?
31Une des modalités d’investissement de l’État dans l’alimentation enfantine est repérable au travers des rôles de l’école en matière d’éducation et de socialisation alimentaire.
Rôles de l’école dans l’éducation alimentaire
32Quels rôles l’école joue-t-elle dans l’éducation alimentaire des enfants ? Ceux-ci sont discutés par de multiples acteurs, depuis les associations de parents d’élèves ou de consommateurs, jusqu’aux différents acteurs concernés dans les ministères en passant par les élus, les membres de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments ou ceux du corps médical ou encore les représentants des cuisines centrales. Les échanges se situent dans les débats sur les bienfaits ou les méfaits de la cantine scolaire : la composition des menus, les conséquences des systèmes d’offre et de restauration sont l’objet de vifs échanges portant sur les répercussions en matière de qualité organoleptique comme nutritionnelle des aliments, d’environnement sonore ou spatial et de durée des repas10. Ils reposent également sur les polémiques en matière de collations matinales et goûters et discutent encore des rôles des animateurs et des personnels de la restauration sur l’éducation alimentaire ainsi que des formations qui doivent leur être dispensées. Ils peuvent viser en outre à systématiser la mise en place de cours d’éducation nutritionnelle ou sensorielle.
33La question du rôle de l’école dans la socialisation alimentaire des enfants et des adolescents n’est plus à attester mais le questionnement peut plutôt être : jusqu’à quel point l’école joue-t-elle un rôle ? S’il est impossible de détailler l’ensemble des domaines dans lesquels l’école intervient sur l’alimentation des enfants et des adolescents au travers des programmes scolaires11, ou, de manière non officielle lorsque cela ne fait pas partie des missions de l’école, par l’offre alimentaire, les goûters et les collations, il est possible de dégager quelques constats généraux, forcément réducteurs mais qui apparaissent cependant comme représentatifs de la situation globale à partir des initiatives laissées à la liberté des acteurs d’entreprendre certaines actions d’éducation et d’information nutritionnelle, sensorielle ou alimentaire. Ces dernières sont possibles mais elles sont régies par un principe d’autonomie des établissements et des enseignants. De ce fait, elles peuvent différer dans leurs objectifs (quels types d’éducation ? sous quelles formes ? avec quels supports ?) ; varier dans leurs caractéristiques (sont-elles ponctuelles ? durables ? renouvelées ?) ; reposer sur des initiatives différentes (à l’échelle de l’académie, de l’établissement, de l’enseignant, des personnels de santé, des collectivités locales ou territoriales, des associations internes ou externes à l’établissement) ; diverger dans leurs cadres (scolaires ou périscolaires ; nationales ou locales).
34Ce principe d’autonomie pose au moins trois problèmes : la prévalence des apprentissages cognitifs de la nutrition sur l’alimentation ; l’évaluation des actions entreprises ; les effets de la « socialisation inversée ».
35La thématisation de l’obésité infantile résulte en partie du processus de médicalisation de l’alimentation. Le passage de la médicalisation à la nutritionnalisation a sans doute conduit à favoriser, dans les actions, l’éducation nutritionnelle au détriment de l’éducation sensorielle. Les objectifs divergent entre les deux types d’action : dans la première il s’agit de proposer un apprentissage nutritif théorique tandis que dans la seconde il convient de cultiver un plaisir de manger au quotidien par des apprentissages actifs, concrets dans le cadre d’ateliers culinaires visant à enrichir le répertoire alimentaire. Les effets réducteurs d’un apprentissage cognitif de la nutrition ont été depuis analysés par certains les conduisant à militer plutôt en faveur d’une éducation alimentaire intégrant les dimensions sociales et culturelles de l’alimentation dont le goût, la sensorialité et la nutrition font partie (Poulain, 2002, 2009 ; Corbeau, 2007, 2008c ; Fischler et Masson, 2008).
36Le deuxième problème est celui de l’évaluation des actions mises en place d’autant plus lorsqu’elles correspondent à un domaine ouvert dans lequel beaucoup de choses sont possibles. Cette demande d’évaluation a été explicitée dans le cadre de l’Avis du CNA no 54 publié en décembre 2005 sur le thème de la « prévalence de l’obésité infantile ». Il s’agit d’une part de manière explicite de vérifier les effets des actions en termes d’apprentissages, de changements des comportements et des représentations ; d’autre part de réfléchir aux formes de légitimités des actions en termes de transformation des systèmes de valeurs et de pratiques. Toute la question du « bio-pouvoir » se retrouve en arrière-plan de cette question et avec elle une tradition présente, en sociologie, d’étude des systèmes de déplacement de la légitimité, avec la porosité des frontières dans la transmission de normes et de valeurs, le basculement de connaissances scientifiques à des représentations morales ou également d’explication des logiques d’intérêt et des motivations des acteurs chargés de ces actions12.
37Le troisième problème concerne la problématique de la « socialisation inversée », question bien documentée dans le champ de la sociologie de l’éducation notamment autour des rôles des enfants comme « go-between », pour reprendre une expression de Montandon et Perrenoud (1987, rééd. 1994), c’est-à-dire de « messager et message » qu’ils étudient dans les relations instituées entre parents et enseignants de telle sorte à pouvoir réfléchir à ce que « l’école fait aux familles ». Lorsque les sociologues voient l’influence des enfants dans la famille ou étudient la manière dont ils socialisent leurs parents à de nouvelles pratiques et à de nouveaux produits, certains acteurs – dans la lignée des avancées du marketing en matière de prescription enfantine – vont considérer les compétences des enfants comme un levier d’action pour changer les habitudes familiales. Il peut y avoir une « exploitation » des compétences enfantines et une instrumentalisation marketing de la question. Sur un registre différent, quelques programmes d’éducation nutritionnelle mis en place depuis le début des années 2000 cherchent explicitement à proposer de nouvelles orientations normatives aux enfants dans le but de produire une « socialisation inversée » (de l’enfant à l’adulte) visant à changer durablement les habitudes alimentaires familiales. Ceci peut poser des problèmes non négligeables comme la confrontation à deux modèles et l’acceptation ou le refus de modèles différents.
Il n’est pas évident pour des parents de constater que les carottes cuites, par exemple, refusées à la maison sont consommées à l’école, et vice versa. Au-delà du constat, cela pose le problème des attitudes éducatives et de la coercition qui peut être exercée dans ce domaine, en vertu de divers principes : l’enfant est trop petit pour savoir ce qui est bon pour lui, ce n’est pas lui qui fera la loi, c’est bon pour la santé même s’il n’aime pas, etc.
Chiva, 1992b, p. 165
38On voit ainsi se redessiner la pénétration de la sphère publique dans la sphère privée par l’entremise des enfants. Ces nouveaux dispositifs de socialisation alimentaire et leurs effets sur les modes d’alimentation familiaux suscitent l’intérêt des sociologues et favorisent l’apparition de nouveaux travaux et programmes de recherche13 (Corbeau, 2007, 2008c ; Wisner-Bourgeois, 2010). C’est dans ce sens que la posture distancée de Corbeau sur les effets de cette éducation nutritionnelle dans les systèmes scolaires se comprend en précisant qu’elle peut avoir des incidences délétères : ce qu’il identifie comme les « effets pervers » de l’information nutritionnelle consiste entre autres à instrumentaliser les enfants dans le cas des socialisations inversées au cours desquelles ceux-ci sont « sommés de colporter le bon message dans la famille », ce qui peut créer des tensions, voire renforcer les inégalités sociales.
Le sociologue ne peut s’empêcher de penser qu’au travers des « leçons nutritionnelles » scolaires, c’est la famille que l’on veut corriger. L’enfant devient alors doublement responsable, de lui et d’une famille dans laquelle il serait l’agent du changement comportemental.
Corbeau, 2008c, p. 1
39C’est également « l’oubli des cultures alimentaires » et de la « complexité de l’acte alimentaire », c’est-à-dire leur portée symbolique, historique et identitaire (dont les filiations de l’aliment avec l’histoire de la famille peuvent faire partie) qu’évoque Corbeau. Enfin, les messages proposés peuvent se retrouver en décalage avec les cultures des jeunes et des adolescents (Corbeau, 2009).
40Ainsi, ces dispositifs de socialisation inversée, développant les modes de gestion et de contrôle de l’alimentation dans les familles, redéfiniraient les rôles dans ces domaines au sein de la famille, l’enfant venant apprendre à ses parents, ce qui pourrait mettre à mal l’autorité et les modes de contrôle parentaux. De ce point de vue, ces dispositifs ne viendraient-ils pas aggraver la crise de la transmission familiale qu’ils voudraient pourtant gérer ? Les mesures de prévention ou de correction, en charge de minimiser ces phénomènes, pourraient conduire à creuser l’écart entre les générations et accentuer le fossé dans les rapports d’autorité. En outre, en voulant protéger les enfants, ces actions pourraient contribuer à les responsabiliser davantage, ce qui peut en retour modifier leur statut. C’est aussi à retracer ces questionnements que les perspectives sur la socialisation se recomposent. Plus largement, la compréhension des processus de socialisation alimentaire semble ne pas pouvoir faire l’impasse de l’analyse des rôles de tout un ensemble de dispositifs et univers de socialisation que sont les crèches, les écoles et plus spécifiquement la restauration scolaire14 qui interviennent de plus en plus tôt dans la vie des enfants et apportent de nouveaux modèles, parfois en contradiction avec les références familiales. Précisons que des thèses de sociologie en cours se penchent sur le sujet de l’alimentation à l’école avec la spécificité d’interroger ces éléments du point de vue des enfants, ce qui donne un nouvel éclairage sur les socialisations alimentaires extra-familiales : leurs premières conclusions témoignent, entre autres, de l’importance capitale des sociabilités entre pairs et des cultures enfantines dans le processus de socialisation alimentaire et dans la construction identitaire des jeunes mangeurs que cela soit à la cantine ou dans les cours de récréation et témoignent également de l’importance des héritages familiaux (Mathiot, Guétat, Maurice et Comoretto).
41En conclusion, les mutations de l’alimentation contemporaine ont été décrites en interrogeant les effets de l’expérience de la modernité alimentaire. Ces éléments ont permis de dessiner les contours de l’environnement alimentaire des mangeurs, y compris des plus jeunes d’entre eux (supra chapitre 1).
42Dans cette partie, un état des lieux rapide des enjeux entourant la question de l’obésité des enfants et des adolescents est présenté. Celle-ci a sans doute contribué à renforcer les préoccupations sociales en matière de transmission et d’éducation qui se posent actuellement en termes de « perte d’héritage » ou de « défaillance éducative parentale » et leur volonté de comblement par des actions d’information et d’éducation dispensées principalement au sein de l’école. Puis, conjointement, les éclairages des sociologues sur ces questions en termes d’état des lieux ou de postures critiques ont été donnés et l’accentuation des demandes sociales d’information auprès de ceux-ci sur la transmission et l’éducation alimentaire également soulignée. Ces aspects seront remobilisés plus finement dans les questionnements inhérents à cette recherche puisqu’ils y sont intrinsèquement rattachés. En effet, en revenant sur les questions soulevées par ces enjeux sociétaux et leur éclairage par quelques-unes des interprétations sociologiques recensées, nous souhaitions d’une part les décrire pour mieux comprendre dans quel contexte ce travail se situe et à quelles demandes il doit en partie répondre ; d’autre part nous voulions montrer la nécessité impérative de revenir sur des questions théoriques car les questions « profanes » soulèvent finalement de manière implicite les notions de régulation sociale, de contrôle social, de transmission, d’apprentissage et d’autonomie qui s’inscrivent au cœur du concept de socialisation.
43C’est donc d’une réflexion théorique sur ce thème et ses évolutions dans la discipline, puis sur la socialisation alimentaire au regard de l’« expérience de la modernité » dont il est question après.
Socialisation et modernité
44Concept de base en sociologie, anthropologie, psychologie sociale et psychologie de l’enfant, la socialisation possède autant de significations qu’il existe de courants de pensée. Celles-ci divergent d’autant plus que la socialisation peut être placée au centre ou à la périphérie des recherches et qu’elle est déployée à partir de perspectives et de grilles de lectures pouvant être proches ou éloignées à l’intérieur d’un même champ. La profusion de références enrichit la notion mais en rend complexe l’analyse. Nombre de réflexions sur le sujet montre les difficultés réelles à définir et problématiser la socialisation comme catégorie conceptuelle15.
45Pour clarifier cette notion, il semble difficile de faire l’économie de mentionner certains travaux sur le sujet et de se départir des grilles de lectures paradigmatiques l’ayant diversement étudiée. En vue de réaliser une sorte d’états des lieux des problématisations partagées, les paradigmes sociologiques de la socialisation sont lus comme des réponses aux représentations historiques et sociales des effets de la modernité sur la socialisation notamment à partir des désajustements amenés par la vie moderne. Dans une première partie, quelques-unes des conceptions de la socialisation seront exposées selon qu’elles font plus ou moins largement une place aux déterminismes ou, au contraire, à l’action des individus et à leurs relations et, ce faisant, aux dimensions objectives et subjectives de la socialisation. Si par le passé le débat sociologique résultant des deux grandes perspectives adoptées sur cette question, le conditionnement et l’interaction dont s’est dotée la discipline, a été prolixe, nous nous bornons davantage à expliciter leurs points communs. De plus, l’exposé sur la socialisation ne peut pas faire l’impasse de regarder comment la psychologie s’est intéressée à la notion. Trois raisons motivent cet intérêt. La première porte sur les répartitions disciplinaires des objets : les enfants ont été principalement étudiés par la psychologie tandis que ces populations ont été longtemps rejetées de l’analyse sociologique. De ce fait, l’analyse psychologique de la socialisation et ses apports ne peuvent être occultés. Ils le peuvent d’autant moins que le retour de l’individu et des dimensions proprement subjectives de la socialisation viennent redessiner les contours des approches sociologiques. C’est la deuxième raison. Enfin, la troisième raison relève d’une analyse de notre objet ayant pour horizon la dimension bio-psycho-sociologique du processus de socialisation alimentaire du point de vue d’une sociologie du mangeur. L’exposé synthétique des évolutions de la notion dans la psychologie du développement et la psychologie de l’enfance constituera la deuxième partie. Il souligne les relations qu’entretiennent sociologie et psychologie sur ce point.
46Dans une troisième partie, les conceptions actuelles de la socialisation seront abordées sous l’angle de l’« expérience de la modernité » pour dégager le recentrage des analyses de la socialisation sur la manière dont les individus sont produits, produisent et se produisent ; dynamique de la modernité contribuant à affirmer la pluralité et incitant à envisager la socialisation comme un processus continu de construction et de déconstruction modifiant les rôles, places, statuts et figures de l’enfance et de l’adolescence dans la société. Ces phénomènes sont au cœur des rediscussions de la notion, d’une part en faveur d’une inclusion des adultes (notamment dans l’articulation avec la problématique de l’identité ou de l’individuation) et, d’autre part en direction d’un changement de regard et d’intérêt scientifique sur les populations enfantines et adolescentes.
Produits de la socialisation ou compréhension du processus ?
47Historiquement, deux traditions fortes existent en sociologie : le conditionnement et l’interaction. Les orientations sociologiques s’inscrivant dans la première tradition adoptent des conceptions de la socialisation devant conduire l’enfant à être conforme à des schémas de base spécifiques de son groupe d’appartenance car l’objectif est de favoriser le processus d’adaptation de l’enfant à son groupe, à son environnement social et culturel, avec pour la socialisation un horizon fonctionnel consistant à former pour intégrer. Celles inscrites dans la deuxième tradition envisagent des conceptions transactionnelles de la socialisation résultant plutôt d’une dynamique d’adaptation de l’enfant aux interactions et aux changements.
48La grille de lecture mobilisée articule les divers apports théoriques en mettant l’accent sur les constances même si elle souligne les variations présentes dans les diverses conceptions sociologiques16. Pour la socialisation, ils ont porté pour l’essentiel sur sa nature, ses fonctions, ses conditions et ses déterminants.
49La première tradition s’enracine dans le « conditionnement » et explique les faits sociaux par d’autres faits sociaux. Les comportements individuels sont socialement déterminés en raison de la contrainte et du pouvoir de coercition que la société exerce sur les individus, vecteurs passifs. La socialisation est une inculcation, par les institutions, des « manières de faire, de sentir et de penser » ; elle comporte des enjeux sociaux dans l’orientation normative des comportements. La dynamique sociale de la socialisation est décrite et les dimensions subjectives négligées.
50La socialisation peut avoir une fonction de maintien de la cohésion sociale soit au travers de l’inculcation dans le holisme durkheimien (Durkheim, 1894), soit à partir de l’intériorisation des fonctions sociales dans le fonctionnalisme parsonien (Parsons, 1937 ; Parsons et Bales, 1955). Les systèmes de valeurs et les normes de comportements intériorisés au cours de la socialisation assurent ou doivent assurer la cohérence et la coordination des actions individuelles en limitant l’expression des différences. L’« expérience de la modernité » redéfinit la rencontre entre la différenciation et l’intégration sociales ; la question devient alors celle de la mise en place des dispositifs assurant de nouvelles significations sociales communes et de nouveaux échanges entre les domaines sociaux au sein de sociétés différenciées. Le déplacement de la question de la différenciation à celle de l’intégration est à l’origine d’une argumentation fonctionnaliste de la socialisation. La socialisation permet d’intérioriser l’ensemble des impératifs fonctionnels nécessaires à l’équilibre social. Elle crée de la ressemblance plus que de la différence car la première est vecteur de cohésion sociale et de surcroît d’ordre social. Ce dernier est intériorisé et se lit aussi bien dans la subjectivité des acteurs que dans l’objectivité du système.
51Dans les approches culturalistes valorisant la diversité, la socialisation joue un rôle de façonnement social et culturel de la personnalité au cours des apprentissages (Mead, 1928 ; Benedict, 1946 ; Linton, 1945 ; Kardiner, 1939 ; Malinowski, 1944 ; Guthe et Mead, 1945). La socialisation de l’enfant est appréhendée comme un processus d’incorporation des traits généraux du groupe d’origine censé définir la « structure de la personnalité de base » à l’origine de l’« appartenance sociale de base » (Kardiner, 1939) et garantir, de ce fait, la transmission d’une génération à une autre d’un socle culturel commun permettant ainsi à la société de se maintenir. Le rôle de l’individu et les « patterns » qu’il va recevoir de sa culture vont veiller à garantir la cohésion du groupe et le maintien de sa culture. En cela on retrouve une certaine similarité avec les approches précédentes. Mais découle de ces propositions culturalistes l’idée centrale que chaque société, chaque groupe peut élaborer des réponses différentes, liées aux contextes sociaux et historiques : la diversité est au cœur de ces théories et change ainsi des postures plus universalistes de Durkheim et de Parsons.
52La socialisation peut encore faciliter la reproduction sociale et culturelle à partir de l’incorporation d’un habitus de classe dans l’approche critique bourdieusienne (Bourdieu et Passeron, 1970 ; Bourdieu, 1979). Si, comme dans les théories précédentes, Bourdieu suggère une inculcation inconsciente, la spécificité de son approche réside dans le fait qu’il met au cœur de ses analyses les rapports de pouvoir et de domination des individus au sein d’une même société fragmentée entre le haut de l’échelle sociale et le bas et introduit l’idée d’une socialisation différenciée selon les groupes. Les positions de dominants ou de dominés se perpétuent par l’action socialisatrice des institutions de socialisation. Les individus, situés dans des conditions sociales différentes, vont acquérir des dispositions distinctes, selon leur moment historique et leur place dans le système social donné. L’explication dominante ici est plutôt le conditionnement social ; peu de place est laissée aux notions de stratégie et de changement social et ce, à condition que chaque individu soit conditionné de façon cohérente.
53Le produit de la socialisation ressort principalement de toutes ces approches. En ce sens, elles s’inscrivent dans le paradigme du conditionnement. Cette tradition paradigmatique a été critiquée par les sociologues interactionnistes et constructivistes pour son déni de la problématique du changement social et de l’acteur, pour sa trop large place accordée à la reproduction dans les approches holistes, fonctionnalistes ou structuralistes et pour sa conception d’un individu conditionné à devenir passif par le poids de sa socialisation au cours de la primo-éducation. En filigrane, est formulée la critique d’une sociologie a-biologique et a-psychologique.
54La seconde tradition issue du « paradigme de l’interaction », propose une conception « relationniste » de la socialisation plus ou moins en filiation avec la psychologie. Elle étudie, à partir des processus interactifs entre individus et environnements sociaux, les choix opérés par ceux-ci. Par leur capacité à décoder la réalité sociale, à agir partiellement sur leur environnement, les individus peuvent intervenir sur le cours de leur existence. Ici, la dynamique personnelle se surajoute à la dynamique sociale : dans les formes de la négociation, la coordination des acteurs est centrale. L’acteur est rationnel ou a le « pouvoir réflexif d’ajustement » lorsque la situation d’action est nouvelle ou non routinière (Menger, 1997, p. 597). Quand la socialisation est définie comme un processus formateur, elle est apparentée à la psychologie de l’enfant et la psychosociologie. L’enfant se construit dans et par ses relations avec les autres ; il est exposé à des expériences socialisatrices nombreuses, parfois incohérentes, lui permettant d’accéder à la réflexivité et à l’autonomie. Ces situations contradictoires le poussent successivement à (ré)apprendre de nouvelles façons de se comporter et d’être en société.
55Pour synthétiser certains apports théoriques, l’interaction dans la socialisation est :
un élément fondateur de l’identité chez les enfants, à partir des jeux qui apparaissent comme l’une des modalités d’expérimentation du monde social (Mead, 1933, 1934) ;
un moyen de prendre de la « distance à soi » au travers de l’action avec les autres qui conduit à la capacité de chaque acteur de mobiliser de manière différenciée des « masques » (Goffman, 1953 ; Strauss, 1961, 1992) ;
un moyen d’émanciper l’enfant de la force de la primo-socialisation en l’aidant à relativiser les normes particulières de son milieu (Berger et Luckmann, 1966) ;
une condition permettant aux acteurs de confronter leurs rapports au monde à partir de l’appréciation du rapport au monde d’autrui en référence au leur propre, qui débouche sur la dialectique motrice de la socialisation (Habermas, 1981).
56Ainsi, trois nouveaux apports théoriques se profilent dans le paradigme interactionniste : l’hétérogénéité par le changement, la dynamique d’adaptation et la subjectivité personnelle dans le travail de distanciation. On passe d’un primat des déterminismes objectifs à la prise en considération croissante du sujet. Les postures interactionnistes mettent ainsi l’accent sur la dynamique des interactions sociales dans l’acquisition des savoirs et savoir-faire nécessaires à l’établissement des liens sociaux (Berthelot, 1988) et s’intéressent aux activités de compromis ou de coordination des intérêts motivés rationnellement dans une tradition fidèle à l’approche wébérienne de la « socialisation sociétaire » (Weber, 1995, p. 81). Si l’action individuelle n’est pas totalement déterminée, elle résulte des différentes situations d’action et d’interaction des systèmes de contraintes avec lesquels composent les individus en fonction de leurs préférences, de leurs ressources et de leurs motivations. Les théories interactionnistes, comme le soulignent Boudon et Bourricaud (1982), relâchent l’hypothèse des pouvoirs de contrainte de la socialisation primaire de l’individu car elles incluent des phénomènes d’apprentissage beaucoup plus élargis. De plus, elles contribuent à poser au cœur de leurs analyses « le degré de variable d’intériorisation » propre à chaque acteur et au compromis auquel il est soumis ou auquel il soumet ainsi que « le pouvoir variable de contrainte qui en module le rôle » du fait de la multiplicité et de l’hétérogénéité des expériences sociales dans la vie moderne (Menger, 1997, p. 595). La « condition moderne » se définit irréductiblement par la distance entre les dimensions objectives et subjectives.
57À la suite de ces travaux, la perspective constructiviste enracinée dans le paradigme de l’interaction s’est affirmée. De nombreux travaux ont découlé des réflexions en matière de construction sociale de la réalité. Pour la socialisation, les travaux en sociologie française ont, dès les années 1980, exprimé la volonté d’aboutir à une sociologie compréhensive de la socialisation, orientée vers le sens de celle-ci plutôt que vers son contenu (Berthelot, 1988). Cela a impliqué de s’intéresser plus fortement au processus de la socialisation et de poser, au moins sur le plan théorique le point de vue de l’enfant (Sirota, 2006). Néanmoins, les perspectives constructivistes ont continué à largement privilégier l’analyse de la socialisation par le prisme des instances de socialisation (Mollo-Bouvier, 1991) comme l’école dans le champ de la sociologie de l’éducation ou également des stratégies éducatives (Kellerhals, Montandon, 1991).
58Selon nous, ce mouvement peut s’interpréter comme un ancrage des conceptions sociologiques sur les problématiques de la « différenciation et de l’intégration sociales » des enfants dans la sociologie de l’éducation et de la famille face à la crise des institutions comme nouvelle forme de désajustement de la vie moderne. Il semble également, depuis la fin des années 1990, donner lieu à une recomposition des champs dans la discipline, faisant émerger notamment chez certains sociologues de l’éducation et de la famille, l’objet « enfance » ; renouvellement de la production scientifique qui se déploierait dorénavant dans un dynamisme de la question de la construction sociale de la réalité comme « condition moderne » au travers des notions de pluralité et de compétences chez l’enfant. En déployant l’analyse matricielle (Martuccelli, 1999), il est possible de considérer le paradigme du conditionnement comme une réponse plutôt orientée vers les problématiques de la « différenciation et de l’intégration sociales » et celui de l’interaction comme une réponse plutôt encline au thème de la « condition moderne »17. En cherchant à exprimer et à interpréter les relations entre la socialisation et les désajustements, il s’agit de rendre compte d’une expérience commune de la modernité même si ses traductions et les réponses apportées peuvent varier. La socialisation s’inscrivant au cœur du rapport individu/société (Combemale, 2005), les enjeux spécifiques d’une connaissance de la socialisation peuvent porter sur l’utilisation qui est faite de cette connaissance (Bolliet et Schmitt, 2002). Dans l’élaboration de dispositifs de socialisation que les sociétés mettent en place vis-à-vis des effets de la modernité, peuvent se repérer des logiques différentes qui tantôt mettent l’accent sur les fonctions générales de reproduction de l’ordre social dans l’optique de maintenir la société, tantôt sur la dynamique qui résulte des interactions dans la perspective de la changer. En mettant la focale sur l’« expérience de la modernité », il semble aussi envisageable d’interpréter le passage de l’objectivité à la subjectivité et du sujet à l’acteur – que l’on décèle dans le glissement des postures fonctionnalistes vers les postures constructivistes et compréhensives et, récemment, vers les propositions de socio-psychologie dans l’analyse de la socialisation – comme des adaptations nécessaires de la sociologie pour rendre compte de la socialisation dans la vie moderne.
59En posant le renouvellement de l’« expérience de la modernité » comme mouvement conduisant les sociologues à modifier les angles de vue et d’observations, à adapter le regard sociologique à la réalité sociale, à incliner ou à nuancer certaines orientations, il s’agit de considérer la dimension construite du concept de socialisation dans la discipline. Toutefois, cela ne consiste pas à enfermer le raisonnement dans un schéma évolutionniste puisque les figures de désajustement de la modernité se retrouvent simultanément. Il s’agit simplement de considérer des étapes de « conscience historique » de désajustement et de propositions choisies de récits ordonnateurs conduisant à accentuer ou rompre avec telle ou telle perspective18.
La socialisation en psychologie : apports et critiques
60Probablement du fait du partage des objets dans les disciplines, c’est à la psychologie que revient le mérite d’avoir présenté de nombreux travaux sur la socialisation du point de vue des enfants. Nombre de psychologues, chacun à leur façon, ont mis l’accent sur le rôle du social dans le développement de l’enfant, les mécanismes d’apprentissage et les processus d’intégration. Piaget, Wallon et Freud ont, les premiers, étudié la socialisation des enfants à partir de la théorie des stades et de la compréhension du passage d’un stade à un autre. La compréhension de la socialisation du point de vue des apprentissages de l’enfant a conduit en psychologie à mêler, à côté des aspects purement cognitifs, le contexte relationnel et inter-personnel et le contexte affectif et émotionnel. Les théories se distinguent selon l’importance accordée à l’un ou l’autre de ces aspects. En effet, chez Piaget, l’accent a été mis sur l’aspect cognitif, chez Wallon sur les aspects de la communication en lien avec les émotions et chez Freud sur le versant affectif et pulsionnel (Dupuy et Watiez, 2012). Dans les aspects sociaux de la socialisation, le processus imitatif est au cœur des analyses psychologiques ou psychosociologiques. D’abord étudié par les psychologues développementalistes tels Piaget et Wallon, du point de vue de sa genèse et de son évolution chez l’enfant, puis apparu dans la théorie de l’engagement dans les rôles, en termes d’acceptation ou de rejet des divers rôles appris (Linton, 1945 ; Mead, 1933), le processus imitatif a été plus récemment considéré dans ses aspects fonctionnalistes où est étudié le rôle des imitations dans le développement des compétences cognitives et sociales (langage, communication, résolution de problèmes, savoirs et savoir-faire sur les rôles sociaux) dans la théorie de l’apprentissage social (Bandura, 1976 ; Winnkamen, 1990). Dans les théories béhavioristes de l’apprentissage instrumental, la socialisation correspond à l’adaptation des conduites des individus en fonction des récompenses ou des punitions reçues. Perspectives critiquées dans nombre de travaux pour leur explication trop mécaniste (Zigler et Long Child, 1973, cité par Watiez, 1992).
61Si par le passé certaines théories sociologiques ou psychosociologiques ne sont pas restées hermétiques aux apports de cette discipline, les sociologues ayant pu puiser dans les approches en termes de stades, de construction de l’identité en relation avec autrui ou de construction des « mondes », plus récemment, elles ont fait l’objet de plusieurs critiques par les sociologues et les anthropologues.
62La première critique porte sur la prééminence de modèles universels n’intégrant pas ou peu la diversité des processus de socialisation et la diversité des sujets. La seconde critique dénonce la domination, dans la psychologie du développement, de modèles analytiques pensés en termes de maturation de l’enfant qu’impliquent les théories des stades. Mollo-Bouvier s’intéresse par exemple à l’importance de la dimension sociale des repères temporels rythmant les étapes de la socialisation du jeune enfant et dénonce l’impact des théories psychologiques sur les rythmes sociaux imposés aux enfants.
La psychologie du développement en s’appuyant essentiellement sur les travaux de Piaget et sur ceux de Freud, a largement contribué à généraliser l’idée qu’il existait une adéquation entre les différents stades de développement et la manière de découper les âges de la vie, les âges de l’enfance tout particulièrement. Le stade du « bonhomme têtard », le stade des opérations concrètes ou le stade de latence font désormais partie du vocabulaire courant de nombreux professionnels de l’enfance. En tombant dans le domaine public, les stades de développement ont favorisé une perception discontinue, morcelée, de la période de l’enfance ; elle se lit aisément dans l’organisation des structures d’accueil des enfants dans notre société. La rencontre entre les connaissances scientifiques et la répartition des enfants dans les institutions est un exemple particulièrement net de l’articulation entre les discours des sciences humaines et les pratiques sociales. Elle joue un rôle déterminant dans les temporalités. Les temps d’apprentissage sont ceux accordés par la science ; ils définissent aussi les temps de la norme.
Mollo-Bouvier, 1998, p. 77
63Dans une direction différente, Turmel s’inscrit en faux contre la fatalité de penser la maturation en termes de développement.
Du point de vue d’une sociologie historique de l’enfance, et à l’égard de la question de la maturation humaine, l’élément essentiel dont on doit rendre compte se formule comme suit : pourquoi la maturation de l’enfant est-elle presque universellement construite en termes de développement ? Qu’entend-on alors par développement de l’enfant ? En premier lieu, la proposition selon laquelle le processus de maturation était le mieux subsumé par le concept de développement : la figure de l’enfant devient l’incorporation de l’idée selon laquelle les humains se développent de manière constante dans le temps et dans l’espace. L’équation entre maturation de l’enfant, autant physique que mentale, avec l’idée de développement est, en second lieu, cristallisée dans la figure uniforme, universelle et inévitable d’un « pattern » d’étapes et de séquences de développement ; cette proposition a progressivement été diffusée […]. Dans la perspective d’une sociologie de l’enfant, que pouvons-nous dire de l’équation – maturation, développement, socialisation – quant à une théorie sociologique plus générale ? Et surtout, est-il possible d’envisager ce que les anglo-saxons appellent le « growing up » dans une perspective différente, autre que celle du développement ?
Turmel, 2006, p. 71-72
64Indépendamment de ces critiques, c’est à la psychologie que revient le mérite de s’être intéressée à la socialisation du point de vue des enfants, la sociologie s’étant davantage penchée sur les processus sociaux et culturels de celle-ci. Actuellement, savoirs sociologiques, anthropologiques et psychologiques sur le concept semblent s’articuler.
Les perspectives actuelles de la socialisation
65Il semble inconcevable de s’interroger sur les processus de socialisation contemporains sans considérer les liens avec la modernité19. Il semble tout aussi vain de s’intéresser aux théories de la socialisation sans prendre en compte les relations qu’elles tissent avec les modes d’interprétation de la modernité20.
66Suivant les auteurs, la période s’illustre par l’individualisme, la pluralité, la réflexivité et une psychologisation des sociétés enclines à promouvoir la réalisation personnelle. Ces phénomènes sont constitutifs de désajustements ainsi que de phénomènes de recomposition se traduisant dans les mutations des univers, des modes et des espaces-temps de la socialisation ainsi que dans les figures de l’enfance et de l’adolescence (Sirota, 2006).
67Ces changements, appelant la description et l’interprétation, seraient à l’origine d’une redéfinition des champs, des paradigmes et des objets dans la discipline. Deux dimensions apparaissent essentielles : l’élargissement du concept de socialisation aux populations adultes, comme processus continu d’une part, à travers par exemple les dimensions de la pluralité et de la réflexivité ; la prise en compte des enfants et/ou des adolescents dans l’analyse de la socialisation d’autre part, à travers la compréhension de l’enfance ou de l’adolescence comme « positions structurelles », des enfants et des adolescents en tant que « groupes sociaux » et de l’enfant ou de l’adolescent en tant qu’« individu »21.
68Ainsi, d’un côté les théories de la socialisation s’ouvrent plus encore à l’analyse de ce processus tout au long de la vie, d’un autre côté l’intégration de l’enfance et de l’adolescence pour comprendre la socialisation de leur point de vue conduit à un changement de regard scientifique sur ces populations (se retrouvant, en France, dans l’émergence d’une sociologie de l’enfance à la fin des années 1990 et d’une redéfinition depuis les années 2000 de l’adolescence – vis-à-vis de la jeunesse – qui pourrait aboutir à son institutionnalisation comme objet de recherche).
69Pour comprendre les changements de perspective dans les conceptions actuelles de la socialisation, l’« expérience de la modernité » est posée comme centrale car impliquant des désajustements, des prises de conscience de ceux-ci et des réajustements.
Pluralité et réflexivité au cœur de la socialisation
70Les théories récentes de la socialisation mettent l’accent sur la complexité du social : l’interrelation entre les multiples influences sociales et culturelles conduit à un processus de socialisation pluriel qui transforme les individus tout au long de leur vie (Moulin, 1975b). Cette socialisation continue implique des « re-socialisations successives » (Chombart de Lauwe, 1989 ; Darmon, 2006).
Les sociétés modernes produisent des individus dont elles stimulent la réflexivité. Les individus sont capables de prendre de la distance par rapport aux rôles appris et d’opérer des choix au sein des éléments qui les déterminent. […] L’individu n’adopte un nouveau schème qu’après l’avoir discuté, examiné, soupesé. […] À l’arrivée, soit le schème est rejeté, soit il est incorporé et devient le nouveau modèle référent qui va déterminer la manière d’endosser son rôle par l’individu.
Bolliet et Schmitt, 2002, p. 27-28
71L’hétérogénéité des expériences socialement situées, des cadres socialisateurs et des ressources se redéploie dans les théories sociologiques. La pluralité est envisagée comme constitutive d’une multiplicité de répertoires, de dispositions, de schèmes de pensée et de schèmes comportementaux, acquis successivement ou simultanément, qu-i transforment et construisent les individus et qui sont utilisables selon les contextes, les lieux et les moments. Les ajustements au gré des interactions sont activés ou inhibés en fonction des circonstances au cours des échanges (Lahire, 2001 ; Darmon, 2006) et sont sans cesse renégociés (Kaufman, 1992). La socialisation est dès lors envisagée comme un « processus de construction, déconstruction, reconstruction d’identités liées aux diverses sphères d’activités que les individus rencontrent au cours de leur existence » (Dubar, 1991, réed. 2009, p. 10).
72Le « travail de socialisation » est de plus en plus « réflexif » (Dubet, 2003, p. 63) puisque les sources de socialisation se multiplient et parfois se contredisent ; les individus sont contraints de construire leur propre orientation sans allant de soi (Ascher et Godard, 1999 ; Ascher, 2004) car ils sont « multi-appartenant » (Dubet et Martucelli, 1998 ; Ascher, 2005). Si auparavant, la socialisation était principalement normative, elle devient un ressort stratégique correspondant à un apprentissage continu de stratégies cognitives permettant de décoder les situations, d’atteindre des objectifs pour s’intégrer, pour jouer avec les appartenances. Cela implique une grande souplesse cognitive dans le sens où les individus doivent s’efforcer de jongler avec des codes sociaux et culturels différents pour pouvoir passer d’un univers à un autre. Mais cela suppose des compétences particulières et implique des inégalités sociales et individuelles car les individus sont dotés de « possibilités différentes dans la construction d’espaces sociaux à n dimensions » ou dans la navigation d’un espace à un autre (Ascher, 2004, p. 288). Lorsque les contraintes limitant les actions se desserrent, les choix et les préférences se multiplient et de nouvelles hiérarchies se construisent (Demeulenaere, 2003) ayant une incidence sur l’acquisition d’une distance face à la règle (de Singly, 1996). Pour Dubet, l’expérience est une manière d’éprouver le monde social, de le définir à travers un ensemble de situations. Elle est aussi une façon de construire le monde et de se construire soi-même. La socialisation est envisagée comme logique stratégique, c’est-à-dire comme un ensemble des ressources que chaque individu mobilise au cours de ces échanges sociaux. La logique d’intégration est renégociée, y compris dans la famille, à partir de la créativité et de la liberté découlant de la logique de la subjectivation (Dubet, 2003).
73Pour les psychosociologues l’expérience de la pluralité est aussi centrale. De la naissance à l’âge adulte, l’individu restructure sans cesse ses conduites à partir des relations interpersonnelles dans une confrontation interactive avec le milieu. Ainsi, l’étude du processus de socialisation contribue à la compréhension de la construction de l’identité personnelle au sein des « identités groupales » et « sociocatégorielles » (Tap, 1991). Au carrefour de la psychologie et de la sociologie, Chombart de Lauwe (1980a et b), conçoit la socialisation comme un processus interactif dynamique entre le sujet (structures psychologiques) et son environnement (structures socio-culturelles) et élabore la notion d’« univers de socialisation ». Sur la base de mécanismes primaires de sociabilité et des relations affectives plus ou moins gratifiantes de la naissance à l’âge adulte, le processus de socialisation s’effectue dans le cadre de divers milieux de vie et d’interactions avec les membres et les personnes modèles les représentant. Les éléments, parfois contradictoires, de ces environnements créent des conflits intra-personnels à l’origine de la construction active par le sujet de sa propre personnalité et de son identité (Watiez, 1992).
74En ce sens, théories sociologiques et théories psychologiques se rapprochent au profit d’une sociologie psychologique plus ouverte à l’étude de la réalité sociale sous sa forme individualisée, intériorisée, et incorporée avec des individus comme « produits complexes de multiples processus de socialisation » (Lahire, 2001, p. 329) ou au bénéfice d’une psychosociologie plus encline à intégrer les dimensions socio-culturelles, leur diversité et les fonctions sociales de la socialisation.
75C’est dans cette articulation que le groupe de recherche sur la socialisation tend à s’intéresser de façon plus étroite aux populations enfantines et adolescentes pour étudier leur « plasticité dispositionnelle » au regard de la multiplicité de leurs expériences socialisatrices hétérogènes ou contradictoires. Ces populations, du fait de la souplesse cognitive qu’on leur prête, seraient-elles plus enclines que les adultes à s’adapter à l’hétérogénéité et à la multiplicité des modes, formes et espaces-temps de la socialisation ? L’ontogenèse des compétences enfantines les plus diverses, historiquement étudiée par la psychologie, tend progressivement à être complétée par les apports d’une partie de l’anthropologie et de la sociologie de l’enfance, comme par exemple la compréhension de la façon dont l’enfant construit « “sa” propre expérience dans un puzzle de références et de normes » (Sirota, 2006, p. 21). Ainsi, l’asymétrie entre la psychologie et la sociologie (Petitat, 2003) pourrait être réduite par le développement d’études sur les dynamiques relationnelles dans les sociétés enfantines et leurs effets sociaux (Petitat, 2005).
76Ces éléments invitent à regarder les changements de regards sociaux et scientifiques sur ces populations car elles bousculent les cadres de représentation et d’interprétation des modes de socialisation contemporains.
La socialisation et les nouveaux statuts de l’enfance et de l’adolescence
77Pour penser l’enfance ou l’adolescence il ne faut pas occulter les dimensions historiquement, socialement et culturellement construites des frontières séparant les âges et les catégories ainsi que les figures de l’enfance, de l’adolescence et de la jeunesse et les critères, changeants, les définissant. Il ne s’agit pas non plus d’occulter les changements de regards sociaux sur ces populations devenues à l’heure actuelle tour à tour objets d’inquiétude ou de fascination. Il ne faut pas ignorer la place occupée ou qu’occupent ces populations dans la structure sociale et leur participation spécifique aux rapports sociaux (Mead, 1928 ; Ariès, 1979 ; Alanen, 1988 ; Thiercé, 1999 ; Galland, 1984, rééd. 2009 ; Sirota, 2006 ; de Linares et Metton-Gayon, 2009).
78Toutefois, dans l’objectif de comprendre comment ces populations sont passées du désintérêt de la discipline à un intérêt croissant, la focale sera mise sur l’idée que ces populations cristallisent tout à la fois des situations de ruptures et de changements résultant de la modernité. De ce point de vue leur étude permettrait de mieux comprendre les situations actuelles en termes de crises, de désinstitutionalisation, et de recomposition. Face aux désajustements, les populations enfantines comme adolescentes incarneraient « un des derniers liens sociaux » (Sirota, 2006) qu’il faudrait préserver et protéger. Elles accentueraient le sentiment de l’urgence et de la difficulté à transmettre. Elles développeraient par ailleurs de nouveaux liens sociaux. Face aux réajustements et aux recompositions, ces populations représenteraient des acteurs capables de mobiliser des ressources stratégiques importantes en raison d’une grande souplesse cognitive ou « plasticité dispositionnelle22 » (Lahire, 2009) leur permettant de composer avec la pluralité des situations sociales, des contextes et des expériences socialisatrices et agissant en retour sur eux. Peut-être, si on pousse l’interprétation plus loin, l’idée sous-tendue sera-t-elle que ces populations seraient plus à même de s’adapter à la vie moderne que les adultes ? Ce questionnement introduit une dimension évolutionniste de façon inversée. Questionnement qui, dans le cadre de cette recherche, ne présente pas un grand intérêt, mais sur lequel nous reviendrons en conclusion. La dynamique et la recomposition des inégalités sociales et de leur renforcement semblent sous-jacentes à cette interrogation.
79Bien que l’enfance et l’adolescence ne recoupent pas les mêmes positions sociales, la proximité des questionnements sur l’intérêt social et scientifique que ces deux populations comportent pousse ici à les rassembler. Il ne s’agit pas de les mélanger car elles recouvrent des réalités différentes mais de montrer qu’un déplacement des interrogations sociologiques sur leurs processus de socialisation opère de façon identique – même s’il se fait avec des angles de vue distincts – et ce d’autant plus en raison d’un brouillage des frontières d’âge (Galland, 1984, rééd. 2009 ; Mollo-Bouvier, 1998 ; Gauchet, 2004 ; Sirota, 2006).
80En redéployant la perspective matricielle23, il est possible de proposer un inventaire des travaux sociologiques ou anthropologiques repérés sur ces deux populations. Le postulat est le suivant : les travaux renverraient à des prises en compte sous la forme de « conscience historique » de la crise et de la manière dont elle est vécue par les individus dans la société puis à la réalisation d’un « récit ordonnateur capable de rendre compte de ce vécu et en même temps de l’insérer dans une structure interprétative qui réduit pour l’essentiel sa charge d’étrangeté » (Martuccelli, 1999, p. 13). En répondant aux changements historiques et sociaux de leur époque, les sociologues donneraient des réinterprétations de la modernité au travers de descriptions et d’analyses pouvant être regardées depuis leur relative variation ou constance dans les matrices. Cette grille de lecture présente des écueils identiques à ceux rencontrés pour l’étude de la modernité alimentaire. Le premier consiste à ne pas risquer de sur-interpréter des explications et interprétations sociologiques en les articulant dans des matrices malgré les divergences théoriques pouvant les caractériser. Ainsi, des postures paradigmatiques différentes, des familles de pensée peuvent se retrouver ensemble dans une matrice ou inscrites dans plusieurs matrices. Le second repose sur la dimension d’ébauche d’articulation : quelques travaux seront mentionnés rapidement même s’il conviendrait de les présenter exhaustivement pour mettre l’accent sur les prolongements, les ruptures, les variations, les constances, les inflexions, les filiations, les reprises, les généralisations entre les travaux présentés ainsi que leurs contextes de réalisation et leurs méthodes. Nous prenons la liberté de mobiliser les matrices ainsi que la perspective d’articulation de paradigmes sociologiques permise par la démarche matricielle pour dresser les grands cadres, sorte d’arrière-plans, permettant de mieux comprendre les liens entre les figures de l’enfance et de l’adolescence et la socialisation dans la modernité. Seuls les travaux issus de la sociologie française ou francophone seront présentés. Précisons une dernière fois que la démarche entreprise dans cette tentative d’articulation ne vise aucunement à transformer ou prolonger celle réalisée par Martuccelli (1999) dans l’analyse des sociologies de la modernité. Les principales matrices sont la « différenciation sociale », la « rationalisation » et l’« expérience de la condition moderne »24.
81Comment peuvent-elles favoriser la compréhension des nouveaux statuts de l’enfance et de l’adolescence dans la modernité ?
82La première matrice part du constat de l’anomie, source de « différenciation sociale » qui conduit les sociologues à s’intéresser aux situations de dés-adéquation ou d’intégration sociales. Dans cette matrice, de nombreux travaux peuvent être identifiés, qu’il est impossible ici de recenser dans le détail.
83L’accent peut être mis sur les phénomènes de dés-adéquation sociale présents dans des travaux portant sur la crise ou les mutations des systèmes éducatifs dans les familles [de Singly (dir.), 1991 ; Kellerhalls et Montandon, 1991 ; de Singly, 1993 ; Neyrand, 1994 ; Segalen, 1996 ; Cicchelli-Pugeault et Cicchelli, 1998 ; Mucchielli, 2000 ; Cicchelli, 2001 ; Gayet, 2004] ou dans les écoles (Plaisance, 1989 ; Dubet, 1991 ; Derouet, 1992 ; Van Zanten, Plaisance et Sirota (dir.), 1993 ; Sirota, 1994 ; Lahire, 1995], relatant la crise des générations (Galland, 1999 ; Chauvel, 2006) ou encore les épreuves, « galères » et difficultés d’insertion des adolescents ou des jeunes (Dubet, 1987 ; Beaud et Pialoux, 2003). Ce sont les crises des liens sociaux (dont les liens familiaux), des systèmes de valeurs et de leurs modes de transmission ou encore des institutions qui sont entre autres décrites.
84Des phénomènes étudiés auprès de la jeunesse sous l’angle des déviances y sont aussi relatés comme les études sur les révoltes adolescentes (Morin, 1969), les délinquances juvéniles [Sicot, 2000 ; Roché, 2001 ; Mucchielli, 2002 ; Rubi, 2005), les émeutes (le Goaziou, Mucchielli, 2005 ; Lagrange, Oberti (dir.), 2006 ; Cicchelli et al., 2007] ou encore les souffrances (Le Breton, 2007).
85La focale peut dans cette matrice se concentrer sur les formes d’intégration ou de recomposition des liens sociaux qui découlent (ou ont pu découler) des observations sur la dés-adéquation.
86Des éclairages vont être apportés sur les rapports des enfants et des adolescents aux institutions ou à la société, sous l’angle de l’expérience scolaire ou du métier d’élève (Sirota, 1993 ; Dubet et Martuccelli, 1996 ; Montandon, 1997 ; Barrère, 1997 ; Duru-Bellat et Van Zanten, 1999 ; Van Zanten, 2000 ; Dubet, 2002 ; Lagrange, 2007a et b), de la redéfinition des liens et de la place de l’enfant au sein de la famille [de Singly, 2004 ; Sirota (dir.), 2006 ; Diasio, 2009] avec des formes de socialisations inversées des enfants à l’encontre de leurs parents, ou encore de rapports à des pratiques culturelles (Bruno, 2000 ; Danic, 2006), d’autonomie des choix culturels tels les loisirs (Octobre, 2004, Roucous, 2006), les pratiques de lecture (Baudelot, Cartier et Détrez, 1999), de télévision (Pasquier, 1999) ou encore de radio (Glévarec, 2005), les jouets (Brougère, 2003) ainsi que la tyrannie du conformisme aux cultures lycéennes (Pasquier, 2005). Les travaux sur les sociabilités au travers des usages développés des outils de communication, notamment virtuels, peuvent aussi se comprendre dans un redynamisme du lien social (Velkovska, 2002 ; Pasquier, 2005).
87Une autre dimension essentielle semble apparaître dans cette matrice : les sociabilités horizontales, entre pairs. Elles vont faire l’objet de plusieurs analyses et permettent de renouveler la question du lien social. Elles peuvent être étudiées sous l’angle des codes langagiers dans les bandes (Lepoutre, 1997), des compétences enfantines (Rayou, 1999, Delalande, 2001), des rituels de célébration (Sirota, 1998) ou des affinités horizontales comme stratégies de survie des enfants de la rue (de Suremain, 2006).
88La seconde matrice est la « rationalisation » (Martuccelli, 1999). Rappelons que le rationalisme et l’expansion de la rationalité en sont les notions centrales. Des travaux portant sur la question du risque sont repérables pour l’essentiel dans l’étude des populations adolescentes ou jeunes. Le risque est associé à des pratiques de loisirs ou des jeux tels le mimicry (Caillois, 1958, rééd. 1991), des pratiques délinquantes, des pratiques de santé en matière de sexualité, de suicide, de consommation alcoolique (Lagrange, 1999 ; Le Breton, 2007 ; Huerre et Marty, 2007) et de violence résultant de la pratique télévisuelle [Tisseron, 2000 ; Boudon, 2003 ; Cluzel (dir.), 2003] ou de celle des jeux vidéo (Lagrange, 2004).
89On peut y recenser les études socio-historiques s’intéressant à la promotion de la jeunesse et de l’enfance et les tentatives d’encadrement ou de surveillance en direction de ces populations (Galland, 1984, rééd. 2009 ; Thiercé, 1999 ; Vulbeau, 1993).
90Pour les enfants, on y retrouve des références articulant l’enfance au risque social (Beck, 2001) ou à l’incertitude sociale (Javeau, 2006). Les conséquences du rationalisme capitaliste peuvent aussi donner lieu au thème de l’enfance au travail (Schlemmer, 1996 ; Rosemberg et Freitas, 2006). Enfin, l’enfance est analysée au regard de sa prise en charge : avec le thème de sa maltraitance (Miller, 1986 ; Menahem, 1992 ; Javeau, 1998 ; Gavarini et Petitot, 1998 ; Turz, 2004), de sa place dans le champ d’intervention médicale (Hamelin-Brabant, 2006 ; de Suremain, 2007), dans les procédures de prévention et de soin ainsi que les modèles parentaux en matière de soin et de rites (Rollet, 2007 ; Bonnet et Pourchez, 2007), dans sa vulnérabilité comme le thème de l’intégration à l’école de l’enfant handicapé [Chauvière et Plaisance, (dir.), 2000] ou le thème de l’enfant hospitalisé (Mougel-Cojocaru, 2005), ou à partir de la réception par les parents des normes de la petite enfance et de l’allaitement (Gojard, 1999), de la remise en cause des modèles de développement de l’enfant (Turmel, 2006). Tous ces travaux peuvent s’inscrire au cœur de cette matrice même s’ils la débordent largement car ils ré-interrogent aussi les phénomènes de dés-adéquation et d’intégration sociales.
91Enfin, la matrice de la « condition moderne » (Martuccelli, 1999) recoupe un nombre croissant de travaux en sociologie de l’enfance et de l’adolescence. Les paradoxes et les changements se retrouvent dans les temporalités, les espaces, les échanges et sont au cœur de l’expérience des individus. Incertitude et réflexivité permettent aux individus de se distancer et d’éprouver le monde les entourant.
92Un premier repérage des travaux sur l’adolescence fait apparaître les notions centrales d’expériences (Dubet et Martuccelli, 1996), d’individuation par l’expérience et l’épreuve (Martuccelli, 2009) ou de bricolage identitaire et d’invention de soi (Le Breton, 2009), de conquête de l’autonomie et d’individualisation (de Singly, 2004) ou encore de modes d’expérimentation (Galland, 1990).
93D’autres déconstruisent la notion univoque de « culture adolescente » en montrant la complexité des identifications plurielles auxquels les adolescents sont confrontés, notamment dans le cadre de leur alimentation [Diasio, Hubert et Pardo (dir.), 2009].
94Ensuite, des travaux sur la compréhension par l’enfant de sa socialisation autour des notions d’agency et de souplesse cognitive (Diasio, 2009 ; Diasio et Pardo, 2009), de compréhension de l’action (Petitat, 2006), de plasticité dispositionnelle (Lahire) et encore de compétences enfantines (Rayou, 1999 ; Delalande, 2001) vont être présentés pour analyser l’élaboration de l’expérience enfantine propre dans une multitude de références et de normes.
95Une partie de ces travaux permet de s’inscrire en faux contre nombre de représentations négatives sur les savoirs enfantins. En arrière-plan, c’est l’aptitude des enfants et des adolescents à s’adapter à la pluralité et à la réflexivité de la « condition moderne » qui est présentée dans une interprétation du futur des sociétés. En outre, le changement de regard sociologique sur ces populations, longtemps regardées par la discipline comme « inaptes » ou « inadaptées » pour l’étude sociologique, est posé avec une forte acuité.
96Les travaux sur les inégalités sociales et culturelles des enfants et des adolescents dans la « plasticité » cognitive, les manières de décoder les situations et de jouer avec la pluralité devraient sans doute plus fortement se développer. On les retrouve pour le moment plutôt dans l’étude de l’articulation des savoirs, comme l’expérience du travail scolaire (Barrère, 2003), les enjeux cognitifs et sociaux de la pratique ordinaire de faire ses devoirs (Rayou, 2010) ou dans l’analyse des modes d’apprentissages, scolaires et non scolaires, des modalités différenciées d’appropriation et d’incorporation des savoirs et des savoir-faire et des effets de la confrontation entre ces différentes logiques d’apprentissage dans le sillage de Lahire.
97On peut ensuite replacer une grande partie des travaux portant sur les sociabilités enfantines ainsi que l’amène à penser Petitat (2005), sur les cultures enfantines ainsi que sur certains rituels de l’enfance décrits précédemment.
98En conclusion, pluralité, réflexivité, dés-adéquation et intégration sociales ou encore logiques sociales de recomposition sont apparues avec acuité. Le concept de socialisation s’élargit aux adultes et les populations enfantines et adolescentes apparaissent de façon centrale dans les recherches sociologiques en même temps que sont rediscutées les théories de la socialisation. Les études décrivant les formes de dés-adéquations sociales, avec comme arrière-plan des situations de rupture, semblent progressivement laisser la place aux travaux rendant compte de ce vécu, portant sur de nouveaux phénomènes d’intégrations sociales ainsi qu’à ceux mobilisant les expériences de la « condition moderne » du point de vue des enfants et des adolescents.
99En présentant ces travaux avec en arrière-plan l’analyse matricielle de la modernité, deux directions dans ce travail étaient présentes : poser les cadres d’une réflexion sur les matrices de la « différenciation sociale » et de la « condition moderne » car ces deux matrices sont renouvelées au sein de la sociologie de l’alimentation et du thème du plaisir. La première à partir de la problématique des repas et du plaisir commensal et de leurs horizons en termes d’intégration sociale, de transmission de systèmes de valeurs, de normes, de comportements et de règles ainsi que de mécanismes de régulation et de contrôle ; la seconde à partir des figures de l’enfant et de l’adolescent comme mangeurs pluriels expérimentant, faisant l’expérience et découvrant de multiples situations et contextes de consommations alimentaires.
100Quelles sont les applications dans le domaine de l’alimentation des dynamiques de transformation et de productions scientifiques auxquelles le concept de socialisation a été soumis ?
Socialisation(s) alimentaire(s)
101On trouve dans la littérature un usage du terme socialisation associée au repas pour exprimer l’idée de commensalité, de convivialité ou de sociabilité à table (Poulain, 2001 ; Corbeau et Poulain, 2002 ; Fischler et Masson, 2008). Dans ce sens la socialisation définit une situation sociale, le fait d’être en lien, d’échanger, de partager lors des repas. Les pratiques alimentaires y sont perçues à travers leur fonction sociale comme moyen de communication, d’échange et de partage et ne renvoient pas à la notion de construction de la personne. La socialisation alimentaire exprime celle de sociabilité.
102Depuis près d’un siècle, les travaux consacrés à la fonction sociale de l’alimentation comme élément essentiel du processus de socialisation et d’acculturation des individus au sein d’un groupe ont été nombreux. Du fait de l’image de « futilité » rattachée à l’alimentation, ce thème fut rarement et difficilement appréhendé comme objet de recherche, en particulier dans une approche bio-psycho-sociale. Il s’inscrit dans une dynamique de production scientifique qui est concomitante à l’émergence d’une demande sociale de connaissances sur les consommations alimentaires enfantines en raison de préoccupations fortes de la société. Cette demande, dans une certaine mesure, pourrait renforcer la légitimation scientifique de ce champ et de ses objets, dans la discipline et de façon inter-disciplinaire, puis d’élargir ses appareillages conceptuels.
103Seront successivement évoqués les liens entre socialisation et apprentissages alimentaires, le concept de socialisation alimentaire25 et une amorce de problématique sur la place du plaisir dans le processus de socialisation alimentaire.
Les liens entre socialisation et apprentissages alimentaires
104L’alimentation est au fondement des sociétés humaines, de la culture et de l’identité humaine car le manque caractérise l’humain (Hubert, 2001). L’alimentation est un système complexe élaboré au cours de l’histoire des populations. L’acte alimentaire atteste de l’incomplétude de l’homme, ce dernier devant manger régulièrement pour combler ses besoins vitaux et se tourner vers autrui (et ses expériences) pour le faire. L’aliment est un pivot de l’expérience humaine (considérée comme étant l’ensemble des interactions de l’homme avec son milieu) puisque l’instinct alimentaire est très peu opérant ; l’empirisme construit le système culinaire d’une société donnée (Paul-Lévy, 1997).
105Le poids de la tradition durkheimienne dans la sociologie française a conduit à minimiser l’intérêt de la discipline pour cet objet de recherche aux frontières floues. Comment penser l’alimentation et l’enfance26 ? Semblant rester en marge car situés à l’interface entre le social, le biologique et le psychologique, ils ne répondent pas complètement aux critères exigés par Durkheim, comme principes fondateurs de la discipline, d’autonomie du social par rapport aux autres disciplines. Pourtant ces deux objets sont concernés par des pressions sociales les façonnant en partie.
106Centrée sur l’influence du social sur les individus, la sociologie a d’abord considéré l’alimentation comme un lieu de lecture de la socialisation parmi d’autres. Dans l’œuvre fondatrice de Durkheim, l’éducation alimentaire des jeunes par les adultes a une fonction sociale, celle d’intégrer les enfants à la société, de les socialiser en leur transmettant, par l’inculcation, les valeurs et les comportements du groupe.
Il saute aux yeux que toute éducation consiste dans un effort continu pour imposer à l’enfant des manières de voir, de sentir et d’agir auxquelles il ne serait pas spontanément arrivé. Dès les premiers temps de sa vie nous le contraignons à manger, à boire […] à des heures régulières […] ; plus tard nous le contraignons pour qu’il apprenne à tenir compte d’autrui, à respecter les usages, les convenances.
Durkheim, 1894
107Si Durkheim décrit la socialisation par l’alimentation comme un fait social, il en exclut pourtant l’étude. Ce paradoxe, souligné par Paul-Lévy (1986), révèle que, chez lui, la relation entre socialisation et apprentissages alimentaires chez l’enfant ne doit, dans le partage des objets entre les disciplines, que relever de l’analyse psychologique. La conception durkheimienne de la sociologie est fondée sur une conception objective dont l’objet est l’étude du fait social. Cette première règle, vouée à rendre possible l’autonomisation de la discipline, a, de ce fait, dans le partage des objets dans la science, conservé ce qu’il y avait de plus social et écarté ce qui semblait inclure des dimensions biologiques et psychologiques (Dupuy et Poulain, 2008).
108Dans le domaine de la psychologie, quelques travaux portent sur le rôle de l’influence sociale dans les choix alimentaires enfantins (Dunker, 1938) ou sur les relations alimentaires mère/enfant (Ainsworth et al., 1969 ; Lezine et al., 1975). Les recherches sur les apprentissages alimentaires se développent surtout dans les années 1970. Aux États-Unis, Birch et Rozin ont largement contribué à une compréhension globale du développement alimentaire chez l’enfant. En France, Chiva fut le premier à envisager dans une perspective bio-psycho-sociale l’ontogenèse et la formation des goûts alimentaires de l’enfant le conduisant à présenter l’une des conceptions majeures de la socialisation alimentaire en montrant comment l’enfant « se construit en mangeant », construction inscrite dans un contexte social et culturel (1976, 1979).
Il n’y a pas d’échelle d’intensité inscrite dans l’organisme et c’est l’expérience seule qui permet à chacun de définir, pour soi, que telle sensation est plus forte ou plus faible qu’une autre (ceci est salé, ceci est plus salé, par exemple). Mais, dès le départ également, intervient, à côté de cet apprentissage que l’on peut qualifier de psychophysique, destiné à mesurer la magnitude d’une sensation, un apprentissage social et culturel : l’apprentissage des normes.
Chiva, 1992b, p. 163
109Avec le sociologue Fischler, il propose une analyse pluridisciplinaire des mécanismes sociaux, culturels et psychologiques des apprentissages alimentaires (Chiva et Fischler, 1985, 1986) jusqu’alors faiblement représentés dans la littérature. Cependant, les modèles proposés tendent à rechercher des universaux et c’est davantage la figure de l’enfant unique, générique, traversant de façon identique les périodes historiques qui est retenue que celle – probablement plus contemporaine – de la (ou les) figure(s) de l’enfant dans son individualité, sa pluralité, sa trajectoire culturelle et socio-historique. Notons enfin l’apport de Moulin concernant la diversité des cuisines et des goûts au sein de l’Europe renvoyant à la manière dont les adolescents sont socialisés (Moulin, 1975a).
110Ainsi, le rapport entre socialisation et apprentissages alimentaires peut être envisagé à deux niveaux : le premier s’intéresse, de façon minimaliste, à la fonction sociale de l’acte alimentaire car il contribue à la socialisation de l’individu au sein d’un groupe ; le second considère, d’un point de vue maximaliste, qu’« appendre à manger » est réalisé sur la base des fonctions sociales de l’alimentation par un processus de socialisation multidimensionnel bio-psycho-socio-culturel.
111Parmi les publications abordant différents aspects de la socialisation en lien avec l’apprentissage alimentaire chez l’enfant, plusieurs familles de travaux sociologiques, anthropologiques et psychosociologiques sont identifiables.
112La plus ancienne et la plus documentée porte sur l’importance du repas familial comme rituel d’intégration des enfants à leur culture (Durkheim, 1894 ; Halbwachs, 1912 ; Mead, 1928 ; Richards, 1932 ; Douglas, 1979).
113Est bien étudiée aussi la question des processus éducatifs interactifs s’intéressant à la négociation enfant/parent en lien avec les mutations des formes éducatives (Murcott, 1987 ; Charles et Kerr, 1988 ; Brannen et al., 1994 ; de Singly et Chauffier, 2000 ; Diasio, 2000 ; Dupuy, 2006 ; Lalanne et Tibère, 2008). On y retrouve les recherches sur les styles éducatifs alimentaires parentaux (Birch, 1980 ; Birch et al., 1980 ; Costanzo, 1985 ; Fisher et al., 1999 ; Francis et al., 2001 ; Faith et al., 2004 ; Kremers et al., 2003 ; Hughes et al., 2005 ; Rigal, 2002), les normes d’allaitement et de sevrage (Gojard, 2006) et les modèles parentaux dans la prime enfance (Bonnet et Pourchez, 2007).
114D’autres études mettent l’accent sur l’interaction entre les composantes biologiques, les dimensions psychologiques et les déterminants sociaux et culturels dans la formation des préférences (Chiva, 1979, 1985 ; Fischler, 1979b, 1990 ; Fischler et Chiva, 1985, 1986 ; Rozin, 1988 ; Bellisle, 1992 ; Rigal, 1996 ; Schaal et Soussignan, 2008 ; Dupuy et Poulain, 2008). L’importance de leurs inscriptions précoces est nuancée par les analyses des interactions enfants et milieux27.
115Les constructions identitaires de l’enfant au cours de sa socialisation (Chiva, 1979) sont abordées à partir des thèmes de l’incorporation, des migrations, de la fabrique des identités ou de l’élaboration de styles alimentaires [Fischler, 1990 ; Vasquez, 1986 ; Sirota, 1998 ; Dupuy, 2008, 2010 ; Corbeau, 2008 ; Tichit, 2008 ; Diasio, Hubert et Pardo (dir.), 2009]. Le travail de négociation identitaire en lien avec l’affirmation des goûts offre la possibilité d’analyser les activités et compétences enfantines notamment au cours des sociabilités entre pairs [Dupuy, 2006, 2009 ; Diasio, Hubert et Pardo (dir.), 2009 ; de Suremain, 2010] ainsi que les cas de socialisations inversées au sein des pratiques alimentaires familiales (Calvo, 1982). Que ce soit en prenant une part active aux conversations ou en agissant en tant que simple spectateur, l’enfant à table développe ses compétences cognitives et linguistiques. Les recherches sur la « ludo-alimentation » analysent les effets d’une alimentation ludique sur les modes de constructions enfantins et inversement, cherchent à comprendre comment les compétences permettent à l’enfant de jouer avec les aliments en les détournant de leurs fonctions initiales (Corbeau, 2008) ce qui permet de s’intéresser à la captation « ludique » par les marchés de l’agro-alimentaire (Cochoy, 2008).
116On parle aussi d’une fonction de socialisation au sens de ritualisation et d’initiation à certaines prises de risque dans la consommation de produits comme l’alcool présentée comme une pratique d’intégration au sein du groupe de pairs par un processus de « conformisation » (Fischler, 1990 ; Corbeau et Poulain, 2002).
117Enfin, l’importance de la publicité télévisée comme agent de socialisation alimentaire notamment au travers de la mise en scène de valeurs, de modèles d’enfants et de pratiques alimentaires dans la publicité (Watiez, 1992), le rôle de la publicité, par rapport à d’autres agents de socialisation comme la famille, dans la formation des préférences et des conduites alimentaires (Watiez et al., 1996) et dans les processus de perception et de construction des savoirs alimentaires ordinaires (Bichon et al., 1999, Watiez et Wisner-Bourgeois, 2002) ainsi que les formes de socialisation économique du jeune consommateur (de la Ville et Tartas, 2008) constituent d’autres apports essentiels sur la question.
118Dans l’ensemble, toutes les recherches citées observent les produits de la socialisation dans le domaine alimentaire en termes d’apprentissages et de formations des préférences en mettant l’accent sur l’un ou l’autre de ces produits à l’exception notable des travaux princeps de Chiva (1979) qui constituent une perspective d’articulation de toutes ces dimensions. Ils sont prolongés par Fiedldhouse et Rozin. Le premier propose un schéma des liens entre les étapes de la socialisation et « la carrière nutritionnelle » de l’individu (Fieldhouse, 1982). Sa vision de l’évolution du mangeur de la naissance à l’âge adulte apporte un éclairage sur la dynamique des processus de changements et des agents de socialisation au cours de la vie. Rozin présente l’ensemble des agents de la socialisation à l’origine des préférences enfantines (famille, pairs, milieux socio-éducatifs) et explique divers mécanismes d’apprentissages alimentaires (familiarisation, imitation, modélisation, pratiques éducatives parentales). L’intérêt de son travail réside dans la compréhension bio-psycho-sociale des mécanismes de la socialisation alimentaire, en soulignant l’importance des modèles significatifs de l’entourage social de l’enfant (Rozin, 1987, repris de Watiez, 1992).
119Si la notion de « socialisation alimentaire » est mobilisée en psychologie, c’est davantage la dimension fonctionnelle de la socialisation sur l’éducation, l’apprentissage et la transmission qui est analysée dans le champ de la sociologie.
Le processus de socialisation alimentaire
120Malgré l’intérêt de nombreux auteurs pour la notion, force est de constater que le terme de socialisation alimentaire est souvent exposé en filigrane, sans être vraiment défini et sans jamais être la notion centrale de leurs travaux ou envisagé dans une acception restreinte. Au carrefour de la psychologie de l’enfant et de la psychologie sociale, et dans la lignée des travaux de Chiva et Rozin, Watiez est l’un des rares chercheurs à avoir proposé une analyse bio-psycho-socio-culturelle du processus de socialisation alimentaire chez les enfants (Watiez, 1992, 1994a, b et c, 1995).
121Sa thèse propose d’intégrer la totalité des dimensions, mécanismes et univers de socialisation jouant dans le processus de socialisation alimentaire.
À partir de mécanismes biologiques innés, associés aux aspects affectifs et émotionnels de l’acte alimentaire, notamment dans les premières relations avec la mère, ce processus se réalise au sein d’institutions sociales (famille, crèche, école, groupes de pairs), au contact de l’environnement consommatoire (commerçants, supermarchés, restauration) dans un univers de médias écrits et audio-visuels (dont la publicité), et dans le cadre plus général de la culture alimentaire de la société à laquelle appartient l’individu.
Watiez, 1994a, p. 64
122Les enfants vont intégrer activement les éléments du monde de l’alimentation selon diverses modalités d’acquisition : apprentissage psychophysiologique par association entre sensations positives et préférences ; apprentissage par familiarisation directe ou médiatique ; apprentissage social par imitation de modèles ; apprentissage par expérience solitaire ou en coopération ; apprentissage par éducation parentale et institutionnelle ; apprentissage par raisonnements cognitifs. Les goûts, les connaissances, les représentations, les comportements alimentaires que les enfants acquièrent résultent de ces apprentissages.
123En ce sens, il nous semble que l’apport principal de son travail réside dans l’inventaire détaillé des éléments de la socialisation alimentaire : chaque dimension, chaque mécanisme et chaque univers ou agent de socialisation est décrit de façon isolée puis ensuite articulé aux autres dans une définition globale du concept. Il faut en effet considérer l’interdépendance de tous ces facteurs dans l’explication de ce processus complexe.
124Outre l’intérêt théorique de la définition proposée, cette analyse permet de raisonner selon les frontières disciplinaires, puis de saisir la mesure des interactions entre le biologique, le psychologique, le social et le culturel. Concept gigogne, comprenant plusieurs dimensions s’emboîtant les unes dans les autres et articulées entre elles, l’inventaire proposé aide à opérationnaliser tant théoriquement qu’empiriquement le concept de socialisation alimentaire dans les recherches en sciences humaines et sociales.
125Cependant, ce concept théorique et programmatique est resté marginal dans les analyses, probablement du fait de sa complexité à mettre en œuvre dans les recherches et les terrains d’enquête et en raison de l’exigence d’exhaustivité. Il faut attendre le début des années 2000 pour que l’étude de la socialisation alimentaire soit réexaminée dans les recherches en sociologie et en psychosociologie, comme une voie d’entrée et non comme à la marge d’autres objets de recherche et de façon pluridimensionnelle.
Un nouvel intérêt
126La centralité du processus de socialisation alimentaire semble être redécouverte avec la mise au jour de préoccupations fortes en matière d’alimentation enfantine et de mécanismes de transmission et d’éducation auprès des jeunes mangeurs. Ce contexte favorise les demandes de connaissances auprès des sociologues, tant de la part des secteurs de la santé publique et de l’éducation que des secteurs de l’agro-industrie (supra chapitre 2-1). Pour les psychologues, les demandes concernent surtout l’apprentissage alimentaire des enfants et les modalités d’activation de comportements alimentaires en fonction de contextes socio-éducatifs et affectifs. Ces demandes pourraient favoriser, à l’instar de la collaboration entre Chiva et Fischler dans les années 1970 et 1980, le dialogue des sociologues, des psychosociologues et des psychologues dans les champs de l’alimentation et de l’enfance. Elles permettent par la même occasion de renouveler les perspectives théoriques et méthodologiques sur la socialisation.
127Sur ce sujet, les diverses théories de la socialisation alimentaire ont été explorées avec une approche historique sur l’étude des consommations alimentaires enfantines pour analyser comment le changement de regard social sur l’enfant a opéré ces dernières années et dans quelle mesure la dynamique de productions scientifiques actuelle s’est au fur et à mesure élaborée. Pour comprendre dans quelle mesure l’enfant est passé d’une invisibilité statistique dans la sociologie des consommations alimentaires à une population d’étude à part entière, il semble opportun de revenir – avec un angle d’analyse différent que celui présenté sur les approches conceptuelles de la notion – sur les conceptions sociologiques historiques de la socialisation alimentaire.
128La sociologie des consommations alimentaires apparaît à la fin du xixe siècle. Les réformes médicales, qui ont découlé de la compréhension des modes et des conditions de vie de certaines populations, se sont intéressées à la santé des plus petits, notamment aux risques de carences alimentaires et donc nutritionnelles, mais elles n’ont pas donné lieu à la systématisation de la production d’enquêtes de consommations alimentaires sur les populations enfantines. Ceci résulte probablement du fait que l’objectivation des consommations alimentaires fut basée sur l’analyse des budgets des ménages en fonction de variables comme la taille des familles, le revenu et la profession du chef de ménage, soit d’indicateurs socio-économiques se rapportant aux caractéristiques des adultes (Qvortrup, 1999). Les consommations alimentaires sont tributaires des conditions socio-économiques de chaque foyer telles celles de la classe ouvrière décrites par Halbwachs sur les niveaux de vie de la classe ouvrière (Halbwachs, 1912).
129L’explication des consommations par le poids des déterminants sociaux va se prolonger jusque dans les années 1960. Les travaux réalisés au cours de cette période proposent toujours d’observer les faits sociaux avec des échelles d’observation macrosociologiques auprès de chefs de foyer pour en dégager des classes sociales. En cela, ils restent héritiers des productions scientifiques antérieures. Une variation dans l’interprétation va être proposée puisque l’accent est plus fortement mis sur le conditionnement (et les déterminants socio-culturels) dans les théories de la domination et de la reproduction sociales. Les conditions de variation se situent dans l’articulation entre les consommations alimentaires et les styles de vie dont vont dépendre des goûts pour certains produits, soit tout ce qui préside à la sélection des ingrédients, des produits et des plats, différentielle selon la classe sociale (Bourdieu, 1979). Dès lors, dans ces conceptions centrées sur les dynamiques des appartenances et les dynamiques de reproductions sociales, on peut se demander dans quelle mesure les goûts des enfants n’ont pas été envisagés comme le « reflet » des goûts des adultes, eux-mêmes « reflétant » les goûts de leur groupe d’origine.
130La fin des années 1960, avec l’installation durable de l’abondance alimentaire, autorise la reformulation des cadres de pensée autour de la question des évolutions et des formes dynamiques dans les choix de consommation. Il s’agit d’une période importante dans le développement de la sociologie des consommations résultant de la mise en place, dans la décennie précédente, d’enquêtes nationales sur les budgets des ménages conduites et renouvelées de façon récurrente par l’Insee et le Credoc28. L’accent va être mis sur les changements des consommations alimentaires à partir de la comparaison avec les données de consommation globale. Néanmoins, la plupart des enquêtes ne s’affranchissent pas du paradigme du conditionnement et portent toujours sur les déterminismes sociaux aux niveaux d’agrégats statistiques. Plusieurs travaux ont émergé à la suite tels ceux de Combris (1980), Lambert (1987) ou encore Herpin (1988). Ces études socio-économiques permettent de connaître les grandes tendances de l’évolution de la consommation en s’attachant aux facteurs économiques mais elles n’expliquent que très peu l’hétérogénéité des comportements et des consommations. Les modèles de consommation alimentaire complètent cette approche mais se situent toujours à un niveau global des comportements agrégés.
131La sociologie des consommations et la sociologie du goût, dans leurs fondements épistémologiques, s’appuient fortement sur le paradigme du conditionnement. Celui-ci est à l’origine même de l’idée d’une prévisibilité forte des comportements de consommations, ce qui implique « l’exclusion de l’enfance par défaut » (Qvortrup, 1999). En effet, les réflexions sociologiques classiques ancrées dans la conception d’un homo sociologicus se définissant d’abord et avant tout par son appartenance sociale implique l’inexistence d’une échelle individuelle puisque les caractéristiques sociales sont déterminantes. Ce sont bien encore les modes de vie et les consommations de groupes sociaux qui sont privilégiés. Et l’invisibilité des consommations enfantines en résulte. De plus, les enfants sont rarement traités comme unité statistique d’observation car ils font partie de la famille, et cette dernière est définie à partir d’indicateurs socio-économiques se rapportant aux caractéristiques des adultes, en termes de classes ou de variables de stratifications le plus souvent (Qvortrup, 1999).
132Dans le champ de la sociologie française, l’enfant a donc longtemps été soit écarté du fait de son inachèvement psychologique et biologique, soit nié du fait de la domination pesant sur lui dans son processus éducatif et son devenir d’être social, soit non individualisé statistiquement (Qvortrup, 2001) ou identifié.
133L’intérêt qu’on lui porte de nos jours découle en partie des préoccupations liées à la modernité alimentaire dans les sociétés occidentales et plus largement aux désajustements occasionnés par l’« expérience de la modernité » qui prennent des formes différentes au gré des périodes historiques. Production scientifique et demande sociale interagissent et se structurent autour de cette question.
Pluralité des processus de socialisations alimentaires ?
134À l’heure actuelle, de nombreux modèles et combinaisons alimentaires sont proposés aux enfants notamment à partir des milliers de produits visibles sur les linéaires des magasins, qui rendent possibles la multiplication des choix et l’individualisation des prises alimentaires. Mêlée à une plus grande distance aux règles en raison d’un desserrement des contraintes, la socialisation alimentaire enfantine se complexifie. Le passage de l’idée d’un conditionnement réduisant l’espace de décision des enfants à une vision d’enfants prescripteurs dans le domaine alimentaire a été largement impulsé par les travaux de marketing sur l’enfant dès les années 1970 (de la Ville, 2005 ; de la Ville et Tartas, 2008).
135L’enfant est confronté à diverses sphères d’influences alimentaires dans lesquelles il puise pour définir ses préférences : parents, fratrie, amis, milieux scolaire et extra-scolaire, médias, environnement commercial. Depuis la mise en place des Plans nationaux nutrition santé, les enfants sont soumis à des injonctions nutritionnelles. Certains programmes d’éducation nutritionnelle cherchent explicitement à proposer de nouvelles orientations normatives aux enfants dans le but de produire une « socialisation inversée » (de l’enfant à l’adulte) visant à changer durablement les habitudes alimentaires familiales. Ces influences se rencontrent, parfois se contredisent, et pèsent sur la socialisation de l’enfant.
136La socialisation alimentaire peut être définie comme l’ensemble des processus par lesquels le mangeur est construit, en quelque sorte modelé puis intégré, par les habitudes alimentaires de son groupe et plus largement de sa société. Au cours de ces processus, il va incorporer, intérioriser et apprendre plus ou moins consciemment des façons de manger, de cuisiner, de choisir des aliments, ainsi que des manières de goûter, de sentir ou de préférer, situées socialement, objet de différentes tensions éducatives, qui vont l’intégrer. Si les logiques socialisatrices « incorporées » s’expriment comme autant de manières spécifiques de manger et d’apprécier les aliments qui façonnent les enfants, elles sont aussi appropriées puis façonnées en retour par ces derniers. Dès lors, en plus de déterminants sociaux et culturels, il est possible de repérer des logiques socialisatrices « créatrices » (dans le cadre des sociabilités enfantines) et « stratégiques » (dans l’actualisation ou l’inhibition de manières de manger ou de préférences alimentaires). Elles résultent de la négociation en fonction des situations rencontrées ainsi que des transformations et des recompositions des identités individuelle, collective et sociale.
137Ces logiques stratégiques dépendent pour une large part de la position sociale de l’enfant et elles sont de plus en plus déterminées par la multiplicité de ses expériences dans des milieux socio-éducatifs pouvant être envisagés comme des ressources et des moyens de se distancer, de s’autonomiser et de s’affirmer ou, inversement, comme des handicaps ou des sources nouvelles d’inégalités. Il s’agit dans cette perspective de tenir compte de l’expérience socialisatrice des enfants eux-mêmes, c’est-à-dire de l’expérience de la « socialisation de soi » (Montandon, 2006, p. 42) et de considérer les enfants comme des « êtres produisant », soit de considérer leurs « compétences enfantines » (Rayou, 1999 ; Delalande, 2001) à l’œuvre au cours de la socialisation alimentaire. En cela le processus de socialisation alimentaire est de plus en plus réflexif. Enfin, les expériences alimentaires étant plurielles, il faut élargir la notion de socialisation à tous les mangeurs en ne la bornant pas aux enfants uniquement.
138Plus précisément, en assumant l’héritage de Lahire, documenter les processus de socialisations alimentaires implique de saisir des « logiques socialisatrices » qui, d’une part, s’expriment comme des manières de manger et d’apprécier les aliments et qui, d’autre part, façonnent les individus (et sont façonnées par eux) au travers des rôles et des rapports de pouvoir ou de savoir qu’entretiennent certaines logiques institutionnelles ou, enfin, au travers de leurs effets sur la transformation et la recomposition des identités individuelle, collective et sociale. Pour reprendre une proposition suggérée par Darmon (2006), il s’agit d’étudier les divers processus composant la socialisation et leurs interrelations plutôt que de chercher à en savoir, à partir d’une typologie fixe et universelle, les moments précis la concernant (âges, cycles de vie, périodes) ou bien en cloisonnant les instances de socialisation comme la famille ou l’école dans lesquelles elle serait à l’œuvre. L’analyse doit porter sur la pluralité des instances de socialisation en coprésence et leurs interactions qui produisent le mangeur et sont produites par lui.
139Le rapprochement avec la théorie bourdieusienne n’échappe pas dans cette perspective : en effet, lorsque Bourdieu établit la « sociogenèse des dispositions constitutives de l’habitus », il le fait à partir de l’incorporation (sur le plan des représentations comme des comportements) des conditions sociales et des expériences de classes. Non seulement les niveaux cognitifs comme corporels sont concernés par un processus non conscient de socialisation (et cela plus particulièrement en raison du poids des structures sociales) mais en plus cela se fait simultanément puisque des attitudes et des postures incorporées signifient aussi des manières d’être au monde, des rapports plus ou moins ascétiques au corps qui sont le fruit de systèmes de valeurs, de pensée, de jugements moraux. Par exemple, l’injonction à ne pas mettre les coudes sur la table pendant les repas porte en elle l’incorporation d’un rapport contrôlé au corps et à la présentation de soi qui s’inscrit en faux contre l’idée d’un certain laisser-aller se répercutant sur d’autres jugements à caractères sociaux (l’absence de tenue à table renvoie non seulement dans l’imaginaire collectif de la société française à la vulgarité mais aussi à la bestialité de l’être humain). Catégories de pensée, systèmes de valeurs, jugements et appréciations, structures cognitives sont incorporées simultanément aux schèmes corporels, les deux niveaux interagissent. Est posée également la « transférabilité » ou « transposabilité » des produits de la socialisation de classe et familiale dans divers domaines de pratiques et de situations sociales ce qui implique que les effets de la socialisation sont irréversibles.
140La posture adoptée, en filiation avec l’approche lahirienne, rompt avec cette conception de la « transférabilité » et de l’« actualisation » non consciente de mêmes dispositions dans des situations très différentes. Pour Lahire, au contraire, les ressorts de l’action se lisent au travers de l’articulation : « présence du passé » (incorporé) – « présent de l’action » (contextualisation) (Lahire, 2001, p. 53-5429). L’« actualisation » doit, à notre sens, être envisagée avec la notion de « potentialisation » telle qu’elle a été proposée en anthropologie de l’imaginaire par Durand (1969, rééd. 1983). Il convient alors d’accorder également une considération aux environnements sociaux autorisant à penser la pluralité des processus de socialisations alimentaires et à considérer l’enfant comme individu et mangeur pluriels ayant et faisant des expériences alimentaires et culinaires multiples. Certaines conditions socio-historiques rendent possible la considération, sur le plan théorique notamment, d’un acteur pluriel.
Entre la famille, l’école, les groupes de pairs, les multiples institutions culturelles, les médias, etc., qu’ils sont souvent amenés à fréquenter, les enfants de nos formations sociales sont de plus en plus confrontés à des situations hétérogènes, concurrentes et parfois mêmes en contradiction les unes avec les autres du point de vue des principes de socialisation qu’elles développent.
Lahire, 2001, p. 31
141En arrière-plan, la matrice de la « condition moderne » et ses implicites conceptuels sont prioritairement posés. Dès le plus jeune âge (et de plus en plus précocement), l’enfant se socialise dans des contextes sociaux multiples et hétérogènes, dans des univers de socialisation variés. Il navigue et participe à des univers sociaux (limités et/ou délimités), soit de façon successive, soit simultanément, et y occupe des positions différentes, des rôles distincts. De ce fait, nous rejoignons Lahire et émettons l’hypothèse consistant à postuler « l’incorporation par chaque acteur d’une multiplicité de schèmes d’action […], d’habitudes (habitudes de pensée, de langage, de mouvement), qui s’organisent en autant de répertoires que de contextes sociaux pertinents qu’il apprend à distinguer – et souvent à nommer – à travers l’ensemble de ses expériences socialisatrices antérieures » (Lahire, 2001, p. 42). L’enfant progressivement apprend, comprend, interprète et décode (plus ou moins fidèlement et correctement en fonction de son parcours, des relations lui étant accessibles, de ses développements et des sanctions positives ou négatives lui étant destinées), ce qui se fait et se dit dans tel contexte, ce qui se mange et ne se mange pas dans telle situation, et par opposition, ce qui ne se fait pas, ne se dit pas et ne se mange pas dans telle autre. En ce sens, tout en se retrouvant dans un cadre de socialisation précis, l’enfant peut réagir sur son propre processus, ce qui, par ricochet, contribue à reconstruire le cadre socialisateur (Vasquez Bronfman et Martinez, 1996).
142C’est pourquoi, il s’agira de comparer, dans la mesure du possible, des schèmes comportementaux et des schèmes cognitifs par des « dispositions30 » et des « habitudes31 » puis par des « compétences32 » et des « expériences33 » de mêmes individus, enfants et adolescents dans des sphères d’activité telles que le manger, le boire ou plus largement le consommer, dans des univers sociaux et/ou des types d’interaction différents et chercher à comprendre et objectiver si elles se trouvent (ou non) affectées par les changements du contexte social dans lequel elles s’inscrivent successivement ou simultanément et dans quelle mesure elles s’ (é) changent, « se transfèrent ou non d’un contexte social à un autre » (Lahire, 2003). La socialisation pluri-dispositionnelle a notamment pour ambition de dépasser le clivage holisme – individualisme en posant des processus complexes pensés de façon interdépendante et oscillant entre déterminisme et marge de manœuvre des individus. Pour Lahire, il ne s’agit pas d’un modèle causal du facteur de déclenchement ou de la disposition incorporée par les enfants, désignés alors comme de véritables « déterminants » des comportements car l’actualisation ou l’inhibition résulte d’un modèle relationniste entre divers éléments (Lahire, 2001, p. 65).
143Si, dans un premier temps, la description attentive des produits et des processus de la socialisation du modèle relationniste est probablement l’approche la plus adéquate, elle comporte aussi ses limites et ne peut tout mettre au jour. Même en aidant à reconstruire avec les individus, les multiples traces de leurs expériences, de leurs contextes, de leurs moments, de leurs lieux et de leurs interactions, la connaissance du sociologue reste réduite à ce niveau descriptif et compréhensif. Selon nous, l’approche compréhensive doit s’articuler avec les approches causales et structurales. Il s’agit de ce point de vue de mener une démarche intégrant les déterminants socio-culturels de la socialisation et leur composante socio-historique pour en établir la sociogenèse [et cela prend une pertinence primordiale lorsqu’elle est relative au(x) plaisir(s) construit(s) pour l’alimentaire dans leur moralisation, leur normalisation, leur domestication et/ou esthétisation]. La réaction semblable et homogène de différents individus penche logiquement en faveur d’une interprétation structurelle, en termes de déterminants sociaux et culturels, pouvant être envisagés comme des « traits dispositionnels » c’est-à-dire des propensions, des inclinations, des penchants, des « patterns », ainsi qu’une grande tradition sociologique s’y est intéressée. Au niveau de l’individu, les effets structurants se lisent au travers de l’identification d’une série de comportements, d’actions, d’activités, de choix, de pratiques, de représentations, cohérente et répétitive, récurrente dans un (ou des) contexte(s) d’actualisation donné(s). Il est bien entendu possible de regarder l’hétérogénéité sociale et individuelle, dimension à laquelle invite Lahire. Ces deux dimensions sont mises en œuvre dans les analyses quantitatives et qualitatives, c’est-à-dire en montrant ce qui rassemble les individus entre eux ou les éloigne, ce qui est cohérent ou dissonant dans les comportements alimentaires des mangeurs.
144Il paraît essentiel et réaliste de combiner une sociologie des individus, des déterminations sociales ainsi que de la pluralité des instances de socialisation et des contextes d’actualisation des dispositions pour faire la sociologie de la place du plaisir dans la socialisation. L’analyse oblige à évaluer les fonctions socialisatrices de la société : l’acte alimentaire peut être un levier pour l’intériorisation de normes et valeurs spécifiques à l’alimentation et de plus en plus à la nutrition, à la santé, à la sociabilité et plus largement ; les notions d’échanges, de partages, de rôles, de moyens, de contrôle peuvent apparaître au moment des achats et des repas et goûters par exemple. Elle pousse à définir les conséquences, l’utilité, les réussites et les limites des propositions, des incitations et/ou des contraintes sociales des divers agents socialisateurs (humains et non humains, dans les humains, adultes et enfants) sur les comportements alimentaires et sociaux de l’enfant. Enfin, elle conduit à préciser dans quelle mesure l’enfant participe, activement ou non, au processus de sa socialisation (au travers de ses expériences, de ses choix, de ses adaptations, etc.) et – en ligne d’horizon – au développement de sa propre identité de mangeur pluriel.
145Cette recherche a pour ambition d’analyser certains facteurs personnels et environnementaux impliqués dans l’univers alimentaire de cette population, de mieux en connaître (par un double effort d’objectivation et de compréhension) les pratiques et les représentations. Les enfants sont des mangeurs pluriels capables, selon les contextes sociaux et le type d’aliments, d’actualiser des comportements différents dans leur logique et leur signification.
146En partant des présupposés existants sur la crise dans la transmission alimentaire, il s’est agi de revenir sur une conception plutôt « alarmiste » de l’alimentation des jeunes générations et des modes d’éducation car elle se cristallise dans le sentiment de l’urgence à agir pour réparer les effets de la modernité. Dans le premier chapitre les changements de l’alimentation contemporaine sur les mangeurs sont décrits, dans ce chapitre, nous nous efforçons d’en mesurer les conséquences sur les enfants et les adolescents en expliquant pourquoi celles-ci suscitent un si vif intérêt : mutations des comportements alimentaires, permissivité des parents, abondance dans l’alimentation, modes de consommation enfantine ou jeune, défaut de transmission traduits en acte dans l’obésité infantile. Autant de conceptions identifiées qu’il faut problématiser.
147C’est à partir d’une description de la notion de socialisation qu’est prise la mesure de la différenciation des perspectives paradigmatiques dans la discipline sur cette question. Après avoir souligné ces différences, on peut noter qu’elles sont articulées dans une grille de lecture paradigmatique et matricielle, l’objectif étant de présenter les prolongements scientifiques sur la notion. En arrière-plan, cette démarche fait apparaître les transformations des statuts de l’enfance et de l’adolescence en lien avec des conceptions interactionnistes puis constructivistes ayant contribué à visibiliser les rôles de ces populations dans leurs processus de socialisation. En outre, elle permet de réinterroger les multiples espaces-temps de la socialisation dans la modernité en mettant l’accent sur l’expérience par les enfants et les adolescents de la pluralité les rendant réflexifs sur leur propre socialisation. En évoquant le changement des statuts de ces populations, nous montrons comment ceux-ci agissent en retour sur la socialisation.
148En filigrane, le processus de socialisation pluriel est envisagé comme l’expression d’une dialectique entre des héritages culturels, sociaux et symboliques et une production de soi constituant la trame des expériences, processus combinant tout à la fois des composantes biologiques, psychologiques, sociologiques et culturelles.
149Enfin, à la façon d’un inventaire, les multiples travaux s’étant intéressés plus ou moins centralement au processus de socialisation alimentaire sont inventoriés en les regroupant, bien qu’ils puissent présenter des postures paradigmatiques éloignées. Le premier regroupement concerne les travaux étudiant la socialisation alimentaire comme un « fait social » au sens durkheimien, tandis que le second rassemble des travaux l’étudiant comme un « fait total humain » au sens maussien. Pour faire le pont avec la première partie de ce chapitre nous montrons que si l’alimentation des jeunes mangeurs et ses modes de transmission suscitent un grand intérêt social, ils n’en préoccupent pas moins les scientifiques, ceci liant demande sociale et production scientifique.
150Pour conclure, cette partie est l’occasion de fournir une première définition du processus de socialisation alimentaire tel qu’il est envisagé dans cette recherche.
151Le dernier chapitre présentera les manières dont le plaisir alimentaire est pensé par les sciences humaines et sociales et les relectures contemporaines possibles pour comprendre les rapports entre mangeur, plaisir et alimentation dans les sociétés occidentales et plus particulièrement en France.
Notes de bas de page
1 Au sens large et non à celui que lui donnent les sociologues de l’alimentation lorsqu’ils analysent cette dernière au regard de la médicalisation de l’alimentation et font ainsi de l’éducation alimentaire une éducation capable d’articuler les connaissances scientifiques sur les aliments avec les dimensions sociales et culturelles de l’acte de manger (Poulain, 2002 ; Corbeau et Poulain, 2002).
2 Voir l’analyse des controverses en matière d’évaluation de la mesure de l’obésité en termes de « manipulations paternalistes » (Poulain, 2009).
3 Rapport d’information no 142 du Sénat, 2002-2003.
4 Parfois dans des conditions de crises multidimensionnelles, les jeunes sont considérés comme des rivaux menaçant l’équilibre économico-professionnel. Chauvel (2001) défend l’idée d’une « guerre silencieuse » entre les générations et parle de « générations sacrifiées » objets de politiques « ciblées et très paternalistes ».
5 Dans le PNNS 2, la lutte contre l’obésité devient un enjeu prioritaire et est propulsée sur le devant de la scène médiatico-politique.
6 Pensons aux manières dont sont organisés les systèmes de restauration collective scolaire (cantine pour les écoles primaires et self-service pour les collèges et lycées) en adéquation avec certaines théories psychologiques sur le développement de l’enfant et leur remise en question récente dans des débats de santé publique au travers des conséquences sur l’obésité qu’induirait un contexte d’hyperchoix alimentaire qu’autorise le self-service : les lieux et la manière dont ils sont pensés par les adultes produisent les enfants (infra partie 3, chapitre 3).
7 Marcelli (2003) considère que « l’éducation traditionnelle », centrée sur la soumission des enfants et valorisant l’autorité parentale, entre en tension avec « l’éducation moderne » qui encourage l’alternance de la libre expression des enfants et la souplesse des formes d’autorité parentale.
8 Pour comprendre la diversité des positions dans la sociologie de la famille, consulter de Singly (2000).
9 Citation tirée du résumé.
10 Voir à ce sujet les recommandations de l’Afssa, étude restauration scolaire 2007, Paser – Ra – RestoScol200, 1/10/07 : Évaluation de la connaissance et de l’application de la circulaire du 25 juin 2001 relative à la composition des repas servis dans les établissements publics du second degré (2005-2006). Étude « Cantines scolaires : enquête auprès des élèves », 2009, CLCV, Dgal, Le Point sur la table : http://www.vegr.fr/2010/01/13/cantines-scolaires-enquete-du-clcv-aupres-des-eleves-et-parents/. Dernière consultation en août 2010. L’Avis no 54 du CNA, sur « La prévention de l’obésité infantile », décembre 2005.
11 En milieu scolaire la nutrition est directement (sciences de la vie et de la terre) ou de manière indirecte (éducation sportive, littérature, géographie, histoire, éducation civique) présente dans les programmes.
12 Voir sur l’obésité Poulain, 2009.
13 « Effet d’une éducation sensorielle sur les préférences et le comportement alimentaire des enfants de 8 à 10 ans » (depuis 2005), EduSens, PRA – Inra, PNRA – ANR, coord. : Schlich.
« Impact des messages nutritionnels sur les pratiques des publics cibles » (2007) et « Parcours de vie, messages nutritionnels et pratiques alimentaires » (depuis 2007), UMR6173 Tours, Gis-IReSP, Inpes, coord. : Corbeau.
14 En 2007, le taux d’inscription et la fréquentation réelle des restaurants scolaires sont élevés dans les établissements de l’Éducation nationale (67 et 62 %) et très élevés dans les lycées agricoles (94 et 85 %). Source : étude restauration scolaire (Afssa, 2007, op. cit.).
15 Signalons à titre d’exemple celle du comité de l’AISLF « Modes et procès de socialisation » réuni en 1988 sous la coordination de Vincent sur le thème « Analyses des modes de socialisation » : consulter le numéro spécial d’Éducation et Sociétés, « La sociologie de l’éducation à l’épreuve des changements sociaux », no 16/2005/2.
16 Pour ce faire, nous nous appuyons sur le travail de mise en cohérence de la notion de Dubar (1991), Bolliet et Schmitt (2002) et Darmon (2006). Pour une lecture plus détaillée, voir Dupuy, 2010 ; Dupuy et Watiez, 2012.
17 La « rationalisation » formulant l’implicite d’un acteur « sans passé », semble, de ce fait, plutôt avoir été écartée de l’analyse de la socialisation.
18 Ceci permet de faire une socio-histoire de la notion tout en évitant de risquer d’enfermer l’analyse dans une conception linéaire ou cyclique de l’histoire de la pensée sociologique de la socialisation. En effet, le risque est grand de rechercher dans les théories de la socialisation passées des problématiques plus actuelles, réduisant ainsi l’analyse de la notion à un enchevêtrement d’anachronismes. Pour l’analyse détaillée, voir Dupuy, 2010.
19 Ce qui qualifie la période contemporaine indépendamment des débats entre modernité, postmodernité et hypermodernité.
20 La description ou l’interprétation de la période contemporaine selon plusieurs matrices ou paradigmes explicatifs.
21 Selon une idée de Sirota dont est prise la liberté de l’élargir à l’adolescence (Sirota, 2006, p. 31).
22 Programme que le groupe de recherche sur la socialisation veut déployer : http://recherche.univ-lyon2.fr/grs/index.php?page=29¬ice=56. Dernière consultation en août 2010.
23 Supra chapitre 1 sur la mobilisation de l’analyse matricielle sur la modernité alimentaire.
24 Voir supra chapitre 1.
25 Voir Dupuy et Watiez, 2012.
26 L’enfance non pas comme période durant laquelle l’individu jeune n’est que le simple réceptacle du social, car dans ce cas l’enfance correspond bien aux critères d’autonomie des faits sociaux mais l’enfance considérée comme période de développement bio-psycho-social de l’individu.
27 Voir les études Opaline (Observatoire des préférences alimentaires du nourrisson et de l’enfant), coord. Nicklaus, 2006-2010 et « DisMoiGoût », coord. Vallauri, 2007-2010.
28 Insee : Institut national de la statistique et des études économiques ; Credoc : Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie. Première enquête sur le « budget des familles » conduite en 1956. À partir de 1964, l’enquête nationale sur le budget des familles et sur les consommations des ménages sera systématique (Vangrevelinghe, 1970, cité par Poulain, 2002).
29 Il rejette les modèles de pensée négligeant les interactions et les contextes immédiats de l’action, de même que les courants de sociologie de « l’acteur sans passé » car pour lui, « la question du poids relatif des expériences passées et de la situation présente pour rendre raison des actions est fondamentalement liée à celle de la pluralité interne de l’acteur, elle-même corrélative de celle de la pluralité des logiques d’action dans lesquelles l’acteur a été et est amené à s’inscrire » (Lahire, 2001, p. 53-54).
30 Les dispositions comme « propensions, penchants, inclinations à agir, à sentir, à croire, ou à penser, etc., de telle ou telle manière » (Lahire, 2002, p. 417).
31 « Habitudes » est pris ici dans le sens que lui donne Kaufmann (Ego. pour une sociologie de l’individu, Nathan, 2001).
32 Ce terme renvoie aux travaux d’ethnologues ou sociologues autour de l’idée de « compétences enfantines » émergeant à propos du « métier d’élève » et renvoyant à la notion de savoirs et savoir-faire potentialisés. Pour une synthèse de cette expression, voir Sirota, 1993 ; Dubet et Martuccelli, 1996 ; Rayou, 1999 ; Delalande, 2001.
33 L’expérience enfantine, soit « l’expérience en soi des enfants » (Dubet et Martuccelli, 1996).
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