Chapitre I
Penser l’alimentation
p. 33-73
Texte intégral
Manger est un fait social complexe. Parce qu’il met en scène de façon concrète les valeurs, les angoisses et les contradictions d’une époque ou d’une culture, il constitue un lieu de lecture privilégié des mutations sociales.
Poulain, 1997, p. 119.
Un des enjeux de la sociologie de l’alimentation doit contribuer à la positivation des faits alimentaires. […] Mais la sociologie de l’alimentation doit aussi développer un point de vue extérieur en prenant pour objet les connaissances scientifiques produites sur l’alimentation.
Poulain, 2002, p. 247.
1Pour penser l’alimentation contemporaine et ses enjeux sociaux, culturels, économiques et sanitaires, nous opérons une triple lecture : socio-historique, matricielle et bio-anthropologique.
2La première, socio-historique, revient sur les bouleversements qui ont organisé, ces dernières années, la « filière du manger » (Corbeau, 1992) en vue de comprendre les changements de représentations et de comportements, les modes et les crises ayant affecté les mangeurs. Elle souligne les effets de la modernité alimentaire. Cette description comporte deux dimensions sous-jacentes : d’une part nous montrons que l’interprétation de ces effets suscite des débats auprès des sociologues de l’alimentation dont il convient – à la suite d’autres auteurs – d’analyser les raisons, d’autre part la description de ce contexte peut être vue comme un éclairage sur l’environnement alimentaire des enfants et des adolescents. En dégageant quelques-uns des enjeux sous-tendus dans les réactions face aux changements induits par la modernité, une réflexion est esquissée sur les liens entre science, culture et société. Les débats caractérisant la thèse de la déstructuration des prises alimentaires qui a eu des répercussions tant dans les sphères sociales que scientifiques étayent cette idée. Ce sujet intéresse d’autant plus que l’alimentation enfantine est l’objet de vives préoccupations sociales et d’un intérêt scientifique croissant.
3La deuxième lecture analyse différemment les mutations de l’alimentation contemporaine. C’est sous l’angle d’une perspective matricielle, au regard des expériences des mangeurs soumis aux mouvements de la modernité, que nous centrons les analyses. À partir des trois matrices définies par Martuccelli (1999), à savoir la « différenciation sociale », la « rationalisation » et la « condition moderne », nous déclinons une relecture de la modernité alimentaire. L’éclairage apporté consiste à rassembler plusieurs interprétations et concepts qui, d’un point de vue paradigmatique, sont souvent opposés. L’objectif est de proposer une nouvelle manière de regarder d’un point de vue théorique la modernité alimentaire en assumant la dimension pluri-paradigmatique. C’est aussi une réflexion sur le statut de la connaissance produite en sciences sociales dans la compréhension du phénomène alimentaire dont il est question, même si elle demande, à plus d’un titre à être complétée. Pour cela nous revenons sur les débats qu’occasionne la thèse de la déstructuration des prises alimentaires en nous adossant à un certain nombre de travaux de synthèse sur cette question. Nous montrons, à partir de l’interprétation matricielle, que les débats peuvent également naître de la manière dont ils sont reçus par le corps social au travers de la diffusion médiatique des savoirs scientifiques.
4La dernière lecture aborde l’alimentation contemporaine au regard d’une perspective bio-anthropologique posant l’acte de manger comme « fait total humain » et « système bio-psycho-socio-culturel » (Morin, 1973, p. 146). Les analyses – socio-historique et matricielle – permettent de mieux comprendre ce qui caractérise le « mangeur moderne ». Elles sont enrichies à la lumière de leur articulation au « fonctionnement » des mangeurs humains d’un point de vue des universaux anthropologiques, ce que Fischler nomme le niveau du « mangeur éternel » (1990). En retour, cette exploration permet de réfléchir aux effets de la modernité alimentaire sur le fonctionnement des mangeurs d’un point de vue des universaux car ils peuvent conduire à redéfinir les relations qu’entretiennent le biologique et le culturel. Nous le faisons à partir des notions d’« incorporation », de « construction et expression identitaires », de « modèles alimentaires » et d’« espace social alimentaire » en montrant comment dimensions biologiques, psychologiques, sociologiques et culturelles sont liées. En arrière-plan, cette partie éclaire les structures bio-psycho-socio-culturelles caractérisant les jeunes mangeurs humains et amorce un cadrage sur ces dimensions qui concernent également le processus de socialisation et le plaisir alimentaire. Tous ces éléments dessinent les contours de l’organisation sociale et culturelle de l’alimentation des jeunes mangeurs allant des modes aux contenus de la socialisation alimentaire contemporaine dans nos espaces sociaux et culturels et des enjeux qui les sous-tendent.
L’alimentation contemporaine : mutations et enjeux
5Depuis les années 1980, les mutations de l’alimentation contemporaine ne cessent de mobiliser le milieu scientifique et médical, d’interpeller les acteurs de la filière alimentaire et le monde politique et de faire la une des journaux. L’idée que les traditions se perdent et que l’on ne saurait plus manger rejaillit à intervalles réguliers auprès de différentes instances du corps social. Origines des aliments, transformations subies par les produits et types de manipulation, modes, lieux et temporalités de la consommation, autant de changements auxquels sont confrontés les mangeurs contemporains se traduisant aussi par des inquiétudes.
6Les conséquences des changements de l’alimentation sur la santé, l’impact des crises alimentaires ou la condamnation de la société de consommation sont trois dimensions du fait alimentaire semblant avoir connu une thématisation ces dernières années. Au terme d’un parcours socio-historique, il est possible d’entrevoir les relations qu’entretiennent la société, la politique, la science et la culture : rapports d’interdépendance constituant sans doute les conditions de la thématisation.
7Tout d’abord, à partir d’une description rapide des changements sociétaux, les interactions entre les transformations sociales et les modes de pensée en découlant dans le domaine de l’alimentation sont appréhendés. Puis, pour comprendre les liens entre phénomènes sociaux et représentations sociales, les discours scientifiques produits sont pris en considération pour analyser les réactions sociales.
Le constat des changements dans la « filière alimentaire »
8L’influence conjuguée des changements intervenus au cours de la seconde moitié du xxe siècle, dans les conditions de vie, dans les phénomènes d’internationalisation des échanges, d’urbanisation grandissante ou dans les processus d’uniformisation des comportements, aurait considérablement modifié l’alimentation et les rapports que les mangeurs entretiennent avec elle. Parmi ces changements, citons ceux qui ont affecté les équipements ménagers, les modes et les techniques d’élevage, de production, de transformation et de consommation alimentaires au travers du développement du secteur agro-industriel (qui éloigne le mangeur et l’aliment en déconnectant le premier de son univers bio-culturel et le second de sa sphère de production) ; mentionnons également les transformations structurelles de la filière alimentaire qui s’accompagnent d’un changement de paysage alimentaire dans la « filière du manger » (Corbeau, 1992) avec le développement des grandes surfaces, favorisant de nouvelles pratiques d’achat et de consommation, l’émergence de certains acteurs attachés à ces secteurs de consommation, qui vont donner corps au mangeur-consommateur ou scientifiser davantage les rapports entre l’homme et son alimentation (avec le renforcement des contrôles vétérinaires et sanitaires), la marginalisation de l’auto-production alimentaire, ou encore l’augmentation de la production alimentaire en dehors du foyer à la fois cause et probablement effet du développement du travail féminin (Fischler, 1990 ; Bessis, s.d., 1995 ; Poulain, 2001). Ces modifications des modes de consommation s’accompagnent de mutations qualitatives dans les compositions des repas : diminution de la consommation de certains produits comme les légumes secs, le pain ou les pommes de terre au profit d’autres produits comme la viande ou les biscuits (Fischler, 1990 ; Lambert, 1987 ; Poulain, 1997).
9De façon quasi concomitante, les soupçons pesant sur ces changements, en termes d’effets négatifs, se construisent et se consolident dans l’ensemble du corps social. Pour le discours dominant, largement relayé par les médias, les manières de table structurées autour de rites sociaux, de sociabilité et de partage, naguère essentiels, auraient cédé la place à des comportements individualisés, laissant libre-cours à l’impulsivité dans des circonstances de consommation, dictés uniquement par les préférences et les désirs individuels et non assujettis à des normes et des conventions sociales. L’individualisme et l’hédonisme, érigés progressivement en valeurs dominantes, supplanteraient une organisation sociale autrefois structurée autour de normes collectivement partagées et acceptées (Marenco, 1995). Parallèlement, la transformation culinaire industrialisée, en proposant des produits de plus en plus élaborés et finalisés, empiéterait sur la fonction domestique et familiale de la cuisine avec des produits jugés comme étant dénués de goût et de qualité.
10La production de nourriture en abondance, résultat de la convergence de l’industrialisation de la production agricole et du développement de l’agro-industrie et de la grande distribution, a permis à l’Occident de rompre avec une malnutrition atavique (Aron, 1967) sortant progressivement l’accès à la nourriture de l’ordre de la charité pour faire émerger un droit à la nourriture (Poulain, 1997). Le phénomène de massification de la production s’illustre aussi par son corollaire : des nourritures en abondance, certes, mais de moins en moins connues et surtout de plus en plus angoissantes.
11De surcroît, ces transformations se caractériseraient par une « déstructuration1 » des repas, un développement de l’alimentation hors repas, l’émergence de nouveaux lieux de consommation comme ceux de la restauration rapide ou ceux rendus possibles par la diffusion des distributeurs automatiques dans les lieux publics (comme dans les écoles), ou encore une intensification de la diffusion des messages publicitaires à contenus nutritionnels, diététiques voire médicaux. Ces éléments, pouvant être autant d’indicateurs des mutations à l’œuvre dans le paysage alimentaire contemporain seraient, le plus souvent, associés aux mœurs alimentaires venues d’Outre-Atlantique, accusées d’être à l’origine des maux de l’alimentation moderne. Les mutations en cours sont sous-tendues par des enjeux identitaires, sociaux, économiques, sanitaires, médicaux et politiques, incarnés dans des logiques d’action qui, à leur tour, se cristallisent dans la crise alimentaire contemporaine. Les effets « pervers » de l’alimentation « moderne » sont ainsi pointés du doigt par de nombreux acteurs au service des enjeux qu’ils défendent puis diffusés par les médias à l’ensemble du corps social.
12Dans ce contexte, les changements rencontrés dans la filière alimentaire n’ont cessé surtout depuis les années 1980 de mobiliser le milieu scientifique et médical, d’interpeller diversement ses acteurs et de faire régulièrement les gros titres des médias. À travers ce phénomène, ce sont bien les relations qu’entretiennent la société, la politique, la science et la culture qui sont questionnées et qui constituent sans doute les conditions de la thématisation de certaines dimensions du fait alimentaire.
Réactions sociales face aux mutations de l’alimentation contemporaine
13Trois phénomènes ont été particulièrement étudiés par les sociologues. Ils correspondent à des réactions sociales à l’expérience de la modernité. La première concerne le thème de l’abondance alimentaire qui fait place, dans les représentations sociales, au problème de la surabondance et à ses conséquences sur la santé (obésité, maladies cardio-vasculaires, etc.). La deuxième porte sur la filière agro-industrielle et les crises successives qui l’ont traversée. La troisième, enfin, s’intéresse à l’émergence d’une condamnation morale de l’aspiration hédonique, incarnée dans le désir de « consommation-jouissance » propre à la société de consommation.
14Le premier bouleversement porte sur les conséquences, sur le plan de la santé, de la modification des habitudes alimentaires et la manière dont les discours social comme scientifique, produits pour les décrire, ont pu susciter une sorte de « panique sociale ». Fortement médiatisées, celles-ci ont, dans les décennies 1980 et 1990, été le plus souvent interprétées en faveur d’une lecture « dramatisante » des changements à l’œuvre dans les modèles alimentaires en termes de déstructuration de ses dimensions. Puis, à la fin des années 1990, dans le contexte de crises alimentaires puis de médicalisation, le discours a glissé en faveur d’une « pathologisation » de l’alimentation contemporaine. Durant la décennie 1990 en France, alors que le pays s’était longtemps cru protégé de l’obésité en partie grâce à son modèle alimentaire, précise Poulain, des rapports d’expertise de l’Inserm apprennent que l’obésité infantile a connu une montée spectaculaire ; information vite relayée par les médias à l’ensemble de la société. La remise en cause médicale et sociétale des changements rencontrés dans les modes d’alimentation s’élabore jusque dans la crainte d’un ralentissement de la progression de l’espérance de vie de l’ensemble de la population qui se cristallise autour de certains comportements ou nouvelles tendances de consommation, résumés par l’expression de « sociopathies alimentaires2 » (Poulain, 2002). Les comportements sont dès lors appréhendés comme des facteurs de risques : risques pour la santé des individus, risques sociaux avec la stigmatisation accrue de l’obésité, risques économiques avec le coût pour la société des dispositifs de financement de la santé engendré par certaines maladies, risques de la désocialisation et de la dérégulation sociale. Dès le début des années 2000, certaines questions se thématisent comme celle de l’obésité3 qui résulte entre autres des relations entre les discours scientifiques et les discours sociaux et qui accentue le passage de la médicalisation à la nutritionnalisation de l’alimentation (Poulain, 2009).
15Le deuxième phénomène, celui des crises alimentaires, est un autre épisode fort qui traverse les sociétés contemporaines. Peuvent être cités l’épizootie d’encéphalopathie spongiforme bovine, les débats sur les organismes génétiquement modifiés, l’épidémie de fièvre aphteuse ou la grippe aviaire. Des missions d’évaluation de risques alimentaires et nutritionnels se sont progressivement mises en place au cours de ces dernières décennies. Leurs enquêtes sont allées jusqu’à estimer les dangers d’exposition de la population à certains contaminants, résidus de pesticides, additifs ou auxiliaires technologiques présents dans les aliments. Les éléments nutritionnels qui jouent comme facteurs de risque ou de protection à l’égard de certaines maladies ou pathologies ont constitué, au fur et à mesure des informations divulguées par les médias, des préoccupations fortes chez les mangeurs continuant de croître. Les travaux menés sur ce thème montrent que ces crises et les logiques d’action qui les ont accompagnées ont généré de l’angoisse sur les modes d’incorporation et les conséquences sur la santé des consommations passées (Fischler, 1990 ; Chamak, 1999 ; Poulain, 2001, 2002 ; Peretti-Watel, 2001, 2010).
16L’abondance alimentaire a été rendue effective grâce, par exemple, aux transformations des systèmes d’élevage des animaux et des cultures ayant recours à des pesticides, des engrais ou des organismes génétiquement modifiés, nouveaux modes de production que les crises alimentaires ne manquent pas d’interroger. En effet, la production animale est pointée par certains sociologues comme très significative de la modernité alimentaire. Sans revenir dans le détail sur l’ensemble des crises de cette filière qui ont donné lieu à de nombreuses controverses et réflexions, constatons avec eux le durcissement des critiques dont les modes de production et d’élevage ont fait et font l’objet. L’éloignement des mangeurs des sphères d’élevage et de production, consécutif à l’industrialisation de l’alimentation, induit tout à la fois une méconnaissance de celles-ci et une distanciation des liens entre les hommes et les animaux domestiques. Au cours de crises, les mangeurs sont mieux informés par les médias sur l’organisation de la filière de production animale, et par là même occasion, sont en quelque sorte « conscientisés » : le mode de production taylorisé en rationalisant et en maîtrisant la production contribue aussi à « chosifier » l’animal destiné à l’alimentation, ce qui vient redéfinir les rapports homme/animal [Vialles, 1987 ; Ossipow, 1989 ; Fabre-Vassas, 1991 ; Paillat (dir.), 1997 ; Poulain (dir.), 2007]. Les questions relatives au « bien-être animal », si elles ne sont pas nouvelles (Larrère, 2003), se réorganisent à la suite des crises [Eavens, Miele (dir.), 2007]. À ce titre, des thèses ont été soutenues en France sur les notions conjointes de risques, de peurs, de confiance sous fond de crises dont celles, en sociologie, de Granjou (2004) ou de Raude (2006) ou celles, en marketing, de Pichon (2006) et de Cazes-Valette (2008).
17Le troisième bouleversement, enfin, renvoie à la condamnation de la société de consommation et de la jouissance pouvant la caractériser. Celle-ci se voit renforcée par plusieurs phénomènes.
18Le premier porte sur la diffusion, dans le processus de distinction sociale et d’imitation, d’un nouvel idéal corporel, la minceur, alors que les nourritures sont abondantes, et qui va s’illustrer par l’ascétisme ; ce mouvement se traduit par la montée d’un discours écologico-diététique de type « néo-archaïque » (Morin, 1975, p. 234). Ce phénomène apparaît dès les années 1960 et s’installe durablement dans les mentalités. Il a connu jusqu’ici plusieurs variantes. Il débute avec l’engouement pour l’alimentation « rustique » et « naturelle », comme renversement de l’urbanisation et de l’industrialisation croissantes, pour passer à une version écologique, à la fin des années 1960, grâce à la mode de l’alimentation végétarienne (Poulain, 1997), plus particulièrement dans les fractions hautes de la société (Marenco, 1995). Prenant appui sur une sensibilisation croissante aux problèmes d’environnement et d’écologie, sur l’émergence de nouveaux rapports au corps, sur les progrès de la connaissance en matière de nutrition et d’épidémiologie, ce discours va véhiculer les injonctions diététiques en faveur de la simplicité, de la légèreté et du naturel, et mettre en place un nouvel imaginaire des rapports entre l’homme et ses aliments. Dans un premier mouvement, ce contexte conduit à la négation des valeurs gastronomiques « traditionnelles », « classiques » (véhiculées depuis Escoffier) et favorise un rapport ascétique au plaisir : ce qui domine, c’est la frugalité dans les tables et les manières de table. La libération sexuelle des années 1970 va contribuer à réhabiliter le plaisir à travers le développement d’une nouvelle esthétique de la table et de la gastronomie incarnée par la Nouvelle Cuisine. Celle-ci concilie contrainte diététique d’une alimentation saine, modèle d’esthétique corporelle de minceur, aspiration à l’harmonie avec la nature et refus de l’ordre social établi. Elle incarne un « nouvel esprit gastronomique français » (Poulain, 2002). Dans ce contexte, l’autoproduction, qui connaissait une forte régression et restait cantonnée aux pratiques des agriculteurs, se redéploie dans des activités de loisir pour répondre à des préoccupations de qualité (Bages et Rieu, 1988). Son autre pendant s’enracine, quant à lui, dans l’intérêt pour la cuisine de terroir. Si le phénomène n’est pas nouveau non plus, il s’est toutefois considérablement amplifié dans le début des années 1980 à la faveur d’un discours médiatique, d’une production éditoriale riche et d’une récupération marketing. Il s’oppose au développement de l’industrialisation alimentaire et aux craintes qu’elle suscite. Il traduit une réponse à des enjeux économiques, culturels et identitaires résultant de volontés d’intégration des entités nationales à l’intérieur de l’espace européen (Moulin, 1995 ; Csergo, 1995 ; Tabary, 1995 ; Poulain, 1997). Ceux-ci font ressortir certains critères en matière de « francité » que Julia Csergo analyse en rapport avec une impression de perte à l’origine d’un sentiment nostalgique : « délaissant soudain la nouvelle cuisine, le terroir orchestre une nostalgie de la tradition, de la qualité et de l’authenticité, des saveurs perdues et des légumes oubliés, des nourritures d’enfance devenues nourritures d’en France, des spécialités d’un terroir menacés par une multiplication des ersatz conduisant inévitablement à l’uniformisation des goûts » (Csergo, 1995, p. 156). Dans ce contexte émerge l’idée d’une cohabitation entre modernité et processus de localisation et de relocalisation avec des activités permettant de reconnecter au traditionnel et à l’authentique : des jeux contradictoires se tissent entre une « mondialisation des goûts » et une « revitalisation du terroir » (Poulain, 2001, p. 10). Mais ces mouvements, plus ou moins combinés entre eux, parfois paradoxaux, de retour au naturel, de désir assumé de faire bonne chère, de redécouverte du corps, de frénésie consommatoire, caractéristiques des années 1980 dans le désir de « consommation-jouissance » (Baudrillard, 1970, p. 105) au service du bien-être et de l’épanouissement, ou encore de puritanisme et ascétisme exacerbés, tiennent sans doute davantage de la fantasmagorie lorsqu’ils cristallisent l’illusion d’une possible réversibilité des processus de modernisation. Les angoisses de l’alimentation moderne ne sont jamais complètement tues.
Derrière ces phénomènes économiques et sociaux se repèrent les signes, et parfois les symptômes, d’une crise identitaire qui trouve dans la sphère alimentaire, malmenée par l’industrialisation, un lieu de cristallisation.
Poulain, 1997, p. 113
19Dans le processus de modernisation, les éléments « traditionnels » vont être désignés comme éléments de patrimoines culturels. Dans ce contexte, certains défendent l’idée que la mondialisation et l’européanisation des marchés alimentaires d’une part, le processus de médicalisation de l’alimentation et celui de sanitarisation de la production alimentaire d’autre part, ont fait surgir aussi des risques identitaires. En témoigne la visibilité des dimensions politiques de l’alimentation soutenues par des dynamiques de résistance, comme le mouvement Slow Food, en prenant les cultures locales comme patrimoines gastronomiques ou culinaires et contre-symboles de la mondialisation, ou par des dynamiques de différenciation culturelle posant les pratiques alimentaires comme l’expression des identités.
20Le second phénomène envisage le durcissement de la condamnation de la jouissance à la faveur d’une conciliation entre la « citoyenneté » et la « consommation » notamment dans les problématiques des rapports Nord/ Sud entre les pays ou des solidarités intergénérationnelles. Ce phénomène ouvre une nouvelle perspective sur les manières de prendre du plaisir en consommant de façon plus responsable socialement (Warde, 1997 ; Warde et Martens, 2000) ; processus entre autres théorisé sous le concept d’« hédonisme alternatif » (Soper, 1998) ou d’hédonisme fondé sur l’« éthique relationnelle » (Martin, 2009). Dans une dimension assez proche, les mouvements en faveur de l’éthique, de la justice ou de l’écologie peuvent être vus comme autant d’efforts pour « inscrire dans le mécanisme de la concurrence une disposition générale à l’altruisme qui rompt avec l’habitude de l’intérêt » (Cochoy, 2004, p. 25).
21Cette description de la modernisation des rapports des mangeurs à l’alimentation (au sens des évolutions les définissant) permet de dresser un panorama des changements sociétaux ayant eu une incidence sur l’alimentation contemporaine et des soupçons qui ont très vite pesé sur eux. Ces derniers se sont accompagnés d’une prolifération de la notion de risque associé à la volonté sociétale de maîtrise des dangers qu’on impute aux changements caractéristiques de la modernité (Beck, 1992), fondant alors une véritable « culture du risque » (Giddens, 1991).
22Au terme de ce parcours socio-historique, les interactions entre les transformations sociales de la filière alimentaire et les modes de pensée à partir de trois réactions sociales face aux mutations de l’alimentation contemporaine ont été esquissées. La caractérisation de la modernité alimentaire s’affirme dans le sens d’une interrogation relative aux relations entre science et société.
Lecture matricielle de la modernité alimentaire
23La modernité4 a suscité de nombreuses interrogations dans le champ de la sociologie de l’alimentation. Les mutations, la succession de crises dans la filière, la prolifération des discours sur les risques, les angoisses qui sous-tendent ces processus ont favorisé un sentiment de l’urgence à poser des diagnostics et à trouver des solutions. Cependant, les descriptions et interprétations des spécialistes, y compris dans le champ, sont loin de faire consensus. Dans ce qui caractérise la modernité alimentaire, la thèse de la « déstructuration » des repas est l’une de celle qui a fait le plus l’objet de controverses scientifiques : les débats, assez vifs en France, qui ont concerné l’hypothèse de la disparition ou du maintien des repas sont, à ce titre, exemplaires de la façon dont les sociologues se sont emparés (et continuent de le faire) de la question de la modernité dans l’alimentation5.
24Quatre tentatives d’articulation des points de vue sociologiques sur les changements de l’alimentation contemporaine dans la modernité ont été proposées : l’interprétation des transformations du rapport des mangeurs à l’alimentation dans la distinction entre « mangeur éternel » et « mangeur moderne » de Fischler (1990) ; l’analyse de Warde (1997) en termes de « forces sociales » autour de la double dimension d’intégration et de régulation dans les pratiques de consommation ; la perspective en termes d’échelles d’observation et d’analyse dans la compréhension de la « consommation alimentaire » de Desjeux (1996) ; l’approche paradigmatique de Poulain (2002) sur les grands courants socio-anthropologiques et leur rencontre du « fait alimentaire ».
25La présente contribution à la réflexion sur la modernité alimentaire repose sur l’adaptation des matrices sociologiques sur la modernité analysées par Martuccelli (1999). En offrant la possibilité de souligner les points de convergence, l’analyse matricielle permet de dépasser les désaccords paradigmatiques et d’articuler les différentes conceptions sur les changements de l’alimentation contemporaine. L’objectif réside en une compréhension plus globale des dimensions de la modernité alimentaire dans une perspective d’articulation des connaissances et pour mieux saisir les jeux de relations et d’influences entre science, culture et société.
26L’analyse matricielle soumise apparaît comme un autre dispositif théorique permettant d’articuler les points de vue sociologiques qui, les uns et les autres, cherchent diversement à rendre compte de l’expérience de la modernité. La focale porte ici sur l’expérience de la modernité alimentaire par les mangeurs6. L’analyse matricielle permet de faire fi des contradictions et divergences paradigmatiques et historiques qui les caractérisent, celles-ci étant nombreuses du fait de la capacité de la notion de matrices à rendre compte d’un nombre éparpillé de phénomènes : des mêmes chercheurs se retrouvent, selon leurs travaux, dans l’une ou l’autre des postures. Ceci sera l’occasion de revenir sur les points d’accords et de désaccords éventuels entre sociologues pour réinterroger le débat sur la modernité alimentaire.
27Pour ce faire, trois entrées sont mobilisées : la « différenciation sociale » ; la « rationalisation » ; la « condition moderne » pour recenser à travers des postures paradigmatiques différentes une idée commune, celle d’une expérience sociale des mangeurs « modernes » traversée (ou a priori traversée) par un « ensemble d’incertitudes bousculant leur comportement social » (Martuccelli, 1999, p. 10). L’intérêt de cette approche réside dans la mise en correspondance d’auteurs et de familles de pensée différents voire opposés sur le plan paradigmatique dans une tentative d’articulation des diverses manières d’aborder l’une ou l’autre des matrices. Il s’agit de mettre l’accent moins sur les divergences dans les débats théoriques opposant les auteurs que sur les ressemblances car ils témoignent de grandes figures de désajustements. En outre, centrer la focale sur les consensus et/ou les débats scientifiques permet de revenir sur la question des interactions entre discours scientifiques et discours sociaux. La diffusion des premiers sur les seconds est interprétée d’une part en termes de conséquences des controverses scientifiques, d’autre part comme le résultat d’un discours sur la modernité alimentaire largement moins soumis à la critique du corps social : sans doute moins descriptif et plus conceptuel que le thème de la déstructuration, il est plus difficile à comprendre car inscrit dans le registre de l’interprétation. Lorsque les interprétations de la modernité alimentaire sont moins diffusées, il semble que les analyses sociologiques soient aussi plus consensuelles et moins soumises à discussion à l’intérieur de la discipline. Les effets d’influences réciproques dans les relations entre science et société sont présents en filigrane du développement. Enfin, cette lecture matricielle contribue à apporter un éclairage sur certaines dimensions ayant trait à la présente recherche puisque chaque figure de désajustement, dans l’expérience de la modernité alimentaire, interroge en retour la socialisation et la place qu’y occupe le plaisir.
La différenciation sociale
28La première matrice repose sur l’étude de la modernité à partir du constat de la différenciation sociale qui génère des situations anomiques, de la déstructuration et de la réflexivité. Les sociologues réfléchissent aux cas de dés-adéquation ou d’intégration sociales résultant de cette expérience matricielle. Durkheim, Parsons, Bourdieu ou Luhmann incarnent, diversement, les auteurs principaux à avoir étudié les effets de la modernité sur la société sous cet angle même si l’analyse de la « différenciation sociale » est presque toujours mobilisée dans les interprétations sociologiques générales du processus de modernisation (Martuccelli, 1999). Cette matrice consiste à montrer les évolutions de la société, du simple au complexe et de l’homogénéité à l’hétérogénéité sociales. Durkheim est le premier à avoir insisté – dans ses recherches sur La division du travail social – sur le fait que la différenciation sociale implique une diversification des groupes, des rôles, des normes et des comportements possibles, rendant problématique la construction de « significations culturelles » ou de « principes fonctionnels » favorisant l’intégration à la société (Durkheim, 1893). Cette articulation « différenciation/intégration » est depuis les fondements de la discipline une problématique centrale. Poser la différenciation sociale et décrire les cas de dés-adéquation sociale en lien avec la question de l’intégration peut aboutir à un glissement entre le niveau descriptif – à savoir poser la modernité comme le résultat d’une société qui se complexifie et, ce faisant, qui se différencie – et le niveau interprétatif voire normatif sur le problème de l’intégration sociale et de l’adaptation de la société aux conséquences de la modernité. Souvent, les préconisations apportées au problème de l’intégration sont de « nature morale » (Martuccelli, 1999).
29Comment retrouve-t-on cette matrice dans la sociologie de l’alimentation ? Permet-elle de repenser le débat opposant les défenseurs de la thèse de la déstructuration à ceux de la restructuration ou de la recomposition de l’alimentation ? Comment enfin réexaminer les raisons du débat théorique voire idéologique avec la question des maintiens ou des réifications de certains systèmes sociaux ?
30Pour commencer, il faut distinguer la manière dont la différenciation sociale s’inscrit de façon transversale ou centrale dans l’œuvre des sociologues de l’alimentation.
31Transversalement, l’expérience de la différenciation sociale se repère tout d’abord dans les travaux prolongeant les réflexions sur les goûts et la compréhension des phénomènes d’intégration et de différenciation sociales en termes de fonctions démarcatives (Bourdieu, 1979 ; Grignon et Grignon, 1980 ; Lambert, 1987). La thèse de la « gastro-anomie » présentée initialement par Fischler (1979) puis différemment développée (Corbeau, 1991 ; Rivière, 1995 ; Poulain, 1996) s’inscrit dans la matrice de la différenciation sociale. Elle repose sur la théorie durkheimienne de l’anomie propre aux sociétés à « solidarité organique » c’est-à-dire sujette à un risque de dérèglement social résultant d’un affaiblissement de l’influence des normes et des valeurs sur le comportement des individus. Pour poursuivre l’analogie entre « anomie » et « gastro-anomie », c’est le passage de la « tradition » à la « modernité » alimentaire. La première fonctionne sur un ensemble de règles sociales, religieuses ou autres décidant pour le mangeur ; l’alimentation est « télérégulée » (Fischler, 1990 ; Corbeau, 1991 ; Poulain, 2002 ; Ascher, 2005). Elle fait donc l’objet d’une hétéronomie sociale car elle est insérée dans un appareil normatif débordant très largement le mangeur individuel. La modernité alimentaire, quant à elle, repose sur des structures sociales plus lâches, qui laissent plus de place aux valeurs de l’individu et à son autonomie. Dans ce contexte, le mangeur doit réguler lui-même son alimentation, ce qui peut se traduire par une contrainte de la décision individuelle dans ce que le mangeur décide d’ingérer et quand il doit le faire. La « gastro-anomie » traduit les phénomènes de désagrégation ou de déstructuration des systèmes normatifs et des contrôles sociaux régissant traditionnellement les pratiques et les représentations alimentaires.
La crise des critères du choix, des codes et des valeurs, de la symbolique alimentaire, la désagrégation du commensalisme, tout cela nous ramène à cette notion cardinale de la sociologie durkheimienne : l’anomie. Le système nomologique et les « taxonomies » alimentaires qui gouvernaient les choix ainsi émiettés ou relâchés, l’individu-mangeur se trouve livré à lui-même.
Fischler, 1979, p. 206
32Et dans cette liberté nouvelle, il y a, rappelle Fischler, les germes d’une angoisse et d’une insécurité nouvelles, sources de davantage de réflexivité alimentaire. L’abaissement de la régulation sociale se traduit aussi par un effritement ou une érosion des allant de soi, des habitudes et des routines alimentaires (Poulain, 2002).
33Si le phénomène « gastro-anomique » semble plutôt faire l’unanimité chez les sociologues de l’alimentation, ce sont les analyses en termes de conséquences de celle-ci dans l’évolution des représentations et des pratiques alimentaires qui sont plus disparates voire polémiques chez eux. Il est possible de repérer alors, dans les travaux se déployant autour de la situation anomique, certains d’entre eux qui mettent l’accent sur la déstructuration (Fischler, 1979, 1990 ; Herpin, 1988) et d’autres qui la réfutent (Grignon, 1988 ; Aymard, Grignon et Sabban, 1993). Les plus nombreux se situent dans des approches visant à apporter des interprétations complémentaires à la déstructuration, en termes de restructurations ou de recompositions, comme les recompositions des modèles alimentaires (Beardsworth, 1999), les métissages alimentaires (Corbeau, 1994, 1996), les recompositions identitaires (Ascher, 1984, 2005 ; Vasquez-Bronfman, 1986, 1996 ; Krowolski, 1993 ; Hassoun, 1997 ; Poulain, 1997 ; Tibère, 2005, 2009), les transformations des formes de légitimité de l’appareil normatif (Poulain, 2002), et tous ceux, nombreux, qui étudient les processus de patrimonialisation alimentaire (Csergo, 1995 ; Poulain, 1997 ; Tibère, 1997 ; Delfosse, 1998 ; Bessière, 2000 ; Fiamor, 2010 ; Mognard, 2010). Ces analyses ont chacune à leur façon tenté de dépasser les seuls effets destructeurs et érodant de la « gastro-anomie » sur les comportements en regardant plutôt les processus d’adaptation en émanant. On retrouve le glissement défini au départ entre la différenciation sociale et le problème de l’intégration ou de l’adaptation pouvant conduire à réifier certains sous-systèmes sociaux (quid du repas ou de la patrimonialisation alimentaire ?).
34Dès 1979, Fischler lui-même, bien que théorisant la déstructuration et la « gastro-anomie » dans les sociétés contemporaines, entrevoyait déjà – en conclusion de son article – les processus de « restructuration ».
Le propre d’une situation de crise, c’est que les processus de déstructuration peuvent être accompagnés de, et déterminer en retour des restructurations, des contre-courants, des émergences. La crise du régime alimentaire donnera peut-être lieu à des émergences qui infléchiront durablement les représentations et les pratiques, qui permettront de réhabiliter, de définir ou redéfinir des cadres et des normes gastro-anomiques. Peut-être ces dynamiques sont-elles déjà lancées. Mais comment savoir si la nouvelle tendance qui se dégagerait alors pourrait parvenir à réconcilier le « bon » et le « sain », l’art culinaire et la nutrition, le plaisir et la nécessité ? (p. 208-209)
35Le débat qui s’instaure initialement à partir de la thèse de la déstructuration s’enracine alors sur les effets et les conséquences de la modernité alimentaire sur un continuum allant d’effets moindres, interprétés comme le « maintien », la « permanence », voire la « survivance » du repas familial par exemple ou plus largement des modèles alimentaires, aux effets importants, définis alors comme des « mutations », des « changements » (dans leur acception positive, neutre et dynamique) aux « déstructurations » (dans leur version plus aboutie, dramatique d’un processus achevé) (Poulain, 1998).
36S’il est – à ce titre – intéressant de souligner que ces dimensions ne sont en rien spécifiques au domaine de l’alimentation – car elles sont enracinées dans tous les pans de la vie sociale moderne –, elles y prennent une dimension particulière parce que le regard qui est proposé porte finalement sur l’importance ou l’état d’avancement du processus de modernisation selon plusieurs niveaux des comportements alimentaires ; les normes et les pratiques, les structures des repas et des journées, les savoir-faire culinaires, les formes de sociabilité des prises, etc. (Herpin, 1988 ; Fischler, 1996c ; Marenco, 1995 ; Poulain, 1998). La réflexion proposée alors par les sociologues revient à considérer que l’alimentation rencontre probablement les mêmes tendances que le reste des activités sociales mais qu’elles sont moins prononcées car il subsisterait des « vestiges » de tradition et d’authenticité dans le registre alimentaire à moins qu’ils ne soient réinventés pour répondre à un certain nombre d’enjeux. En ce sens, l’alimentation a une fonction sociale mais aussi culturelle, identitaire, politique, économique ou bien médicale. Quand les savoir-faire culinaires n’existent plus ou semblent disparaître, ils sont réinventés ou réifiés par des usages sociaux, des productions et des activités de type « traditionnel » permettant leur réappropriation (Bérard et al., 2000 ; Assouly, 2004). La question d’un processus de modernisation non achevé dans le domaine de l’alimentation semble se dessiner ainsi que l’idée que le processus de modernisation alimentaire fluctue d’une aire culturelle et d’un « espace social alimentaire » à d’autres ; l’hypothèse est qu’il n’est pas aussi avancé en France que dans d’autres pays du globe, tels ceux Outre-Atlantique, eu égard aux comparaisons internationales montrant diverses étapes de la modernité alimentaire en questionnant les permanences et les changements dans les modèles alimentaires (Rozin et al., 1999, 2006 ; Poulain, 2001, 2002 ; Fischler, 2003 ; Fischler et Masson, 2008a). Ce constat amène certains observateurs à organiser un débat sur les permanences et les mutations dans l’alimentation, les secondes résultant directement du processus de modernisation. Leurs analyses s’organisent autour d’une ligne de partage qui tantôt met l’accent sur les mutations (Fischler, 1979, 1990 ; Lambert, 1987), tantôt sur les permanences notant au passage que si des évolutions sont perceptibles, les faits alimentaires ne semblent cependant pas subir un bouleversement massif et brutal (Marenco, 1995 ; Fischler, 1996c ; Poulain, 1997 ; Volatier, 1999 ; de Saint Pol, 2006 ; Fischler et Masson, 2008a ; Corbeau, 2008). Quelquefois aussi quelques-uns les mêlent en montrant les deux tensions (ce qui bouge et ne bouge pas) dans les modèles alimentaires dont l’analyse en termes de permanences et de mutations est révélatrice de ces phénomènes en co-présence (Poulain, 2001 ; Tibère, 2005 ; Poulain et al., 2009).
37On observe ainsi dans cette matrice certaines composantes transversales comme l’anomie et la réflexivité. Sur ces deux notions, les analyses sociologiques y sont plutôt convergentes. Les points de désaccords apparaissent davantage sur les résultantes en termes de niveaux de désaffiliation en quelque sorte et au niveau des réactions en termes d’intégration et d’adaptation. Les variations dans les interprétations semblent résulter d’une dynamique de production scientifique dans la description de ces phénomènes en lien avec la médiatisation de certaines des dimensions plutôt que de différences radicales entre sociologues. Le cheminement conceptuel de Fischler sur cette question permet de mesurer les écarts. En effet, sa conception de la déstructuration de l’alimentation contemporaine formulée à la fin des années 1970 dans la revue Communications et reprise dans son ouvrage L’homnivore (Fischler, 1979, 1990) a été modifiée dès le milieu des années 1990 avec la notion de survivance du repas familial dans les normes enfantines (Fischler, 1996c) jusqu’à l’analyse du maintien et du rôle du modèle alimentaire commensal en France dans le cadre d’une comparaison internationale (Fischler, 2003 ; Fischler et Masson, 2008a).
38Il est possible de déplacer la focale et de mettre au centre du débat la dynamique de la production scientifique en lien avec des questionnements sociétaux et des demandes d’information en émanant : cela consiste à reprendre d’une part la description de la modernité en termes de désaffiliation sociale, les observations de réactions face à la modernité comme des intégrations et des adaptations aux phénomènes qu’elle engendre et, d’autre part, la médiatisation de certaines dimensions de la modernité en lien avec la lecture et la relecture des phénomènes par les sociologues ou par le corps social qui peut contribuer à cristalliser l’illusion d’une possible réversibilité du processus de modernisation. Dans cette lecture, des effets d’accentuation peuvent se repérer tantôt sur les changements, tantôt sur les permanences. C’est dans ce cadre que la pensée sur le thème du plaisir, sur lequel cette recherche repose, semble émerger. On peut en effet la voir comme un phénomène se structurant autour d’une conception à valeur « traditionnelle » de la commensalité qui serait caractéristique de ce que Barthes nommait la « francité » (1957).
39Les productions scientifiques en sociologie trouvent des applications dans la réalité sociale. Les chercheurs sont régulièrement sollicités par de nombreux acteurs pour aider à penser le social mais aussi, et de plus en plus, pour lui redonner du sens, voire le maintenir, en garantissant de donner les clefs de compréhension de la cohésion sociale.
40À l’heure actuelle, les présupposés d’une trivialisation de l’alimentation contemporaine et d’une crise dans les systèmes de transmission alimentaire auprès des jeunes générations constituent une préoccupation forte. Les analyses produites par les sociologues sont, de ce fait, très largement relayées dans les médias et mises au service d’une tentative de « réenchantement » de l’alimentation. Celle-ci, ainsi que cela a été bien documenté par le passé (Weber, 1995, rééd. ; Gauchet, 1985 ; Morin, 1973), passe avant tout par la compréhension des phénomènes pour leur redonner du sens.
41Au travers de l’interprétation qui en est donnée, l’« entreprise de réenchantement » atteste aussi d’une fonction de réassurance sur le thème de « ce qui fonctionne » encore ; en l’occurrence, dans le climat actuel, c’est cette seconde perspective qui semble peser plus lourdement et rejaillir au travers de la valorisation du lien social et de son maintien dans les comportements et les modèles alimentaires.
42Les rôles du sociologue sont nombreux notamment au regard de réflexions et actions qu’il est parfois, au cours de sa carrière, amené à occuper et de la réappropriation des discours de ce dernier par divers acteurs (politique, média, monde médical, communication, industries agroalimentaires) qui vont mettre l’accent sur tels ou tels aspects d’un phénomène social qui, le plus souvent, pose problème. C’est ce qui relève véritablement de la thématisation d’une question. En effet, dans quelle mesure, lorsqu’une dimension de la vie sociale se thématise, la mise en place de commissions de spécialistes ou d’experts, les analyses produites dans ce que l’on appelle le second cercle, la présence dans des conseils, la présidence ou le pilotage de certains groupes de travail, la présence au sein de conseils scientifiques et parfois la forte visibilité de certains chercheurs dans la sphère médiatique, impliquent pour ces scientifiques une difficulté à surmonter la thématisation de leur question de recherche ? C’est notamment le cas lorsque leurs productions scientifiques, une fois partagées, sont « accaparées » par des acteurs qui ne sont pas toujours en mesure de relayer la complexité et les nuances des messages analytiques présentés. Cela conduit quelquefois à orienter la discussion vers des discours normatifs mettant le voile sur certains aspects des problèmes et l’accent sur d’autres modalités de compréhension et d’action peut-être à ce moment précis plus « défendables » et « communicables » ? L’émergence du thème du plaisir, en France, se révèle ainsi comme un contrepoint à la désaffiliation sociale et à la médicalisation croissante de l’alimentation ainsi que de l’ensemble de la vie sociale. Les multiples dimensions qui gravitent autour de cette question sont autant de descripteurs à la fois des conséquences de la modernité dans l’alimentation et des dispositifs à garantir, peut-être, pour en ralentir les effets. S’agit-il alors, à la façon du positivisme durkheimien de « penser les conditions qui permettraient d’assurer la continuité de la société en intégrant des individus que la logique sociale pousserait à se différencier » (Durkheim, 1897) ?
43Pour conclure, la rencontre étroite et toujours problématique entre différenciation et intégration sociales, précise Martuccelli, explique « les affinités plus ou moins constantes entre la matrice de la différenciation sociale et une conception fonctionnaliste de la vie sociale » (1999, p. 30-31). Selon nous, si les débats occasionnés sur la thèse de la déstructuration dans l’alimentation contemporaine proviennent des « éléments du diagnostic » (Poulain, 2001) – d’un point de vue méthodologique et d’état d’avancement de la production scientifique sur ces questions –, il n’est pas impossible que le débat trouve une origine aussi dans cette conception plus ou moins présente des fonctions sociales de l’alimentation. Cette dernière a des fonctions de régulation sociale, voire de contrôle, ainsi que des fonctions d’intégration à partir de la socialisation des individus7 : en ce sens, l’interprétation de la modernité alimentaire dans la matrice de la différenciation peut faire appel, de maintes manières, plus ou moins descriptives ou normatives (voire morales) aux éléments assurant intégration et adaptation sociales. Ce glissement vers une conception, plus ou moins changeante selon les avancées scientifiques et les préoccupations sociales, en faveur des fonctions sociales de l’alimentation peut sans doute expliquer les controverses scientifiques et idéologiques dont la thèse de la déstructuration est l’objet depuis une quarantaine d’années. En plus de la cumulation des savoirs et de leur réfutabilité, au sens poppérien, les descriptions systématiques de ce phénomène ont permis d’en nuancer les effets. Une réflexion est portée sur cette dimension fonctionnelle dans le lien avec la problématique de la socialisation et du plaisir qui s’organise actuellement. Cependant, il faut préciser que les analyses ne s’inscrivent pas nécessairement dans une perspective fonctionnaliste qu’elle soit bio-fonctionnaliste ou structuro-fonctionnaliste. Si les fonctions sociales de l’alimentation sont décrites – voire même chez certains sociologues défendues –, elles ne sont jamais déconnectées des phénomènes sociaux et culturels qui débordent largement les fonctions de régulation et de contrôle sociaux ainsi que les dimensions bio-fonctionnalistes. De Garine (1979) et d’autres avec lui ont montré que l’organisation sociale et culturelle des sociétés pouvait accorder de l’importance à des choix pas forcément optimaux pour la santé des mangeurs.
La rationalisation
44Dans la rationalisation, plusieurs dimensions sont analysées selon les auteurs comme le thème du rationalisme permettant la maîtrise croissante du monde (conception diachronique étudiant la manière dont la rationalisation s’est répandue en Occident) ou les thèmes de l’expansion de la rationalité dans toutes les sphères de la vie sociale, de l’autonomisation des individus et de la perte de sens du monde (conceptions synchroniques). Au sens synchronique, la rationalisation se définit par l’augmentation du rôle de la rationalité formelle, c’est-à-dire le primat des actions centrées sur l’adéquation moyens-fins, au détriment de la rationalité matérielle avec des actions guidées par des postulats de valeurs. La rationalisation se traduit par le fait que les acteurs sont de plus en plus orientés par leurs intérêts instrumentaux tout au moins par des actions rationnelles par rapport aux fins. Les auteurs principaux incarnant cette matrice sont Weber, Elias, Marcuse, Foucault et Habermas (Martuccelli, 1999).
45Dans le domaine de l’alimentation, trois grandes familles de travaux8 peuvent être repérées dans cette matrice : ceux sur la maîtrise rationnelle des appétits et des comportements, ceux sur la décision et enfin les travaux critiques sur les conséquences du rationalisme dans l’alimentation.
46La première famille prolonge l’analyse d’Elias et regroupe un certain nombre d’auteurs. Elle étudie le processus de maîtrise rationnelle des appétits : la modernité alimentaire est le résultat d’un processus d’intériorisation du locus de contrôle du comportement alimentaire (Elias, 1973 ; Harris, 1977 ; Goody, 1982 ; Poulain, 1985 ; Mennell, 1985 ; Mennell, Murcott et Van Otterloo, 1992 ; Coveney, 2000 ; Berlivet, 2004). C’est la perspective que les anglo-saxons appellent « développementaliste ».
47La seconde famille de travaux étudie les formes de rationalité ou de modalités cognitives à l’œuvre dans les décisions alimentaires avec les rationalités en valeur et en finalité et les représentations symboliques ; elle prolonge la réflexion wébérienne (Fischler, 1993 ; Lahlou, 1998 ; Desjeux, 1996 ; Poulain, 2002, 2006, 2007 ; Régnier, 2009 ; Régnier et Massullo, 2008). Une attention particulière est donnée à la manière dont les décisions se hiérarchisent en fonction des instances de légitimation, des systèmes d’action et des contextes notamment dans l’interprétation des choix de consommation alimentaire [Lambert et Merdji, 1999 ; Lambert, 2000 ; Garabuau-Moussaoui, Palomares et Desjeux (dir.), 2002 ; Teil et Barrey, 2009] ou du suivi de régimes (Niva, 2007 ; Poulain et Fournier, 2008) ainsi que dans les processus de patrimonialisation (Poulain, 2000 ; Bessière, 2000), de créolisation (Tibère et Poulain, 2000 ; Tibère, 2005), d’exotisme (Régnier, 2007) alimentaires ou de recherche de naturalité des produits (Lepiller, 2010). Le phénomène d’augmentation de la réflexivité liée à l’érosion des modèles alimentaires et à l’affaiblissement des allant de soi est accentué par le processus de médicalisation et de nutritionnalisation de l’alimentation contemporaine qui rend la consommation et le choix des produits problématiques, leur incorporation plus anxiogène et fait émerger la notion de risque dans l’alimentation (Fischler, 1990 ; Chamak, 1999 ; Poulain, 2002 ; Peretti-Watel, 2001, 2010). Ce que d’aucuns appellent les habitudes ou les routines inhérentes aux connaissances profanes et savoirs traditionnels – socialement et culturellement normés – sont invalidées et remplacées par des comportements et des décisions nutritionnelles scientifiquement légitimées.
48La troisième famille analytique prend une posture distancée sur la rationalisation de l’alimentation en montrant par exemple les formes historiques de « bio-pouvoir » à l’œuvre dans les réformes nutritionnelles des comportements, la promotion du modèle du mangeur rationnel qui découle implicitement des représentations de l’alimentation comme levier d’action pour la santé, ou encore les spécificités du phénomène alimentaire en termes de dimensions sociales, culturelles, symboliques, imaginaires et magiques. Ces interprétations de la rationalisation dans la modernité alimentaire reposent sur des études plus largement inter-disciplinaires. Elles s’adossent à une série de travaux dans les domaines de la sociologie de la santé, du risque et des sciences qui se sont intéressées aux liens entre rationalisation scientifique et processus de médicalisation soit du point de vue des formes de « bio-pouvoir » (Foucault, 1984) voire de leur dénouement sur le plan des dominations (Faure, 1998), soit selon l’angle des raisons socio-historiques de leur expansion (Goubert, 1998 ; Aïach et Delanoë, 1998 ; Druhle et Clément, 1998 ; Fassin et Dozon, 2001), soit encore au niveau de l’émergence d’idéologies sur le plan de la santé (Sfez, 1995) ou de la prévention (Aïach et Delanoë, 1998). Les principaux facteurs expliquant le développement de la médicalisation/santéisation de la société sont liés avant tout au progrès économique et social et à des modifications historiques importantes comme la sécularisation qui va permettre de se soustraire à l’influence des institutions religieuses ainsi qu’au fatum. La médicalisation s’enracine dans toute la vie sociale et se retrouve un des éléments structurants de notre rapport à l’alimentation. Les travaux socio-anthropologiques et historiques sur le phénomène de médicalisation alimentaire peuvent se fixer plusieurs objectifs. D’une part, il est possible de ne garder que l’acception selon laquelle la médicalisation est un « processus continu au cours duquel l’ordre social et moral s’efface peu à peu au profit d’un ordre rationnel fondé sur la science » (Poulain, 2009, p. 154), c’est-à-dire que la médecine remplace, au nom de la science, la religion, la morale et d’autres « forces » sociales et institutionnelles ; d’autre part, on peut chercher à voir comment la morale et les enjeux qui la sous-tendent se réorganisent et réapparaissent masqués sous couvert d’une légitimité scientifique : la fameuse « bonne parole » de la science, forme du « bio-pouvoir » foucaldien. Ici, la médicalisation est la substitution de raisons médicales à des raisons sociales, morales, gastronomiques. Elle transforme la « hiérarchisation des horizons de l’acte alimentaire » (Poulain, 2002). Ainsi, l’alimentation qui nourrit, façonne et soigne le corps, peut et a pu apparaître à la médecine comme le sésame privilégié pour accéder à un idéal de santé.
49Donnant lieu à d’importantes analyses des conséquences de la médicalisation de l’alimentation sur les mangeurs qui sont d’ailleurs implicitement connectées à la thématisation de l’obésité chez l’enfant et à celle du plaisir, cette posture mérite qu’on s’y attarde un instant.
50Dans la dynamique et l’entreprise de rationalisation scientifique, l’action des réformateurs de l’alimentation lors de la naissance de la nutrition moderne a été dévoilée par Levenstein (1980) : ceux-ci jugeaient irrationnels, voire nuisibles, les comportements alimentaires de la classe ouvrière. L’émergence à la fin du xixe siècle de la sociologie des consommations alimentaires va favoriser cette inclination en permettant d’accroître les connaissances dans la compréhension des modes de vie des pauvres. Il s’agissait d’identifier et de documenter des causes de morbidité telles que les carences alimentaires et nutritionnelles en vue d’améliorer leur condition9. Mennell (1985) montre que la progression des enquêtes se justifie par la façon dont la demande de la bourgeoisie s’est structurée autour de la question des conditions de vie d’une classe qu’elle jugeait « laborieuse ». L’intérêt croissant pour le régime alimentaire assez pauvre des couches basses de la société anglaise mais aussi française de cette période ne pouvait se réduire, selon lui, à un comportement philanthrope. C’est également un des éléments d’une dynamique réformiste de la bourgeoisie, qui, dans les sociétés urbaines et industrielles grandissantes, se voit contrainte de vivre dans une forte proximité avec le reste de la population. En outre, connectée à la problématique de l’intérêt capitaliste, les efforts accomplis pour l’amélioration des modes de vie de l’ensemble des couches sociales traduisent aussi une volonté de relever le niveau d’hygiène personnelle et de santé, conditions nécessaires à une meilleure productivité. Indépendamment de l’interprétation de la rationalisation des comportements alimentaires en termes de processus de domination, l’analyse peut porter sur le contrôle social et le pouvoir dans la manière dont la médicalisation – à partir de la science – peut être patinée d’idéologie (Marcuse, cité par Poulain, 2004, p. 104) et même jouer le rôle de culture à l’instar de la place accordée à la santé qui apparaît bien comme une valeur structurante des sociétés contemporaines (Lupton, 1996). Ainsi, les travaux vont tantôt s’intéresser aux enjeux moraux et politiques liés aux soins et aux systèmes de santé des sociétés, tantôt chercher à comprendre comment les représentations liées à la santé, à la maladie, aux soins sont révélatrices de la société contemporaine, de l’individualisation montante, des inégalités sociales, tantôt mettre l’accent sur le façonnage social, culturel, politique, moral des corps ou de la maladie et du bien-être. L’intrusion du politique, par exemple, dans l’espace de décision intime des choix de vie a des conséquences au niveau du contrôle social médical. Ce dernier s’accroit au travers de l’idéologie, de la collaboration, de la technologie et de la surveillance médicales, ce qui ne peut laisser sans questionnements le sociologue. Dans un texte paru en 1989, Fischler s’interroge sur la possibilité de changer l’alimentation par décret : « la tentation de maîtriser l’alimentation pour la “rationaliser” est peut-être aussi ancienne que l’alimentation. Il existe de très longue date un “utopisme” alimentaire, entendons un type d’entreprise normative visant à réformer plus ou moins radicalement les choix et les conduites alimentaires » (Fischler, 1989, p. 60). Un peu plus loin il s’interroge sur les problèmes que rencontrent les mangeurs sur lesquels sont exercées des pressions pour qu’ils « améliorent » leurs habitudes alimentaires. Trois types de problèmes sont soulevés : épistémologiques, c’est-à-dire relatifs au statut du savoir par rapport à toute action normative sachant que dans le domaine de la nutrition ce savoir n’a cessé d’évoluer ; une difficulté d’ordre méthodologique et technique du fait de la sous-estimation du caractère non « malléable à souhait » des mangeurs et de celle des fonctions sociales et culturelles de l’acte alimentaire ; puis des problèmes éthiques car changer l’alimentation de groupes humains, c’est aussi risquer de changer le fonctionnement et l’organisation sociale de ces groupes et des sociétés qu’ils composent (Fischler, 1989, p. 61). Ces interrogations sont redéployées par Poulain au regard des politiques nutritionnelles de prévention de l’obésité (2002 ; Poulain, Tibère et Dupuy, 2004). Par exemple, les liens entre médicalisation de la société, nutritionnalisation des aliments et médicalisation et psychopathologisation de l’obésité, rendent possible la légitimation des interventions médicales de nutritionnistes, de médecins mais aussi de tout un ensemble d’acteurs plus ou moins proches de l’univers médical comme les diététiciens, les infirmiers jusqu’aux acteurs de réseaux associatifs, sportifs ou de « coaching » promulguant la bonne santé par la bonne hygiène alimentaire10. C’est le passage de l’obésité comme question médicale à l’obésité comme question de santé publique qui résulte en partie du passage de la médicalisation de l’alimentation à sa nutritionnalisation : « sans doute est-il possible […] de distinguer deux niveaux de médicalisation de l’alimentation. Le premier correspond à une prise en charge de l’alimentation dans le cadre du traitement d’une pathologie précise. Ici, les conseils nutritionnels et un éventuel régime sont formulés par le médecin lui-même, dans le contexte d’une relation thérapeutique. Le second niveau, que l’on pourrait qualifier de nutritionnalisation, correspond à la diffusion des connaissances nutritionnelles dans le corps social à travers divers vecteurs – la presse, la télévision, les campagnes d’éducation pour la santé, etc. Dans ce cas, la médicalisation de l’alimentation s’opère hors du face-à-face médical et ne s’inscrit plus dans l’ordre de la thérapeutique, mais plutôt dans celui de la prévention » (Poulain, 2009, p. 226). Cette posture distancée sur l’extension de la rationalité permet de s’intéresser aux conséquences de la médicalisation dans l’ensemble de la société d’autant qu’elles se retrouvent dans de nombreux domaines. Les industriels de l’agro-alimentaire par exemple peuvent s’emparer de la médicalisation pour changer les prescriptions mais avec des logiques d’intérêt différentes du corps médical : la visée n’est pas nécessairement une réforme des comportements en vue de la santé ou de la prévention, elle ne réside pas non plus sur un principe de pouvoir, voire de domination, mais plutôt sur un contrôle du marché reposant sur un principe de captation mobilisant tout à la fois des éléments de persuasion et de séduction (Cochoy, 2004). La posture critique pointe également le fait que la médicalisation, appuyée par les sciences de la nutrition, demeure réductrice des dimensions sociales, culturelles et symboliques de l’acte alimentaire. Même s’il ne s’agit évidemment pas d’ignorer les avancées scientifiques en matière de nutrition, la démarche consiste plutôt à les articuler aux autres dimensions de l’acte alimentaire, comme « acte humain total » (au sens de Morin) et ce afin d’éviter l’aspect cacophonique et anxiogène des discours nutritionnels (la « cacophonie alimentaire »).
Le discours médical, repris par les médias, multiplie les efforts pour convaincre le public que l’alimentation joue un rôle crucial dans le maintien de la santé. Or cette idée n’a guère besoin d’être propagée : elle n’a en fait selon toute probabilité jamais été absente de l’esprit humain. Le discours nutritionnel a ainsi contribué à ancrer l’idée selon laquelle le mode de vie et l’alimentation modernes sont par essence nocifs, une idée à laquelle certains étaient déjà prédisposés par les difficultés que le changement social leur faisait éprouver.
Fischler, 1989, p. 61
51Les pratiques alimentaires ne sont pas la somme de choix individuels plus ou moins éclairés et rationnels, modifiables à souhait. Elles s’inscrivent dans un réseau de contraintes matérielles (disponibilité, prix, temps, budget) et dans un tissu serré et complexe de représentations et de fonctions sociales et symboliques (systèmes de croyances, pratiques religieuses, groupes sociaux ou ethniques). Dans cette perspective, de nombreux travaux ont montré que les choix des individus sont soumis à cette emprise, contraints par l’usage ou la règle mais aussi conduits par ceux-ci11. D’autres ont analysé les conséquences de la rationalisation des comportements alimentaires, en termes d’enjeux, dans le cas des actions de prévention nutritionnelle mises en place contre l’obésité (Sobal, 1995 ; Coveney, 2000 ; Poulain, 2002 ; Corbeau, 2007 ; Régnier et Massullo, 2008). Dans cette posture, les liens entre la rationalisation « nutritionnelle » dans les comportements alimentaires et le processus de médicalisation de l’alimentation sont critiqués car ils promeuvent un mangeur individuel, rationnel, capable d’adapter ses choix pour répondre à des exigences médicales, diététiques ou esthétiques et réduisent ainsi les dimensions sociales, affectives, passionnelles, subjectives du mangeur à une peau de chagrin. En effet, les modèles diétético-nutritionnels doivent être scrupuleusement respectés par les mangeurs et ce, quels que soient leurs goûts et appétits, pour mériter la santé. Cette dernière repose sur le contrôle des instincts et de soi et devient alors une garantie de vertu. Elle correspond à une rationalisation des pratiques alimentaires qui est consécutive au succès de la médecine sur certaines maladies de dégénérescence comme le cancer et les maladies cardiovasculaires. L’alimentation apparaît ici comme un levier d’action et de prévention de certaines pathologies contemporaines (Hubert, 1988, 1995a et b). Les perspectives bio-anthropologiques, réfléchissant aux conséquences tant médicales que politiques, sociales et culturelles du déploiement ou de la transposition de certaines connaissances médico-nutritionnelles et problématiques construites (telles que le grignotage et l’obésité) de l’univers occidental dans des contextes culturels et sociaux différents de ceux au sein desquels elles ont émergé, sont importantes. Elles se développent notamment en lien avec une interrogation sur les dimensions de la modernité avec les questions des rapports Nord/Sud ; les phénomènes d’urbanisation ; le déplacement des populations ; les phénomènes migratoires (de Garine, 1979 ; Calvo, 1982 ; Cohen, 1993 ; Hubert, 1995 ; Hubert et Estager, 1999 ; Poulain et Tibère, 2000 ; Poulain, 2000 ; Tibère, 2005). Ces travaux identifient au moins deux questions : dans quelle mesure les tendances à la généralisation des problématiques médico-nutritionnelles réactivent-elles le « mythe de l’homme moyen » (Hubert, 1997) qui, lorsqu’il supporte de tels agissements, a pour conséquence d’écraser les variations anthropologiques ? ; dans quelle mesure est-il légitime de considérer que les figures de désajustement inhérentes à la modernité occidentale sont transposables dans les mêmes conditions et selon les mêmes paramètres dans d’autres univers culturels ? Il s’agit alors de bien mesurer et circonscrire les limites de validité des phénomènes et des problématiques. À l’instar des préconisations de Mead (1945), il faut, avant de vouloir changer les habitudes alimentaires, savoir quelle est la nature de ces dernières pour, éventuellement, pouvoir favoriser le développement de pratiques appropriées à des individus donnés, dans une société et à un moment donné. Sans remobiliser l’ensemble des travaux ayant montré l’importance des dimensions sociales et culturelles de l’acte alimentaire, il faut revenir sur un élément qui, depuis la fin des années 1990, permet d’envisager la notion de rationalisation nutritionnelle du mangeur du point de vue d’une comparaison internationale entre la France et les États-Unis (Rozin et al., 1999, 2006). Cette analyse comparative donne lieu à plusieurs présupposés en termes de perméabilité culturelle aux informations nutritionnelles. En effet, l’historienne Ferrières montre qu’au xixe siècle déjà, « deux logiques [dans le rapport à l’alimentation] se font jour, qu’on appellera la loi des deux S : Sécurité-Santé dans les pays anglo-saxons, Saveur-Socialité ailleurs » (Ferrières, 2002, p. 427), notamment en France. Si les États-Unis assistent à une nutritionnalisation croissante de leur alimentation, les représentations sociales des français sur ce qu’est pour eux l’alimentation demeurent exprimées en termes culinaires et non nutritionnels (Lahlou, 1998). Interrogeant le rapport, aux États-Unis, entre une forte culture nutritionnelle largement diffusée dans la société et un taux d’obésité pourtant très important, Poulain souligne qu’en France des liens bas entre la consommation alimentaire et la morbidité sont enregistrés tandis que la culture alimentaire intègre de façon importante les dimensions sociales et culturelles de l’alimentation, ne la réduisant ainsi pas seulement à ses dimensions nutritionnelles. L’interprétation sociologique qu’il suggère alors repose sur les dimensions culturelles et hédoniques de l’alimentation française comme facteur explicatif de ces liens faibles (Poulain, 2002, p. 127). L’hypothèse défendue est que l’éducation nutritionnelle stricte, pratiquée largement aux États-Unis, visant principalement à augmenter les connaissances nutritionnelles, augmente l’anxiété de l’incorporation et perturbe les dispositifs de gestion des ambivalences « santé-plaisir », « santé-maladie » et « vie-mort ». Dans une perspective assez proche, comparant les comportements alimentaires de mangeurs dans six pays, Fischler et Masson mettent en exergue deux modèles principaux incarnés respectivement par les États-Unis et la France : le premier est centré sur un mangeur individuel qui prend seul ses décisions alimentaires ; le second est caractérisé par son intrication dans divers niveaux d’interactions sociales limitant ou favorisant les consommations. L’obligation de maîtrise individuelle du premier modèle semble pour les auteurs mener à une « trivialisation de l’alimentation » et à une aggravation de la « gastro-anomie ». Plutôt que d’inciter chaque mangeur de façon individuelle à changer ses comportements alimentaires et risquer d’augmenter la réflexivité des individus – qui se retrouvent dans l’« orthorexie » analysée par Corbeau (2005b, 2007a) –, il faudrait réinventer les politiques publiques de gestion de l’alimentation contemporaine en favorisant les habitudes ancrées dans des dimensions sociales et sociables (Fischler et Masson, 2008a, p. 125). Une médicalisation de l’alimentation quotidienne exacerbant les dimensions de santé et de nutrition au détriment des dimensions de plaisir et de culture/identité pourrait mettre à mal le modèle traditionnel français peut-être plus sûrement que la transformation des pratiques alimentaires elles-mêmes [Corbeau (dir.), 2008 ; Dupuy et Poulain, 2008 ; Dupuy, 2008 ; Poulain, 2008 ; Poulain et al., 2009].
52En soulignant que l’entreprise de rationalisation des comportements alimentaires risque de toucher en profondeur le lien qu’entretiennent les mangeurs avec ce qui les relie à leur culture et à leur groupe, en termes d’intégration, le rappel des fonctions sociales et culturelles de l’alimentation est réalisé. En autonomisant les individus dans la promotion d’un mangeur rationnel, les risques d’augmentation de la réflexivité dans les processus de décision peuvent se traduire par une désaffiliation sociale ; on retrouve ainsi les principaux enjeux de la première matrice. L’extension de la nutritionnalisation entraîne une « perte de sens du monde » c’est-à-dire un « désenchantement » et une « trivialisation » de l’alimentation contemporaine ainsi qu’une autonomisation croissante des individus. Il n’est peut-être pas anodin alors de voir que les interprétations sociologiques de la modernité alimentaire, dans la matrice de la « rationalisation », peuvent conduire aussi, dans la filiation avec la matrice de la « différenciation sociale », à des réponses en termes d’adaptations et de fonctions sociales et culturelles de l’alimentation. L’importance accordée en France par l’ensemble du corps social au modèle alimentaire commensal et au plaisir commensal peut aussi renvoyer à une réponse fonctionnelle « spontanée » contre certains effets de la modernité alimentaire. Ces éléments seront présentés et analysés plus en détail dans les parties suivantes.
La condition moderne
53Pour Martuccelli cette dernière matrice correspond à la plus positive des représentations sociologiques de la modernité. Ce sont les paradoxes et les contradictions insurmontables de celle-ci qui y sont analysés. Le changement et le mouvement y sont permanents, tant dans les événements, les lieux, les temporalités que dans les échanges, et sont au cœur de l’expérience des individus. La modernité est alors « une réflexion consciemment historique sur le « mode historique de la subjectivité » (Martuccelli, 1999, p. 370). Cela implique un processus de distanciation propre à la « condition moderne » qui se vit moins de façon tragique par les individus que comme une manière d’éprouver le monde (ainsi qu’on le retrouve dans la sociologie goffmanienne). Cette matrice intègre des analyses sur « l’écart constitutif de la modernité » et de « l’incertitude » caractéristique du changement, étudiés de façon variable selon les auteurs et les écoles de pensée. L’accent est plus ou moins mis sur la nécessaire réflexivité des individus modernes (toutes trajectoires et positions sociales confondues), confrontés à l’absence de certitudes. La fragmentation de la vie moderne est une condition indépassable mais pas nécessairement réductrice ici, « cet écart pose le problème de la nature du rapport social de l’individu à un monde devenu une suite fragmentée de situations et de moments » (Martuccelli, 1999, p. 372). Cette matrice est principalement incarnée chez Simmel, ainsi qu’auprès de plusieurs sociologues de l’école de Chicago et à leur suite Goffmann, puis Touraine et Giddens.
54Les analyses portant sur le « mangeur pluriel » sont celles s’inscrivant probablement le plus dans cette tradition sociologique (Ledrut et al., 1979a et b ; Corbeau, 1991, 1992 ; Ascher, 2005a et b ; Kaufmann, 2001, 2005). Elles sont complétées par des approches mobilisant les perspectives pragmatiques ou pluri-dispositionnalistes en vue d’analyser la variabilité des pratiques résultant de l’expérience de la pluralité : il s’agit alors d’observer des processus cognitifs réflexifs et de « routinisation » sur la durée comme le travail de Lamine sur les mangeurs « bio intermittents » (Lamine, 2003, 2005 ; Lamine et Chateauraynaud, 2008) ou, dans la pragmatique du goût d’Hennion et de Teil, sur les actions performatives des amateurs de vin dans leur attachement (Hennion et Teil, 2004 ; Teil, 2001, 2004) ; c’est également le travail de Ascher sur la classe créative en matière de nourritures (Ascher, 2005).
55Les travaux analysant les dynamiques de recompositions identitaires dans les situations de migrations (Vasquez, 1986 ; Vasquez-Bronfmann, Martinez, 1996) ou de métissages et exotismes (Corbeau, 1996 ; Poulain et Tibère, 2000 ; Tibère, 2005, 2009 ; Régnier, 2007) peuvent aussi s’y inscrire12. De même, l’étude des quatre « forces sociales » influençant les choix alimentaires de Warde (1997) en termes d’« individualisation », de « déstructuration », de « communautarisation » et de « stylisation » permettant de donner des directions du changement social et de construire une typologie de mangeurs peut s’y trouver. L’analyse de la double dynamique de transformation et de conservation de la société moderne de Ascher permet de considérer le passage d’une modernité à une surmodernité (au sens d’hypermodernité) conduisant l’individu à tisser de multiples liens sociaux et appartenances qui appellent d’autres types de régulations individuelles et collectives à l’origine de « solidarité réflexive » et de nouvelles inégalités sociales. Le mouvement Slow Food incarne, selon lui, une réappropriation de la temporalité par certains mangeurs hypermodernes (Ascher, 2004, rééd. 2006, p. 274).
56Ces interprétations s’enracinent dans une grille de lecture positive car le regard sur les mutations porte tout à la fois sur les effets – sur les dimensions régulatrices traditionnelles et les modèles alimentaires – des dynamiques de changements ainsi que sur les ajustements et les recompositions qu’elles impliquent. Ce sont les mouvements de flux et de reflux dans les normes et les comportements qui sont analysés au travers de la recomposition des cultures alimentaires à l’œuvre actuellement. Celle-ci repose sur la tension différenciation/intégration car la mondialisation implique « à la fois des nouvelles différenciations, résultant des formes originales d’appropriation de produits ou de techniques, et le développement d’espaces communs servant de passerelle entre les modèles alimentaires » (Poulain, 2002, p. 33-34). La compréhension, pour la sociologie, des espaces culinaires communs et des produits transculturels est capitale dans l’étude de la modernité alimentaire. On passe ainsi de l’idée d’une désintégration de l’influence de certains modèles alimentaires et des particularismes qui les sous-tendent aux mécanismes de métissages qui intègrent de nouvelles variétés alimentaires et culinaires. Les métissages sont définis comme résultant de l’anomie perpétuelle en tant que prolifération de normes et prolifération insatisfaisante qui oblige l’acteur à imaginer et à inventer ; il s’agit d’une conception de l’anomie dans sa « dynamique créatrice » (Corbeau, 1991).
57Certaines de ces dimensions sont mobilisées dans la présente étude de la socialisation tant dans les changements socio-historiques résultant de la « condition moderne » et qui ont un effet sur la socialisation que dans les paradigmes sociologiques les ayant illustrés : celle-ci met fin au rôle de la socialisation dans l’ordre social ; l’hétérogénéité et le changement ont des effets sur les mécanismes de la socialisation dans l’interaction ; la réflexivité de l’homme moderne le rend pluriel.
58Cette matrice semble le moins donner lieu aux critiques et aux controverses au sein de la sociologie. Certaines dimensions comme la différenciation ou la réflexivité sont communes aux deux premières matrices mais la manière d’envisager leurs incidences est distincte. Dans celle-ci, les processus sociaux dépassent ou transcendent l’expérience de la modernité, ce qui contribue peut-être finalement à mieux s’y adapter.
59En conclusion, l’approche matricielle proposée, si elle doit être complétée, met en correspondance des auteurs et des familles de pensée très éloignés sur le plan paradigmatique mais pouvant se rejoindre dans l’appréhension des désajustements de la modernité alimentaire. Pour cette raison les sociologues mobilisés se retrouvent, selon leurs travaux, concepts théoriques, trajectoires scientifiques ou moments de leur carrière, dans l’une ou l’autre des matrices.
60Dans la description et l’interprétation de la modernité alimentaire, la matrice de la « différenciation sociale » permet de revenir sur les enjeux de régulation et de contrôle sociaux de l’alimentation en en réinterrogeant les fonctionnalités sur l’intégration des individus : celle-ci peut sans doute expliquer l’attachement au modèle du repas commensal ainsi que les inquiétudes sur leur disparition qui pourrait avoir une incidence sur le non-maintien de la régulation et de l’ordre au niveau collectif ou sur le défaut de transmission. La matrice de la « rationalisation » est abordée au travers du processus d’intériorisation des locus de contrôle, en évoquant les formes de rationalité à l’œuvre dans les décisions alimentaires puis enfin sous les angles, distancés de l’analyse du mangeur en termes de rationalité, ou critiques, par les conséquences de la rationalisation des comportements alimentaires dans un contexte de médicalisation de l’alimentation. Enfin, la matrice de la « condition moderne », plus positive, porte un regard sur les mutations en termes d’ajustements qui se retrouvent dans la pluralité de chaque mangeur.
61Les effets d’influences réciproques dans les relations entre science et société portent principalement sur une analyse des dynamiques de productions scientifiques, fruits des consensus et/ou des débats scientifiques, et sur les conditions de leur diffusion sociale. Cette dernière est interprétée en termes de conséquences des controverses scientifiques (leur absence invisibiliserait les discussions et les possibilités de réappropriation par la société profane) mais aussi comme le résultat d’un discours largement moins soumis à la critique du corps social car plus difficile à comprendre : inscrit dans le registre de l’interprétation, sans doute plus conceptuel et moins descriptif que les travaux relatant la déstructuration alimentaire sous l’angle du grignotage ou de la disparition des repas par exemple. Enfin, il semble que lorsque les interprétations de la modernité alimentaire sont moins diffusées dans l’ensemble du corps social, les analyses sociologiques sont par là-même plus consensuelles et moins soumises à discussion à l’intérieur de la discipline. Probablement que l’absence ou l’amenuisement du « télescopage » d’enjeux sociaux, identitaires, économiques, culturels sur ces questions permet de stabiliser les connaissances produites.
62Cependant, si les analyses à l’intérieur de chaque matrice présentent des différences, toutes montrent qu’on ne peut pas faire fi de la tradition, de la culture, du passé et des enjeux de régulation et d’intégration sociales, comme cela pourrait être envisagé dans une acception relativiste et forcément réductrice des matrices. Les intégrer permet de comprendre d’autant mieux la trame de l’expérience du mangeur dans la modernité alimentaire.
63Pour bien en saisir l’importance, il importe de revenir sur ce qui fonde le rapport des mangeurs humains à leur alimentation pour mettre en exergue la participation de phénomènes culturels à des contraintes biologiques et écologiques ainsi que les liens entre alimentation et construction identitaire. Il s’agit de reconnecter cette approche à la proposition d’articulation bio-psycho-socio-culturelle des effets des mutations de l’alimentation contemporaine sur le mangeur présentée dans le cadre d’une anthropologie bio-culturelle de l’alimentation [Morin, 1973 ; Fischler (dir.), 1979].
Dimensions bio-culturelles des mangeurs
64L’alimentation a une fonction structurante de l’organisation des groupes humains. Elle est bien plus que le simple reflet de situations sociales et culturelles (Poulain, 2002), elle est un marqueur majeur de l’identité culturelle (Moulin, 1975a).
65L’étude de l’alimentation dans sa complexité invite à des approches multiples et complémentaires. Les modèles alimentaires mis en œuvre dans une société sont une traduction d’une situation culturelle, sociale et historique, autant qu’ils en constituent des déterminants à divers niveaux. La prise en compte du biologique et de sa connexion avec le culturel, les liens entre l’alimentation et la construction identitaire sont essentiels à la compréhension de cette recherche car ils sont mis à mal par la modernité alimentaire.
L’alimentation, entre besoins biologiques et phénomènes culturels
66Il s’agit de comprendre comment les travaux sur l’alimentation sont passés de conceptions la considérant comme une réponse sociale et culturelle à un besoin biologique à d’autres la pensant comme une participation aux phénomènes culturels ainsi que l’a appréhendé Tibère dans l’approche de la créolisation alimentaire (Tibère, 2005).
67La première posture est incarnée par l’approche fonctionnaliste. Celle-ci pose la culture et les institutions comme des réponses collectives aux besoins naturels comme se reproduire, se nourrir, dormir. Selon Malinowski (1944), les repas sont des réponses à des contraintes ou des besoins d’ordre biologique. Les interdits alimentaires par exemple sont des réponses fonctionnelles et non des phénomènes culturels ou identitaires et ce même si cette approche n’ignore pas que la diversité des sociétés repose sur la diversité des formes de « dérivation » des besoins. Le « matérialisme culturel » de Harris approfondit cette idée en démontrant que les interdits sur le porc chez les juifs ou les musulmans, comme la vache dans certaines classes en Inde sont réductibles à des calculs « coût/bénéfice » (Harris, 1977) suggérant une déconnexion totale entre les phénomènes d’adaptation et l’ordre culturel et symbolique.
68Ces perspectives seront vivement critiquées par toute une série de travaux qu’incarnent ceux de de Garine pour qui les dimensions culturelles de l’alimentation sont centrales. Cette seconde posture considère que les approches bio-fonctionnalistes ignorent la fonction de marqueur d’identité sociale de l’alimentation, le rôle de barrière culturelle ou de cohésion sociale ainsi que les dimensions symboliques et mythologiques. Dans un texte célèbre, celui-ci montre que les ajustements du système alimentaire à la culture ne sont pas toujours optimaux du point de vue biologique et s’intéresse aux « sagesses » ou « folies » des cultures dans le domaine : sont conservés des traits et des comportements qui apportent une « satisfaction » à un besoin mais pas forcément biologique ; certains contribuent peu à améliorer « l’adaptation globale » des populations : en la matière, le plaisir l’emporte souvent, selon lui, sur le nutritionnel (de Garine, 1979) ; nous aurons l’occasion d’y revenir un peu plus loin. Manger renvoie à des dimensions qui sont aussi bien biologiques que culturelles. La perspective bio-anthropologique tente de dépasser la dissociation entre nature et culture. Le rôle des représentations et des systèmes de valeurs dans les phénomènes d’adaptation physiologique en témoigne (Katz, 1979) tout comme l’analyse du dégoût alimentaire que réalisent Fischler et Rozin, considéré comme une protection biologique reconstruite culturellement : « la nourriture brute est porteuse d’un danger et d’une sauvagerie ; la cuisine lui permet de passer de la nature à la culture, de prendre sa place dans l’assiette et le corps, de rencontrer l’ordre des choses » (Fischler, 1990, p. 77). À travers ce mécanisme de protection, le mangeur préserve également son identité personnelle et culturelle.
69Biologiquement les êtres humains ne savent tirer tous les éléments nutritifs dont ils ont besoin pour vivre d’une seule nourriture. Ils doivent diversifier leur alimentation. La nécessité de la variété, à la fois source de contrainte et de liberté, pousse les mangeurs à la nouveauté (néophilie) mais en même temps génère de l’anxiété ce qui les rend méfiants et conservateurs, voire néophobes (Fischler, 1979, 1990). Le « système culinaire » est le dispositif permettant de résoudre l’anxiété de l’incorporation : il correspond à un système de classification taxinomique de l’alimentation gérant le « paradoxe de l’omnivore », à l’intérieur duquel s’opèrent les choix alimentaires : ingrédients, techniques utilisées dans la préparation mais aussi représentations, croyances et pratiques sont partagés par des mangeurs faisant partie d’un même groupe culturel. Cette classification renvoie à des règles et ordres de préparation, de combinaison, de consommation et de préhension. Chaque système, inscrit dans une culture donnée, peut être comparé au langage dans lequel « les fautes de grammaire peuvent créer des faux-sens et des contre-sens » (Fischler, 1990, p. 33). L’homme est alors confronté à une double contrainte : en plus de devoir consommer une alimentation variée, il doit respecter (et apprendre à respecter) les règles culturelles comme ne pouvoir manger que des aliments connus, socialement identifiés et valorisés. La cuisine d’une communauté humaine est tout à la fois arbitraire et conventionnelle. De plus, les consommations alimentaires étant incorporées, elles traversent la barrière du corps pour devenir le mangeur lui-même. Cette dimension est posée comme un invariant du comportement alimentaire humain. Les êtres humains pensent leurs aliments, c’est-à-dire qu’ils les classent, les combinent en fonction de catégories liées à la culture sachant que toutes les cultures humaines possèdent leurs codes, concernant ce qu’il faut manger, quand et comment manger (Fischler, 1990). Chaque culture sélectionne au sein d’un ensemble large de produits quelques-uns qui constitueront ses aliments ; le plus élémentaire des classements distingue ce qui est comestible de ce qui ne l’est pas (sur le plan biologique) et ce qui est mangeable de ce qui ne l’est pas (sur le plan culturel). L’homme ne mange qu’une partie infime de ce qu’il pourrait manger, et cette partie varie suivant les sociétés et les groupes et les périodes historiques. Le système culinaire propre à une société donnée induit que le mangeur (intégré dans une culture) n’a que très peu de décisions à prendre.
70L’apprentissage de ce système classificatoire se fait par les processus de socialisation : l’individu fait ses premières expériences de ce qu’est et de ce que doit être manger. La différenciation dans les systèmes classificatoires est une composante obligatoire du fait de modes d’apprentissages variant d’une culture ou sous-culture à une autre.
71Tous les aspects mentionnés mettent en évidence la notion centrale d’identité. Dans le principe de l’incorporation, le mangeur devient ce qu’il consomme au sens où il acquiert les qualités (nutritionnelles-objectives et symboliques-subjectives13) de l’aliment et, lorsqu’il consomme tel ou tel aliment, il s’intègre dans un espace culturel. La spécificité d’un système classificatoire n’est ressentie que dans sa confrontation à un autre système classificatoire. L’acte alimentaire est fondateur de l’identité collective et par un jeu d’identification/distinction, de l’altérité (Poulain, 2002). La valeur identitaire de la nourriture réside dans le sens où elle sert à se démarquer. Dans cette direction, les migrations humaines proposent une perspective intéressante pour la compréhension des dimensions sociales et culturelles de l’alimentation14.
Déterminismes socio-culturels et contextes
72Les liens existants entre les déterminismes sociaux et les déterminismes culturels façonnant les mangeurs et leurs espaces de liberté lorsqu’ils décident ou non de s’y soumettre ont été entre autres théorisés par Corbeau. Celui-ci précise que les comportements alimentaires s’inscrivent selon deux axes paradigmatiques du manger que sont l’ouverture et/ou le repli et l’enfermement.
Manger peut donc se concevoir au sein de formes de sociabilité qui confèrent à l’aliment et aux rituels de son partage leurs dimensions culturelles et symboliques. Mais manger peut aussi recouper un autre comportement de l’acteur social qui cherche à fuir ponctuellement jusqu’à son identité en s’isolant, en refusant dans « l’ici et maintenant » de l’acte alimentaire toute forme de communication.
Corbeau et Poulain, 2002, p. 18-19
73La « socialité » est définie comme étant la position des mangeurs soumis à des formes de socialisation, modelés et produits culturellement, inscrits dans des trajectoires plurielles et sujets à des hiérarchies sociales jouant comme de véritables déterminismes. Elle désigne les mouvements partant de la société vers les mangeurs et se trouvant en amont du sens que ceux-ci donnent à leurs actions. Elle traduit les facteurs sociaux ayant une fonction sur les processus de socialisation des individus. La « sociabilité » correspond, quant à elle, à un processus au cours duquel les individus sont actifs puisqu’ils choisissent les formes de relations qu’ils vont avoir avec les autres. Dans les échanges, les mangeurs fournissent les réponses matérialisant les produits de la « socialité » puisque la « sociabilité » caractérise l’actualisation ou non des influences sociales par les mangeurs dans un contexte précis. Ces derniers peuvent afficher une volonté de reproduction sociale ou au contraire développer des stratégies d’adaptation. Ils peuvent aussi déployer des stratégies de rejet ou décider de développer eux-mêmes de nouveaux marqueurs, ce que Corbeau associe à des « dynamiques créatrices ». La démarche empirique et phénoménologique qu’il propose conduit – à partir de la reconstruction d’ethos – à mettre en perspective d’un point de vue dynamique les formes de constructions identitaires se dessinant dans l’interaction entre les déterminismes sociaux et culturels des mangeurs et les stratégies que ceux-ci mettent en œuvre pour les refuser, les recomposer, les approprier, voire les métisser dans la rencontre avec l’altérité (Corbeau et Poulain, 2002) ou la façon dont ils vont mettre en scène les règles imposées par la « socialité » dans un contexte précis.
74Le développement d’une telle conception de l’ethos permet de faire le rapprochement avec les processus de socialisations pluri-dispositionnelles proposés par Lahire (2002). En effet, quelques parallèles peuvent être dégagées pour ces deux approches notamment au regard des « propensions dispositionnelles » cohérentes ou fluctuantes de certains individus et leurs conditions de variabilité. Les mangeurs restent surdéterminés par leur origine sociale mais ils disposent conjointement d’un espace de liberté leur permettant d’adapter, de changer et de faire évoluer les formes de leurs pratiques et consommations alimentaires. Dès lors se pose la question de l’actualisation par des mangeurs dans une situation donnée des influences sociales. Le système triangulaire de la consommation alimentaire, appelé « triangle du manger » (Corbeau, 1997) théorise la situation alimentaire et montre l’importance de la prise en compte des contextes dans l’acte de consommation. Il permet de lire les pratiques alimentaires comme étant le résultat de la rencontre de trois éléments :
un mangeur socialement identifié pouvant être décrit par les caractéristiques sociodémographiques classiques de la sociologie que sont le sexe, l’âge, la catégorie socio-professionnelle, le niveau d’études, le revenu ou encore par sa trajectoire, sa place dans une société, un ou des groupes socio-culturels puisque le mangeur est ici pensé comme pluriel ;
un aliment particulier sur lequel des représentations s’agrègent et ce au sein d’un espace socio-culturel donné ;
une situation, c’est-à-dire un contexte socialement identifié (domicile ou hors domicile, consommation ordinaire/quotidienne ou extraordinaire/festive, solitaire ou commensal, convivial ou austère).
75Ces trois éléments structurent les consommations alimentaires et varient dans l’espace et le temps.
76Pour faire la sociologie du plaisir, cette sociologie interactionniste du mangeur s’avère féconde pour comprendre les attitudes à l’égard des aliments, les conséquences de leur incorporation en termes de plaisir ou de déplaisir de même que pour envisager les actualisations ou les inhibitions de dispositions au plaisir ou à prendre du plaisir (infra partie 3).
77Dans une direction assez proche et mobilisée pour l’étude de la décision alimentaire, Poulain présente deux positions du mangeur, inscrites, soit dans le paradigme du conditionnement, soit dans celui de l’acteur rationnel : d’une part le mangeur est surdéterminé par des dimensions biologiques, écologiques, sociologiques et psychologiques ; d’autre part le mangeur, libre de ses choix et rationnel, agit suivant des raisons économiques, sanitaires, esthétiques. Entre ces deux positions extrêmes, les caractéristiques s’estompent au fil des stratégies et des jeux d’interactions. Inspirée du modèle conceptuel wébérien sur les rationalités, l’approche proposée pour l’étude des « modèles alimentaires » présente l’intérêt de mettre en évidence les différents horizons de l’acte alimentaire en termes de plaisir, de convivialité, de santé, d’écologie ou encore de symbolique. En arrière-plan, cela permet de montrer que l’acte de manger fait s’exprimer les désirs d’un mangeur socialement et culturellement défini (Poulain, 2001 ; Corbeau et Poulain, 2002). Il existe deux points de vue antagonistes de la manière dont les mangeurs sont censés construire leur décision alimentaire : le premier pointe l’individu comme libre de ses choix et de ses décisions, ses marges de liberté lui permettant de déployer des rationalités en valeur et en finalité ; le second met l’accent sur des phénomènes dont le mangeur n’a pas conscience mais qui constituent pourtant des causes de choix. Ce n’est pas ici la volonté qui guide la décision mais des causes biologiques, sociologiques, psychologiques, économiques et écologiques.
78Ces éléments sont circonscrits par des modèles alimentaires à l’intérieur d’un espace social alimentaire.
Espace social alimentaire et modèle alimentaire
79C’est à partir des travaux de Condominas (1977, 1980) relatifs à la notion d’« espace social15 » que Poulain (1997, 2003) transpose ce concept dans le domaine de l’alimentation en posant l’« espace social alimentaire » et l’imaginaire qui le sous-tend non seulement comme un « phénomène social total » (au sens maussien) mais aussi comme un « phénomène total humain » (Morin). Le « modèle alimentaire » correspond à une configuration particulière de l’« espace social alimentaire », c’est-à-dire qu’il renvoie à la façon dont il est agencé au niveau d’un groupe social ou culturel, ou d’une époque : il est l’ensemble des connaissances, fruits de l’interaction entre un groupe humain, son patrimoine génétique, sa culture et le biotope dans lequel il est installé (Poulain, 2005). Rejoignant sur le plan conceptuel l’approche de Douglas (1979) en termes de « pattern », le « modèle alimentaire » est défini comme une série de règles découlant d’une organisation sociale et s’inscrivant dans une structure ayant une logique interne ; les règles sont imposées de l’extérieur au cours de la primo-socialisation mais, à l’intérieur de ces contraintes, il existe un espace de liberté dans lequel l’individu peut exprimer une certaine originalité, ce qui renvoie aux dimensions de « socialité » et de « sociabilité » décrites précédemment. Les règles des modèles alimentaires participent également à la structuration des rythmes biologiques du mangeur, en les incrémentant sur les rythmes sociaux. L’immersion d’un enfant dans un « espace social alimentaire » est ponctuée par ceux-ci en plus de l’usage de certains produits et d’un ensemble de règles et de valeurs. Toutes ces dimensions façonnent le biologique tant au niveau de l’expression de certains phénotypes que de la mise en place des mécanismes de régulation et de contrôle de la prise alimentaire (Poulain, 2003). Les interactions entre biologie et culture sont vues comme partiellement indépendantes du moment que la culture, et l’existence d’une certaine autonomie de celle-ci, ne bouleverse pas trop les processus biologiques vitaux (Poulain, 2005). Plus qu’une simple conséquence des contraintes biologiques et écologiques liées à l’environnement, l’alimentation structure (et est structurée par) l’organisation sociale d’un groupe et d’une société. Les pratiques à l’intérieur d’un « espace social alimentaire » sont un lieu de structuration de l’organisation sociale et culturelle mais aussi un lieu de lecture de ces phénomènes. Au niveau de la structuration socio-culturelle, c’est dans l’espace de liberté laissé par les contraintes physiologiques et écologiques qu’intervient la culture ; à la fois comme vecteur d’adaptation à ces contraintes et aussi comme facteur de transformation de celles-ci selon les systèmes de valeurs des groupes humains impliqués. L’« espace social alimentaire » renvoie alors à un ensemble de règles et de prescriptions sociales modelant les pratiques, les représentations et les habitudes des mangeurs qui viennent définir un ordre du mangeable, un système alimentaire, un système culinaire, un système de consommation, un système de temporalité et un ensemble de différenciation interne. Leur synthèse et leur articulation constituent un « modèle alimentaire16 ».
80Reprenant l’analogie établie par de Saussure (1962) entre langue et parole ainsi que celle proposée par Lévi-Strauss (1968) entre langue et cuisine, Poulain (1985, 2003) propose d’en remobiliser les perspectives analytiques dans l’étude de la fonction des modèles alimentaires. Si la langue représente l’aspect codifié et socialisé du langage tandis que la parole est la manière particulière avec laquelle un individu la mobilise, les modèles alimentaires, suggère-t-il, représentent un ensemble de pratiques culinaires et de table socialisées, c’est-à-dire l’équivalent de la langue tandis que les manières de table mais aussi de cuisiner, d’aimer manger et d’apprécier ce qui est bon dans la culture d’appartenance de tel ou tel mangeur singulier pour se positionner socialement, sont l’équivalent de la parole. Il précise qu’« ainsi l’alimentation est le support d’un vaste système de communication permettant à des groupes humains des différenciations externes, entre les cultures, et internes entre groupes sociaux ou individus appartenant au même espace culturel » (Poulain, 2003). En ce sens, la différenciation des attitudes, des représentations et des comportements alimentaires contribue aussi bien à marquer la cohésion du groupe social ou culturel d’origine qu’à maintenir entre les individus et les groupes sociaux et les cultures une hétérogénéité suffisante pour les échanges et la communication (de Garine, 1979).
81Ce concept constitue un outil socio-anthropologique permettant de penser l’alimentation dans une approche générale et en dialogue avec d’autres disciplines. Il représente un concept « gigogne » articulant plusieurs dimensions descriptibles et que l’on peut documenter. C’est un outil offrant la possibilité de saisir les modalités de la transmission et de la socialisation : c’est pourquoi il est intéressant de s’y adosser dans la présente étude. Le « modèle alimentaire » fonctionne comme un dispositif opérationnel pour le mangeur. À l’intérieur de chaque modèle, les décisions alimentaires étant prédéfinies par des règles sociales et culturelles, elles permettent une économie psychique et corporelle : les comportements et les attitudes sont inscrits dans l’allant de soi culturel, ce qui contribue à l’élaboration de routines. En outre, quand le modèle fonctionne, il gère les ambivalences des relations à l’alimentation et réduit l’anxiété en découlant.
82Cependant, les « modèles alimentaires » et les allant de soi les caractérisant sont constamment remis en question dans le cadre de la modernité alimentaire. Ainsi, le mangeur fait davantage intervenir sa réflexivité et sa subjectivité pour choisir ce qu’il consomme et quand, où, avec qui et comment il le fait. La modernité contribue alors à éroder les règles et l’organisation sociale des « modèles alimentaires » d’une part, à augmenter les libertés individuelles d’autre part, ainsi que l’anxiété des mangeurs (Corbeau et Poulain, 2002).
83De ce fait, la gestion des « ambivalences alimentaires » est soit rendue plus difficile, soit réorganisée (Beardsworth, 1990, 1995). La première ambivalence à laquelle sont confrontés les mangeurs se situe dans la combinaison santé et maladie : « l’anxiété qui accompagne l’incorporation est ici d’ordre sanitaire » (Corbeau et Poulain, 2002, p. 139). Pour la gérer il faut se référer à des règles diététiques. La deuxième ambivalence s’inscrit sur un continuum allant de la vie à la mort. En effet, si l’aliment est ce qui donne la vie, il peut aussi conduire à la mort. Les toxiques rejoignent l’ambivalence santé et maladie et celle de la vie et de la mort (Paul-Lévy, 1997). Cette dernière peut aussi être envisagée en termes éthiques concernant la question du « meurtre animal » que la plupart des cultures encadre d’un ensemble de rituels de protection dont la fonction est de le rendre légitime (Poulain et al., 2007). Les modalités de mise à mort de l’animal, du tabou aux sacrifices en passant par l’abattage massif par exemple, sont un dispositif permettant de la gérer. Enfin, une dernière ambivalence concerne le plaisir et le déplaisir qui « rend compte du fait que l’alimentation peut être tout à la fois source de sensualité, de plénitude, d’intense plaisir sensoriel, mais également susciter toute une palette de sensations désagréables, allant du simple “déplaisant” jusqu’au dégoût révulsif capable de provoquer des malaises, voire le vomissement. L’anxiété est alors à composante sensorielle et hédonique » (Corbeau et Poulain, 2002, p. 138). La cuisine permet principalement de gérer cette ambivalence car elle rend consommable les aliments, agit comme autant de marqueurs gustatifs qui donnent aux produits et aux aliments une connotation de goût familier et les « enculture » (Fischler, 1990). Les composantes culturelles et historiques des processus de domestication et de normalisation du plaisir – notamment dans leur esthétisation (gastronomie) et/ou moralisation – peuvent être lues comme une manière de gérer ces ambivalences. De surcroît, le contexte actuel, questionne les modalités récentes de sa gestion et sa nouvelle acuité, la gestion plus forte de l’une ou l’autre de ces ambivalences pouvant venir empiéter et redéfinir les autres. Si ce phénomène n’est pas nouveau à l’échelle de l’humanité, il pourrait prendre d’autres formes dans le contexte actuel de médicalisation de l’alimentation. Comment la gestion de l’ambivalence « santé-maladie » pourrait-elle substituer aux inclinations au plaisir des préférences pour la santé et la nutrition ?
84Pour conclure, l’approche bio-culturelle de l’alimentation peut être aisément redéployée sur la question des effets des mutations de l’alimentation contemporaine. Le passage du « mangeur éternel » au « mangeur moderne » doit alors être regardé en admettant l’idée que le mangeur social et culturel ne peut être compris sans le mangeur biologique et inversement (Fischler, 1979, 1990, 2003), ce que permet d’articuler le concept d’« espace social alimentaire » (Poulain, 2002). Les liens entre alimentation et obésité étant devenus à ce jour si problématiques et préoccupants, il convient d’y revenir un moment. Par le passé, les environnements alimentaires dans lesquels les mangeurs évoluaient n’étaient pas pléthoriques. À ce titre, certains défendent l’idée que les mangeurs ne sont pas biologiquement armés pour se restreindre et dépenser les calories. De plus, comme le dispositif socio-culturel régissant les comportements des mangeurs étaient tributaires de la limitation des ressources en raison de pénuries alimentaires ataviques, dans le contexte contemporain de l’abondance, la pression sociale s’applique avec moins de rigueur (voire disparaît) au profit de davantage de libertés ce qui peut avoir une incidence sur la capacité de l’individu à s’autocontrôler. La « gastro-anomie » pourrait être alors impliquée dans le développement de l’obésité.
Dans le métabolisme humain, il y a une série de dispositifs qui, dans notre environnement, favorisent l’obésité ; nos cultures alimentaires contemporaines souffrent paradoxalement de ne plus avoir à réguler l’accès aux ressources, de ne plus avoir à partager, en somme, la pénurie.
Fischler, 2003, p. 6
85Sur la question de l’obésité, l’« autorégulation transitionnelle » de Ascher (2006) calquée sur la théorie d’Elias avec l’idée d’une intériorisation progressive du « locus de contrôle » ainsi que le modèle de la « transition alimentaire » développé par Poulain (2009) peuvent être transposés à la question de l’articulation entre « mangeur biologique » et « mangeur social ». Cette grille de lecture bio-culturelle de l’alimentation contemporaine permet alors d’autant mieux de comprendre le renouvellement de l’intérêt, depuis le début des années 2000, d’une réflexion sociologique en termes de régulation et de contrôle qui apparaît dans les notions de commensalité, de convivialité et d’échanges affectifs présents dans les prises alimentaires ainsi que dans les arguments de maintien, voire de défense, de certains « modèles alimentaires » (Rozin et al., 1999, 2006 ; Poulain, 2002 ; Fischler, 2003 ; Fischler et Masson, 2008a ; Corbeau, 2008) car ces derniers peuvent être lus « comme des ensembles agrégeant de multiples expériences, réalisées sous la forme d’essais et d’erreurs par une communauté humaine en relation avec son environnement » qui ont une fonction d’équilibre dans l’articulation du biologique et du culturel et qui « contribuent simultanément à la survie des individus, en leur offrant des schémas de conduites adaptées, et à la survie du groupe social, en permettant la transmission de valeurs et de normes par delà les générations » (Poulain, 2003, p. 14). En ce sens, ils constituent des savoirs empiriques.
Parce qu’ils ne peuvent pas s’opposer à des règles vitales, les modèles alimentaires sont partiellement déterminés par le biologique, mais ils déterminent aussi la biologie humaine en participant à l’expression de certaines caractéristiques génétiques et en pesant sur les mécanismes de sélection génétique.
Poulain, 2005, p. 17.
86De surcroît, ils contribuent à la construction identitaire en tant que marqueurs culturels et sociaux. Finalement, ils peuvent « solutionner » les cas de désajustements sociaux décrits dans l’expérience matricielle de la modernité alimentaire.
87L’on entrevoit comment ces dimensions rejaillissent sur l’attachement à la commensalité et plus encore à la convivialité et leur transmission entre les générations. Peut-être celui-ci correspond-il finalement à une conception interventionniste et régulatrice des comportements biologiques et culturels du jeune mangeur humain ? Dimension qu’il faut explorer.
88Nous nous sommes attachés à caractériser la modernité alimentaire en réinterrogeant tout à la fois ses conséquences sur les mangeurs, sur les modes d’alimentation contemporains et leurs enjeux et ce de plusieurs manières : historique, matricielle et bio-culturelle.
89Les principaux bouleversements, ayant réorganisé ces dernières décennies la « filière du manger », transformant les représentations et les comportements des mangeurs, ont été présentés en mettant la focale sur les divers débats et controverses ainsi que les enjeux sociaux, économiques et scientifiques qu’ils sous-tendent les caractérisant.
90Puis, la modernité alimentaire a été investie à partir de trois matrices de sorte à articuler diverses explications théoriques des changements de l’alimentation contemporaine pour mieux rendre compte de l’expérience directe des mangeurs à diverses figures de désajustement que sont la « différenciation sociale », la « rationalisation » et la « condition moderne ». Cette analyse matricielle donne lieu à une nouvelle interprétation sur les relations d’influences entre le monde scientifique et la société en termes de compréhension des discours scientifiques sur la modernité alimentaire, puis de construction de la critique et enfin de ré-élaboration scientifique.
91Enfin, l’articulation entre mangeurs humains et organisation sociale est mobilisée pour comprendre la manière dont les dimensions bio-culturelles sont redéfinies par l’expérience de la modernité alimentaire.
92De surcroît, ces éléments permettent de dessiner les contours de l’organisation sociale et culturelle de l’alimentation des jeunes mangeurs et de ses enjeux à plusieurs niveaux. Tout d’abord, l’environnement alimentaire des mangeurs et, par conséquent, également des plus jeunes d’entre eux. Ensuite, l’articulation entre demande sociale et intérêt scientifique. La grille de lecture matricielle de la modernité alimentaire aide à poser les jalons d’une démarche multi-paradigmatique. Enfin, évoquer dans une position bio-psycho-socio-culturelle les relations entre les universaux bio-anthropologiques des mangeurs et les dimensions socio-culturelles pour réinterroger les conséquences de la modernité alimentaire, permet d’ancrer une réflexion sur les dimensions biologiques, psychologiques, sociologiques et culturelles du processus de socialisation et du plaisir alimentaire d’une part et de la manière dont la modernité réinterroge les relations entre le mangeur et le plaisir d’autre part.
93Dans la partie suivante, les processus de la socialisation alimentaire seront appréhendés du point de vue des préoccupations sociales les concernant en vue de dégager les évolutions dans les définitions du concept de socialisation ainsi que dans les figures de l’enfance et de l’adolescence.
Notes de bas de page
1 Le terme de « déstructuration » a été remplacé à la fin des années 1990 par celui plus neutre de « simplification » (Poulain, 2001).
2 Poulain reprend le terme de « sociopathie » à Druhle (1996).
3 Le processus de thématisation de l’obésité peut aussi être interprété comme le résultat de la culpabilité de l’abondance de nourriture dans les rapports Nord/Sud élaborée autour du durcissement des liens entre citoyenneté et consommation.
4 La modernité est pris au sens de « contemporain », d’« actuel » (Poulain, 2001). On peut l’entendre aussi comme « expérience de désajustements » et de leur « prise de conscience historique » (Martuccelli, 1999).
5 Poulain (2002) interprète les controverses scientifiques sur la déstructuration du repas d’un point de vue épistémologique comme étant liées à des différences dans la production de données de niveaux non comparables. Ces controverses peuvent résulter également des conditions de diffusion des connaissances scientifiques et de recevabilité puis de réappropriation par la société profane. Parmi les différentes interprétations proposées sur la modernité alimentaire, la thèse de la déstructuration du repas, basée sur des éléments descriptifs et non conceptuels est probablement celle qui peut être la mieux comprise par les profanes. Ce processus contribue à la diffusion sur la scène sociale de certaines questions et à l’invisibilisation d’autres. Les descriptions de la modernité par les comportements alimentaires sont plus diffusables dans l’ensemble du corps social car plus compréhensibles que leurs interprétations conceptuelles comme les notions de « rupture des allant de soi », de « réflexivité alimentaire inhérente au risque » consécutives de la modernité alimentaire. La description étant plus facile – sur le plan empirique – à construire et démontrer, elle le serait aussi à approprier et par la même occasion à « démonter » c’est-à-dire à déconstruire (Dupuy, 2010).
6 En nous appuyant sur les matrices analysées par Martuccelli (1999), nous prenons la liberté de les mobiliser ainsi que la perspective d’articulation de paradigmes sociologiques que la démarche matricielle permet pour dresser les grands cadres, sorte d’arrière-plans, permettant de mieux comprendre la modernité alimentaire. La démarche entreprise ne vise aucunement à transformer ou prolonger l’étude des sociologies de la modernité.
7 Lorsqu’est mobilisée la notion de « régulation sociale » et de « contrôle social », nous nous référons à la thèse de Durkheim sur le suicide à partir de la typologie selon deux axes qu’il établit : intégration versus régulation ainsi qu’à ses prolongements. La régulation désigne donc l’ensemble des moyens par lesquels le groupe rend conforme et prévisible le comportement de ses membres. Dans le rapprochement avec les thèses fonctionnalistes, structuro-fonctionnalistes et culturalistes de la socialisation, les individus d’une société sont placés sous le regard des autres, ce qui a pour effet d’amener puis de maintenir (contrôle social) chacun d’entre eux dans la norme sociale ou culturelle ou dans les rôles qu’on leur assigne.
8 Pour saisir des différences entre les auteurs, se référer à la grille de lecture de la modernité alimentaire en termes de paradigmes sociologiques de Poulain (2002).
9 La diffusion rapide de la statistique et de la théorie des probabilités appliquées aux faits sociaux contribue à renforcer le développement de cette sociologie (Bloch, 1954 ; Lecuyer, 1976 ; Mennell, 1985 ; Herpin et Verger, 1991 ; cités par Poulain, 2002).
10 De nombreuses actions locales sont soutenues par le Plan National Nutrition Santé et organisées autour d’acteurs parfois très éloignés de la sphère médicale.
11 Par exemple, Douglas et Nicod, 1974 ; Sahlins, 1976 ; Douglas, 1979 ; Fischler, 1979 ; de Garine, 1979 ; Goody, 1982 ; Hubert, 1984 ; Lupton, 1985 pour les travaux les plus anciens.
12 Consulter aussi le numéro 7 de la revue Diasporas. Histoire et sociétés, « Cuisines en partage », 2005.
13 D’un point de vue subjectif et imaginaire, le mangeur croit et/ou craint, dans un mécanisme relevant de la « pensée magique » (Rozin, 1976 ; Rozin et al., 1986 ; Fischler, 1990, 1994 ; Nemeroff, 1994) s’approprier les qualités symboliques de l’aliment selon le principe : « je deviens ce que je mange ». L’incorporation s’étend aux valeurs et aux propriétés associées aux aliments ingérés.
14 Diasporas…, op. cit.
15 Condominas définit l’« espace social » comme étant « l’espace déterminé par l’ensemble des systèmes de relations, caractéristiques du groupe considéré ». « Ce concept, construit sur la catégorie d’espace et de temps qualifié de “social”, traduit pour moi, la volonté de respecter le principe d’autonomisation du social, mais en même temps, d’en faire le lieu d’articulation du naturel et du culturel, du social et du biologique. Il permet ainsi d’investir les logiques d’interaction entre le milieu, – avec ses composantes physiques, climatologiques, biologiques – et le culturel, – avec ses dimensions linguistiques, technologiques et imaginaires… – […] L’espace social permet de sortir de l’opposition artificielle entre déterminisme culturel et déterminisme matériel en créant les conditions d’une mise en système des relations de l’homme à la nature » (Condominas, 2003, p. 3).
16 Pour une description de ces dimensions (Poulain, 2002).
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