Introduction
p. 9-25
Texte intégral
Les crises alimentaires, le développement de l’obésité et surtout les actions engagées pour gérer les premières et pour tenter d’endiguer le second conduisent à exacerber la composante anxiogène de la relation des mangeurs […]. Dans ce contexte, l’affirmation quasi consensuelle de l’importance du plaisir alimentaire traduit la volonté de dédramatisation en rappelant les rôles de l’alimentation dans l’épanouissement de l’individu et dans l’être ensemble. Les discours sur le plaisir relayent aujourd’hui ceux sur le goût qui ont fait l’actualité des années 1980 et 1990.
Poulain, 2008, p. 47.
1L’alimentation des enfants et les modalités de transmission entre les générations se posent en sujet de société. Émissions de télévision, débats radiophoniques, articles de journaux pointent du doigt les conséquences « négatives » de l’organisation de l’univers alimentaire des sociétés contemporaines et également les « défaillances » en matière d’éducation. Ainsi, dans le cas de l’alimentation, ce sont les crises, le développement des pathologies et des troubles du comportement qui sont dénoncés. Pour l’enfance, sont critiqués les crises des dispositifs de transmission et de l’autorité ou encore le manque de repères et de modèles éducatifs stables. Deux affirmations font régulièrement la une des actualités du débat social et médiatico-politique français depuis la fin des années 1990 et plus encore le début des années 2000 : d’une part celle consistant à statuer sur le fait que les enfants ne sauraient plus manger, d’autre part celle interrogeant ce qu’on leur a transmis pour connaître ce qu’ils pourraient, à leur tour, transmettre. En arrière-plan, des enjeux médicaux, sociaux, culturels, identitaires et économiques sous-tendent ces questionnements.
Prendre en considération les relations science-société
2Des interrogations et des demandes d’éclairage sont adressées aux sociologues. Dans le champ de l’alimentation, elles ont plutôt été exprimées en termes de compréhension des dimensions sociales et culturelles de l’acte alimentaire dans des perspectives d’éducation. Dans celui de l’enfance, elles visent à comprendre les enjeux de la transmission dans un contexte de crise des systèmes éducatifs en vue d’une meilleure protection et gestion de l’enfance. Ces questionnements aboutissent à des demandes d’états des lieux et de mises en récit ordonnateur censés informer, rassurer et permettre d’agir sur ces phénomènes au travers de politiques de prévention. Ces demandes émanent d’acteurs aux logiques et stratégies d’intérêts diverses. Elles proviennent pour une part de l’État. Les acteurs politiques et les partenaires institutionnels deviennent commanditaires de travaux et de synthèses sur ces sujets. Elles peuvent également s’inscrire dans des programmes de recherche. Elles sont aussi issues des acteurs présents dans les instances consultatives, les associations de consommateurs, les agences de communication, sans oublier ceux liés à l’univers médical. Enfin, les acteurs des secteurs de l’industrie, des interprofessions et des fondations privées deviennent des sources importantes de commande de recherche. Les industriels de l’agro-alimentaire peuvent jouer un rôle dans l’actualité sociale d’une question et participer potentiellement à son institutionnalisation dans la recherche1. La question des relations entre acteurs de l’agro-alimentaire et univers de la recherche se pose et plus largement celle sur les relations science-société.
3Cette thématique est d’autant plus intéressante à investiguer que le modèle du « chercheur autonome », c’est-à-dire sans lien avec des commanditaires, ne reflète plus la réalité de la pratique sociologique dans son ensemble (Piriou, 1999 ; Gaglio, 2008). En arrière-fond d’une production scientifique sur les problèmes sociaux, se pose la question de l’utilité sociale de la sociologie et celle d’une possibilité d’extension de la discipline à partir de l’accompagnement de la connaissance « savante » auprès des acteurs concernés. « En réalité, en aval de la recherche, comme dans la recherche elle-même, la relation des scientifiques et des acteurs participe de la recherche elle-même, la recherche se nourrit de la société et de sa réception » (Dubet, 2002b, p. 24).
4Le « regard sociologique » implique de prendre de la distance sur l’objet (Hughes, 1997) non dans un seul souci de posture critique, mais dans celui d’établir une attitude responsable du sociologue au service de l’entreprise et de la société. Cette posture est d’autant plus vraie pour les sociologues travaillant sur le temps présent et pour lesquels il existe une exigence, née de la façon dont la société se représente leur rôle, faisant qu’ils doivent apporter une compréhension immédiate des choses.
5De surcroît le débat social portant sur l’alimentation enfantine, visibilise et diffuse les savoirs déjà constitués. Le travail de simplification des analyses nécessaire à cette vulgarisation amène à privilégier les résultats les plus saillants et les plus facilement communicables. En outre, elle contribue à organiser les interprétations sur les questions que les acteurs de la médiatisation imaginent importantes pour leur public. Ce phénomène participe à la fois à la réorganisation des connaissances et aussi au développement d’un certain sentiment de dépossession chez les chercheurs. Celui-ci peut les conduire à une analyse réflexive des modalités d’appropriation et de sélection de leurs connaissances et à regarder les « destinataires traditionnels des résultats scientifiques en “coproducteurs actifs” de définitions scientifiques » (Rayou, 2002, p. 6). Cette lecture est un des acquis de la sociologie des sciences. En arrière-plan, se profile la question des rapports science-société (Latour, 1999) et de leurs interférences qui sont déterminées par la compréhension de la connaissance produite sur ces phénomènes ainsi que par la réflexion sur les rôles que peut avoir la sociologie quant à leurs modalités de gestion.
6Compte tenu de l’actualité sociale de ce sujet et de son dispositif de recherche, il est nécessaire que soient posés en préalable les questionnements sur son contexte de production scientifique.
7Il s’inscrit dans un double héritage. Celui de l’analyse de l’articulation entre thématisation sociale et médiatique et thématisation scientifique de l’obésité (Poulain, 2009), elle-même inscrite dans le prolongement de l’analyse épistémologique de la thématisation (Berthelot, 1998, 2000) et d’une certaine tradition en sociologie des sciences (Holton, 1982 ; Habermas, 1973, 1981).
8La thématisation épistémologique (Berthelot, 2000) est le point de départ du travail de repérage et d’inventaire des formes de problématisation en cours et de l’intensification des débats sociaux actuels sur l’alimentation enfantine et le plaisir. L’élargissement du concept de thématisation provient de Poulain qui montre comment les relations qu’entretient l’obésité avec d’autres questions sociales (notamment les crises alimentaires) participent à la solidification de la position de l’alimentation dans le champ des sciences sociales ainsi qu’à la production et la réorganisation des savoirs dans la sphère médiatique, politique et sociale. De ce point de vue, la thématisation déborde les thèmes plus classiques de débat social et de médiatisation puisqu’elle s’apparente à la « maîtrise du travail de traduction » par lequel la sociologie « fabrique une conscience que la société a d’elle-même et lui fournit des outils de gestion » (Derouet, 2000, p. 209).
9Cela contribue tour à tour à revisiter les rapports qu’entretiennent la science et la société et à mieux cerner les rôles possibles de la sociologie dans la thématisation scientifique, sociale et médiatique d’une question2.
10C’est bien dans nombre de tensions relatives à la thématisation que s’inscrit explicitement et implicitement cette recherche ; la dimension « purement » scientifique est mêlée à la dimension « intensément » sociétale. Ces tensions conduisent à porter le regard sur les impératifs d’activités réflexives dans la connaissance produite ou, plus exactement, en cours de production. Celles-ci sont induites par l’analyse des effets de l’interaction entre le sociologue et les acteurs professionnels de l’agro-alimentaire dans le travail de diffusion, de mise en récit, de simplification, de durcissement de position lors de l’entreprise de vulgarisation des connaissances. Cela implique que soit posée l’idée d’une « responsabilité sociale » du sociologue pour faire écho à la « responsabilité sociale » des entreprises. C’est bien en arrière-plan d’une production scientifique sur les problèmes sociaux et son utilité sociale qu’est posé le positionnement éthique du chercheur. Il s’agit également de prendre la mesure d’une possibilité d’extension et également de dilution de la discipline à partir de l’accompagnement de la connaissance savante auprès des acteurs concernés, ceci impliquant de prendre en considération sur un tel sujet les relations science-société.
La thématisation de l’alimentation enfantine
11La convergence de demandes sociales sur l’enfance et l’alimentation sur fond d’éducation favorise la mise en avant des connaissances et l’intensification de l’intérêt sociologique, ainsi que la mise en dialogue des sociologues de ces deux domaines et le renouvellement des perspectives. L’alimentation enfantine constitue un nouvel espace de dialogue et de mise en commun des savoirs et des méthodes de la sociologie de l’alimentation et de la sociologie de l’enfance. Des travaux émergent depuis le début des années 2000 associant plus étroitement certains de leurs représentants, notamment à la faveur d’un projet sur la ludo-alimentation3 et d’un autre sur les cultures alimentaires des adolescents4. Ceux-ci conduisent à porter un nouveau regard sur le thème de la socialisation et permettent, au travers des colloques organisés dans le cadre de ces projets, de structurer les liens entre les chercheurs. En outre ils stabilisent les connaissances à partir de la publication d’actes ou d’ouvrages collectifs en émanant.
12De la compréhension de l’investissement sociologique des thèmes de l’alimentation et de l’enfance, doivent être soulignés les obstacles épistémologiques soulevés pour déconstruire l’apparente « futilité » de ces objets. Cette démarche a été rendue possible par une dynamique de la recherche née des tentatives d’approfondissement et/ou de dépassement des architectures logiques de l’une ou l’autre des approches sur ces thèmes. En France, plusieurs ouvrages et textes de synthèse présentent l’histoire de la pensée sociologique sur l’alimentation, depuis les grandes postures sociologiques, jusqu’à l’émergence d’une sociologie de l’alimentation en passant par la sociologie de la consommation ou du goût (Poulain, 2002). L’histoire de la pensée sociologique sur l’enfance suit sensiblement le même mouvement [Montandon, 1998 ; Sirota, 1998 ; Sirota (dir.), 2006] depuis les paradigmes classiques jusqu’aux reformulations des cadres de pensée dans la sociologie de l’éducation (Sirota, 1993 ; Derouet, 2000), de la famille (de Singly, 2000) et des théories de la socialisation (Lahire, 1998). Une certaine proximité entre les deux objets saute aux yeux. Tous deux ont longtemps été ignorés par la sociologie, cette dernière s’y référant le plus souvent à travers la socialisation et en termes de conditionnement. Apparaissant plutôt comme des espaces d’indexation de problématiques ou d’objets sociologiques plus fondamentaux, ces thèmes n’ont pu se fondre dans l’institutionnalisation d’une sociologie de l’alimentation et d’une sociologie de l’enfance qu’à la suite d’obstacles épistémologiques qu’il a fallu lever en raison d’épisodes de ruptures du pouvoir explicatif de certains paradigmes et également de redécouverte ou de redéploiement de certaines méthodes. Ces thèmes sont progressivement passés de la périphérie au centre de certains travaux à partir de l’organisation et de la recherche d’une unité dans un projet sociologique émanant de la conjugaison de dynamiques de recherche de certains chercheurs, d’enjeux de légitimités institutionnelles, etc.
13Comment ces évolutions scientifiques se sont-elles effectuées ? Un retour en arrière sur les thèmes abordés dans des publications essentielles à l’institutionnalisation de ces champs permet de faire apparaître et de considérer la notion de « modernité » comme fil conducteur dans le déplacement et la redéfinition des problématiques. Nous nous attachons à porter un regard attentif sur cette notion pour retracer l’émergence et les représentations contemporaines des grands thèmes de cette recherche d’une part et pour tenter de les unifier dans un programme sur la place du plaisir dans la socialisation alimentaire des enfants et des adolescents d’autre part. En effet, pour la sociologie de l’alimentation comme pour la sociologie de l’enfance, la question des représentations scientifiques et sociales des profondes mutations de la société en lien avec la modernité est centrale dans l’interprétation du changement de regard scientifique sur ces objets. La modernité se trouve questionnée dans des numéros spéciaux de revues consacrés à l’un ou l’autre de ces champs de recherche s’étant avérés être des étapes essentielles dans leur institutionnalisation : de façon cruciale dans le numéro spécial de la revue Communications, « Pour une anthropologie bio-culturelle de l’alimentation », daté de 1979, et sous la direction de Fischler, comme – en filigrane – dans les deux numéros de la revue Éducation et sociétés consacrés à l’enfance (1998 et 1999) sous la direction de Sirota et plus centralement dans l’ouvrage Éléments pour une sociologie de l’enfance, également sous sa direction (2006). Ces champs de recherche émergent et se structurent à un moment de « maturité et d’urgence sociale » (Sirota, 2006, p. 14) à la faveur de « paniques » et « d’incertitudes » liées aux évolutions des comportements et des habitudes alimentaires (notamment autour des préoccupations en matière de déstructuration alimentaire des repas, de la massification des goûts, de la méconnaissance des aliments, de la diffusion de la « malbouffe » et de la forte incitation à consommer), des modes de transmission, des instances et procès de socialisation, des rapports entre les générations, des modes de constitution des familles contemporaines, inhérentes à l’expérience de la modernité. Ces mutations sont observées et mises en évidence par les médias de façon accrue lors des crises alimentaires ou éducatives qui les font également ressurgir ponctuellement dans des faits divers. On y décèle une complexité de l’alimentation contemporaine, traversée par des mouvements qui, selon toute apparence, sont contradictoires, oscillant entre injonctions à la maîtrise de soi en vue de la santé et/ou de la beauté et invitations à l’hédonisme, au plaisir simple et au plaisir du risque en vue de la jouissance et de la satisfaction personnelles ainsi que de l’affirmation de soi. On y repère une enfance et une adolescence « à risques », victimes et/ou porteuses du risque, ce qui questionne en retour leurs modes de prise en charge et de prévention.
14Ainsi, nous essayons de retracer quelques-unes des appropriations sociétales de ces grandes transformations, puis de leurs interprétations sociologiques, en orientant l’analyse en direction des représentations et des imaginaires déployés sur la modernité dans les sociétés contemporaines. Nous nous efforçons ensuite d’interroger la place du plaisir dans les processus de socialisations alimentaires à la lumière des évolutions et des déplacements de la pensée scientifique dans ce domaine pour en saisir les inclinations ou les ruptures paradigmatiques. Prenant pour point de démarrage cette situation, une des questions qui nous préoccupe est de savoir comment les enjeux en matière d’alimentation et de transmission auprès des jeunes générations ont convergé dans les débats sociaux autour de la question de l’obésité infantile et/ou de la formation au goût favorisant, par-delà la thématisation de l’alimentation enfantine, celle du plaisir.
La thématisation du plaisir
15Le rapport des mangeurs à leur alimentation a été bouleversé ces dernières années en raison de crises alimentaires et de la montée de préoccupations de santé publique en matière d’obésité, de maladies cardio-vasculaires, de diabète et de cancers. Les enjeux de prévention, de santé et d’esthétique corporelle ont accentué la relation anxiogène, voire pathologique, à l’alimentation, modifié le regard que les mangeurs portent sur leur corps, et responsabilisé, voire culpabilisé, ceux-ci sur les décisions et les choix alimentaires qu’ils entreprennent. Dans le contexte de l’alimentation contemporaine, deux mouvements successifs se mettent en place au cours de la dernière décennie : le premier, porté prioritairement par les sciences de la nutrition, s’inscrit dans la dynamique de la médicalisation et se traduit par la mise en place de politiques de gestion et de prévention de l’obésité notamment chez les enfants ; le second, davantage représenté par les sciences humaines et sociales, souligne les dimensions sociales et culturelles de l’alimentation comme de la transmission et plaide en faveur du maintien de certaines composantes du « modèle alimentaire français » telles que la commensalité, la sociabilité, le plaisir, la cuisine, les savoir-faire, les rituels alimentaires, etc.
16La dynamique du processus de médicalisation de la société pourrait, particulièrement en France, avoir favorisé un mouvement général plus poussé vers l’hédonisme et l’eudémonisme, en permettant de reconfigurer la place du plaisir, de l’épicurisme, du goût, de la convivialité dans ce contexte et en leur donnant une nouvelle légitimité. En effet, la médicalisation de l’alimentation contemporaine a induit une forme de « glaciation » dans les comportements s’étant exprimée par une augmentation des pressions, des contrôles sociaux5 et des autocontrôles, ces derniers pouvant conduire à la fois à la moralisation et au rigorisme concernant le plaisir mais aussi – au travers des conséquences du refoulement par exemple – à des formes d’émancipation se traduisant par la sublimation et/ou l’esthétisation des nourritures. Ils ont pu susciter des enjeux de domination et/ou de luttes symboliques qui se meuvent dans la filière alimentaire à partir des logiques d’intérêt des acteurs l’organisant. Dans le cadre d’une explication causale, des redéfinitions, voire des renégociations, peuvent se jouer autour de la question de la jouissance alimentaire et culinaire. De ce point de vue, le plaisir peut émerger pour contrer la médicalisation, pour défendre des enjeux identitaires au travers de logiques de patrimonialisation et d’héritages. Cela est notamment visible au niveau de discussions à l’échelle européenne sur des dispositifs d’allégations classant les produits selon que leurs caractéristiques nutritionnelles les inscrivent dans l’ordre de la santé ou, à l’opposé, dans celui du plaisir. Le plaisir peut également apparaître au détour de logiques d’émancipation des conventions dans les manières de manger et de cuisiner en vue de donner libre cours à ses penchants, au caractère ludique de la consommation à l’instar du mouvement « fooding6 » ou de la « ludo-alimentation7 ». Il peut se déployer dans l’expression de la créativité culinaire et dans l’engouement pour la cuisine, dont l’intense activité éditoriale et télévisuelle montre à quel point elles sont réintroduites dans les pratiques culturelles. Le plaisir peut encore être sollicité pour sa conciliation avec les émotions, les affects, les liens, les rituels et les symboles dans la formation au goût et à la cuisine qui incarne – quelquefois dans une vision romantique – amour, générosité et douceur. Dans une perspective de réenchantement de l’alimentation, le plaisir peut recouvrir une forme de déculpabilisation salvatrice dans un contexte où se nourrir est sans cesse plus anxiogène en raison de la peur de la maladie et d’une pression accrue en matière d’esthétique corporelle. La thématisation du plaisir résulte finalement d’une chaîne de causalités que nous nous attachons à identifier tout au long de cette recherche.
17Aujourd’hui, alors que les habitudes alimentaires et leurs modalités de transmission sont au cœur des préoccupations sociales et que des incertitudes perdurent quant à la capacité des instances socialisatrices à combler des phénomènes de déstructurations, d’anomies, de désaffiliation et de « transmission grippée » (Guillebaud, 2001), la mise en avant de l’idée de valeurs positives, voire vertueuses, du « modèle alimentaire français » semble de fait pouvoir se comprendre comme étant un moyen, à la fois respectueux des traditions, des savoir-faire, des trames et des interactions familiales8, d’atteindre les objectifs de maîtrise, de contrôle et d’adaptation des comportements face aux mutations de l’alimentation et des modes de socialisation. Elles seraient plus aptes à réguler, voire même à intégrer, la pluralité des logiques d’action en termes d’émotion, de trajectoires, de dispositions des mangeurs contrairement aux valeurs et aux logiques d’actions orchestrées par les seuls savoirs technico-nutritionnels. Des publications scientifiques viennent nourrir ce débat et semblent, selon toute apparence, d’autant plus médiatisées qu’elles pointent le rôle protecteur de ce modèle contre l’obésité et les troubles de l’alimentation moderne et aboutissent à l’idée que son entretien pourrait même constituer un moyen de lutte contre leur expansion (Rozin et al., 1999, 2006 ; Poulain, 2002 ; Fischler, 2003 ; Fischler et Masson, 2008a et b ; Tavoularis et Mathé, 2010).
18Détaillons à présent ces perspectives de sorte à pouvoir préciser les apports sur ces questions envisagés dans cette recherche. Pour ce faire, il faut retracer rapidement l’histoire de la pensée « bio-anthropologique » et « sociologique » sur le plaisir dans ses formes commensales. Historiquement, sous ces formes, celui-ci a été structurant du modèle alimentaire en France. Son importance peut être lue comme une expression culturelle dans l’espace de liberté laissé par les contraintes physiologiques et écologiques de l’« espace social alimentaire » (Poulain, 1997, 2005). La place que le plaisir occupe dans la culture française signifierait qu’il a pu être un vecteur d’adaptation à ces contraintes ainsi qu’un facteur de leur transformation selon les systèmes de valeurs des groupes culturels impliqués, probablement installés dans la « réflexivité gastronomique » (Poulain, 2008). Le plaisir commensal peut être alors envisagé comme une réponse sociale et culturelle d’un groupe culturel semblant avoir en plus apporté, en réponse à un besoin biologique, un bénéfice sur la santé, non réductible à la seule conception phylogénétique du plaisir. En effet, le plaisir ne peut être réduit à une approche bio-fonctionnaliste. Il s’agit de ne pas ignorer sa fonction de moralisation, son rôle de marqueur d’identité sociale et de barrière culturelle, sa dimension de cohésion sociale ou son enracinement dans des structures imaginaire, symbolique et mythologique. Dans le domaine culturel, ainsi que de Garine (1979) l’a souligné à propos de la participation de l’alimentation aux phénomènes culturels, sont conservés les traits et les comportements apportant une « satisfaction » à un besoin qui n’est pas forcément d’ordre biologique ; souvent, précise-t-il, le plaisir l’emporte sur le nutritionnel. Pourtant, depuis peu, c’est bel et bien le bénéfice du plaisir sur la santé des individus qui est mobilisé diversement par plusieurs acteurs et qui relaye le discours sur le goût. Cela peut participer à contrer le processus de renforcement de la tension classique entre santé et hédonisme en tentant de dédramatiser la relation anxiogène des mangeurs à leurs aliments (Dupuy et Poulain, 2008 ; Dupuy, 2008 ; Poulain, 2008) et permettre de réinvestir le domaine du corps. Il faut revenir sur la question du plaisir alimentaire sur fond d’obésité en France et plus largement sur fond d’enjeux de l’alimentation contemporaine, pour comprendre les traitements dont il fait l’objet actuellement dans le discours scientifique ainsi que dans le milieu médical, au sein de la filière agro-alimentaire et dans les médias.
19Ainsi, il apparaît que la thématisation de l’obésité aurait pu faire émerger celle du plaisir. Le déplacement du centre des réflexions du goût au plaisir permet en effet de remettre au cœur des analyses le corps et la subjectivité, ce qui facilite sans doute la jonction et l’articulation avec le biologique. Sans entrer plus avant dans les détails, nous souhaitons dans cette recherche poursuivre la réflexion par une discussion de l’approche bio-anthropologique qui évalue les interactions entre les phénomènes d’adaptation biologique et culturelle, sous l’angle d’une perspective sociologique. L’hypothèse posée est qu’historiquement, la commensalité présente à la fois dans les modèles alimentaires et dans les formes du plaisir, a pu être une réponse sociale et culturelle au besoin de se nourrir, et, probablement du fait du manque, au besoin de contrôler et de réguler la nature et la quantité des prises alimentaires de chaque individu. La commensalité constituerait alors une « fonctionnalité adaptative » à l’histoire longue et douloureuse du manque alimentaire. Au regard des analyses interculturelles menées récemment, la réponse « hédoniste » et « commensale », résumée sous la forme du « plaisir partagé », semble présenter des avantages adaptatifs aux maux de l’alimentation contemporaine eu égard aux cultures centrées sur la maîtrise individuelle des comportements autorisant le plaisir du lâcher prise, réponse que l’on peut affilier à l’ascétisme. S’agit-il alors de dire, comme cela semble être le cas en filigrane dans certaines conclusions de travaux portant sur ces questions, que la réponse « ascétique » correspond à une erreur que les sociétés ont élaborée, une sorte de « folie de la culture » pour reprendre les termes de de Garine (1979) ? Ou alors, et surtout, correspond-t-elle à une réponse qui, dans la configuration sociale actuelle de l’alimentation contemporaine, semble être devenue inadaptée dans le sens où elle aggrave les maux de l’alimentation moderne ? Le plaisir partagé – qui s’oppose radicalement à cette première forme – peut alors être présenté comme une « sagesse culturelle » plus encline à dédramatiser la relation pathologique à l’alimentation ainsi qu’à gérer les tensions modernes liées à la différenciation sociale, aux formes de rationalisation à l’œuvre dans les arbitrages et les décisions ou encore à la réflexivité inhérente à la condition moderne. En maintenant les rythmes, en nécessitant une organisation mais aussi en transmettant des relations positives dans l’acte de manger, la commensalité, et plus encore la convivialité, réduiraient les risques d’érosion des modèles alimentaires et de l’ensemble des règles et des « allant de soi » le régissant. Chargés de gérer avant toute chose l’anxiété des mangeurs, les modèles alimentaires semblent, dans cette configuration, non seulement se stabiliser mais aussi être moins remis en question en faisant moins intervenir la réflexivité. Ceci favoriserait du coup leurs modes de transmission au cours de la socialisation comme allant de soi culturel relativement homogène et durable. En ce sens, l’attachement au modèle de la commensalité constituerait une sorte de réponse adaptative aux conséquences inhérentes à la modernité dans l’alimentation contemporaine et ses modes de socialisation. Le regain d’intérêt contemporain caractérisant le plaisir commensal et partagé, à l’instar de ce que Fischler avait observé dans les années 1980 sur l’équilibre alimentaire, pourrait traduire alors une demande symbolique « archaïque » et en même temps « moderne » (Fischler, 1980, p. 59) ; « archaïque » du fait de la dynamique historique de la relation au plaisir tissée dans la tradition française plutôt inscrite dans une pensée morale que scientifique ; « moderne » car les savoirs profanes et les comportements qui caractérisent le plaisir, en rupture ou en marge des discours diététiques savants, sont importés ou réinventés sous des formes diverses et syncrétiques allant du « bon goût » à l’importance du plaisir dans l’épanouissement de soi en passant par les logiques patrimoniales et identitaires.
20Si l’on revient sur la question de la transmission, Fischler interprète l’aspiration à l’équilibre alimentaire émanant de mères de famille dans les années 1980 comme étant une « expression réactionnelle » spontanée au vide et au désordre symbolique résultant de la crise de l’alimentation contemporaine et visant à réduire l’anxiété en résultant (Fischler, 1980, p. 59). En ces termes, la revendication de l’importance de la transmission des formes du plaisir commensal aux jeunes générations, pourrait correspondre à une sorte de réponse adaptative plus ou moins profane ou spontanée au changement social. De ce fait, par la transmission de la commensalité et plus encore de la sociabilité, de l’échange affectif et de la ritualisation dans l’alimentation et les repas, il s’agirait de maintenir et de favoriser une forme de régulation, voire de contrôle, des comportements des mangeurs humains, en prenant en compte autant le social (les règles, les rites, les partages) que le biologique (compositions des prises alimentaires, quantité ingérée). Il pourrait aussi s’agir d’un « vieux réflexe cannibale, celui d’incorporer métaphoriquement, une culture traditionnelle qui meurt sous nos yeux ? Dernière tentative de nous approprier sa sagesse ? » (Poulain, 1985, p. 10).
21Cependant, soulignons que ce qui caractérise aujourd’hui la modernité alimentaire réside dans le fait que cet allant de soi est constamment remis en question et que le mangeur fait davantage intervenir sa subjectivité dans les choix alimentaires qu’il élabore. De plus, le travail de socialisation étant de plus en plus réflexif, la socialisation – principalement normative dans le passé – étant devenue un ressort stratégique, la distanciation face à la règle implique que les jeunes mangeurs sont de plus en plus tôt contraints de construire leurs propres choix et d’affirmer leurs préférences.
22Si ce modèle commensal a pu être une réponse ayant fonctionné à l’épreuve du temps, la nature de la relation entre le biologique et le culturel doit aujourd’hui être rediscutée : d’une part, dans un contexte possible de crises des dispositifs de transmission et des modes d’alimentation contemporains ; d’autre part, à l’aune d’une « condition moderne » favorisant la différenciation sociale comme individuelle, la pluralité et la réflexivité dans les logiques d’action, dans les processus de socialisation, dans les situations de la vie quotidienne, dans les espaces-temps de la consommation, dans les processus de recomposition et de métissage, etc. L’abondance alimentaire, l’individualisme nutritionnel, pour ne citer que ces deux tendances, ne conduisent-ils pas à ébranler ce modèle commensal ? Qu’en est-il et est-il transmis aux jeunes mangeurs ? Si ce modèle commensal est présent, permet-il d’amenuiser les phénomènes de mutations dans les comportements alimentaires et de gérer la tension entre différenciation et intégration sociales ? Enfin, ce modèle correspond-il toujours à une réponse biologiquement positive sur le plan de la santé ?
23Interroger la place du plaisir dans le processus de socialisation, qui plus est sur des populations enfantines et adolescentes, est un moyen de faire la synthèse de l’ensemble de ces mécanismes ainsi que des questionnements qui les sous-tendent.
La place du plaisir dans le processus de socialisation alimentaire
24La complexité de l’expérience de la modernité s’illustre de façon exemplaire dans l’analyse de la place du plaisir dans les processus contemporains de socialisation alimentaire des enfants et des adolescents. Le plaisir permet d’interroger les tensions entre l’intégration et la différenciation, l’individuel et le collectif, le déterminisme et l’affirmation des libertés individuelles dans les choix et les préférences. Qui plus est, cette complexité rend leur opposition traditionnelle inopérante. À ce titre, on peut se demander si l’intérêt pour le plaisir, qui relaye dans le discours scientifique l’intérêt pour le goût, n’est pas l’indice, par-delà la redécouverte du corps mangeant, des émotions et des passions d’une réunification de l’objectivité et de la subjectivité. Celle-ci peut conduire à une vision unificatrice du mangeur permettant de mieux comprendre comment s’organisent les choix, s’arbitrent les décisions, se structurent les imaginaires, se forment les goûts et les préférences dans le contexte de l’alimentation moderne. Et à travers la place du plaisir dans la socialisation enfantine et adolescente, à comprendre le renouvellement d’une société dans la modernité. Cette perspective d’unification de l’objectivité et de la subjectivité est également déployée dans des champs de la sociologie traditionnellement moins disposés que la sociologie de l’alimentation à intégrer ces dimensions. C’est le cas de la sociologie de l’enfance et de l’adolescence [Diasio, Hubert et Pardo (dir.), 2009], de la socialisation (Lahire, 2004), du goût et de la pragmatique du goût (Hennion, 2007) et du marché (Cochoy, 2007).
25Le plaisir permet tout à la fois de s’intéresser à des formes socialement, culturellement et historiquement construites et transmises comme des dispositions et également de réfléchir à son rôle dans l’incorporation sur le corps mangeant, sentant, ressentant, expérimentant ce qui en retour agit sur ses dimensions sociales et culturelles. Le plaisir, en lui-même, est un analyseur de la tension entre les dispositions culturelles et sociales et la subjectivité du mangeur. Il constitue de ce fait un objet pertinent sur la question de la socialisation alimentaire enfantine à la croisée de processus d’incorporation, d’appropriation, de domestication, de régulation, de fabrication, de construction, d’identification ou encore d’affirmation de dispositions sociales et culturelles et également de dispositifs réflexifs illustratifs de l’expérience de la modernité en termes d’intégration, de différenciation, de rationalisation et de pluralité des systèmes normatifs et des logiques d’action.
26Deux orientations principales et complémentaires sont présentées : la première porte sur les processus singuliers de socialisation au(x) plaisir(s), la seconde aborde le rôle du plaisir sur le processus de socialisation. Notre intérêt commun pour les deux axes consiste à présenter une perspective unificatrice sur cette question, dans la même veine que la vision « unifiante » du mangeur donnée par la sociologie de l’alimentation. Fondée et institutionnalisée à partir d’une approche volontairement bio-psycho-socio-anthropologique, elle ne peut, de ce fait, se réduire ni à la spécificité des découpages classiques entre les disciplines, ni à la dichotomie objectivité/subjectivité. A priori, nous avons repéré sur la question de la thématisation épistémologique du plaisir une construction de l’objet à l’intersection de plusieurs directions non exclusives l’une de l’autre que nous étayons : la première en faveur du rôle du plaisir commensal dans la protection contre le développement de l’obésité ; la deuxième en direction d’une transmission des usages et des savoirs cultivant les cultures alimentaires et culinaires car elles donnent du sens et des sens au mangeur plus que les usages et savoirs nutritionnels ; la troisième en lien avec le plaisir en situation et en contexte articulant les dimensions ludiques, émotionnelles, expérientielles, risquées ou encore ritualisées, de l’incorporation alimentaire9. Pour ce faire, nous reprenons une à une ces directions, le plus souvent de façon combinée, à partir d’une double perspective multi-paradigmatique et matricielle. La perspective offerte sur le plaisir par les échelles d’observation et d’analyse qui met l’accent sur des effets de découpage de la réalité sociale et individuelle (Desjeux, 1996, 2004) et par les trois matrices sociologiques de la modernité que sont « la différenciation et l’intégration sociales », « la rationalisation » et « la condition moderne » (Martuccelli, 1999) permet d’articuler questionnements et interprétations en faveur d’une meilleure connaissance du jeune mangeur confronté à la complexité et aux paradoxes de l’alimentation moderne, aux multiples espaces-temps de la socialisation, à la pluralité des systèmes normatifs et des logiques d’action, aux situations d’anomies, à l’individualisme ou encore à l’incertitude. D’une manière générale dans le travail de problématisation et d’interprétation, nous réfléchissons à l’hypothèse que le plaisir puisse autoriser un renouvellement des représentations et des formes du vivre-ensemble à travers les liens, les héritages, les symboles et les régulations sociales et également favoriser la reconstruction de l’unité du mangeur trop « morcelé » par l’expérience de la modernité en termes d’anomies, de réflexivité, de pluralité, d’incertitudes. Ce faisant, dans un même mouvement de problématisation, nous nous intéressons à la thématisation du plaisir qui peut conduire à laisser trop largement s’exprimer des représentations utilitaristes du plaisir caractéristiques de la modernité en vue de son « bon usage », ne serait-ce que pour réfléchir à la volonté de penser le plaisir car cela suppose un intérêt pratique et pragmatique pour l’humain. La raison de l’intérêt ou du désintérêt scientifique a sans doute rapport avec la conscience de la nécessité humaine de penser le plaisir et non seulement la possibilité logique ou technique de le faire. Nous tâchons d’éclairer ces enjeux en les problématisant et en les confrontant à nos données. Sans s’inscrire dans une posture radicalement critique, nous nous efforçons de garder à l’esprit l’actualité « brûlante » de ce sujet et des enjeux sous-jacents en terme politiques, médicaux, économiques, sociaux et bien entendu culturels et identitaires. Le plaisir ayant été un objet plutôt lésé par la sociologie, nous présentons les notions conceptuelles et les outils méthodologiques pour l’appréhender qui sont en cours de problématisation, de même que celles élaborées dans ce dispositif au travers d’un questionnement sur l’expérience de la modernité et d’un programme unificateur visant à comprendre le vivre-ensemble comme l’affirmation de soi.
27Notre analyse se base sur des échelles macro, méso et microsociologiques obtenues sur le plan des données du terrain et de l’observation empirique à partir d’une enquête quantitative sur trois échantillons (2 528 individus comportant 1002 enfants et adolescents âgés entre 7 et 17 ans, 624 de leurs parents et 902 adultes représentatifs de la population française) ainsi que d’une enquête qualitative réalisée auprès de 97 personnes dont 53 enfants âgés entre 7 et 14 ans. Nous tentons d’organiser les questionnements et les analyses, qu’ils soient issus de la revue de littérature ou du travail empirique, en les articulant plus qu’en les présentant de façon cloisonnée car ceci conduirait à avoir une vision morcelée de la question. En menant questionnaires, entretiens et phases d’observation auprès d’enfants et d’adolescents ainsi que d’adultes les entourant, les données du terrain recueillies permettent d’envisager plusieurs directions sur l’enfance et l’adolescence en termes de constructions sociales, d’acteurs, de cultures, de diversité, de compétences et de catégories sociales.
28En outre, la recherche contribue à apporter des connaissances sur des populations dont, en sociologie, on sait encore peu de choses en matière d’alimentation, de préférences et de plaisir. C’est par l’analyse intergénérationnelle et intragénérationnelle, ainsi que par l’étude des « traces » de la socialisation à partir de la nature des variables ou des discours, de même qu’en s’intéressant aux contextes (en termes de lieux, de moments, de sociabilité, de durée) que nous cherchons à mettre au jour et à comprendre la place du plaisir dans les socialisations alimentaires.
29À ce stade, nous avons précisé l’objet de ce travail, rappelé les enjeux sociaux ainsi que la dynamique de production scientifique dans laquelle il s’inscrit du fait de son actualité et avons rapidement présenté son dispositif. Nous avons également fourni quelques indices sur la manière dont nous avons problématisé cet objet et la façon dont nous avons organisé la collecte de données. Pour rendre compte de manière plus détaillée de ce cheminement, le recueil se structure en trois parties, une première sur les enjeux sociaux et leur problématisation, une deuxième sur le protocole de recherche et une troisième sur les résultats.
30Dans une première partie portant sur les enjeux sociaux et ceux de leur problématisation, nous nous intéresserons à la manière de penser l’alimentation pour discuter tout à la fois l’alimentation contemporaine en décrivant les mutations opérées et leurs répercussions sur les mangeurs et en ouvrant la discussion sur les effets controversés ou consensuels de la modernité alimentaire. Nous tenterons de montrer dans quelle mesure la perspective matricielle sur la modernité centrée sur trois figures de désajustement est pertinente pour analyser la modernité alimentaire et ses conséquences et également permettre de dépasser quelques-uns des clivages analytiques dans la compréhension de cette question. Les analyses – socio-historique et matricielle – permettent de mieux comprendre ce qui caractérise le « mangeur moderne ». Nous compléterons ces analyses par une perspective bio-anthropologique pour comprendre dans quelle mesure les mutations contemporaines de l’alimentation bouleversent le « fonctionnement » des mangeurs humains pouvant conduire à devoir redéfinir les relations qu’entretiennent le biologique et le culturel. En arrière-plan, cette partie éclairera les contours de l’organisation sociale et culturelle de l’alimentation des jeunes mangeurs ainsi que les structures bio-psycho-socio-culturelles les caractérisant (chapitre 1). Partant de là, nous chercherons à aborder la socialisation et la socialisation alimentaire à l’aune du débat social en matière d’alimentation enfantine et de transmission entre les générations, pour réfléchir aux préoccupations sociales en termes de crises de la transmission alimentaire. Cela nous conduira ensuite à faire un retour sur les perspectives théoriques et les principales approches de la socialisation. Nous nous intéresserons aux évolutions de l’histoire de la pensée sur ce concept pour identifier comment l’expérience de la modernité vient reconfigurer les espaces-temps de la socialisation, les instances de socialisation, les rôles et les statuts des enfants et des adolescents. Ensuite, nous présenterons la socialisation alimentaire en mettant l’accent sur la dynamique de productions scientifiques issues de la thématisation de l’alimentation enfantine conduisant à renouveler les approches (chapitre 2). Enfin, nous tâcherons de fournir une réflexion en vue de la conceptualisation et la problématisation du plaisir en objet sociologique. À cet égard, nous serons tout autant amenés à nous référer aux recherches philosophiques que psychanalytiques, psychologiques ou encore physiologiques s’étant intéressées au plaisir. Nous réfléchirons à la thématisation de cet objet en présentant un inventaire des grilles de lecture sociologiques se déployant sur ce thème, en tâchant de faire apparaître comment l’expérience de la modernité reconfigure les relations que les mangeurs entretiennent avec le plaisir et en réfléchissant aux conséquences de la thématisation du plaisir sur la résurgence de représentations utilitaristes issues de l’univers occidental (chapitre 3).
31Partant de ce triptyque théorique, nous présenterons, dans la deuxième partie, la synthèse des apports précédents en l’articulant à la place du plaisir dans la socialisation alimentaire (chapitre 1) ainsi qu’en réfléchissant aux conditions méthodologiques à mettre en œuvre (chapitre 2). Nous évoquerons l’approche multi-paradigmatique retenue et l’expliciterons en montrant comment elle permet d’une part d’intégrer les dimensions sociales et culturelles du plaisir alimentaire dans leurs formes incorporées, que l’on peut résumer par les processus de socialisations au(x) plaisir(s) alimentaire(s) et, d’autre part, de considérer le rôle du plaisir dans le processus de socialisation alimentaire des enfants et des adolescents. Dans un second temps, nous présenterons les choix, la constitution des outils méthodologiques sous-tendant les questionnements et le dispositif de recherche car les étapes d’élaboration entreprises pour la collecte de données font partie intégrante du processus de recherche et ne sont pas à négliger.
32La troisième partie présentera les résultats et analyses de la collecte de données. Nous procéderons par échelles pour nous emparer de divers niveaux de la réalité, pour tenter de cerner l’enfance et l’adolescence comme positions structurelles (perspective macrosociologique), les enfants et les adolescents comme groupes sociaux (perspectives macro et mésosociologiques) et comme individus (perspective microsociologique) et pour articuler les dimensions bio-psycho-socio-culturelles. Au travers d’une perspective macrostructurelle, nous nous intéresserons aux déterminants culturels et sociaux des modèles alimentaires, des formes du plaisir ainsi que des styles éducatifs parentaux et des modalités de transmission inter et intragénérationnelle. Nous procéderons à des comparaisons entre les trois populations de l’enquête quantitative, puis de façon dynamique avec d’autres enquêtes et enfin au sein des unités familiales entre parents et enfants et entre frères et sœurs (chapitre 1). Dans une deuxième étape, nous nous intéresserons, d’un point de vue mésosociologique, aux relations d’influences entre les mangeurs, tant verticales qu’horizontales. L’objectif sera de comprendre comment l’entourage interfère sur les processus de socialisation au plaisir alimentaire et également la place de ce dernier dans les processus de socialisation en tant que tel. En filigrane, c’est le thème de la construction des identités qui sera exploré. Variations dans les tensions éducatives, héritages symboliques, logiques de dons, rituels de consommation et affirmations identitaires seront évoqués (chapitre 2). Enfin, dans une dernière étape, nous nous centrerons, à partir d’une analyse microsociologique interprétative sur les espaces-temps, aux processus de socialisation pluriels en termes de compréhension de l’action, de mobilisation de ressorts stratégiques et de positionnement par les enfants et les adolescents, pour regarder comment le plaisir y interfère ; puis dans une perspective bio-psycho-socio-culturelle nous saisirons le rôle du plaisir dans l’expérience des jeunes mangeurs (chapitre 3). La perspective multi-paradigmatique du plaisir développée permet un questionnement à double entrée : ce que fait le niveau socio-culturel sur le plaisir de l’individu et ce que produit en retour le plaisir de l’individu, d’un point de vue subjectif, sur le niveau social.
33Au terme de ce parcours, nous présenterons dans la conclusion générale un retour sur les objectifs, les apports, les limites et les nouveaux questionnements inhérents à cette recherche.
Notes de bas de page
1 Cette recherche, issue d’une thèse de sociologie, est inscrite au cœur du phénomène décrit puisqu’elle a été financée dans le cadre d’un dispositif Cifre avec l’ANRT et l’entreprise Ferrero France.
2 La question de la dilution du savoir sociologique dans la société et du modèle de circulation entre chercheurs et société est bien documentée ainsi que celle de la scientifisation réflexive plus large de la société et de ses effets notamment dans la sociologie de l’éducation [Sirota, 1993 ; Sirota, (dir.), 1998 ; Derouet, 2000 ; Dubet, 2002b ; Rayou, 2002] et de la famille (de Singly, 2000 ; Cicchelli, 2001b). Adossée à la sociologie des sciences, la perspective en termes de controverses scientifiques est partiellement laissée de côté car l’analyse des controverses nécessite un travail fouillé des sources, de référencement des publications et des communications, des prises de paroles, dans et hors de la discipline n’entrant pas explicitement dans les objectifs fixés dans cette enquête.
3 Coordination : De la Ville – « Les ludo-aliments. La consommation enfantine d’aliments ludiques : entre plaisir, risque et éducation… », PNRA 2006.
4 Coordination : Pardo – « Alimentations adolescentes en France », PNRA 2007.
5 L’articulation de la médicalisation au contrôle social est mobilisée dès les années 1970 par plusieurs auteurs américains : voir la revue de littérature de Conrad, « Medicalization and Social Control » (1992). Les modalités du contrôle social à l’œuvre dans le processus de médicalisation sont étudiées également par Foucault, dans des conférences des années 1970, et relatées dans Dits et écrits (2001). On retrouve ces éléments dans les volumes de Histoire de la sexualité, notamment dans L’usage des plaisirs (1984).
6 Contraction des mots « food » (nourriture) et « feeling » (ressentir) inventée en 1999 par Cammas, journaliste et chroniqueur culinaire de Nova Magazine.
7 Contraction pour évoquer les dimensions ludiques de l’alimentation.
8 Ce que semble nier les savoirs nutritionnels qui mettent en œuvre des recommandations en faveur d’individus sans passé, sans attache, mus par des rationalités scientifiques.
9 La collaboration avec Ferrero France a sans doute incidemment joué en faveur d’une occultation, dans cette recherche, de l’analyse des modes de socialisation au plaisir et des dispositifs de son activation, depuis les produits, les emballages ou les publicités.
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