Préface
p. 9-11
Texte intégral
1Depuis novembre 2010, le repas gastronomique des Français a été inscrit par l’Unesco sur la liste représentative du patrimoine immatériel de l’humanité. Cette décision, obtenue de haute lutte, est une reconnaissance de ces facettes essentielles de notre culture nationale que sont le bien-manger et le bien-boire, celles dont nos compatriotes parlent le plus volontiers, quels que soient leur milieu social, leur sensibilité religieuse ou politique et leur lieu de résidence, à Paris ou en province, en métropole ou dans les Dom-Tom. L’élément inscrit au patrimoine mondial concerne les rituels de table, les savoir-faire liés à la préparation et au service du repas lui-même, mais également le discours tenu avant, pendant et après, sans lequel les plats et leur escorte liquide les plus raffinés paraissent fades. Comme le disait Salvador Dali à son ami le grand cuisinier de Saulieu Alexandre Dumaine qui lui servait un jour un « pâté en croûte » particulièrement réussi : « il faut qu’on me dise qu’un plat est exceptionnel pour que mes papilles frémissent ». Dans les prémisses du présent essai, on peut lire que « L’homme se nourrit d’aliments, mais aussi de symboles et de rêves… ». C’est vrai, mais c’est encore mieux si ces derniers ne sont pas des addictions enfouies au fin fond de l’inconscient, mais des dilections choisies librement, recherchées et cultivées avec passion, partagées avec générosité. C’est cela un patrimoine vivant, certes conservé, mais aussi transmis et réinterprété en permanence.
2Au service de l’acte de civilisation que constitue un repas gastronomique réussi, se mobilisent un ensemble de métiers allant de la fourche à la fourchette, en passant par l’agriculture, la transformation artisanale ou industrielle, la distribution et la restauration. Et comme dans toutes les branches de l’activité humaine, se distinguent dans cette galaxie des créateurs et des entreprises d’excellence, attachés à la recherche de la plus noble saveur et de la plus grande émotion possibles offertes au gourmet et que désigne, faute de mieux, l’expression de « luxe alimentaire ». Les grands couturiers, les musiciens, plasticiens, acteurs ou danseurs d’exception, les écrivains les plus talentueux, les sportifs de haut niveau, relèvent de la même mouvance : celle du dépassement de soi et du chemin de la perfection dont il faut accepter avec humilité que l’ultime marche soit impossible à gravir. C’est à cette élite des professionnels de la gastronomie que s’est intéressé Vincent Marcilhac qui, derrière sa toque de géographe, ne peut dissimuler son vif intérêt pour les objets solides et liquides nés de leurs tours de main ! On ne saurait l’en blâmer, car la recherche scientifique est si austère qu’il vaut mieux chercher à se faire plaisir en choisissant un thème d’investigation, surtout lorsqu’il s’agit du premier d’une carrière. Quelque chose me dit qu’il n’est pas près d’en changer et qu’il suivra longtemps le fil d’Ariane de ses goûts si fermement affirmés dans ces pages.
3Ce livre traite du pan de l’économie que nous devons promouvoir et appeler de nos vœux, non seulement en France ou en Europe, mais sur toute la planète. Un secteur d’activité, un territoire, une entreprise ne peuvent prospérer dans le contexte ultra-concurrentiel de la mondialisation qu’en jouant sur la valeur culturelle de leur production, sur son caractère original, mieux même, inimitable, ancré dans un contexte géographique, dans une tradition vivante et innovante. Ce n’est plus seulement la « cerise sur le gâteau » ou le vernis patrimonial, comme dans les aliments « grand-mère », les médiocres qui se promeuvent au travers d’un tableau de Vermeer, mais une condition nécessaire reposant sur une recherche de qualité et d’authenticité incontestables. Une telle philosophie est très stimulante et pousse tous ceux qui la mettent en œuvre à donner le meilleur d’eux-mêmes et à être contagieux, à tirer vers le haut ceux qui les approchent. L’industrie du luxe alimentaire en est une belle illustration, on pourrait dire une loupe grossissante d’un phénomène en expansion. Elle préfigure le passage d’un univers matériel stéréotypé et uniformisé à une diversité répondant aux potentiels des territoires de production et aux attentes matérielles et culturelles des consommateurs. Au terme souhaitable de ce processus, on rêve d’une généralisation de l’économie de niche à l’ensemble de la planète, mais dans un contexte d’échanges intenses et non de replis autarciques, comme en rêvent certains utopistes de la décroissance.
4Selon Castarède, le luxe désignerait « tout ce qui n’est pas nécessaire ». Est-ce une définition si pertinente ? Préférons Voltaire pour qui le superflu est « chose très nécessaire » et posons plutôt le principe que le luxe est consubstantiel à la nature humaine, donc indispensable, paradoxe qui n’est acceptable par tous que si l’on parvient à déconnecter noblesse et prix élevé, à faire mentir la maxime selon laquelle « tout ce qui est rare est cher ». Certes, il demeurera toujours des aliments pour lesquels le coût de revient et surtout le déséquilibre entre une offre limitée et une forte demande parfois grossie d’un effet de mode, font grimper les prix de vente dans l’outrance. Laissons les tuber melanosporum, les langoustines royales vivantes, le Pétrus ou le Romanée-Conti à ceux qui peuvent se les offrir et, si tel n’est pas le cas, rêvons-en, un peu comme lorsqu’on répond à la question : « Avec qui aimeriez-vous séjourner sur une île déserte ? ». Les cavernes d’Ali Baba qui se pressent autour de place de La Madeleine et les restaurants étoilés ne seront jamais accessibles à tous. Rien n’interdit en revanche de lécher les vitrines, de lire les guides et les chroniqueurs gastronomiques ou les livres de cuisine illustrés et, pour une occasion exceptionnelle, de casser sa tirelire. Les grands chefs sont toujours enchantés de recevoir des clients peu fortunés qui ont longtemps fantasmé sur leur cuisine et ont économisé sou à sou pour s’offrir un moment de paradis. Ils font alors souvent preuve de délicate attention et de générosité.
5Par ailleurs, il est possible et urgent de promouvoir le luxe accessible : le pain au levain croustillant, les bons légumes et fruits non forcés, frais et de saison, les vrais poulets et lapins fermiers, les œufs pondus par des poules ayant vu le ciel, gratté la terre, picoré du bon grain et, accessoirement, connu le coq, les merlans de ligne et les sardines pêchés de la nuit. Cet humble luxe – pardon pour l’oxymore ! – est un objectif à atteindre si l’on veut faire vivre un idéal gastronomique partagé par le plus grand nombre. Il passe par l’éducation ou, hélas, par la rééducation de nos contemporains : leur palais, leur manière d’acheter, leur connaissance des provenances et des saisons, leur maîtrise de l’art culinaire, leur goût de partager et de transmettre. C’est dans cette perspective que le luxe de prestige peut servir d’exemple, comme un grand footballeur populaire peut donner le goût de ce sport à tout un pays et susciter de nombreuses vocations.
6Vincent Marcilhac a parfaitement saisi combien les dynamiques filières qu’il a étudiées sont des outils de développement territorial. Le plus éclatant exemple est celui de la famille Marcon installée dans la restauration et l’hôtellerie de haute volée aux confins improbables du Vivarais et du Velay et qui a créé ou maintenu de nombreux emplois en milieu rural. En cela, ce livre relève vraiment de la géographie, de celle qui peut réconcilier les Français avec une discipline faite pour éclairer l’action, l’esprit d’entreprise et, ce qui ne gâte rien en période de crise, une géographie du plaisir, celui de la bonne chère et du bon vin sans lesquels la vie est morose.
Auteur
Membre de l’IEHCA
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