Conclusion
Retrouver le quotidien de l’événement
p. 317-326
Texte intégral
1En introduction de l’un de ses nombreux articles sur l’Exposition de 1889, Georges Grison, journaliste au Figaro1 déclare que « [l]’Exposition, en effet, véritable Protée, se métamorphose et se modifie à chaque instant2 ». Par là, Grison entend souligner l’importance des manifestations éphémères ou temporaires qui peuplent la durée d’une Exposition universelle et qu’incidemment un visiteur se contentant de voir les lieux (les pavillons, monuments et palais) passerait à côté de ce qui rend l’Exposition vivante : les spectacles, les fêtes, les autres événements officiels ou informels. Comme quoi la géographie d’une Exposition universelle, malgré ses structures architecturales et urbanistiques, est en constante transformation. C’est la raison pour laquelle une attention au quotidien de l’événement, si l’on nous permet cet oxymore, nous conduit à explorer les situations en mouvement où les êtres humains, les objets et les lieux s’assemblent et se disloquent. En étudiant les Expositions de 1889 et de 1900 sous l’angle de la consommation alimentaire, une activité qui répond à un besoin physiologique mais qui est aussi porteuse de nombreuses significations culturelles et sociales, nous avons pu avancer l’idée qu’au-delà de leur dimension symbolique et de leurs stratégies représentationnelles, les Expositions universelles doivent être avant tout appréhendées en tant qu’espaces vivants qui impliquent une gestion biopolitique de la part des organisateurs, une économie affective dans la pratique du marché de la restauration et une expérience corporelle des lieux pour les visiteurs. Alors que les travaux actuels sur les méga-événements tendent à proposer soit (du côté du management) une analyse de leurs retombées économiques, ou alors (du côté de l’histoire et des sciences sociales) un regard critique qui déconstruit la construction de discours et d’identités, il nous est apparu plus pertinent de nous pencher sur l’épaisseur temporelle de l’événement et sur l’épaisseur anthropologique d’une telle manifestation en suivant les filaments qui lient et rassemblent matériellement une masse de producteurs, d’administrateurs et de consommateurs autour du pôle de l’alimentation.
2Le géographe suédois Torsten Hägerstrand avec sa notion de tidsgeografisk (géographie du temps) nous invite à traiter les « événements » en tant que blocs d’espace-temps qui imposent leurs propres contingences spécifiques, tant sociales que physiques, aux activités humaines3. La problématique qu’il a développée pour la diffusion spatiale des innovations techniques l’a justement conduit à se détacher d’une géographie qui ne tiendrait pas compte de la dimension temporelle de l’espace4. En transposant cette problématique sur une étude des pratiques alimentaires aux Expositions de 1889 et 1900 nous ne pouvons qu’abonder en ce sens. D’ailleurs, les mets et aliments présentés aux Expositions participent eux aussi d’une certaine manière à un processus de diffusion spatiale des nouveautés, alors qu’on fait découvrir de nouveaux produits au public et que la distribution et la consommation de ces produits est nécessairement déterminée par des contraintes imposées par les réseaux de transports pour le déplacement efficace des produits et des visiteurs sur les sites, des normes d’interaction sociale qui donnent forme aux manières de consommer en collectivité et l’organisation spatiale des lieux qui limite les activités des usagers, qu’ils soient marchands ou consommateurs. Chacun de ses facteurs n’a de réelle portée que s’il est approché dans sa dimension temporelle avec ses répétitions quotidiennes : le va-et-vient des objets et des êtres humains entre les sites d’Exposition et le reste du monde, les habitudes sociales des consommateurs qui s’établissent et les mesures administratives ou policières qui sont souvent prises à brûle-pourpoint par les organisateurs pour réguler le comportement des visiteurs comme des restaurateurs. Pour conclure, revenons donc aux différents termes qui composent le titre de ce travail.
Économie de l’espace vivant
3Dire que les grandes Expositions universelles de la fin du xixe siècle incarnent les idéaux du capitalisme international n’est pas en soi un fait problématique. Cependant, puisqu’il semble être de la nature même du capitalisme de se transformer et s’adapter continuellement selon les contextes et les situations au point de pouvoir développer des savoirs à propos de son propre fonctionnement plus rapidement que ses plus grands adversaires5, il devenait pertinent dans le cadre de cette recherche d’utiliser le cas de l’alimentation afin d’explorer tout d’abord les différentes activités épistémiques, administratives, gestionnaires et policières qui permettent le soutien de l’ordre économique sur les sites des Expositions de 1889 et de 1900.
4Bien qu’ils fassent rarement partie des attractions dans le cadre d’Expositions universelles, il est indéniable que les services de restauration aient un rôle essentiel à jouer dans le succès de la manifestation. Un coup d’œil sur la littérature actuelle portant sur la gestion des méga-événements nous montre d’ailleurs que la restauration du public constitue toujours un élément central dans l’organisation de ces manifestations6 tant à cause de l’importance économique de ce service que de son rôle dans la réception de l’événement auprès du public qui délie sa bourse. De plus, l’alimentation des visiteurs est un enjeu porteur de plusieurs facteurs susceptibles d’affecter négativement le marché de la restauration et la réception des visiteurs : empoisonnements, falsifications alimentaires, abus de la clientèle, manque d’hygiène, inconfort dans les restaurants, craintes des visiteurs7. Aujourd’hui comme hier, les facteurs de risque ne manquent pas à l’intérieur du marché de l’alimentation en raison du caractère précisément organique de l’objet consommé et du caractère vivant du consommateur, qui ont chacun le potentiel d’enrayer la roue de l’échange commercial. Dans le fait de manger ou de boire, il subsiste toujours un point aveugle d’incertitude, un résidu d’imprévisibilité, et les initiatives des administrations d’Expositions ont alors pour objectif de contenir les facteurs qui peuvent nuire au fonctionnement de ce marché qui est essentiel pour la tenue et surtout pour la santé de l’Exposition. Cependant, si les procédures administratives pour la gestion des services de restauration qui sont aujourd’hui mises en place lors de grands événements font partie d’un savoir-faire organisationnel et administratif largement partagé et diffusé dans d’innombrables traités et guides, au temps des Expositions de 1889 et de 1900, la présence de restaurateurs privés sur les sites d’Expositions universelles est encore à cette époque une nouveauté. L’établissement de règlements, de normes et de mesures administratives pour assurer le fonctionnement du marché de la restauration en est encore au stade du tâtonnement et les organisateurs doivent à ce moment s’inspirer de la courte expérience des Expositions universelles précédentes pour mettre en place des dispositifs afin de mieux contrôler le marché de la restauration sur les sites et réduire les risques associés à l’alimentation du public.
5Par ailleurs, l’approche constructiviste de l’économie qui ne considère pas le marché comme une entité transcendante mais plutôt comme une organisation nous conduit à mettre en évidence les différentes manières de présenter matériellement les mets et les produits alimentaires pour la construction de leur valeur dans le cadre de leur mise en marché aux Expositions de 1889 et de 1900. En tant que marché international, l’Exposition universelle peut être considérée, sous l’angle de l’économie classique, comme une grande foire internationale où chaque marchandise se voit attribuer une valeur ajustée qui est relative à celles de toutes les autres marchandises qui y sont présentées. Cependant, sur le plan de l’alimentation, le problème de la fixation de valeur est en soi beaucoup plus complexe, d’une part parce que le goût conserve toujours sa part de subjectivité et d’autre part parce que la qualité des mets et des aliments est elle-même tributaire d’un réseau complexe de facteurs opaques qui ne sont pas toujours donnés immédiatement aux consommateurs dans les situations normales. L’Exposition universelle a ainsi pour fonction de clarifier l’économie, en ce sens qu’elle permet aux consommateurs d’acquérir des connaissances éclairantes et comparatives sur certains produits alimentaires, tels que la bière ou le vin, par ses expositions informatives accompagnées de kiosques de dégustation. L’événement est en fait une gigantesque procédure d’authentification publique des marchandises, pratique nécessaire pour rassurer le corps et l’esprit des consommateurs dans le contexte d’un marché à la fin du xixe siècle où les différents acteurs économiques impliqués (producteurs, négociants et consommateurs) sont préoccupés par les menaces de fraude et de falsification. De plus, l’accroissement du nombre et de la diversité des produits et des lieux de consommation dans le Paris de la fin du xixe siècle tend à rendre le marché de la restauration de plus en plus impénétrable pour les non-initiés, qui se retrouvent par millions provenant de partout dans le monde lors des grandes expositions. Dans une économie aussi complexe et pourtant aussi vitale que celle de l’alimentation, la construction de la confiance par des dispositifs de jugements devient un enjeu essentiel pour la poursuite effective des échanges sur le marché8.
6Par contre, à côté de cette fonction d’arbitrage, ces mêmes expositions remplissent aussi du même coup un rôle inverse aux yeux des producteurs, des négociants et des restaurateurs qui veulent vendre leur produit, celui de démontrer le caractère incomparable, incommensurable, voire sacré de certains mets ou aliments qualifiés d’exceptionnels, comme c’est tout spécialement le cas avec la mise en valeur du champagne en 1900. Il faut donc insister parallèlement sur les nombreuses procédures de singularisation des aliments et des mets offerts aux visiteurs, qui tendent à construire des singularités, c’est-à-dire des valeurs irréductibles qui dépassent la raison économique. Cela se fait notamment par la mise en place d’un contexte exhibitionnaire multisensoriel qui est là pour soutenir un discours de dévoilement des secrets de production de la marchandise alimentaire de manière à justifier la valorisation de ses qualités exceptionnelles et d’affirmation de leur caractère typique, incomparable et inimitable. Les cas de la publicisation du vin français, des repas aux Bouillons Duval et des restaurants servant des mets exotiques ou provinciaux montrent qu’aux Expositions universelles de 1889 et 1900, les formes de la vie économique du marché de l’alimentation et de la restauration sont intimement liées à l’expérience sensible qu’en a le public, et qui va souvent au-delà de la dégustation des mets et des aliments. Par exemple, les grandes présentations sur la production de vin en Champagne contribuent à construire le caractère mythique du produit en présentant dans le détail son ancrage territorial dans le terroir et le savoir-faire qui doit être mobilisé pour sa production ; l’ambiance populaire des Bouillons Duval avec son agitation citadine fait partie intégrante d’une authentique expérience de consommation dans un établissement populaire parisien ; l’organisation des pique-niques et la décoration et l’orchestre des restaurants roumains ou hongrois donne une couleur locale supplémentaire au repas qui ajoute un surplus d’expérience à la découverte exotique. Ce dernier cas, le repas au restaurant, est à cet effet lui-même suffisamment compliqué d’un point de vue économiste.
7Ce marché se décline ainsi en différents lieux (restaurants, cafés, kiosques de dégustations) et les modes de valorisation des marchandises alimentaires varient selon les contextes de consommation. Au-delà des impressionnants chiffres sur la consommation de différents produits sur le site ou des statistiques annuelles de fluctuation des prix des denrées alimentaires qui contribuent à illustrer la nature des retombées économiques des Expositions universelles, notre analyse des activités pratiques mises en œuvre pour organiser le fonctionnement des différents établissements alimentaires et assigner différentes significations aux produits consommés nous a permis de mettre en lumière les procédures ou les manières de faire qui contribuent à façonner les activités alimentaires sur les sites d’Expositions. Il apparaît ainsi que les contingences spatiales et matérielles du manger et du boire qui constituent les cadres et les outils de l’expérience, ce qu’on désignera sous terme volontairement vague de culture matérielle, ne sont pas en position d’externalité devant la fluidité de l’échange marchand, mais sont au contraire très souvent essentiels à son fonctionnement. Pour que le marché de la restauration puisse tourner, il faut surveiller la qualité des aliments, organiser adéquatement les espaces de consommation et offrir un environnement adapté aux besoins et aux demandes des corps de ceux qui mangent et qui boivent.
Politique de l’espace vivant
8Il a déjà été évoqué que les travaux sur l’histoire des Expositions universelles se sont surtout penchés sur les discours officiels des politiciens, des organisateurs, des concepteurs ou des architectes et que le point de vue du public qui visite et utilise le site et sans lequel on ne peut imaginer la tenue d’une exposition est trop souvent négligé. Cette étude sur la consommation sur les sites des Expositions de 1889 et 1900 montre que ces manifestations doivent être pourtant aussi approchées comme des lieux de rassemblements publics où la manifestation est elle-même mise à l’épreuve de la réception des visiteurs. Elle devient ainsi un lieu dynamique d’interaction entre l’État organisateur, les producteurs et les vendeurs de denrées alimentaires, et le public. Si, pour reprendre la légende d’une caricature citée dans le cadre de ce travail, « La véritable exposition est l’exposition où l’on dîne », une exposition où l’on dînerait mal pourrait se transformer rapidement en un échec politique pour l’État organisateur. L’espace vivant qui se peuple quotidiennement de plus d’une centaine de milliers de visiteurs dotés de bouches et d’estomacs, n’est donc jamais complètement pacifié et jamais complètement ordonné, surtout lorsque le comportement d’une vaste part du public (comme les pique-niqueurs) indispose particulièrement les sens d’une autre part (comme les gastronomes qui regrettent la popularité du litre de rouge à bas prix et du saucisson). Est-ce bien de la politique ? Absolument, car ultimement l’alimentation aux Expositions de 1889 et de 1900 pose des problèmes essentiels pour l’orientation et la légitimité du régime en place : le partage du sensible dans l’espace public sous la IIIe République, et la distribution équitable des vivres et des denrées en ces années de dépenses somptuaires exceptionnelles.
9Déjà notre considération pour le détail des pratiques de gestion, d’administration et de police des activités économiques nous conduit à relativiser les questions du pouvoir et de l’État dans le cadre des Expositions universelles (et coloniales) en 1889 et en 1900. Sans nécessairement déconsidérer cette problématique qui a sa légitimité, il est apparu au fil de cette recherche que, en ce qui concerne les structures du quotidien alimentaire des Expositions, il est plutôt question de surveillance, de techniques de gestion des comportements, de dispositifs qui orientent l’action des hommes et des choses et réduisent les risques, mais rarement, à proprement parler de domination. La vitalité et la sécurité du public (comme celles des « indigènes » aux sections coloniales) deviennent dans le contexte républicain des préoccupations majeures pour asseoir la légitimité du mode de gouvernement et pour justifier aussi par l’exemple l’œuvre de mission civilisatrice outre-mer9. Et la raison pour laquelle la santé des visiteurs, leur alimentation et leur confort sont des enjeux aussi importants pour les administrateurs des Expositions est précisément que ces sujets sont continuellement problématiques pour la réception et l’expérience de l’Exposition, particulièrement dans le cadre d’un événement qui rassemble chaque jour un nombre exceptionnel de personnes.
10C’est ainsi que, paradoxalement, les Expositions universelles peuvent devenir des lieux de contestation même si au départ elles ont plutôt comme objectif général la pacification des oppositions partisanes. Les grands banquets qui se suivent et se ressemblent beaucoup pendant toute la durée de l’Exposition ont certainement leur rôle politique à jouer en tant que rituels consolidant symboliquement une alliance entre nations, corporations ou représentants politiques. Nous avons cependant remarqué que si ce caractère cérémoniel des banquets a son effectivité politique, il est également un objet privilégié de controverse, notamment chez les opposants au régime républicain, de gauche comme de droite. Alors que l’alimentation est un enjeu politique central (parce que vital), l’espace public qui se crée dans le cadre des Expositions universelles républicaines ouvre la voie aux contestataires qui réclament une meilleure redistribution de la nourriture. La question posée par les opposants aux grands banquets d’Exposition trouve en fait sa légitimité dans l’apparente contradiction de la République qui ne distribue justement pas, ou sinon fort inégalement, ses choses alimentaires au public. À cet effet, le cas des exhibitions coloniales est également particulièrement intéressant, car là aussi, l’alimentation, ou plutôt la mauvaise alimentation, devient un motif de contestation pour les âniers de la rue du Caire à l’occasion de l’Exposition de 1889. En fait, dans les conflits que nous évoquons, c’est précisément la dimension vitale de l’alimentation qui émerge au cœur des revendications. Alors que dans le cadre des Expositions universelles, les banquets et les dispositifs impériaux qui mettent en scène des Orientaux travaillent à consolider les rapports de pouvoirs et à assigner des rôles et des attributs aux individus et aux collectivités qui sont « segmentarisés » et « territorialisés10 », l’alimentation qui surgit comme enjeu politique vient nous rappeler à la fois l’importance des considérations matérielles et humaines de ces manifestations qui peuvent prendre le pas sur leurs surcharges idéologiques et l’ouverture d’un lieu où l’opposition politique bénéficie du caractère public de la manifestation. La pertinence d’un regard attentif à la vie quotidienne des Expositions universelles apparaît ainsi dès lors que l’on réalise que sous l’apparence lisse de ces événements, leur texture est beaucoup plus cahoteuse avec toutes ces vibrations micropolitiques.
Expérience de l’espace vivant
11Celles-ci font d’ailleurs partie de l’expérience de cet événement où une multitude de corps et de choses se rencontrent dans l’espace circonscrit de l’Exposition. Il n’est pas exagéré de dire que ce qui rend une Exposition universelle effectivement vivante, animée, c’est le mouvement incessant de son public, l’occupation de son espace par la masse de visiteurs qui utilise les ressources qui sont mises à sa disposition. Ceux-ci, qui font le spectacle de l’Exposition tout autant qu’ils le contemplent, qui se déplacent, se rassemblent, se dispersent, se retrouvent, bref, qui traversent au cours d’une escapade journalière à l’Exposition une multitude de collectivités plus ou moins éphémères qui, macroscopiquement, forment la foule dont le contact sensoriel est lui-même générateur de craintes ou de jouissances selon les sensibilités des visiteurs. Et même si les grandes attractions comme la tour Eiffel, les Galeries des machines ou les Petit et Grand Palais occupent une place significative dans les souvenirs et les témoignages illustrés des Expositions de 1889 et de 1990, nous ne pouvons pas nous permettre de mettre de côté les aspects moins spectaculaires de l’expérience de visite, ceux qui, tels les restaurants, les cafés et les kiosques de dégustation, touchent directement le confort corporel des visiteurs en plus de favoriser la sociabilité sur le site. C’est en se penchant sur ces aspects de l’expérience des Expositions que nous avons pu apprécier à quel point celles-ci sont composées d’une pluralité d’espaces et de rythmes.
12En fait, les lieux de restauration tout comme les pique-niques permettent au public de vivre l’Exposition autrement. Au moment où des visiteurs décident de s’arrêter à un café pour prendre un verre, à un restaurant pour dîner, ou sur la pelouse fraîche des parterres pour installer leur pique-nique, l’expérience du site de l’Exposition n’est plus la même : différence rythmique essentielle pour l’équilibre vital de l’événement, différence sensorielle nécessaire pour le repos des jambes et des yeux et bien entendu différence corporelle avec l’ingestion nécessaire de mets et de liquides pour la restitution des forces. Après les longues promenades à travers les galeries et les allées qui éprouvent physiquement les muscles et qui épuisent cognitivement les esprits assimilant un concentré d’informations nouvelles sur l’état du monde, l’arrêt du corps et la restauration du corps permet d’éviter l’éreintement. De nombreux témoignages tendent ainsi à confirmer que pour plusieurs, l’importance de certains lieux de restauration tient du fait qu’ils offrent une atmosphère différente du reste de l’Exposition, ou un environnement où les corps peuvent, pour un moment, vivre en paix avec ce qui les entoure. Avec la fatigue sensorielle causée par tout ce mouvement, les températures estivales qui créent le besoin de se désaltérer, l’environnement festif ou les mouvements de foules qui peuvent épuiser certains visiteurs, les cafés et restaurants sur les sites d’Expositions universelles peuvent devenir des lieux de fuite ou de repos. Dans le contexte actuel où l’on tend, en sciences sociales, à privilégier la fluidité des mouvements, les corps en action et l’effectivité des actions continuelles de la vie quotidienne, il devient intéressant de mettre en évidence, à partir de cette étude sur l’alimentation, l’importance de la « non-pratique », ou des efforts de coupures dans l’agitation du monde environnant11.
13Cependant, le caractère différentiel des lieux et des moments de consommation alimentaire aux Exposition universelles de 1889 et de 1900 ne se limite pas à l’aspect purement physique ou corporel. Les portraits de groupes qui s’arrêtent pour prendre un verre ou casser la croûte nous montrent aussi l’importance de l’alimentation comme moment de sociabilité, quand les couples, les familles et les groupes d’amis s’arrêtent pour reformer un cercle d’interaction et de conversation après avoir cheminé dans les sites. Les pique-niqueurs peuvent « saucissonner en rond » et les couples peuvent se retrouver en face-à-face au restaurant. L’exemple le plus évident est cependant le rituel du banquet des maires qui constitue déjà un monde à lui seul au cœur de l’Exposition, alors que l’unité de la Nation républicaine s’incarne dans la construction cérémonielle d’un événement qui bâtit le lien social et alimentaire à l’échelle du pays. L’aliment a d’ailleurs lui-même son rôle à jouer dans la forme des interactions car entre la division égale des victuailles du banquet chez les convives, le litre et le saucisson qu’on se passe et l’assiette qu’on nous sert, la distribution des positions sociales n’est plus la même. Mais nous avons vu qu’il faut surtout insister sur la distinction entre l’ouverture de l’espace extérieur du pique-nique, qui invite à une réappropriation créative des sites, sur les pelouses, les marches d’escaliers ou les socles des statues, et la fermeture de l’espace intérieur du restaurant, avec les normes qu’il impose et les rapports de pouvoir que cela implique entre les serveurs ou restaurateurs et les clients.
14« L’Exposition se métamorphose et se modifie à chaque instant » disions-nous. Durant six mois, en 1889 et en 1990, un torrent de visiteurs est passé et il a engouffré une masse gargantuesque de victuailles. Une masse exceptionnelle d’acteurs, de moyens de transports, d’intermédiaires, de capitaux, de produits alimentaires, de publications, et de bien d’autres choses encore a dû être mobilisée pour garantir l’alimentation des dizaines de milliers de visiteurs. On ne peut que regretter de n’avoir pu, étant donné les limites imposées par nos sources, explorer à notre guise le réseau complexe des activités qui se reproduisent continuellement pour entourer et permettre la consommation d’aliments sur le site d’une Exposition universelle. Notre cheminement à travers les arcanes nous a néanmoins permis de constater la fécondité d’une approche à saveur anthropologique qui s’efforce de déplacer l’attention de l’univers parfois prévisible des représentations sociales et de la contextualisation historique vers les turbulences quotidiennes et la matérialité des pratiques situées.
Notes de bas de page
1 À ne pas confondre avec Georges Grison du comité organisateur de l’Exposition de 1889.
2 Georges Grison, « À travers l’Exposition », Figaro-Exposition, no 2 (1889), p. 62.
3 Allan Richard Pred, « The Choreography of Existence : Comments on Hägerstrand’s Time-Geography and its Usefulness », Economic Geography, vol. 35, no 2 (1977), p. 207-221.
4 Torsten Hägerstrand, Innovation Diffusion as a Spatial Process, Chicago, Chicago University Press, 1967.
5 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 ; Nigel Thrift, Knowing Capitalism, Londres, Sage, 2005.
6 Voir Glen Bowdin et al., Events Management, Londres, Elsevier, 2006 ; Joe Jeff Goldblatt, Special Events : Event Leadership for a New World, Hoboken, Wiley and Sons, 2005, p. 180-191 ; Donald Getz, Event Management & Event Tourism, Londres Elsevier, 1997.
7 Huey Chern Boo, Richard Ghiselli et Barbara Almanza, « Consumer Perceptions and Concerns about the Healthfulness and Safety of Food Serves at Fairs and Festivals », Event Management, vol. 6, no 2 (2000), p. 85-92.
8 Voir Lucien Karpik, « La confiance : réalité ou illusion ? Examen critique d’une thèse de Williamson », Revue économique, vol. 49, no 4 (1998), p. 1043-1056.
9 Sur la dimension politique de la préservation de la vie dans le libéralisme, voir Thomas Osborne, « Security and Vitality : Drains, Liberalism and Power in the Nineteenth Century » dans Andrew Barry, Thomas Osborne et Nikolas Rose (dir.), Foucault and Political Reason : Liberalism, Neo-liberalism, and Rationalities, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 99-122.
10 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 253-283.
11 Paul Harrison, « In the Absence of Practice », Environment and Planning D : Society and Space, vol. 27, no 6 (2009), p. 987-1009.
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