Chapitre IV
Sensibilités de l’exotisme colonial : des touristes, des cannibales et des saveurs
p. 187-248
Texte intégral
1Le traitement d’un phénomène comme les expositions coloniales est en soi problématique par l’aveuglante évidence de leur contenu politique qui transparaît aujourd’hui. De là, la constante tentation est de les traiter d’abord pour ce qu’elles sont effectivement, soit des manifestations exprimant une « volonté ou intention de comprendre, parfois de maîtriser, de manipuler, d’incorporer même, ce qui est un monde manifestement différent (ou autre et nouveau)1 ». Avec leurs dispositifs orientalistes en trois dimensions, leur « ethnologie plastique2 » multisensorielle, les expositions coloniales appellent indubitablement une analyse du travail de construction et de diffusion des figures d’un autre colonisé dont la mise en vitrine s’insère dans un discours de légitimation de l’entreprise coloniale des grands empires européens de l’époque. À cet effet, de nombreux travaux se sont penchés sur le contenu idéologique des expositions coloniales3 dans la mise en scène, la représentation ou le contact avec les cultures coloniales dans le cadre d’Expositions universelles ; ils ont déjà souligné et analysé le caractère réifiant, folklorisant, totalisant de ces manifestations, que ce soit à travers l’architecture des pavillons4, la muséographie5 ou les exhibitions humaines de « spécimens indigènes » des colonies6.
2Ce chapitre propose de développer un autre regard que ce qui risque de tenir, dans le pire des cas, de la pétition de principe ou de la tautologie, soit la démonstration que ces expositions constituent un assemblage de représentations colonialistes mises au service d’un discours impérialiste valorisant l’œuvre civilisatrice d’outre-mer par la construction de représentations typiques de l’altérité. Les cas de traductions qui exemplifient l’émergence de l’inattendu dans l’espace disciplinaire des expositions coloniales sont déjà connus7. Des auteurs tels que Herman Lebovics et Hans-Jürgen Lüsebrink ont d’ailleurs mis en relief l’utilisation de l’espace public offert par l’Exposition coloniale de 1931 chez les représentants de colonies françaises afin de diffuser leurs revendications politiques8 et le travail de Jenny Robinson sur l’exposition impériale de Johannesburg en 1936 met en évidence les dissonances dans la réception du public qui est loin d’être toujours calquée sur le discours diffusé à l’exposition9. Mais ce qu’introduit la considération des pratiques alimentaires dans le contexte des expositions coloniales, c’est précisément le contournement d’une analyse représentationnelle en termes de signe et référent. Le public qui consomme des mets coloniaux et les « indigènes » en spectacle qui doivent se restaurer nous conduisent dans l’univers de la matérialité quotidienne des expositions, dans un espace en mouvement investi de corps, de désirs, de craintes, et de découvertes sensorielles10. Après tout, le principal facteur expliquant la grande complexité des Expositions universelles, nous l’avons déjà abordé dans les sections précédentes, c’est justement le principal acteur dans les exhibitions coloniales, celui pour qui le spectacle est destiné et qui fait vibrer et trembler par sa présence incontrôlable l’utopie lisse d’un monde colonial idéal reconstitué en microcosme, la foule bruyante, consommatrice, démocratique.
3En étudiant les lieux de consommation alimentaire situés dans les sections coloniales aux Expositions de 1889 et 1900, ce chapitre explorera les rapports entre la police de l’espace public et ses modes de subjectivation tant du public que des « spécimens humains » colonisés d’une part, et l’incertitude vivante propre à la pratique alimentaire elle-même. Si les aliments constituent évidemment eux-mêmes de puissantes synecdoques identitaires qui participent à la codification de référents ethno-culturels11, il ne faut pas non plus sous-estimer leur capacité à brouiller les frontières généralement admises, que ce soit entre le désir et la culpabilité12, le chez-soi et l’ailleurs13, la nature et la culture, le local et le global14. Au cœur de ces assemblages identitaires, de ces articulations entre pratiques, discours et représentations qui se mettent en scène dans les sections coloniales des Expositions universelles, le phénomène alimentaire, contribue à substantialiser les différences, matérialiser des associations et générer des concrescences entre groupes sociaux et culturels.
Sentir l’exotisme
– La danse du ventre ? Tu veux me faire voir la danse du ventre ? Tu n’y penses pas, mon pauvre ami ! Je ne suis pas venu à Paris pour ça !
– Mais, mon oncle, c’est de l’ethnographie, après tout. Vous ne connaîtrez jamais une civilisation à fond, si vous vous obstinez, sous le prétexte de la pudeur, à repousser certains spectacles qui, certes, froissent nos sentiments les plus intimes, mais qui n’en sont pas moins un enseignement fructueux. La science a de ces exigences, mon oncle ! C’est ainsi que je décidai mon austère parent à m’offrir des consommations variées dans les endroits drôles de l’Exposition. Je connaissais la galerie des Machines, et j’avais assez vu les maîtres-autels rétrospectifs.15
Vendre l’Ailleurs
4Efficaces pour l’expansion des idées colonisatrices, les expositions coloniales servent puissamment aussi le commerce des colonies et leurs échanges avec l’Europe, en répandant la connaissance des produits indigènes et des articles de consommation locale16.
5Ce n’est en 1889 qu’une Exposition universelle parisienne se dote d’une réelle section coloniale digne de ce nom avec ses pavillons coloniaux, ses spectacles bruyants et ses cafés-concerts. 28 850 m2 sont occupés sur l’esplanade des Invalides, dont 10 646 m2 affectés aux pavillons et villages, auxquels il faut rajouter les grandes expositions de l’Algérie et de la Tunisie couvrant chacune 6 300 et 5 250 m2 17. À l’intérieur de ce périmètre, on compte, outre les divers kiosques de dégustations, de gaufres et de glaces, un restaurant annamite de 130 m2, un restaurant créole de 100 m2 18, un café-concert algérien et un café maure. De plus, un café-restaurant javanais est situé au sud de l’emplacement réservé aux colonies françaises, dans l’exposition privée du kampong javanais des Indes Néerlandaises19. En 1900, en écho à l’expansion territoriale de l’empire colonial français dans la dernière décennie du siècle, la section coloniale, qui s’installe sur la colline du Trocadéro, couvre une superficie de 33 949 m2 avec ses bâtiments, auxquels on ajoute 16 254 m2 d’espaces découverts20. La section comprend un grand restaurant algérien à deux étages, un café maure, et de nombreux bars de dégustations d’eau-de-vie de la Réunion, de rhum martiniquais, de café de Nouvelle-Calédonie, etc.
6La petite nouvelle humoristique d’Alphonse Allais citée plus haut en exergue qui relate une visite fictive à l’Exposition universelle de 1889 en compagnie de son oncle provincial, Alcide Toutaupoil, a la grande qualité, sinon de l’exactitude historique, au moins d’évoquer en quelques mots de nombreuses situations que nous retrouvons dans des témoignages plus sérieux sur les pratiques de consommation aux sections coloniales des Expositions universelles de 1889 et 1900. Outre le thème récurrent de la finesse malicieuse du Parisien abusant de la naïveté bien intentionnée du provincial, nous pouvons aussi y déceler encore une fois l’oscillation problématique des Expositions universelles entre l’éducation et le divertissement. L’oncle Alcide est-il venu pour s’instruire dans les galeries ou pour s’amuser dans les cafés ? Jules Ferry exprime d’ailleurs, après l’Exposition de 1889, ses doléances suite à la grande popularité des spectacles à saveur exotique en comparaison aux expositions plus austères qui montrent, statistiques et explications à l’appui, les développements et le potentiel économique de l’entreprise coloniale21. À l’Exposition suivante, c’est le reproche inverse qui sera adressé à l’organisation. Quelques mois avant l’ouverture de l’Exposition de 1900, Jules Charles-Roux, directeur de la section coloniale, répond, dans une conférence livrée au Comité marseillais de l’Alliance française, aux critiques qui l’accusent d’avoir conçu une exposition trop sérieuse, trop austère, trop peu divertissante pour un public en demande de distractions :
D’abord, Messieurs, je ne crois pas qu’une Exposition universelle doive être assimilée à une vaste foire dont le succès est en raison directe de la quantité de chevaux de bois, de tireuses de cartes, de femmes à barbe ou de danses du ventre. Il me semble que les Expositions universelles ont un but autrement élevé, qui consiste à instruire le public tout en le distrayant. Du reste, en Tunisie, en Indo-Chine, à Madagascar, au Congo, les restaurants et les bars-lunchs ne manqueront pas et, très certainement, la Danse du ventre saura bien s’insinuer dans ces établissements avec les orchestres locaux.22
7L’affirmation est en soi évocatrice car elle établit clairement dans les principes de l’Exposition universelle la distinction entre la sphère de la production et celle de la consommation, ou entre le lourd travail de longue haleine pour le développement et la « civilisation » des colonies, et les légèretés éphémères des plaisirs du corps et des autres attractions de nature foraine. Les deux dimensions se concilient à l’Exposition, mais dans l’esprit des organisateurs des sections coloniales, il est d’abord question d’instruire le public tout en le distrayant plutôt que de distraire le public tout en l’instruisant. Cette mise en garde des Ferry et Charles-Roux peut s’expliquer d’une part par le manque d’appuis indubitables pour la cause coloniale à la fin du xixe siècle tant dans la classe politique23 que dans l’« opinion publique »24, malgré l’expansion territoriale spectaculaire de l’Empire français à l’époque. Gagner le public aux bienfaits de la cause coloniale est une entreprise forcément plus urgente que l’amuser par des spectacles et le combler par des saveurs.
8Pourtant, il faut malgré tout insister sur la nature essentiellement ambivalente de l’exposition coloniale pour expliquer les appréhensions des organisateurs. Il est incontestable que les sections coloniales ou plus généralement « exotiques » des Expositions universelles, moins tournées vers la rigueur mécanique de fonte et d’acier des démonstrations industrielles disposés géométriquement dans les galeries rectangulaires que vers l’esthétique flamboyante ou primitiviste des contrées non-occidentales exposées sous les toits bigarrés des palais coloniaux, deviennent un lieu de prédilection pour l’établissement de commerces et de lieux de consommation investissant précisément les désirs des visiteurs plutôt que leur rationalité économique et citoyenne. Mais cette courroie de transmission des représentations d’un colonisé resté dans l’enfance de la Civilisation avec son lot de fétiches, d’irrationalités et d’indolences, se présente pourtant, aussi, à l’opposé, non seulement comme un instantané tridimensionnel de la mission civilisatrice en train de se faire par la présentation éclatante des progrès réalisés outre-mer grâce à la présence coloniale mais également comme la mission civilisatrice elle-même en action, la performance de l’œuvre coloniale par la diffusion de ses valeurs et de ses accomplissements vers l’ensemble de la société25. En d’autres termes, la calibration politique de l’économie impériale mise en scène et mise en acte aux sections coloniales des Expositions universelles se présente comme un travail délicat de dosage entre l’exotisme tapageur et les leçons de la statistique et des artefacts.
9La valeur respective des deux fins est cependant clairement établie dans les discours des représentants officiels et des partisans du colonialisme. Pour ceux-ci, le principal but d’une exposition coloniale demeure de « vulgariser la connaissance de nos possessions d’outre-mer, considérées sous les aspects les plus divers : monuments, produits, populations26 », ainsi que l’indique le rapport sur Les expositions de l’État au Champ de Mars et à L’Esplanade des Invalides de 1889, et plus précisément, en ce qui a trait aux produits alimentaires dans la section coloniale de 1900, de « [f]aire connaître les productions d’un pays exotique utiles à importer dans la métropole et les produits de la métropole utile à exporter et à échanger avec ce pays d’outremer27 ». Il ne fait aucun doute qu’aux yeux de l’Administration, il y a une hiérarchie explicite entre les espaces d’exposition aux visées éducatives, politiques et commerciales, et les établissements de consommation, tels que « Le théâtre annamite ; le restaurant annamite ; le restaurant créole, exploités par des concessionnaires, à leurs risques et périls28 ». Ce dernier passage laisse ainsi transparaître la délégation des responsabilités des organisateurs vers les exploitants privés en ce qui a trait à l’exploitation des lieux de consommation sur le site de l’exposition coloniale29. L’historienne Dana Hale souligne d’ailleurs la présence de contentieux à la section coloniale de 1900 qui oppose l’Administration à certains concessionnaires dont la vigueur commerciale de leurs sollicitations auprès du public aurait nuit à l’ordre de l’Exposition30. Pour les administrateurs des expositions coloniales, leur préoccupation reste donc avant tout l’exhibition de l’œuvre coloniale en train de se faire, incarnée dans les étalages de dattes, vins, caramels, cafés qui disent, par leur présence à titre d’exemples matériels (objectifs) et leur muséographie, la vitalité économique des possessions d’outre-mer, la richesse de leurs ressources et les progrès matériels générés par l’œuvre civilisatrice. Les propositions de Charles Lemire, conseiller du commerce extérieur en 1900, pour la mise en valeur des denrées coloniales à l’Exposition s’inscrivent définitivement dans cette voie. Selon lui, dans les pavillons : « Il faut y entrer et développer la méthode dans tous les centres, dans toutes les grandes villes », donc en d’autres termes exposer la qualité des infrastructures développées pour l’établissement d’un réseau de circulation des marchandises alimentaires ; sur les étalages « de grosses étiquettes annonceraient : café de Nouméa, riz de Saïgon, thé de Tourane, rhum de la Martinique, vanille de Taïti, crépins de l’Annam, broderies du Tonkin, etc. Et l’ensemble de ces expositions partielles, à Paris et dans toutes les villes de France, constituera la meilleure des expositions permanentes coloniales31 ». Dans cette logique muséale qui favorise le développement des échanges commerciaux à l’échelle de l’empire plutôt que les intérêts de restaurateurs particuliers, les produits exportables, les bananes, agrumes, arachides, thés, cafés, vins seraient ainsi plus à même d’illustrer et de symboliser l’action coloniale que les mets gastronomiques exotiques tels que les canards tapés, les chiens à l’étuvée, ou les ailerons de requins.
10Cependant, cette opposition entre éducation et divertissement ne doit pas masquer tant les complications du travail organisationnel dans la conceptualisation d’une exposition coloniale que l’interpénétration des différents objectifs dans la mosaïque de sites complémentaires, d’ambiances, de décors et d’artefacts. À cet effet, la mise en valeur des denrées alimentaires coloniales, bien qu’apparemment traversée dans ses modes de présentation par cette distinction entre l’utile et l’agréable, constitue aussi un exemple de choix pour illustrer la complexité des valeurs et des représentations de la France coloniale de même que la dimension commerciale des exhibitions et la dimension muséale des lieux commerciaux à l’Exposition universelle. Lorsque vient le temps de l’adjudication des restaurants exotiques sur la colline du Trocadéro en 1900, le même Charles Lemire, bien que conscient des limites de l’impact économique de ces établissements à l’échelle du commerce international, se permet néanmoins de souligner leur pertinence : « On pourrait y faire des repas complets, par curiosité plus que par goût. Les mets n’entreront pas dans nos menus quotidiens, mais ce sera l’occasion de connaître certains produits qui peuvent figurer sur nos tables32. »
11La diversité des enjeux qui se juxtaposent lors des expositions coloniales se concrétise donc dans les discours officiels qui entendent souligner l’éventail des répercussions positives de ces événements. Dans le rapport de l’Exposition de 1900, Alfred Picard évoque ainsi en une phrase ce qu’il perçoit comme leurs effets idéologiques, économiques, commerciaux et informatifs : « Efficaces pour l’expansion des idées colonisatrices, les expositions coloniales servent puissamment aussi le commerce des colonies et leurs échanges avec l’Europe, en répandant la connaissance des produits indigènes et des articles de consommation locale33 ». Dans le cas des produits consommables, l’Exposition a ainsi un rôle particulier à jouer dans la présentation de produits extérieurs encore insuffisamment connus sur le sol métropolitain comme le rhum de la Martinique dont des échantillons sont disponibles à un comptoir de dégustation : « C’était l’unique moyen de faire connaître au public et de faire apprécier le rhum authentique de nos colonies. La faveur des visiteurs a justifié cette tentative : ce rhum a été dégusté par des milliers d’amateurs, au nombre desquels on cite M. Carnot34. » Les effets des Expositions universelles sur les habitudes de consommation alimentaire des produits exotiques du Paris de la fin du xixe et du début du xxe siècle sont naturellement difficiles à quantifier et à qualifier. Cependant, les répercussions des expositions sur les perceptions et l’imaginaire associées aux marchandises exotiques sont incontestables35 alors qu’elles contribuent à la construction d’un régime de significations recouvrant la grande diversité des nouvelles marchandises internationales d’un cadre de lisibilité36. Vendre l’exotisme : leur participation à l’œuvre coloniale pourrait ainsi se ramener à la marchandisation des référents exotiques des possessions d’outre-mer par l’utilisation des figures tribales des « primitifs » pour vendre des produits (rhum, sucre, café, dattes) et plus généralement par l’esthétisation des produits par leur mise en vitrine37. La marchandise coloniale qui matérialise le lien entre la Métropole et l’Empire, permet la médiation dans un espace liminaire entre le monde domestique et le monde extérieur, ou entre la temporalité fugitive de l’immédiateté sensible dans tout ce qu’elle a de subjectif et d’intime et la temporalité lourde du déploiement de la mission civilisatrice38.
12Nulle surprise d’y retrouver le caractère hybride du discours colonial théorisé par Homi Bhabha et Robert Young alors que la rationalité marchande et politique de la mission civilisatrice se mêle aux désirs et aux fantasmes de l’exotisme39. À propos du pavillon de la Martinique en 1900, un journaliste du Figaro fait l’éloge des « accortes et aguichantes négresses » qui vendent le rhum « grand produit de la Martinique40 » au bar. Si Charles Lemire soutient à propos des restaurants exotiques que : « Point n’est besoin qu’ils soient tenus par des naturels du pays, à moins qu’ils ne parlent français » car la seule chose qui importe réellement est « qu’on nous présente des produits authentiques d’origine41 », le point de vue de la fraction des consommateurs en demande d’authenticité est évidemment tout autre, comme nous le verrons. On ne s’étonnera donc pas que le commerce des regards aux expositions coloniales suscite des réactions dubitatives dans certains cas, dénonciatrices dans d’autres, de la part de commentateurs moralistes, catholiques ou républicains. Pour ces derniers, la carnalité des séductions marchandes et l’abstraction de l’économie politique ne font peut-être pas toujours bon ménage42. Lieu de pèlerinage où les masses vont adorer le fétiche marchandise, a-t-on déjà dit. Certes, mais les fétiches sont par définition imprévisibles, dérangeants, liminaires, et la raison coloniale conserve toujours une relation tendue envers ces objets investis de mystérieux pouvoirs43. Si l’on suit les discours des organisateurs, l’Exposition universelle ne fait-elle pas plutôt précisément l’inverse : défétichiser l’exotique par la révélation transparente des processus de production alors que le capitalisme impérial expose triomphalement ses accomplissements.
Flâneries gastronomiques aux colonies
13La problématique ne se situe d’ailleurs pas dans les termes d’une simple opposition entre le visible et l’invisible quand il est évident que ce que montre l’exposition coloniale des marchandises d’outre-mer fait inévitablement écran sur un ensemble de processus sociaux qui constituent l’économie impériale, et cela non pas tant par stratégie politique que par nécessité imposée par les contingences de l’Exposition. Dans leur travail sur l’alimentation exotique dans le contexte actuel, les géographes Ian Cook et Philip Crang défendent que le rapport à l’altérité alimentaire tend à se décliner sous la forme d’un double fétichisme, car il implique non seulement l’effacement des traces des rapports de production lors de la consommation, mais aussi la construction d’un surplus de valeur résidant dans l’imaginaire de découverte généré par les marchandises elles-mêmes44. C’est surtout cette seconde composante qui mérite d’être explorée dans le cadre de cette recherche, car comme nous l’avons vu au chapitre précédent, à l’Exposition universelle, c’est souvent l’exhibition transparente de la production elle-même qui est récupérée pour générer un supplément de valeur, d’imaginaire et d’expérience dans la consommation. Malgré le discours utilitariste qui sous-tend la tenue des expositions coloniales, leur succès est néanmoins continuellement tributaire des désirs et des affectivités qui émanent du rapport sensible que les consommateurs entretiennent avec les marchandises comestibles. Mais faire corps avec les colonies, ingérer le fétiche alimentaire ne va jamais complètement de soi, malgré la lourdeur symbolique du complexe exhibitionnaire mis en place aux grandes expositions.
14Dans son livre Exotic Appetites, la philosophe Lisa Heldke dégage trois modes de perception coloniale dans le rapport aux aliments qui chacun exemplifient cette construction d’une valeur ajoutée dans l’objet consommé : la quête de l’exotisme, le désir d’authenticité, et la découverte de l’altérité comme source de développement personnel45. En lisant entre les lignes, chacun de ces thèmes peut être décelé dans le dialogue d’Alphonse Allais cité en exergue. Ils se retrouvent aussi dans un article intéressant de Paul Arène publié dans la Revue de l’Exposition universelle de 1889, qui s’intitule « Les cuisines exotiques » et dans lequel se mélangent témoignage et fiction. Le texte se présente comme la relation d’une rêverie de l’exploration des différentes cultures culinaires offrant leurs échantillons à travers l’Exposition universelle en compagnie du fantôme du journaliste gastronome Charles Monselet, récemment décédé. Malgré tout, l’article propose des descriptions détaillées de l’intérieur des restaurants46, tout en se déclinant sur le ton d’une flânerie gastronomique aux airs de voyage initiatique. La préparation à la série de péripéties gustatives est ainsi annoncée dans l’incipit : « Transportés par je ne sais quel miracle, nous nous trouvions maintenant non loin du café Maure, et, Dante d’un nouveau Virgile, je sondais de l’œil, avec un léger frisson de terreur, la spirale sans fin de cet enfer gastronomique qu’il allait falloir parcourir47. » L’auteur poursuit avec une description de ses différentes expériences culinaires, dont certaines révèlent une puissance évocatrice, osons dire proustienne, par exemple lors de sa visite au restaurant tunisien qui le transporte oniriquement sur les plages méditerranéennes : « Je raconte à Monselet avoir fait un repas semblable, un soir, sur la plage de Saalin, tout près d’un marabout en ruines, à l’heure particulièrement délicieuse où la chanson des palmiers qu’éveille la brise répond à la plainte des flots, où, sur le ciel en quelques secondes devenu couleur d’or, passent, pattes en arrière étendues, les couples de flamands roses48. » La fin abrupte de son excursion prend alors la forme d’un éveil de « toutes ces hallucinations pittoresco-gastronomiques49 ». La mise en récit explicite manifestement l’expérience individuelle du consommateur saisissant l’opportunité du repas pour faire la boucle sur sa propre identité de manière à mieux se tourner vers son devenir à l’heure du retour à réalité. Peut-être le lecteur reconnaîtra-t-il en accéléré dans ce récit les trois phases du rite de passage décrites par Arnold Van Gennep puis Victor Turner : la séparation, le seuil, l’agrégation50. Cependant, la caractéristique à retenir du moment liminaire dans lequel se produit l’acte ritualisé de manger ou de boire n’est peut-être pas tant son inscription dans un récit linéaire de progression individuelle que sa mise à l’épreuve de la réalité et son ouverture de champs perceptifs et imaginaires. La puissance symbolique du mets exotique comme passeport charnel ouvrant les portes de l’Orient, ce que ce témoignage tend à mettre de l’avant, ne peut s’effectuer que par et malgré les contingences du milieu de l’Exposition universelle dans lesquelles un tel récit prend sens.
15À l’exemple du flâneur, figure parisienne emblématique du xixe siècle, le visiteur de l’Exposition universelle que Paul Arène met en scène va à la rencontre de l’Autre tout en conservant une position d’extériorité, de manière à construire sa propre identité dans une dialectique attachement-détachement qui lui permet d’intérioriser de nouvelles vertus sans se commettre, de faire jouer son corps sans le mettre en jeu51. Dit autrement, sous une autre perspective, il s’agit, d’une pratique de distinction qui travaille à définir les espaces de la noblesse culturelle52 : « La brute se repaît, l’homme mange53. » Tout en présentant son aventure gastronomique comme une immersion hasardeuse dans les univers énigmatiques de l’Orient, l’auteur entretient malgré tout son détachement, alors que son contact intime avec l’altérité devient l’occasion de reconstruire et de consolider sa propre identité subjective avec la remémoration de ses souvenirs de voyage exhumés par le truchement épiphanique d’un repas exotique. Le visiteur profite ainsi de l’Exposition pour aller délibérément à l’encontre d’un Autre culinaire de manière à bénéficier du caractère enrichissant de ces expériences de contact, ce qui somme toute répond à l’une des raisons d’être de l’Exposition universelle. C’est ainsi que dans son article présentant les restaurants de l’Exposition de 1900, le journaliste Louis Bertin valorise la diversité culinaire du lieu : « Il y aura de quoi varier les menus à l’infini, et les gastronomes d’un estomac assez héroïque pour passer du sterlet russe et de l’eau-de-vie de grain aux nids d’hirondelles chinois, aux filets de kangourous australiens, au rizotto italien, auront là une occasion unique d’acquérir une compétence culinaire encyclopédique54. » Dans ce processus, le visiteur idéal, bien intentionné et visitant l’Exposition dans de bonnes dispositions d’esprit, peut conforter son identité métropolitaine en restant confiné dans le point de vue du découvreur ou de l’explorateur qui ne fait que passer, mais d’un passage significatif investi d’une force initiatique ou pédagogique. Cependant, à côté de cette distinction visible entre la culture réifiée sous vitrine du colonisé et la culture cannibale du colonisateur, ingérant des valeurs et des vertus dans ses aliments exogènes55, une autre distinction se profile, beaucoup plus incertaine dans la mesure où elle doit justement être réaffirmée, celle qui sépare les « gastronomes » ainsi nommés et les consommateurs56, ou pour dire les choses plus crûment, entre les bons visiteurs en quête de connaissances et le public ignare avide de divertissements.
16Poursuivons sur le texte de Paul Arène qui demeure, tant pour 1889 que pour 1900, l’un des rares témoignages sur l’expérience alimentaire dans les restaurants coloniaux des grandes Expositions universelles parisiennes. La description qu’il nous offre des établissements de l’Esplanade des Invalides permet de tracer une articulation entre son positionnement dans sa (re)découverte de l’autre par l’alimentation, et les pratiques de distinction sociale qui se construisent par l’étalement de ses connaissances alimentaires. Son récit de sa visite au restaurant annamite, toujours situé sur la section coloniale à l’Esplanade des Invalides, ne manque pas de piquer notre curiosité et de susciter notre amusement par certains éléments incongrus :
Oh, cet Orient ! oh, cet exotisme ! Nous trouvons là, s’escrimant aux accords d’un violon florentin et d’une clarinette napolitaine, deux Transtévérines fort jolies qui chantent en sonnant du tambourin. […] Tant pis pour la couleur locale : c’est en écoutant Maria-Nina, Santa-Luccia, Funiculi-Fulicula, que nous dégustons le karri au piment rouge, où se mêlent des fragments de poisson séché au soleil. Comme boisson, du thé naturellement. Et pour compléter cette débauche, panachée d’Orient et d’Italie, nous ne refusons pas la pipe d’opium, le classique houké, que viennent gentiment nous offrir des femmes Kong-aï aux yeux bridés.57
17Un curieux mélange qui ne fait pas exception, puisqu’au paragraphe suivant, il nous dit ceci du restaurant créole situé quelques mètres plus loin sur l’Esplanade des Invalides :
nous rencontrons des Tahitiennes au restaurant Créole. De plus, un orchestre hongrois y fait rage. Peu importe, rien désormais ne nous étonne… Et nous expédions, avec une dextérité incomparable, des potages Combo, des croquettes à l’indienne, des kadgiori de turbot, du pilaf à la persane, des ousou kebaba à la turque, du koulbac, du veau au papricka, sans compter l’omelette créole, le riz à l’indienne et l’inévitable mufle de bœuf au karri.58
18Les nombreuses libertés qui sont prises dans le mélange des styles débouchant sur cette babélisation alimentaire s’expliquent d’abord par le fait que ces deux restaurants situés sur le site de l’Exposition coloniale sont des édifices privés dont la décoration ne relève pas d’un comité officiel. Malgré la volumineuse réglementation qui pèse sur les modes d’exploitation des établissements de consommation alimentaire, aucun décret ou règlement, aucune notice ou clause ne stipule que les concessionnaires soient contraints à une utilisation cohérente des référents culturels. Un contraste frappant se dégage donc entre la scénographie de ces restaurants interculturels et, par exemple, les pavillons coloniaux de 1889 dont la composition s’efforce de compartimenter culturellement les différentes colonies dans leurs symboles identitaires. Les établissements créole et annamite de l’Exposition de 1889 cristallisent ainsi simultanément les deux pôles discursifs en apparence contradictoires de l’Exposition internationale, l’hétérogénéité culturelle et l’universalisme, en se présentant d’une part selon la bannière d’un référent ethnoculturel défini et d’autre part en jouant sur la dimension cosmopolite de l’Exposition pour juxtaposer des éléments disparates qui produisent une singulière ambiance d’exotisme. L’Exposition produit ainsi simultanément de l’homogénéité et de l’hétérogénéité, des identités statiques et des identités dynamiques selon le lieu et surtout selon le marché59. On constate à cet effet, autour du site de l’Exposition universelle de 1889, la création d’« exotiques de contrebande » à des fins commerciales : « Je connais de petits marchands, des femmes qui tiennent un bar et dont le commerce se ralentissait singulièrement à cause du voisinage de la rue du Caire. Ces marchands ont eu un trait de génie : ils se sont coiffés d’un fez, et aussitôt ils ont écoulé leurs produits : la femme d’un bar s’est costumée en Turque, et elle ne sait plus comment satisfaire sa clientèle60. »
19C’est dans ce contexte de mélanges, d’échanges interculturels, d’aliments franchissant des frontières symboliques, où l’authenticité culturelle ne va plus de soi, que peuvent s’étaler les habiletés du visiteur à distinguer et à attribuer des points d’authenticité dans les environnements métissés des lieux alimentaires. L’ouverture aux traditions culinaires exotiques, la capacité culturelle à apprécier l’altérité à sa juste valeur, devient un marqueur social distinctif61. On ne fera pas l’injustice d’accuser les acteurs de déployer une quelconque stratégie de domination de l’autre, qu’il soit le colonisé réduit à une marchandise exotique ou le public de consommateurs aveuglés par les charmes sensoriels de l’exotisme car le contenu de son témoignage ne va aucunement en ce sens. Il est néanmoins bien question de contrôle de soi et de positionnement social à travers l’acte de manger et de boire des produits exotiques. Il y a différentes manières d’être un visiteur comme il y a différentes voies pour devenir un touriste ou un flâneur62 et c’est là que se situe le nœud de plusieurs pratiques de distinction qui s’incarnent dans l’alimentation exotique à l’Exposition. La réaction d’Arène est en soi typique d’un regard plus répandu qu’on ne serait disposé à le croire chez les visiteurs-journalistes qui publient le récit de leurs tribulations dans les quartiers exotiques de l’Exposition, soit l’attitude critique du détachement réflexif face aux séductions artificielles de la marchandise.
20Alors que le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé dit préférer les reconstitutions de souks à l’Esplanade à l’exotisme de pacotille de la rue du Caire où l’Égypte est abandonnée à « son déguisement de café-concert63 », et qu’Émile Michelet dans le Paris illustré déclare sur un ton affecté que « l’exoticomanie est une pilule calmante bonne à faire avaler aux vagues nostalgies qui nous hantent64 », de nombreuses autres critiques dirigées vers la rue du Caire en 1889 s’accumulent pour dénoncer le manque d’authenticité dans les établissements de consommation se présentant comme exotiques. La Promenade d’un potache à l’Exposition d’Eugène Debons dévoile ainsi humoristiquement les artifices de l’exotisme, notamment à propos de l’origine ethnique des vendeuses de confiseries à la rue du Caire :
La note est gaie au Quartier du Caire ;
L’aspect est là tout à fait rigolo.
C’est une foire, à la mode étrangère :
Bounboun moussu ; mange bono bono
Ce sont les cris des marchands de pastilles,
Et de nougat fait à Montélimar ;
Ou bien l’appel des jeunes filles
Vous invitant à fouiller leur bazar.
On se bouscule autour de l’étalage
D’une Odalisque, aux grands yeux alanguis ;
Mais la marchande et tout son déballage
Viennent tout droit du faubourg Saint-Denis.65
21Le recoupement de constatations du manque d’authenticité à la rue du Caire, amène un reconsidération des aspects psychologiques de la réception des aliments qui y sont offerts. La ritualité des visiteurs n’est peut-être finalement pas toujours celle qu’on imagine. C’est à tout le moins une déduction qui pourrait s’imposer lorsqu’un témoin vante la lucidité de son regard critique tout en prenant part au jeu de rôles en toute connaissance de cause. Règle souveraine du flâneur : demeurer maître du temps et de l’espace qui s’affolent dans la ville moderne cosmopolite : « Il laissait, dans l’attitude de l’homme qui prend ainsi du plaisir, le spectacle de la foule agir sur lui. Mais la fascination extrêmement profonde qu’elle exerçait sur lui tenait à ce qu’elle ne l’aveuglait pas sur la terrible réalité sociale, malgré l’ivresse dans laquelle elle le plongeait66. » La fascination d’un homme (pas de femmes à notre connaissance, le regard critique a bien un genre à l’époque67) n’empêche pas son détachement et son amusement de détective devant l’abondance des étalages alimentaires. À la rue du Caire de 1889, Vital Meurysse observe chez les marchands ambulants « un tas de sucreries et de rafraîchissements plus ou moins exotiques68 », et l’écrivain Émile Goudeau constate une anomalie : « le cuisinier égyptien a posé par-dessus sa longue et solennelle robe blanche un lourd tablier de cuisine, gris et gros, très occidental69 ». Quelques mètres plus loin, au bazar marocain, un autre journaliste compare peu avantageusement la reconstitution à l’original : « Tout cela vif, animé, ne ressemble pas beaucoup à la grande rue de Tanger. Ce sont les mêmes portes à ogives, mais ce ne sont plus les mêmes marchandes, ni les mêmes boutiques70. » Ainsi mise en place par ces témoins, l’épreuve du visiteur devient alors la conjuration des séductions de la marchandise comme de celles qui la présentent, l’affirmation de cette distance, de cette souveraineté critique qui sépare l’observateur éclairé, iconosceptique, du badaud assujetti aux charmes de l’exotisme71. Quand le Bulletin officiel de l’Exposition universelle de 1889 dit que : « La passion pour l’exotisme a sévi avec une telle intensité sur le Parisien que les impresarii de nos plaisirs n’ont pas hésité à favoriser cette innocente manie en multipliant le nombre des exotiques », n’exprime-t-il pas ses doutes face à l’occupation publique du petit peuple, livré à ses désirs ? Il témoigne à tout le moins d’une topologie culturelle qui se dégage dans le Paris fin-de-siècle, métropole habitée par un ensemble de représentations coloniales qui s’introduisent progressivement dans l’espace urbain, entre les nouvelles formes culturelles de la marchandise et les conceptions de l’ordre social.
Les espaces de la marchandisation de l’exotique
22En postulant que les visiteurs arpentant les allées des Expositions universelles ne sont pas nécessairement dupes des procédés spectaculaires mis en œuvre par les organisateurs et exploitants, il devient alors intéressant d’explorer les filaments de sensibilités qu’elle procure au public, et leurs différences qualitatives selon les lieux de consommation. Étonnamment, comme nous l’avons évoqué, les restaurants exotiques localisés sur les sections coloniales des Expositions de 1889 et 1900 apparaissent dans très peu de témoignages relatant les découvertes culinaires. Peut-être n’est-ce pas si surprenant si l’on considère que les zoos humains, les artefacts ethnographiques, les œuvres d’art, les spectacles de danses, ou les représentations théâtrales constituent l’essentiel des attractions, de ce qu’il y a à voir, aux sections coloniales de 1889 et 1900 et que les lieux d’alimentation ne sont principalement là, aux yeux des organisateurs, que pour assurer le confort gastrique des visiteurs avant leurs nouvelles déambulations dans l’Exposition. Il est évident, que certains cas, par exemple celui de visiteurs gastronomes, l’alimentation puisse elle-même constituer l’objectif de la visite, mais la rareté des témoignages sur l’expérience gustative aux restaurants coloniaux invite à en déduire que celle-ci occupe une place marginale tant dans les motivations de visite que dans les souvenirs des visiteurs72. Si l’alimentation demeure essentiellement une expérience de support plutôt qu’un clou de la visite, cela interdit donc d’interpréter trop rapidement le phénomène de l’ingestion d’aliments dans le contexte des expositions coloniales de 1889 et 1900 comme étant nécessairement l’exemplification d’appropriations cannibalisantes des vertus de l’Autre qui légitimerait culturellement le pouvoir du colonisateur sur les cultures des colonisés73. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que la question de la « réalité » du site, ou plutôt de sa fidélité culturelle, doive constamment s’effacer derrière la logique utilitaire et biologique de l’alimentation. Quelques exemples de restaurants coloniaux peuvent être évoqués. Chacun à leur manière, ces exemples montrent que selon différents lieux intégrés aux sites des Expositions universelles, il se produit différentes déclinaisons du rapport intime entre l’expérience sensorielle de l’exotisme, les contingences spatiales des établissements, les manières de pratiquer le lieu, et l’authenticité des mets et aliments. En d’autres mots, les formes de la marchandisation de l’exotique varient selon les espaces de consommation sur les sites des expositions.
23Prenons le cas du restaurant annamite situé sur l’Esplanade des Invalides en 1889. Le Guide pratique et anecdotique de Camile Debans évoque ainsi ce qui pourrait être au menu : « Je ne saurais vous dire si la cuisine sera de votre goût, mais si vous ne craignez pas un morceau de porc frais ou si, par curiosité, vous voulez manger un fragment de chien comestible, vous pouvez vous risquer. Ce sera toujours une partie non banale que de vous attabler pour faire un repas à la mode tonkinoise et avec les aliments ordinaires des enfants de l’Annam74. » Comme de nombreux guides, il est écrit en partie avant l’ouverture de l’Exposition, donc l’auteur n’est pas en mesure d’offrir d’utiles informations sur la nourriture au restaurant annamite, mais ce document a au moins l’intérêt d’énoncer les attentes par rapport à l’établissement, en énumérant quelques mets qui, dans l’imaginaire de l’époque, sont typiquement constitutifs de la gastronomie locale. Il est alors amusant de constater, après l’ouverture de l’Exposition et du restaurant, le témoignage d’un visiteur marseillais, publié dans le périodique colonialiste L’Avenir du Tonkin, qui est fortement déçu par ce qu’il y trouve : « Je m’attendais à être servi par de petits Annamites : il y en a tant à l’Esplanade et ce serait si original ! Il vient un garçon, un type hâbleur en diable. Je lui demande la carte annamite. Oh ! désespoir ! Il faut choisir entre une côtelette jardinière et un bifteck Bercy, entre du bœuf et du mouton, pas même de buffle75 ! » Le mécontentement exprimé par la suite par le journaliste commentant les mésaventures du voyageur vient nous confirmer si besoin est que pour les quelques visiteurs venus spécialement pour explorer la gastronomie exotique, l’authenticité n’est pas une question superficielle : « pourquoi, au restaurant Annamite, ne nous trouvons-nous pas transportés en Indo-Chine ? pourquoi le restaurant Créole ne s’en tient-il pas aux usages et aux produits des Antilles ou de la Réunion ? pourquoi avoir laissé transformer ces pavillons en vulgaires traiteurs ? […] Les restaurants et la cuisine, qui auraient dû être l’un des premiers attraits de l’Exposition coloniale, en sont une des taches76. »
24Malheureusement, nous ne disposons pas des menus du restaurant annamite de 1889 comme de ceux des autres établissements susnommés pour évaluer la justesse de ces récriminations. Il serait possible d’interpréter cet exemple sous l’angle d’un phénomène déjà très étudié, soit l’impact culturel du processus de marchandisation des autres cultures dans un contexte de mondialisation. L’exemple du restaurant annamite donnerait sans doute de l’eau au moulin de la thèse selon laquelle la commercialisation d’objets et de référents culturels dans le contexte de mondialisation conduit à une homogénéisation culturelle. La référence à l’altérité deviendrait alors une valeur ajoutée destinée à une capitalisation sur les désirs d’exotisme des consommateurs auxquels on peut offrir une expérience aseptisée des autres cultures. La publicité pour le restaurant algérien de 1900 tendrait d’ailleurs à confirmer la chose, alors que rien ne semble spécialement algérien sur la carte. D’ailleurs, dans le guide en supplément de l’Art culinaire sur les restaurants de l’Exposition de 1900, lorsqu’il est question des restaurants situés sur la colline du Trocadéro, là où, selon ce qu’en dit le guide, « tout est colonial », il n’y est pourtant fait aucune mention de la cuisine des restaurants coloniaux. Il y est simplement question de la possibilité de prendre un bock au restaurant de l’Algérie77. Il faut d’ailleurs souligner qu’à la section algérienne de 1900, selon les dires de l’Art Culinaire, les attractions de « mauvais cachet », telles qu’un marchand de gaufres ou un débit de vin « dégoûtant » qui choque le public par sa « mauvaise tenue » incitent le Commandant de Férussac, auteur d’un rapport au ministère du Commerce sur la section algérienne à proposer que : « Toutes les concessions de produits alimentaires […] seront affectées uniquement au genre algérien, à la vente de produits algériens et à la reproduction de cafés maures ou de restaurants indigènes78. » Ce rapport et les contentieux qui suivront ne font que confirmer la présence difficilement contrôlable de commerces qui ne sont pas « culturellement légitimes » à l’intérieur de la section coloniale, de même que l’attention soucieuse portée par l’administration à ce problème qui met en cause le sérieux de l’exposition coloniale.
25La marchandisation des colonies et la massification de l’alimentation à l’Exposition ont donc bien des effets prévisibles de standardisation des produits, mais il serait faux d’en déduire que l’événement donne uniformément lieu à une occidentalisation de la restauration. Ce processus n’est pas forcément généralisable à l’ensemble des établissements coloniaux des Expositions de 1889 et 1900 et il s’effectue à tout le moins à différentes échelles. Au restaurant du kampong javanais de l’Exposition de 1889, l’ambiance recréée semble beaucoup plus convaincante si l’on se fie aux témoignages disponibles. On y trouve déjà dans le décor « des tables de bambou et des sièges en rotin, et toute une équipe de kokki en veste blanche », et le menu a aussi de quoi satisfaire les consommateurs en demande d’exotisme : « cuisine française et cuisine javanaise, et surtout riz à l’indienne, servi chaud dans un saladier avec dix ou douze plats étranges, des piments rouges et des piments verts, des foies de veau à la noix de coco, des filets de poisson fumés, des morceaux d’omelette hachés menu et un ragoût de poulet au poivre ; tout cela est servi et mélangé dans la même assiette ; c’est un régal pour ceux qui ont vécu à Batavia79 ». Les témoins gustatifs qui ont déjà fait l’expérience de l’original pourraient donc apporter leur confirmation sur la qualité de ce qu’on peut y manger, sans pour autant avoir à se soumettre complètement aux us et coutumes des indigènes : « Pour six francs, vin compris, – ceci pour les Européens, car les Javanais, en tant que musulmans rigoristes, s’abstiennent de liqueurs fermentées, – on a le droit de s’initier aux mystères de la cuisine indo-néerlandaise. Il paraît que cette cuisine est fort variée et que les initiés en disent le plus grand bien80. » Malgré cette concession alcoolisée au public métropolitain, l’appréciation de la fidélité culinaire des mets ne semble plutôt consensuelle chez ceux qui s’affirment connaisseurs. Face à la variété des nouveaux plats qu’on lui présente, le journaliste Paul Le Jeinisel exprime à la fois son émerveillement et un soupçon de réticence :
Après le riz, qui est la base de tout repas javanais, on mange un choix de poissons dont on ne soupçonne en Europe ni le nom ni la forme, aussi bizarres l’un que l’autre. Je ne vois pas bien une ménagère réclamant aux Halles un osphromenus olfax, puisque c’est ainsi que s’appelle en français de naturaliste ichtyologue, le poisson préféré des Javanais, qui eux, se contentent de le nommer gourami.
Au poisson succède la viande, pas le vulgaire châteaubriand aux pommes, mais des lanières de viande de cerf séchée. Un cortège de légumes variés précède le potage au lait de coco qui termine ce repas, que l’on a eu soin de commencer par le dessert, fruits et confitures… Tout cela est sans doute délicieux, mais il est un entremets qui, je crois, doit difficilement passer par des gosiers occidentaux… ce sont les œufs couvés. Quand les œufs sont dans cet état, nous avons coutume en France de dire : « C’est trop tôt pour les poulets de grain et trop tard pour une omelette. »81
26L’évaluation, car c’est bien de cela dont il est question, semble donc globalement positive, notamment pour les poissons exotiques, les lanières de cerf séché, le potage au coco et les fruits et légumes. Les « œufs couvés » génèrent une certaine réserve de la part du consommateur, mais ce dégoût bénin se transforme aisément en un marqueur de l’authenticité exotique de mets alors que son caractère inquiétant est une confirmation négative que l’établissement ne s’est pas conformé aux habitudes alimentaires des Européens.
27On pourrait dire : marchandiser le dégoût pour produire l’authenticité de l’expérience exotique. Il serait cependant plus juste de considérer le jeu de négociations subtiles et risquées entre le réel désir de découvertes et de contact avec l’inconnu chez certains consommateurs métropolitains, et les nécessaires adoucissements culturels, les concessions aux goûts et au confort du public, qui garantissent le fonctionnement commercial de l’établissement. Avec ces réactions quelque peu ambivalentes, ces objets culinaires métissés et complexes, la situation de l’authenticité devient donc en elle-même fort compliquée, surtout quand les dispositions du contact avec les cuisines exotiques s’actualisent de différentes manières selon les consommateurs et selon les lieux82. À la suite ce que soutient le sociologue du tourisme Erik Cohen, ces quelques exemples de différents sites de restauration illustrent le fait que rapport entre authenticité et marchandisation est loin d’être unilatéral, dans la mesure où la désignation de l’authenticité est elle-même l’objet de négociations et la résultante plutôt que la victime d’un processus de marchandisation83. Dans son refus de traiter en termes oppositionnels les sphères du culturel et de l’économique84, le géographe Peter Jackson nous invite à cet effet à considérer les procédures d’authentifications selon les situations dans les processus de marchandisation des altérités culturelles en contexte de mondialisation85. La pluralité spatiale de l’Exposition universelle nous amène de fait à constater une certaine variété dans les rapports à l’authenticité culinaire selon le lieu de consommation qui demande toujours son mode d’interaction particulier entre le négociant, le consommateur et les aliments.
Sensibilités, susceptibilités
28« S’il y a bien un domaine du quotidien dans lequel la rencontre de l’altérité surprend, bouscule, atteignant parfois l’insoutenable, c’est bien l’alimentaire86 » nous dit le sociologue Jean-Pierre Poulain. C’est ainsi qu’en ce qui concerne l’alimentation aux Expositions universelles de 1889 et de 1900, de nombreux témoignages de visiteurs aux cafés, restaurants et kiosques exotiques attestent précisément de ce tiraillement entre désir et dégoût, plaisir et réticence pour cet autre qu’on touche, qu’on sent et qu’on avale. L’imaginaire colonial est évidemment lui-même riche en représentations qui attribuent aux colonisés une hygiène déficiente et des maladies contagieuses de toutes sortes. Le Guide illustré de l’Exposition coloniale au Trocadéro offre d’ailleurs au lecteur une curieuse section sur l’hygiène coloniale, qui se trouve être la retranscription d’une notice rédigée par le Dr G. Treille pour un almanach. Il y est dit que la santé de l’Européen dans les colonies est menacée par des causes dites extérieures (le climat, l’air, la nature du sol, l’état sanitaire des indigènes) et des causes dites intérieures (la constitution physique du corps, l’état des fonctions organiques, l’alimentation, les « habitudes physiques et morales de l’existence »), mais on souligne surtout que : « La fonction de l’organisme qui a le plus à souffrir chez l’Européen aux pays chauds, c’est la digestion87. » Il n’est donc plus uniquement question dans ce guide du contenu des exhibitions de la section coloniale, mais également des réelles conditions physiologiques et écologiques de la vie dans les colonies et des mesures et précautions que devraient suivre les éventuels voyageurs. Le travail éducatif de l’exposition coloniale s’étend ainsi, par le biais du guide, à un apprentissage préventif de l’expérience corporelle du colonialisme.
29Le problème est complexifié par le fait que les explorations dans les divers mondes d’outre-mer proposées aux Expositions universelles restent des aventures domestiquées qui présentent l’avantage de pouvoir faire voir le monde sans avoir à se soucier de la saison des pluies, des conflits ou du paludisme. C’est là tout l’intérêt de l’opération, du « tourisme sur place88 », ou pour reprendre un témoignage de l’époque, du « tour du monde, non plus en quatre-vingts jours ni en quatre-vingts heures, mais en une heure ou une heure et demie, et sans risquer d’être massacré, ni dévoré, ce qui est bien quelque chose89 ». Mais malgré cet effacement du risque, l’exposition coloniale doit tout de même conserver sa touche sensible d’imprévu pour ne pas être déconsidérée dans les demandes du public. Aussi domestiquée, contrôlée, aseptisée, marchandisée soit-elle, l’altérité demeure, dans sa multisensorialité, avec le lot de doutes et d’anxiétés qu’elle génère. Allons d’abord du côté de la poésie populaire, avec une pièce de Raoul Ponchon sur un vendeur de friandises africain d’origine non-spécifiée, et qui montre que malgré le caractère domestiqué des colonisés disposés aux expositions, le contact interculturel n’est pas toujours évident :
Donc, ce pratique Boumboum
Cet être affamé de lucre
Qui semble son propre groom,
Armé d’une pince à sucre.
Du matin jusqu’au soir
Vend, sans même une seconde
Avoir le temps de s’asseoir,
Une flore sans seconde.
De fruits confits variés,
Bien moins étrangers qu’étranges,
De nougats avariés
Et de pelures d’oranges ;
D’innombrables berlingots,
De jujubes de guimauves
Faits avec des escargots
Cueillis au pied des murs chauves ;
De bonbons en papier peint
De nuance purpurine,
Et de crottes de lapin
Qu’on roule dans la farine. […]
Boumboum ! C’est dire : bonbon,
Je pense – tout me l’indique, –
C’est-à-dire deux fois bon,
Deux fois bon pour la colique. […]
« – Boumboum ! » bonbons à la liqueur
Et pâtes à la pommade
Qui vous soulèvent le cœur,
Qui rendraient un mort malade.90
30Cela agace sans doute les visiteurs, mais c’est après tout cette résistance sensorielle, cette friction corporelle qui est à la fois déplorée et désirée pour l’immersion dans l’ambiance exotique. C’est d’ailleurs ce qui fait le charme de la rue du Caire en 1889. Son concepteur, Delort de Gléon, admet que : « La rue du Caire n’est pas une restitution exacte », mais qu’il s’est efforcé d’« inventer le moins possible » et de « rester dans l’interprétation d’une sincérité absolue91 ». Et le socle de cette sincérité, c’est autant les reconstitutions architecturales que la présence des marchands de sucreries et de limonade qui « ambulent dans tous les sens », à tel point qu’« il est difficile de faire vingt-cinq pas sans rencontrer un indigène qui vous crie : “Bonne nuga ! bonne nuga ! bonne nuga ! goûte madame, bonne nuga, bonne nuga92 !” ». De plus, on dit que : « S’ils vous assaisonnent cela de quelque malabalabalabalabalabaloued bien senti, leur nougat devient bien meilleur, car il a plus de couleur locale93. » La valeur de l’attraction réside donc particulièrement dans l’épreuve sensorielle que ces marchands font subir aux visiteurs. Alors qu’il pourrait être tentant de traiter cette reconstitution en carton-pâte comme une aseptisation muséifiée de l’Orient, nous trouvons des témoignages qui rendent compte malgré tout d’une certaine opacité de la culture arabe dans cette rue « pittoresquement hantée » : « Je ne sais pas si derrière ces menus grillages des moucharbiés me regardent de lourds yeux noirs alanguis de khol. Mais l’illusion est possible. Il grouille par ici une population égyptienne : des artisans travaillent dans leurs échoppes ou sur le seuil des boutiques. Des aubergistes débitent des vins arômatiques ; d’autres vendent des cigarettes. Où sont les femmes ? Sans doute dans le mystère des harems, réfugiées sur les moucharbiés94. » Il subsiste donc dans l’expérience de ces lieux d’exotisme une susceptibilité réelle, peut-être exagérée mais néanmoins présente, de la part de témoins qui veulent romancer leur visite à la rue du Caire, mais qui confirment par le fait même l’importance du sensible dans la découverte de l’Orient.
31À l’Esplanade des Invalides en 1889, nous retrouvons, à propos à la reconstitution du souk tunisien, la même réception de la part d’un visiteur, Théodore Lindenlaub : « À droite, à gauche, le sensualisme vous saute encore aux yeux […] sous les formes tentatrices les plus variées. C’est la boutique des vendeurs de couscous […] et la file des échoppes du souk. Vous êtes sollicités d’abord par deux mitrons africains qui pétrissent, en filant une vague mélopée, de longs helminthes de farine mouillés d’huile, que la friture recroqueville en spirales graisseuses95. » Le contraste est en soi frappant avec l’exposition adjacente du Palais tunisien essentiellement concentrée sur la modernisation récente de la colonie par la présentation les progrès scolaires, de la construction d’infrastructures et du développement de réseaux de transports. À l’Exposition suivante, en 1900, c’est le directeur de la section coloniale lui-même, Jules-Charles Roux, qui déclare qu’au souk tunisien : « une odeur grasse signalait le fabricant de beignets au miel, en face duquel se tenait le vendeur de piments, de conserves, de salades de légumes, d’œufs de poissons du lac de Bizerte, etc.96 ». Les représentations des colonies d’Afrique du Nord, celles qui entretiennent le plus de liens avec la métropole et où la présence française est la mieux établie concilient ainsi deux imaginaires, celui d’une région en grand développement économique et civilisationnel et celui d’un peuple mystérieux, religieux, hostile à la modernisation97, mais aussi sensuel. À sa visite au café maure de 1889, Léon Dussert fait ainsi la part belle au caractère mystérieux de l’ambiance : « N’en dirons-nous rien de ce café Maure ?… Si fait ! On y mange de si bons couscous sur des tables rouges et or à dessus de faïence à dessins du genre persan ! De rouges piliers supportent la toiture ; le rouge domine dans la décoration, mêlé d’arabesques et de caractères coufiques. Des vitraux, ou, pour mieux dire, des mosaïques de verre de couleur, filtrent le jour et entretiennent une illusion de fraîcheur suave et de mystère98. » Et à la section tunisienne de 1900, Henri Gaillard, dans L’Exposition en famille constate non sans réprobation les lieux de circulation des regards dans l’établissement : « Un café maure, celui de Sidi-ben-Saïd est là, plein de monde assis sur les petits bancs et dégustant en riant de minuscules tasses de café maure. Endroit charmant, surtout lorsqu’on y surprend des Parisiennes pour qui ces bancs sont tellement bas qu’elles sont forcées de s’allonger sous le regard concupiscent de jeunes tunisiens garçons de café99. » Lieux de sensibilités, lieux de susceptibilités, voire parfois de souillures et de dégoûts100, les établissements de consommation aux expositions coloniales ont cette particularité de matérialiser un corps à corps avec les colonies, avec ce que cela implique d’imprévisible et parfois de dérangeant, comme l’« odeur grasse » qui émane le fabricant de beignets au miel au souk tunisien de 1900101. Ces particules olfactives qui envahissent les lieux n’ont d’ailleurs aucune considération et aucun respect pour les poumons des visiteurs. Assise à la terrasse du restaurant créole et, à l’exemple de nombreux visiteurs, contemplant la foule, l’agitation qui anime l’Esplanade des Invalides à l’été 1889, l’écrivaine polonaise Gabriela Zapolska, nous livre un témoignage de l’ambiance sensorielle régnant à la section coloniale. Sentir l’exotisme : les narines de la voyageuse semblent quelque peu exaspérées par les effluves vanillés émanant de la boutique de l’apothicaire colonial et qui en viennent malheureusement à occuper l’ensemble du territoire de l’Exposition coloniale102.
32« De tous les sens, l’odorat – qui est attiré sans entreprendre d’objectivation – est le témoignage le plus évident du désir de se perdre dans l’autre, de devenir l’autre103 » nous disent Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison, car il nous « fait fondre avec d’autres104 » d’où, selon les théoriciens francfortois, la méfiance qu’il génère, l’anxiété de la contamination. En décrivant comme elle le fait l’invasion des bâtonnets de vanille dans le paysage olfactif de l’Esplanade des Invalides, Zapolska exprime en fait le malaise qui émerge lorsque la composition de l’air est secouée par l’invasion d’un corps gazeux étranger105. Pourtant, tant aux sections coloniales que dans les différents avatars de la « rue du Caire » aux Expositions universelles, le mélange des odeurs évocatrices des contrées d’outre-mer, du café au rhum et au nougat, fait définitivement partie intégrante de l’ambiance exotique que les concepteurs de ces exhibitions cherchent à reconstituer. Le problème est évidemment que dans le mélange entre la sensualité proprioceptive et l’inscription signifiante des expositions, le résultat n’est pas toujours celui espéré, d’autant plus que, comme le souligne Homi Bhabha, la médiation des représentations coloniales ne se fait jamais de manière automatique, sans frictions : « cultural differences are not simply there to be seen or appropriated106 ». La texture historique et culturelle du colonialisme et le « labyrinthe d’incarnations107 » de l’Exposition universelle ne nous offrent donc ni le portrait d’une marchandise toute puissante, nouvelle déesse des masses démocratiques, ni l’image d’un public se nourrissant et s’abreuvant indifféremment de représentations coloniales et de simulacres d’exotisme. L’aliment, et de surcroît l’aliment exotique, n’est pas une marchandise comme les autres et les réactions qu’il suscite aux Expositions universelles, si elles sont certainement intégrables à coup de généralisations dialectiques dans la grande marche historique du capitalisme et de l’impérialisme européen ou encore plus généralement dans le « processus de civilisation » et la « dynamique de l’Occident », nous plongent aussi inversement dans un univers de corps, de sensibilités, de susceptibilités qui font craquer l’espace strié de l’exposition coloniale.
L’alimentation des « indigènes »
33Malgré la quantité d’études récentes sur les expositions coloniales, celles-ci semblent toutes confrontées à ce point aveugle qu’est la vie quotidienne des colonisés exhibés dans les spectacles métropolitains. Une recherche approfondie est évidemment difficile à mener, étant donné la faible somme de témoignages provenant des principaux intéressés, ce qui limite d’emblée une exploration sur le quotidien des « indigènes » par l’accès des observateurs parisiens, qu’ils soient visiteurs, scientifiques, journalistes ou administrateurs. De plus, force est de constater que, parmi tous les éléments qui composent la vie quotidienne des groupes d’individus des colonies qui est mise en scène dans les zoos humains et autres villages exotiques, les pratiques alimentaires ne semblent pas être d’un intérêt primordial pour les différents observateurs de leurs us et coutumes. Joseph Deniker et Léon Laloy, qui publient un minutieux travail d’observation à la section coloniale de 1889, cherchent à raffiner une classification scientifique des races humaines basée uniquement sur leurs caractéristiques physiques108. Ils prennent la peine de spécifier en introduction de leur mémoire le cadre de leurs investigations : « Ce n’est qu’accidentellement que nous toucherons à quelques particularités concernant les caractères psychiques ou l’ethnographie des peuplades dont nous allons nous occuper109. » Depuis le début des années 1880, la communauté anthropologique de Paris se montre d’ailleurs déjà dubitative quant au réel potentiel scientifique de ces exhibitions ethnographiques et s’interroge sur la représentativité des spécimens exposés par rapport à leurs communautés d’appartenance, de même que sur les effets du voyage et de l’extraction des individus de leur « environnement naturel110 ». Du côté des journalistes, ce sont les fétiches, la décoration des habitations et l’artisanat qui attirent l’attention de leurs descriptions plutôt que l’alimentation. Cette asymétrie représentationnelle à propos des colonisés exhibés nous empêche donc de pénétrer dans le détail de leurs pratiques alimentaires quotidiennes, et de nombreuses questions restent ainsi en suspens. Par exemple, nous possédons très peu de détails sur l’adaptation des régimes par rapport aux aliments disponibles sur le sol parisien, sur recommandations des services médicaux des expositions veillant sur la santé des « indigènes », ou sur la place des repas dans la définition du temps et de l’espace de la vie privée des exhibés.
34Les quelques bribes documentaires disponibles sur la question somme toute très vaste de ce qu’ont pu manger et boire les Annamites, Algériens, Tunisiens, Canaques, Égyptiens, Congolais, Sénégalais, Malgaches, Javanais, Dahoméens et autres « exotiques » lors de leur séjour en Occident nous permet cependant d’explorer quelques pistes de recherche peu défrichées dans les travaux sur les expositions coloniales et de développer des conclusions qui amènent une complexification de notre regard sur un phénomène « transi111 » par une idéologie raciale aujourd’hui évidente, bien que très complexe et à géométrie variable, dont la texture des interactions quotidiennes mérite d’être analysée.
Les coulisses du spectacle, le spectacle des coulisses
Le temps n’est plus où les pays d’outremer se faisaient représenter par des spécimens minéralogiques, agricoles, forestiers et autres, et par deux ou trois indigènes offerts aux curiosités, comme les nubiens ou les hottentots de passage au Jardin d’Acclimatation. Il nous faut aujourd’hui des villages entiers transportés, maison par maison, de leur lieu d’origine, et peuplés de leurs authentiques habitants, menant leur existence ordinaire.112
35Les mots sont de Louis de Fourcaud, journaliste, biographe de Wagner et Berlioz, et co-directeur de la Revue de l’Exposition universelle en 1889. Ils expriment les nouvelles possibilités offertes par les progrès techniques qui permettent une plus grande circulation d’objets, d’idées, mais aussi d’êtres humains et d’habitats. L’auteur poursuit ainsi sur l’émergence de nouveaux produits de consommation, dont les spectacles, et de nouveaux besoins, dont celui de voir113 : « le mouvement géographique, conséquence de la croissante facilité et des besoins de notre vieux monde de se créer à tout prix de nouvelles ressources, se traduit par une exposition comme on n’en vit jamais, non seulement des richesses coloniales, mais encore de la vie spéciale des terres lointaines où l’on colonise114 ». Cela résume la vocation première des expositions coloniales : donner à voir, fabriquer des « leçons de choses », produire des « évidences » (du latin videre), pour marquer des différences, classifier les différentes formes de l’humain, et intégrer les colonies dans un grand récit civilisateur et impérial115.
36Dans une colonne du Petit Journal précédant de quelques jours l’ouverture de l’Exposition universelle, il y est indiqué à propos de la population des villages coloniaux que : « Tous ces indigènes vivront là de la vie de leur pays et, en quelques heures, on pourra être complètement édifié sur leurs coutumes et leurs exercices favoris116 », les villages reconstitués étant avant tout des « attractions instructives117 ». C’est en effet l’intention des concepteurs de ces villages et nous pouvons évidemment nous amuser de la naïveté positiviste de ce projet, d’autant que les acteurs de ces tableaux vivants ne se soumettent pas toujours de manière constante au pouvoir scopique des Occidentaux. Mais la question suivante doit cependant être posée : où et quand situer les activités corporelles et les fonctions naturelles du corps, celles dont la place dans l’économie du regard public témoignerait de l’état d’avancement de la civilisation des mœurs118, dans le contexte interculturel de l’Exposition coloniale qui se présente d’ailleurs en quelque sorte comme « intertemporelle », amenant des civilisations « encore dans l’enfance » au cœur de la capitale du progrès ? Dans une telle situation sociale où un groupe est manifestement soumis au régime de visibilité d’un autre, la distinction entre la scène, où les acteurs performent, et les coulisses, les lieux « où l’on a toute la latitude de contredire sciemment l’impression produite par la représentation », où l’on peut « cacher des équipements cérémoniels », là où « l’acteur peut se détendre119 », peut avoir tendance à se déliter. Pourtant, il serait faux de dire que l’intimité des colonisés exhibés s’efface complètement au profit du spectacle public de leur vie quotidienne. Les Kabyles habitant un village reconstitué en annexe du palais de l’Algérie sont « mystérieux » et « s’entendent bien à cacher leur vie120 ». Les mêmes choses sont dites à propos des Okanda, fort soucieux de limiter aux visiteurs le spectacle de leur intimité. Ce qui se produit est tout d’abord que la distinction entre le spectacle et les coulisses se retrouve alors répartie dans le temps plutôt que dans l’espace, mais aussi que les pratiques alimentaires des colonisés jouent un rôle significatif dans ce qui donne valeur d’authenticité de l’Exposition.
37Ce qui est dit et représenté de l’alimentation des Javanais à l’Exposition de 1889 tend à montrer justement que l’observation de leurs pratiques quotidiennes telles que la cuisine et l’alimentation est effectivement porteuse d’un enseignement anthropologique. Le Petit Journal fait remarquer à propos du kampong que :
On a transplanté là, à une centaine de mètres du palais Bourbon et des Champs-Élysées, des hommes, des femmes, des enfants dont la langue, les occupations, la nourriture et la demeure sont restés exactement les mêmes que celles qu’ils avaient dans leur pays, avant d’avoir franchi les treize mille deux cent quatre-vingt-quinze kilomètres qui les séparent de notre Exposition universelle.121
38Si modification il y a aux manières de vivre des Javanais suite à leur long voyage et à leur réinstallation dans un village artificiel, le journaliste du Petit Journal ne les juge pas suffisamment significatives en regard de l’occasion qui s’offre au public européen de retrouver au cœur de Paris un milieu de vie reconstitué permettant un contact immédiat avec une culture encore lointaine et inconnue. En mettant de l’avant la conservation de leurs habitudes, la portée éducative du projet est mise en valeur et quand, par la suite, le journaliste poursuit sur sa description de l’organisation des repas, il confirme d’une certaine manière la valeur ethnographique de l’exposition par son insistance sur le détail des faits : « La nourriture de tout le kampong est préparée en commun, sous une sorte de hangar. Des kokki (cuisinières), placent au-dessus d’un feu de bois le dang-dang rempli d’eau ; sur l’ouverture de ce vase, elles posent un récipient conique en bambou tressé à mailles assez larges, le koukoussang, dont la pointe est dirigée à l’intérieur du dang-dang ; c’est dans le koukoussang qu’est contenu le riz qui cuit ainsi à la vapeur122. » Mais, comme le font remarquer quelques témoins, cette valeur semble toute relative selon le moment de la visite. Voici ce que propose le Bulletin officiel de l’Exposition universelle de 1889 : « allez leur faire une visite matinale. Vous les trouverez dans leur chez soi, sans souci de parade. Les femmes cousent ou bien se peignent (indifféremment du verbe peindre et du verbe peigner). Les hommes préparent le riz. Au fond du kampong, sur le seuil de leur case, les quatre bayadères attendent l’heure d’aller danser devant les blancs qui boivent des bocks123 ». L’heure de l’observation apparaît de cette manière déterminante pour justifier la valeur ethnographique du témoignage, alors que l’absence d’une masse de visiteurs induit une plus grande liberté d’activité chez les Javanais qui sont ainsi plus susceptibles de se livrer à leurs occupations sans avoir à subir la pression du regard public : « Le matin, alors que les visiteurs sont encore peu nombreux, les Malais vaquent aux occupations de la vie domestique, nettoient sans cesse les cases, lavent leur linge, préparent ou consomment leur repas, et ce n’est point là pour l’observateur la moins curieuse partie du spectacle124. »
39L’alimentation des peuplades d’outre-mer n’intéresse donc peut-être pas spécialement les ethnographes professionnels occupés à leurs mesures anthropométriques, mais le sujet pique certainement la curiosité de quelques ethnographes amateurs, journalistes ou graveurs, qui trouvent réellement leurs « leçons de choses » dans l’observation du quotidien des colonisés. Les exemples cités montrent d’ailleurs que les observateurs sont pleinement conscients des effets de la présence du public sur les représentations, d’où la recherche d’un moment idéal d’observation lors duquel l’objet s’offrirait au regard dans toute son authenticité, et il semblerait que le moment alimentaire remplisse bien ce rôle : temps du retour au corps et au cœur de la culture.
40Dans le récit de visite du médecin Georges Crouigneau au kampong, l’alimentation comme coulisse du spectacle et spectacle des coulisses apparaît encore plus clairement alors que son regard se porte également sur les objets dans l’espace domestique des maisonnettes, dont notamment sur les outils de cuisine et leur utilisation dans la préparation des mets : « À terre, quelques poteries pour la cuisson des aliments et quelques plats de bois ; un mortier servant à broyer et à pulvériser les condiments, les pâtes et les sauces javanaises dont la confection est aussi épicée que compliquée125. » Il enchaîne par la suite par une description des pratiques entourant l’organisation des repas qui recoupe les témoignages cités plus haut :
Le matin, le Javanais mange du riz froid et absorbe une décoction chaude de feuilles de caféier. Le soir apparaît le riz avec ses condiments innombrables ; parfois on y ajoute du poisson frais, salé, séché, des volailles au kari, au tamarin, des lanières de viande séchée, un potage pimenté de légumes au lait de coco, des vers palmistes, des oignons frits, des pois, des haricots, etc. Les Javanaises excellent dans la préparation des entremets sucrés et des crèmes.
À l’Exposition, la nourriture est préparée en commun, pour tout le Kampong, sous un hangar, par les Kokki, cuisiniers. Le repas se fait dans un chaudron de cuivre, appelé dang-dang, qui est rempli au quart d’eau et dans l’intérieur duquel on suspend un panier de bambou tressé, le koukoussang, contenant du riz ; quand l’eau bout, commence la cuisson du riz par la vapeur, ce qui permet à chaque grain de conserver intacte sa forme autrement agréable à la vue et au goût que l’affreuse pâtée gluante et visqueuse du riz dit crevé de nos cuisiniers européens.126
41Des descriptions du même type, abordant les mets et le fonctionnement des repas, peuvent être relevées à propos du village tonkinois de 1889. On dit dans une chronique de l’Univers illustré que : « les cuisiniers sont là, accroupis, préparant le riz, les légumes et le poisson, dans de grandes bassines en fer-blanc placées sur le feu qui flambe par terre. À onze heures, chaque habitant reçoit sa portion dans une écuelle ; il quitte aussitôt son métier et s’installe sur les nattes, pour manger tranquillement avec ses baguettes d’ivoire127. » Le texte fait ainsi référence aux trois référents les plus prégnants de la cuisine annamite, soit les baguettes, le riz et le poisson. Les deux aliments reviennent dans une description des Tonkinois de l’Exposition de 1900 offerte par un autre témoin, Henri Malo pour le Figaro Illustré, mais l’auteur agrémente cette fois sa description d’un jugement plus personnel : « bien que le riz que leur apportait, dans de grandes boîtes en fer-blanc, une petite congaï qui le leur cuisait à leur campement de la rue du Docteur-Blanche, fût appétissant et blanc comme le lait, le reste avait cessé de me tenter depuis qu’un jour je les avais vus fricasser du poisson pourri : l’odeur de ce fricot me fit sauver à toutes jambes128 ». Ces deux témoignages sur les Tonkinois séparés dans le temps mais tirés chacun d’un périodique illustré, ne remplissent évidemment pas forcément la même fonction pour l’auteur lui-même, plutôt ethnographe, enregistreur de faits dans le premier cas et touriste, raconteur d’expériences dans le second. Cependant, malgré ces différences d’intention, l’objet du texte, l’alimentation et les pratiques qui entourent l’activité des repas, est utilisé en tant que voie d’accès vers l’épicentre imaginaire de la culture du colonisé, et ce, malgré le contexte métropolitain de l’Exposition universelle. Si nous retournons à l’article de Paul Arène cité plus haut sur les cuisines exotiques à l’Exposition de 1889, nous pouvons trouver une mise en image de cette approche avec la présence à l’intérieur du texte de trois gravures d’Auguste Lepère sur la cuisine à l’exposition coloniale : la « Préparation de la table de riz », la « Préparation du couscous » et la « Friture tunisienne ». Chacune de ces vignettes de Lepère pourrait exemplifier les modalités de ce regard tourné vers l’authenticité primitive des corps en coupant, par le vide entourant les différents cuisiniers représentés, l’activité des colonisés du contexte de l’Exposition. À ces vignettes, reproduites ici pages suivantes, nous pourrions opposer la gravure ci-contre qui montre que le repas est l’objet de contemplation des visiteurs de l’autre côté de la barrière à la droite de l’image.
42L’ensemble de ces descriptions tend donc à confirmer d’une part l’importance des pratiques alimentaires dans l’accès qu’elles donnent aux observateurs à l’intérieur d’une culture, à une intimité humble qui n’est pas celle du mouvement des spectacles montés pour le plaisir des consommateurs mais celle de la lenteur lourde des structures de la vie quotidienne129. Mais plus généralement, elles s’inscrivent dans l’idéal positiviste et encyclopédique des Expositions universelles qui vise une médiation sans interférences dans le travail éducatif de la « leçon de choses ». La réalité du contact est cependant plus embrouillée. Le fait de vouloir éviter les heures d’affluence pour obtenir un coup d’œil plus juste sur la vie quotidienne de colonisés atteste déjà d’une conscience des limites du spectacle et des effets d’une interaction entre les visiteurs et les visités. Mais aussi, la présence des « indigènes » d’outre-mer sur le sol métropolitain a également, comme nous pouvons nous en douter, des effets sur ce qu’ils mangent et surtout sur ce qu’ils boivent.
La surveillance alimentaire
43Dans les pages du Bulletin officiel de l’Exposition universelle de 1889, se trouve la retranscription d’un document rare pour qui étudie les expositions coloniales du xixe siècle : des lettres de colonisés. Il s’agit ici d’Okandas correspondant avec leur famille en transmettant leurs messages à Pierre Savorgnan de Brazza qui est alors commissaire général du Congo français. L’une de celles-ci, adressée de M’Bengo, chef de pirogue, à Rembarque, son frère, au village d’Odembe fait état des conditions de vie des conditions de vie de ses compagnons : « Dis à tous les Okandas, qui nous conseillaient de ne pas aller si loin, que, malgré tout ce qu’ils pensaient, le voyage s’est très bien passé, et personne n’a été malade. Et tout le monde est bien content ici. Et nous mangeons de la viande tous les jours130. »
44La préservation de l’intégrité culturelle de l’alimentation des indigènes pose en soi une série d’écueils pour l’organisation des expositions, alors que les techniques pour le transport intercontinental des aliments ne sont pas encore adaptées pour l’importation de certaines denrées périssables. Les Tonkinois de 1889, consommateurs de poisson, ne peuvent donc profiter d’une partie des vivres qui les ont accompagnées dans le long voyage vers la France : « Ils avaient apporté un approvisionnement de riz et de poissons séchés et salés ; mais le poisson s’est détérioré pendant le voyage, et il a fallu le jeter ; du reste, ils ne s’en plaignent pas, car on l’a remplacé par du poisson frais131. » Pas de détails sur le type de poisson qui a été avarié ou sur celui qui a été utilisé en remplacement, mais cette anecdote nous montre cependant que les sections coloniales et tout particulièrement les « zoos humains » intégrés aux Expositions universelles prennent la forme, pour les administrateurs, d’une gestion biopolitique. Dans le contexte des exhibitions humaines, il devient de l’intérêt de tous, tant de l’Administration que des colonisés et du public, d’organiser une surveillance sanitaire, pour protéger la santé des indigènes et du public afin d’éviter la propagation éventuelle de maladies et de garantir la tenue de l’exposition coloniale.
45Cette surveillance a donc un rôle essentiel à jouer dans la définition des pratiques alimentaires des « indigènes » car elle permet encore une fois une forme de pacification dans le rapport entre les hommes et les choses tels qu’il s’effectue dans le contexte de la section coloniale qui est empli d’une certaine altérité anxiogène. En 1889, le guide Les merveilles de l’Exposition de 1889 indique que : « L’administration n’a reculé devant aucun sacrifice : bons repas, bon gîte et le reste132 », ce qui déjà implique déjà que l’Administration avait son regard sur la question de l’alimentation car l’entretien du milieu de vie des indigènes, malgré de nombreux événements malheureux qui parsèment l’histoire des « zoos humains » au xixe siècle, est une préoccupation bien réelle de la part des organisateurs, ne serait-ce que parce qu’ils ont bien compris l’importance de la bonne tenue d’une exposition pour son succès politique, tant auprès du public qu’aux yeux des colonisés. Il faut avant tout mentionner à ce propos le rôle des services médicaux présents sur le site qui « devai[en]t exercer une surveillance active sur les nombreux étrangers dont étaient peuplés l’esplanade des Invalides et la rue du Caire au Champ de Mars » et « assurer le bon état sanitaire des villages et campements exotiques133 ». Cela demande donc un travail hygiénique continuel pour contenir les menaces biologiques. Dans son rapport, le président de l’organisation du service hygiénique et médical de la section coloniale, le docteur Delaunay, indique ainsi qu’il a « procédé chaque jour, matin et soir, à une visite dans les divers villages et baraquements134 » et surtout que « L’alimentation des indigènes a été constamment l’objet d’un scrupuleux examen », à tel point qu’un personnel est chargé de l’achat des vivres pour les indigènes et qu’un employé est spécialement à la surveillance de la consommation alimentaire135.
46La gestion des corps et des objets qu’implique l’alimentation des colonisés utilise ainsi l’action quotidienne des surveillants pour la prévention des maladies, des indigestions et des empoisonnements. La gravure publiée dans l’Univers illustré en 1889 nous montre d’ailleurs un groupe de Javanaises accompagnées par un laquais français lorsqu’elles vont faire leur marché un matin avant l’ouverture des portes de l’Exposition. À cette surveillance, se couple l’action de nouveaux appareils techniques pour préserver la qualité de ce que consomment des colonisés. C’est notamment le cas pour l’eau : « des filtres Pasteur étaient installés à proximité de chaque village, et les indigènes, étroitement surveillés, ne consommaient que l’eau fournie par ces appareils. Des robinets d’eau de source étaient généralement installés, ce qui a permis d’éviter la fièvre typhoïde136 ». À ces mesures, s’ajoutent en 1889 les précautions du commissaire général de l’exposition coloniale Louis Henrique qui soumet un ordre de service enjoignant de « ne servir aucune boisson à tous les indigènes placés sous sa haute surveillance137 ». Le problème décelé par les administrateurs est que : « Les visiteurs, croyant bien faire, leur offrent de la limonade, de la bière trop fraîche ou des boissons glacées ; ces malheureux ne sont pas habitués à ces rafraîchissements et prennent des coliques138. » Ces commentaires montrent incidemment que l’attention accordée au respect des habitudes alimentaires des indigènes se situe autant sinon davantage sur le plan de l’ordre biologique que sur celui de l’ordre des référents culturels du lieu, surtout dans la mesure où le rapport entre ces deux sphères penche plutôt vers un primat du premier dans les représentations scientifiques et anthropologiques de l’époque. Un assemblage de considérations pour l’authenticité culturelle et les facteurs physiques guide ainsi les mesures du docteur Delaunay et de l’Administration de l’Exposition de 1889 qui conviennent que les colonisés doivent se nourrir « d’après leurs coutumes en modifiant et améliorant leur régime alimentaire suivant les nécessités du climat139 ». Certains indigènes comme les Annamites ont ainsi conservé, par exemple aux yeux d’Émile Monod : « leur régime alimentaire à base de riz et de poisson frais ou conservé140 » et qu’ils « ont en quelque sorte vécu comme s’ils n’avaient pas quitté leur pays141 ». La conservation des habitudes culinaires des colonisés à la section coloniale de l’Exposition de 1889 ne peut donc être pensée uniquement dans une perspective culturaliste détachée de l’intervention biopolitique sur la régulation de la santé sur un lieu qui est perçu comme critique. En fait, les deux logiques de la protection de la santé publique et de la conservation de l’authenticité ethnographique des pratiques quotidiennes, celles de l’ordre naturel et de l’ordre culturel, se renforcent mutuellement dans la gestion hygiénique de l’alimentation, car le respect des habitudes alimentaires des colonisés contribuerait à préserver leur santé et la surveillance accrue de l’hygiène des aliments permet aux colonisés de continuer dans la mesure du possible à consommer leurs mets habituels.
47À l’époque, l’appréciation des résultats dans la reconstitution des milieux de vie semble donc apparemment globalement positive, tant le plan culturel, alors que les habitudes culinaires n’ont pas été significativement bouleversées, que sur le plan biologique, alors que les cas des maladies graves et de décès à l’Exposition sont très limités. En juin 1889, selon le Bulletin officiel de l’Exposition, l’état de santé des « indigènes » est très satisfaisant : « sur 251 indigènes de toutes nos colonies campés sur les terrains de l’Esplanade, il s’en est présenté deux à la visite médicale de ce matin142 !!! » À l’issue de l’Exposition, le Rapport général, vante d’ailleurs le fait que : « Les résultats obtenus ont été remarquables, surtout eu égard au nombre des étrangers, à leur accumulation sur un espace restreint, à leur ignorance des règles de l’hygiène, à la différence entre le climat de leur pays et celui de la France, à la modification profonde de leurs habitudes et des conditions de leur existence143. » Ainsi, selon le rapport Delaunay : « pendant ce long espace de six mois, pas un cas de fièvre typhoïde, pas un cas de maladie attribuable à l’impureté des eaux de consommation n’ont pu être relevés144 ». Sur le registre strictement alimentaire, le document ne fait état que de 25 cas d’« embarras gastriques, diarrhées et affections gastro-intestinales diverses145 ».
Rencontres avec l’altérité radicale
48Pourtant le corps n’en révèle pas moins, une fois encore, cette remarquable capacité de faire croire qu’il détient du caché, des tensions enfouies n’attendant que leur échappement ou leur transfiguration146.
49Et qu’en est-il des cannibales et des avaleurs de scorpions ? Les Canaques mangeurs de chair humaine et les Aïssa-Ouas avaleurs de vipères font effectivement partie des attractions à l’Exposition universelle de 1889. Ils attirent le public en demande de sensations fortes, par leur corps ou plutôt par les représentations qu’on se fait de leurs usages du corps. Alors qu’au village canaque, la foule lance ses quolibets et ses moqueries aux Néo-Calédoniens perçus faussement comme des anthropophages, au café Maure les membres de la secte des Aïssa-Ouas d’Algérie présentent leur spectacle d’automutilations devant une foule tout autant émotive et emplie de dégoût.
Comme pendant à ce spectacle étrange,
Nous courrons voir les Aïssaouas.
C’est dégoûtant ; on en voit un qui mange
Des scorpions, et s’en fait un repas.147
50Les exemples extrêmes de l’anthropophagie et de la manducation de vipères disent évidemment peu sur la consommation alimentaire des colonisés et ils auraient d’ailleurs plutôt tendance à masquer la réalité des habitudes alimentaires quotidiennes des colonisés derrière l’inflation émotionnelle qu’ils génèrent par l’imaginaire du monstrueux. Ils méritent cependant une attention particulière précisément par le rôle qu’ils jouent dans le partage des sensibilités à la section coloniale de 1889. Ces deux rencontres avec l’altérité radicale qui travaillent sur les perceptions de la sauvagerie alimentaire, entre des colonisés ensauvagés pour le regard des Européens et un public rieur et hurlant, font voir de quelle manière, dans les discours sur les sensibilités à l’Exposition coloniale, le rapport à l’altérité et à la sauvagerie ne se décline pas unidimensionellement.
51Le premier cas est évident, peut-être même un peu trop. C’est celui de la construction de la figure du cannibale, du sauvage aux habitudes alimentaires aberrantes, dans la structuration d’un regard, d’une manière de voir qui sous-tend la mission civilisatrice du colonialisme. L’anthropologue Gilles Boetsch souligne d’ailleurs sa place centrale dans la construction scientifique de l’altérité au xixe siècle avec l’émergence de la discipline anthropologique148. Mondher Kilani rajoute à cet effet que : « En tant que règle culinaire, le cannibalisme articule à sa manière la frontière entre la Nature et la Culture, ce par quoi toute société prend conscience d’elle-même. Ce qui est cuit nous ressemble et nous rassemble ; ce qui est cru nous est différent et nous sépare149. » Les réactions devant l’attitude méprisante du public qui sont émises par le Secrétaire général de l’Exposition calédonienne150 de même que dans de nombreux billets journalistiques cités plus bas tendent à confirmer la persistance dans les représentations populaires d’une certaine image du Canaque comme cannibale, signifiant maître dans la division au sein de l’humanité entre la nature et la culture et incidemment dans la détermination de ce qui se situe à l’extérieur de la Civilisation. Malgré la patience des Canaques qui « ont refusé de s’exhiber nus151 » en tant qu’« hommes qui veulent rester des hommes152 », qui veulent faire valoir leur niveau de civilisation par leurs activités et leur comportement, les perceptions collectives qui les associent à la sauvagerie des cannibales semblent persister, et la représentation de leurs habitudes alimentaires contribuerait à définir ce qui constitue leur altérité culturelle (et naturelle).
52Il y a en fait deux manières de représenter les Canaques dans les publications de l’époque. La première prend le cannibalisme comme sujet humoristique en imaginant des situations cocasses qui surviennent pendant la rencontre entre Canaques et Européens. Étienne Grosclaude, dans son Exposition comique leur consacre quelques lignes en feignant de déplorer l’absence de restaurant anthropophagique à l’Exposition de 1889 : « Un pareil oubli est absolument indigne d’une exposition qui se prétend universelle, et je vous demande un peu la tête que vont faire les familles de Canaques ou de Matabélés, venus des pays les plus extravagants pour se payer un peu de bon temps, quand ils s’apercevront qu’il n’y a pas au Champ-de-Mars un seul restaurant en état de leur servir le mets préféré qui constitue la pièce de résistance de leurs noces et festins153. » Pour ce qui est des représentations graphiques, chacune, celle de la case canaque où « il y fait noir comme un four », comme celle du Canaque qui dévore une jambe en la méprenant pour une bouteille, ou du « roman sauvage » sur le canaque Pho-Tu-Tu qui, affamé, dévore la femme blanche qu’il a rencontrée à l’Exposition, joue ainsi sur l’association mythique de l’alimentation anthropophage avec les désirs incontrôlables du corps sau vage, l’« oralité indifférenciée et non contrôlée154 » du mangeur de chair humaine qui dévore spontanément sans aucun appareillage rituel155.
53Mais à côté de ces portraits faits pour rire qui exploitent un fond de représentations populaires, il y a les témoignages beaucoup plus concernés d’observateurs sensibilisés au traitement que le public fait subir aux Canaques. Si dans les caricatures ils sortent gagnants de la rencontre par la manducation du Blanc, dans les descriptions du village canaque, ils sont les victimes de l’appétit des visiteurs. Après avoir vu ce qui s’y passe, Charles-Lucien Huard émet ses opinions peu enthousiastes sur le spectacle : « Personnellement, je n’aime pas beaucoup, pas du tout même, ces exhibitions de coloniaux que notre gouvernement a fait venir de très loin, pour les donner en pâture à la risée publique, à l’éternelle et écœurante blague des Parisiens, parqués dans des enceintes, auxquelles on a donné le nom de villages, et où ils sont absolument prisonniers156. » Il se livre ensuite à une longue diatribe envers les visiteurs dans laquelle il dénonce avant tout l’attitude du public :
Par exemple, de loin on les apostrophe de toutes les façons, et toute la journée des gens spirituels, abrités derrière les palissades, les appellent : mauricaud, chocolat, boule de neige, et quand un monsieur s’est ingénié à dire en nègre à l’un d’eux : « Toi bien vouloir boulotter petit blanc », tous les imbéciles qui l’entourent se tordent de rire, et pour un peu le porteraient en triomphe.157
54Qui est vraiment l’Autre radical au village Canaque ? À la lecture de ce témoignage et de nombreux autres comme celui de Pol Neveux158 ou l’article consacré au village Canaque dans les Annales de l’Extrême Orient et de l’Afrique qui s’insurge contre la « foule ignorante », il est possible de voir à quel point les sauvages exotiques qui sont domestiqués et maintenus dans leurs villages et vaquent à leurs paisibles occupations sont beaucoup moins craints que les sauvages locaux qui se déchaînent sur l’espace public avec leurs cris, leurs rires et leurs moqueries. Aux dires de certains témoins, ils sont les vrais cannibales, ceux à qui les colonisés sont « servis en pâture », ceux qui dévorent du regard l’intimité des Canaques, ceux qui s’abandonnent à leurs bas instincts qui refont surface lorsqu’ils se rassemblent en foule. En 1900, les organisateurs de l’Exposition retiennent la leçon de l’Exposition précédente en ce qui concerne l’ignorance du public et les effets pervers de son comportement envers des colonisés dont les élites républicaines voudraient bien qu’ils profitent de leur voyage en France pour admirer les splendeurs de la civilisation et la grandeur morale des Français. Le projet d’une autre reconstitution de village canaque est donc abandonnée, au profit d’une exposition néo-calédonienne plus conventionnelle sur les productions industrielles et agricoles du pays et élaborée « dans un but uniquement pratique159 ». Cet épisode malheureux fait ressortir en quelque sorte l’extension du zoo humain hors des cages, avec l’anxiété de l’Autre générée par ce qui est perçu comme l’animalité d’un peuple ignorant. Comme en témoignent ces quelques commentaires sur la foule à l’exposition coloniale, l’altérité a ses différentes incarnations selon les représentations des menaces qu’elles génèrent sur l’espace public.
55Il faut par ailleurs souligner que l’époque des grandes Expositions universelles coïncide aussi avec un développement de la commercialisation d’images corporelles renvoyant à une altérité radicale, à une nature encore incontrôlée qui n’a pas été domestiquée par la civilisation160. Les spectacles coloniaux des Expositions universelles, bien que plus sérieux et plus formels que les freak shows privés de corps monstrueux, n’échappent pas à ce courant, comme en attestent les séances de mutilation des Aïssa-Ouas présentées au café maure, un établissement privé de l’Exposition universelle de 1889. Malgré le fait que les expositions coloniales ont officiellement des objectifs pédagogiques, les exhibitions ethnographiques de colonisés peuvent difficilement se passer de ces attractions populaires, que de nombreux esprits ne manquent pas de critiquer en déplorant justement cette popularité qui confirmerait le mauvais goût du public. En ce qui concerne l’essor des spectacles du monstrueux pendant la seconde moitié du xixe siècle et le tournant du xxe, Jean-Jacques Courtine dit que c’est à ce moment que le corps devient : « un produit disposant d’une valeur ajoutée considérable, commercialisable sur un marché de masse, qui satisfait une demande accrue et suscite sans cesse de nouveaux appétits du regard161 ». Les appétits du regard, l’expression est belle et fait effectivement écho à de nombreuses évocations du temps sur l’étrange rapport qui se dessine lors des exhibitions humaines entre les colonisés, les « naturels », et un public en demande de sauvages. Renversement du cannibalisme, les nouvelles masses démocratiques seraient affamées d’images monstrueuses162.
56Retournons maintenant à l’exemple du spectacle des Aïssa-Ouas qui est présenté au Café maure. Dans sa chronique du Petit Parisien, Jean Frollo fait connaître ses réserves :
À la vérité, nous ne prenons pas beaucoup au sérieux les pratiques sacrées des Aïssaouas, qui ne nous semblent que des jongleries. De fait, le côté religieux paraît avoir un peu disparu. Les gaillards qui se livrent à ces exercices, devant la foule des « infidèles », et moyennant un prix d’entrée fixé, n’ont assurément pas des convictions bien profondes. Ils se sont déjà un peu « parisianisés ». Ce ne sont, eux, que des malins, qui font là une spéculation.163
57L’auteur a certainement raison en ce qui concerne le caractère artificiel de la représentation, mais il est intéressant de rattacher cette critique du spectacle à la logique de l’iconoclasme que Michael Taussig a mis en lumière164. Le scepticisme rationnel, en démontant la ressemblance, ne manifeste-t-il pas sa crainte de la rassemblance ? Dans la déconstruction humaniste du mythe cannibale, surgit une anxiété réelle devant la présence d’un Autre plus proche, plus inquiétant, celui de la foule envahissante et stupide qui fourmille dans l’espace public républicain. Le dévoilement du leurre constitutif de la fiction cannibale, la non-identité du signe et du référent laisse transparaître un travail du négatif, une hémorragie de présence, celle du peuple, devenue incontrôlable. Il est entendu que les « zoos humains » des grandes Expositions universelles ont pour vocation de fixer l’altérité culturelle des colonisés dans des artefacts et des scénographies « indigènes » reconstituées de toutes pièces qui doivent offrir au spectateur un coup d’œil sur leur vie quotidienne dans les colonies outremer. Mais à force d’analyser et de déconstruire l’assemblage des référents culturels de ces expositions pour démontrer l’inégalité des races et des cultures et légitimer la mission civilisatrice de l’aventure coloniale, on risque d’en oublier le caractère « vivant » de ces « tableaux vivants » de peuplades indigènes, de faire l’impasse sur les pratiques au profit des représentations. De là découle notre intérêt autant pour les pratiques alimentaires des peuples colonisés et des discours sur ces pratiques que de celles des visiteurs métropolitains découvrant culinairement le monde colonial. Malgré les séparations entre l’un et l’autre monde balisées par les zoos humains, une rencontre des corps se produit sur le terrain de l’Exposition coloniale et quelque chose se passe, qui déborde les rationalités politiques de l’État colonisateur.
Puissances et impuissances civilisatrices
En tout pays, au Tonkin comme en France,
Une femme est un régal de haut goût ;
La Parisienne aura la préférence,
Quand on voudra manger un fin ragoût.165
La civilisation en marche
58La rencontre entre colonisés et métropolitains est d’ailleurs encouragée par les organisateurs eux-mêmes, comme par certains commentateurs, qui y voient l’occasion de civiliser les « indigènes » par le contact direct, charnel avec la France, d’autant plus que le rapport à la cuisine comme marqueur du développement d’une civilisation prend probablement une forme particulièrement aiguë dans le cas français. Dans son fictif Journal d’un nègre à l’Exposition, Gaston Bergeret imagine les aventures d’un Africain d’origines non précisées à l’Exposition universelle de 1900 et ses tribulations culinaires le conduisent à constater la supériorité de la civilisation qu’il visite : « Je n’ai pu trouver dans aucun restaurant du couscoussou, du lait de chamelle ou de l’eau-de-vie de dattes ; il n’y a que du filet aux pommes et des bocks. Cela prouve que la cuisine française est la meilleure de toutes, puisque tous les peuples l’adoptent.166 » Il y a d’ailleurs bien des exemples où des Français étalent leur supériorité culinaire en s’amusant des manières de table des colonisés qui ont quelques difficultés à s’adapter aux coutumes européennes. Un Sénégalais se plaint à ce sujet de l’attitude de certains journalistes dans un article du Gil Blas reproduit dans le Bulletin officiel de l’Exposition de 1889 :
Des journalistes !… il en vient ici tous les jours… et même, à vous dire vrai, je les ai en méfiance… ils nous invitent à dîner, mais d’une telle façon qu’on dirait qu’ils n’ont qu’une envie, celle de se moquer de nous… Le roi Dinah-Salifou n’était pas à Paris depuis deux jours que déjà il dînait à un endroit qu’on appelle les Faucheurs. À mon sens, il aurait mieux fait de ne pas y aller, de faire comme moi… on a dû le tourner en ridicule…167
59Ces mises en scène reçoivent cependant la condamnation des organisateurs de l’Exposition qui conçoivent leur événement comme une œuvre de civilisation et non pas simplement comme un motif d’amusement et un prétexte à railleries. Émile Monod le dit explicitement dans son livre sur l’Exposition de 1889 : « Les organisateurs de l’exposition coloniale avaient, dans la conception de leur œuvre, obéi à une double préoccupation : ils avaient voulu montrer les colonies à la France et montrer la France aux coloniaux168. » L’environnement métropolitain doit civiliser et dans le projet de l’Administration de l’Exposition, les activités de consommation doivent jouer un rôle central chez les colonisés dans leur apprentissage du monde :
Arrivés pieds nus, ils sont repartis goûtant les bienfaits d’une paire de souliers qui protège leurs extrémités endolories ; ils ont appliqué leur goût du clinquant et de la verroterie à l’achat de bibelots de notre industrie nationale, de spécimens variés de coutellerie dont ils sont grands amateurs ; quoiqu’on leur ait dispensé avec ménagement leur solde, ils ont été à même d’avoir en mains des espèces monnayées ; ils ont établi par eux-mêmes une proportionnalité entre les pièces de billon d’argent ou d’or et les marchandises qu’ils convoitaient ou qu’ils achetaient. C’est donc une école profitable qu’ils ont suivie, au point de vue de leurs transactions. Leur goût du travail y gagne, et l’œuvre de moralisation essayée à l’Exposition coloniale n’aura pas été un vain mot. Ces indigènes, arrivés presque nus dans la métropole, en sont repartis comme des artisans modestes, emportant des malles où ils avaient entassé leurs objets de prédilection.169
60L’universalisation ainsi préconisée serait celle de la valeur d’échange et le marché deviendrait le lieu fort de l’intégration dans la civilisation moderne. Mais ce processus à prétention universelle est lui-même ancré dans les aspérités sociales et matérielles de la vie quotidienne. Un observateur constate que quand les « indigènes » vont faire leur marché le matin, ils développent des habitudes commerciales suite à leurs interactions avec les marchands :
Puis c’est l’heure d’aller au marché ; quelques-uns ont l’autorisation de sortir seuls, d’autres ne s’en vont qu’accompagnés d’un gardien.
Les Javanaises, – non pas les petites danseuses qui sont à leur toilette et s’enduisent le corps de safran, – mais celles qui sont préposées à la cuisine des habitants du Kampong, sortent cinq ou six, guidées par un Européen ; puis suivent les Annamites et les nègres du Sénégal et du Congo. Tout ce monde-là se répand, paniers et sacs à la main, dans le quartier du Gros-Caillou ; cette clientèle pittoresque est la joie du quartier ; dans la rue Saint-Dominique, tous les fournisseurs parlent petit nègre avec ces curieux acheteurs ; on les taquine un peu chez l’épicier et le fruitier ; mais ce sont de bons enfants qui se laissent faire ; ils se sont du reste rapidement faits à nos coutumes, et nous en avons vu plusieurs savoir parfaitement marchander.170
61Au pavillon d’Économie sociale sur l’esplanade des Invalides le restaurant des Fourneaux économiques, géré par la Société philanthropique de Paris, offre pour deux sous une portion de pain, de bœuf, de soupe, de jambon ou un verre de vin, et il attire à ses tables non seulement des visiteurs économes et des ouvriers de l’Exposition, mais également les coloniaux de toute provenance, qui sont exposés en face et qui peuvent découvrir à prix modique des mets métropolitains. L’idéal saint-simonien de fusion des classes sociales qui traverse la conception des Expositions universelles parisiennes du xixe siècle, et dont la manifestation la plus évidente en 1889 est ce pavillon d’Économie sociale, est donc ici étendu des indigents aux « indigènes ». La nourriture devient de cette manière médiatrice de l’intégration sociale et économique des colonisés dans l’imaginaire républicain et elle se voit ainsi investie d’un rôle civilisateur et unificateur, comme le souligne : « Naturellement, cette promiscuité de races si diverses autour d’une même table ne saurait manquer de hâter l’avènement de la grande fraternité universelle ! » En rassemblant à ses tables des coloniaux de toutes provenances, ce lieu de consommation parvient donc à inverser l’image déshumanisante du « zoo humain » généralement associé aux expositions coloniales et à colporter presque inversement le portrait utopique d’une alchimie des peuples de l’Empire rassemblés autour d’une œuvre de bienfaisance. Cependant, il importe de souligner que pour la tenue de ces repas de soldats coloniaux, un espace spécial est aménagé sous une tente derrière le restaurant, principalement pour ne pas priver le public de tables. Il y a donc toujours une division spatiale des lieux entre le public et les « indigènes » qui persiste dans le rassemblement alimentaire, malgré le discours sous-jacent d’unité impériale. Il apparaît cependant que ce partage est lui-même nécessaire au fonctionnement, ou à la performativité de l’Exposition, non pas tant parce qu’il réitérerait une distinction essentialiste entre le métropolitain et le colonisé, mais plus pratiquement parce qu’il permet d’éviter a priori d’empiéter sur les intérêts et le confort sensoriel du public d’une part et parce qu’il impose une formalisation des pratiques de consommation des colonisés d’autre part. Le projet en soi quelque peu hasardeux de fonder une unité coloniale devient justement possible lorsqu’il prend l’aspect d’une utopie confinée à l’abri d’une tente à nourriture et limitée dans l’espace et le temps du repas d’Exposition universelle.
Policer l’espace public : scandales, ivresses et autres traits de civilisation
62La question du partage géographique et alimentaire de l’espace public se retrouve aussi dans un très beau témoignage d’Edmond de Goncourt qui met bien en évidence les différences sensibles et sensorielles entre les lieux à l’Exposition universelle, du dîner au premier palier de la tour Eiffel avec Émile Zola, Abel Hermant et d’autres, d’où l’on perçoit de haut « l’immensité babylonienne de Paris », à la descente dans la rue du Caire où « le soir, converge toute la curiosité libertine de Paris171 » : « nous finissons la soirée dans les cafés de la rue, buvant de l’eau-de-vie de datte, très amusés par notre jolie interprète, Mme Dayot, qui parle l’arabe comme une fille d’arabe, qu’elle est, et cause avec les cafetiers et nous les fait se déployer dans tout leur exotisme172 ». Descente de l’idéalité des hauteurs célestes vers la sensualité des rues basses, aventures dans les zones érogènes du corps politique de l’Empire : l’espace public est littéralement en reconfiguration sur le site des Expositions universelles qui, le temps de l’événement, implique la constitution d’une autre manière de vivre devant cette rencontre des corps173.
63La foule et les colonisés prennent une nouvelle visibilité et une nouvelle sensorialité qui dérange. Paul Morand, dans ses souvenirs de l’Exposition de 1900 dit qu’à ce moment : « Paris appartient aux nègres, […] aux Jaunes mangeurs de poisson cru174. » L’alimentation mène au corps, l’alimentation rassemble des corps, et les corps qui se sentent assiégés génèrent bien de l’anxiété malgré le cadre pacifique et pacifiant de l’Exposition. Le café maure, en tant que lieu de sociabilité pour les « indigènes », évoque ainsi pour un client la menace d’une conspiration arabe : « Ce n’est pas là toujours un simple passe-temps qu’y viennent chercher les Arabes. C’est dans ces salles basses et nues, blanchies à la chaux, ornées parfois de dessins grossiers, dont on nous a donné une exacte reproduction à l’esplanade des Invalides, qu’ont lieu les conciliabules des innombrables sectes auxquelles sont volontiers affiliés les musulmans175. » Si pour le journaliste Jean Frollo, les cafés maures, endroits hantés de mystères opaques à l’esprit occidental, lui rappellent des images inquiétantes de complots musulmans, c’est par l’association qui se fait entre les caractéristiques du lieu, les activités qui s’y tiennent et la force évocatrice de la sombre boisson : « En vérité, une promenade à l’Exposition coloniale m’a mené un peu loin, et une tasse de café arabe, bue dans un des amusants cafés de l’esplanade des Invalides, m’a conduit à des réflexions un peu sérieuses […] Mais il ne faut pas oublier, pour ne voir ici que ses représentants pacifiques, que cette grande race arabe ne se résigne pas partout à la domination européenne176. » Sans doute l’anxiété fait-elle partie intégrante des attentes des visiteurs dans leur visite de l’Exposition coloniale et la sensation sinon de risque, au moins de plongée dans l’inconnu, contribue-t-elle à valoriser l’expérience de visite, surtout lorsque celle-ci est publiée.
64Mais à l’inverse de l’esprit d’aventure des consommateurs, il faut également comprendre dans le cas des colonisés ces moments où leur corps apparaît comme : « la matière sur laquelle s’inscrit la norme et se manifeste la violence177 ». L’alimentation surgit ainsi comme enjeu politique lorsqu’un mouvement de contestation éclate chez les âniers égyptiens de la rue du Caire au début de l’été 1889. N’y a-t-il pas de meilleur lieu que l’Exposition universelle pour faire entendre sa voix ? Lisons la relation des événements telle que donnée succinctement dans le Livre d’or de l’Exposition :
L’autre jour ils ont eu l’idée de se mettre en grève, ces bourriquotiers. Voilà certes une idée bien occidentale et qui ne serait pas venue au pied des Pyramides du haut desquelles quarante siècles les contemplent.
Ils se trouvaient mal nourris et voulaient assommer – une vraie grève quoi – leur chef d’équipe, et pendant son déjeuner, ce qui est une revanche comme une autre.178
65On peut déjà apprécier la qualité de l’Exposition universelle comme laboratoire social de la vie en commun qui, certainement malgré elle, met au jour de manière visible les problèmes et les craintes du pouvoir colonial. L’occidentalisation des colonisés et l’ouverture de l’espace public au cœur de la métropole ouvrent la porte aux contestations politiques. La révolte des âniers obtient ainsi le soutien du journal La Bataille de Lissigaray qui traite leur patron de « Barnum qui les nourriraient très mal et les paieraient encore plus mal », et qui conclue que : « Nous [sommes] en France, dans un pays libre, et si les plaintes des âniers sont fondées, nous espérons qu’il sera apporté un prompt remède à la situation179. » Le rôle du corps qui consomme dans la contestation est d’ailleurs mis de l’avant. Ici il est question de l’agression physique de l’exploiteur justifiée par l’état de mauvaise nutrition, là, dans l’interprétation des faits donnée par le Bulletin officiel de l’Exposition, il sera question notamment des instincts libidinaux des Arabes et surtout de leur consommation abusive d’alcool pour expliquer ce tapage :
il était à prévoir que la population exotique de l’Exposition, jetée subitement en plein Paris, en pleine civilisation, changeant d’habitudes, de nourriture et surtout de boisson ferait quelques frasques.
Pensez donc ! Être ânier égyptien, ou pauvre Kabyle, vivre péniblement de son travail, là-bas, sous un soleil brûlant, et tout d’un coup avoir à Paris une vie plus douce, des pourboires pleuvant comme grêle dans votre escarcelle, sans parler des belles dames qui passent.180
66Paris, ville de liberté (ville de libertinage ?), déréglerait l’équilibre du corps et de l’esprit chez ces Orientaux mal préparés qui risquent de souffrir d’hyperoxie dans l’atmosphère métropolitaine. La flèche du Progrès qui doit guider la marche de la civilisation à l’Exposition universelle ne fonctionne pas forcément de manière uniforme dans toutes les situations. Le chroniqueur rajoute d’ailleurs : « Ces messieurs, qui là-bas obéissent quelque peu aux coups de bâton, ont déjà plein les poumons l’air de la liberté depuis qu’ils sont en France, et ils veulent aller et venir comme bon leur semble : ah ! l’émancipation pousse vite, aussi vite que les ailes des oiseaux181. » Le passage serait trop rapide de la discipline dans la civilisation du corps aux idéaux transmis par contagion dans la civilisation des idées.
67Ces témoignages montrent chacun une manière de diviser « sensiblement » l’espace public et dans les représentations qui s’affrontent entre ceux qui défendent l’insurrection des âniers et ceux qui la condamnent, le principal lieu d’opposition des arguments est le corps des grévistes et ce qu’il consomme, trop ou pas suffisamment. Les lectures de l’épisode des âniers à la rue du Caire tracent chacune un rapport entre le corps, la consommation et l’espace et cet assemblage intervient dans les tentatives de définition de ce que doivent être les règles de fonctionnement d’un espace public vivant partagé entre métropolitains et colonisés. Pour éviter que l’imprévisible que l’on prévoit tout de même se reproduise, l’Administration déploie une surveillance particulièrement accrue sur le comportement des Égyptiens de rue du Caire182, mais aussi sur celui des consommateurs de moralités douteuses qui s’y aventurent aux dernières heures de la soirée. Le secteur de la rue a déjà construit sa réputation avec son éclairage déficient, sans oublier la noirceur de la boisson symbole du monde arabe, servie par des « individus à longue barbe, enculottés et enturbanés » aux mains d’une « propreté tout approximative183 ». Les Égyptiens, tout comme le public de buveurs tardifs qu’on imagine de moralité douteuse et qu’on accuse de troubles publics est ainsi la cible de la police de l’Exposition, chargée de maintenir la bonne tenue de l’événement :
Au cours de la nuit de samedi à dimanche, de nouvelles battues ont été faites dans la partie de l’Exposition qui avoisine la rue du Caire. Une vingtaine de personnes qui, en dépit des règlements, buvaient après la fermeture de l’enceinte, dans les cafés égyptiens, ont été expulsées ; une douzaine d’autres qui tentaient de résister ont été arrêtées ; on les a relâchées, toutefois, après une nuit passée au poste. Ajoutons que l’administration est absolument décidée à empêcher par une surveillance rigoureuse le retour des scènes, inconvenantes pour ne rien dire de plus, qui se sont produites ces dernières nuits dans le café égyptien.184
68À la lumière de ces exemples, nous voyons que la culture matérielle et sensorielle de l’Exposition universelle agit comme matrice d’identification et de subjectivation des individus avec les craintes qu’elle génère185. Mais d’un autre côté, l’alimentation, comme moment liminaire, conduit inévitablement à la production d’expérimentations, d’incertitudes et d’ouvertures qui là aussi fissurent quelque peu le crépi de la cité impériale utopique. Les discours totalisants ou les grands récits de la modernisation (ou la civilisation) du monde ne sont jamais aussi fluides, quand ils ne sont pas tout simplement contredits, en pratique dans la texture quotidienne de l’expérience corporelle des Expositions universelles. Et quand ils semblent fonctionner effectivement, c’est au prix du travail d’une construction matérielle et sensorielle adéquate, d’une police des corps et des choses qui est là pour garantir le fonctionnement idéologique de l’événement.
Conclusion
69Dans son livre Colonizing Egypt, Timothy Mitchell, utilise le témoignage de visiteurs égyptiens à l’Exposition universelle de 1889 pour montrer que selon leur vision des choses, la rue du Caire reconstituée au Champ-de-Mars, plutôt qu’une représentation de l’Orient, est finalement un archétype de la culture parisienne des nouveaux grands boulevards, avec ses cafés-concerts et spectacles de variétés186. La rencontre interculturelle est finalement souvent, en bout de ligne, la confrontation d’ordres symboliques culturellement situés qui chacun déterminent le contenu des significations de l’événement187. Selon la perspective, les visiteurs deviennent eux aussi les exposés, ils prennent d’ailleurs activement part à l’exposition en agissant à l’intérieur de la scénographie. Mais à quel point ? Jacques Rancière nous invite précisément à remettre en question cette dichotomie représentationnelle de l’action et de la contemplation188 – qui oriente d’ailleurs trop souvent la lecture historique des Expositions universelles – pour prêter plutôt attention au « partage du sensible », c’est-à-dire à l’attribution de potentialités de parole et d’action dans des espaces et des temps spécifiques189.
70En d’autres termes, s’intéresser aux pratiques alimentaires dans le contexte d’expositions coloniales implique inévitablement une attention pour le caractère politique du sensible. La construction d’une expérience corporelle du visiteur de manière à mieux marchandiser l’exotisme et l’illusion de voyage190, la régulation des habitudes alimentaires des colonisés et la détermination des lieux et des moments de leurs repas, l’exhibition de leur cuisine dans les villages reconstitués, tout cela participe à l’attribution de positions et de rôles dans le grand spectacle à ciel ouvert qu’est l’exposition coloniale. Manger et boire à la santé de la pacification universelle : il ne serait pas exagéré de lire dans toute l’entreprise des expositions coloniales de la fin du siècle un travail de désamorçage des éventuels conflits sociaux et politiques par une gestion harmonieuse des interactions entre la métropole et l’empire191. Cependant, le sensible est aussi l’imprévisible, ce que la raison n’arrive pas à aplanir dans ses efforts interminables de mise en ordre, ce qui, en certaines circonstances, parvient à renverser l’ordre symbolique des places assignées192.
Notes de bas de page
1 Edward W. Said, L’Orientalisme : l’Orient crée par l’Occident, Paris, Seuil, 2005 (1979), p. 27.
2 Sylviane Leprun, Le théâtre des colonies. Scénographie, acteurs et discours dans l’imaginaire des expositions 1855-1937, Paris, L’Harmattan, 1986.
3 Voir par exemple Aram A. Yengoyan, « Culture, Ideology and World’s Fairs : Colonizer and Colonized in Comparative Perspective », dans Robert Rydell et Nancy Gwinn (dir.), Fair Representations, p. 62-83 ; Lynn E. Palermo, « Identity Under Construction. Representing the Colonies at the Paris Exposition universelle of 1889 » dans Sue Peabody et Tyler Stovall (dir.), The Color of Liberty : Histories of Race in France, Durham, Duke University Press, 2003, p. 285-301 ; William W. Schneider, An Empire for the Masses : The French Image of Africa, Wesport, Greenwood Press, 1982 ; Pascal Blanchard et al. (dir.), L’Autre et Nous : « scènes et types », Paris, Syros et ACHAC, 1995 et Nicolas Bancel et al. (dir.), Zoos humains : de la vénus hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte, 2002.
4 Zeynep Çelik, Displaying the Orient : The Architecture of Islam Nineteenth-Century World’s Fairs, Berkeley, University of Califormia Press, 1991.
5 Sur l’appropriation culturelle par la présentation d’artéfacts coloniaux dans les Expositions universelles, voir Carol A. Breckenridge, « The Aesthetics and Politics of Colonial Collecting : India at World Fairs », Comparative Studies in Society and History, vol. 31, no 2 (1989), p. 195-216. Sur la marchandisation de l’exotique à travers la presentation d’artéfacts, voir Curtis Hinsley, « The World as a Marketplace : Commodification of the Exotic at the World’s Columbian Exposition, Chicago, 1893 » dans Ivan Karp et Steven D. Lavine (dir.), Exhibiting Cultures : The Poetics and Politics of Museum Display, Washington, Smithsonian Institution Press, 1991, p. 344-365.
6 Voir Saloni Mathur, « Living Ethnological Exhibits : The Case of 1886 », Cultural Anthropology, vol. 15, no 4 (2001), p. 492-524 ; Raymond Corbey, « Ethnographic Showcases, 1870-1930 », Cultural Anthropology, vol. 8, no 3 (1993), p. 338-369 ; Sylviane Leprun, « Paysages de la France extérieure : la mise en scène des colonies à l’Exposition du Centenaire », Le Mouvement social, no 149 (1989), p. 99-128.
7 L’exposition coloniale en tant que lieu de transferts culturels a déjà été abordée ainsi de manière indirecte par des musicologues qui ont déjà montré le rôle des spectacles de la section coloniale de l’Exposition de 1889 sur les Fantaisies de Claude Debussy. Edward Lockspeiser, Debussy : His Life and Mind. Volume I. 1862-1902, Cambridge, Cambridge University Press, 1978 (1962) et Richard Mueller, « Javanese Influence on Dubussy’s “Fantaisie” and beyond », 19th Century Music, vol. 10, no 2 (1986), p. 157-186. Dans le même ordre d’idées, le théâtrologue Nicola Savarese s’est penché sur l’influence du théâtre javanais à l’Exposition coloniale de 1931 sur le Théâtre et son double d’Antonin Artaud. Nicola Savarese, « Antonin Artaud Sees Balinese Theatre at the Paris Colonial Exposition », TDR, The Drama Review : A Journal of Performance Studies, vol. 45, no 3 (2001), p. 51-77.
8 Herman Lebovics, La « Vraie France ». Les enjeux de l’identité culturelle, 1900-1945, Paris, Belin, 1995 ; Hans-Jürgen Lüsebrink, « De l’exhibition à la prise de parole » dans Bancel et al. (dir.), Zoos humains, Paris, La Découverte, 2002, p. 259-266 et « De la dimension interculturelle de la culture coloniale. Discours coloniaux et dynamiques culturelles en Afrique occidentale française » dans Laurier Turgeon (dir.), Regards croisés sur le métissage, Québec, Presses de l’Université Laval, 2002, p. 23-38 et La conquête de l’espace public colonial. Prises de parole et formes de participation d’écrivains et d’intellectuels dans la presse coloniale (1900-1960), Francfort et Quebec, IKO-Verlag für Interkulturelle Kommunikation et Nota Bene, 2003.
9 Jenny Robinson, « (Post) colonial Geographies at Johannesburg’s Empire Exhibition, 1936 » dans Alison Blunt et Cheryl McEwan (dir.), Postcolonial Geographies, New York, Continuum, 2002, p. 115-131.
10 Ou, comme le disent Nigel Thrift et John-David Dewsbury : « spaces that flirt and flout, gyre and gimble, twist and shout ». Nigel Thrift et John-David Dewsbury, « Dead Geographies – And How to Make Them Live », Environment and Planning D : Society and Space, vol. 18 (2000), p. 412.
11 Faustine Régnier, L’exotisme culinaire, Paris, PUF, 2004.
12 Jeannie German Molz, « Guilty Pleasures of the Golden Arches : Mapping McDonald’s in Narratives of Round the World Travel » dans Joyce Davidson, Liz Bondi et Mick Smith (dir.), Emotional Geographies, Aldershot, Ashgate, 2005, p. 63-76.
13 Lisa Heldke, Exotic Appetites : Ruminations of a Food Adventurer, Londres, Routledge, 2003 ; Jeannie German Molz, « Eating Difference : The Cosmopolitan Mobilities of Culinary Tourism », Space and Culture, vol. 10, no 1 (2007), p. 77-93.
14 Richard Wilk, « “Real Belizean Food” : Building Local Identity in the Transnational Caribbean », American Anthropologist, vol. 101, no 2 (1999), p. 244-255.
15 Alphonse Allais, « Tickets : souvenir de l’Exposition universelle de 1889 » dans Œuvres anthumes, Paris, Robert Laffont, 1989 (1891), p. 67-69.
16 Alfred Picard, Exposition universelle internationale de 1900 à Paris. Le bilan d’un siècle (1801-1900), Paris, Imprimerie nationale, 1906, t. 6, p. 137.
17 Alfred Picard, Exposition universelle internationale de 1889 à Paris : Rapport général, Paris, Imprimerie nationale, 1891, t. 7, p. 175.
18 Ibid.
19 L’entrée au kampong est payante, à raison de 50 centimes par visiteur.
20 Alfred Picard (dir.), Exposition universelle internationale de 1900 à Paris. Rapport général administratif et technique. Pièces annexes, actes officiels, tableaux statistiques et financiers, Paris, Imprimerie nationale, 1900, p. 668-669. Le directeur de la section coloniale de 1900, Jules Charles-Roux affirme que : « Cette augmentation était tout au moins indispensable car notre domaine colonial s’était considérablement accru depuis 1889. » Jules Charles-Roux, Les colonies françaises. L’organisation et le fonctionnement de l’exposition des colonies et pays de protectorat. Rapport général, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 17.
21 Charles-Robert Ageron, « L’Exposition coloniale de 1931. Mythe républicain ou mythe impérial ? » dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire : I. La République, Paris, Gallimard, 1984, p. 561-591.
22 Jules Charles-Roux, « Les colonies à l’Exposition de 1900 », Bulletin de la Société de géographie de Marseille, t. 24 (1900), p. 29.
23 Christopher Andrew et A. S. Kanta-Forstner, « Center and Periphery in the Making of the Second French Colonial Empire, 1815-1920 », Journal of Imperial and Commonwealth Studies, vol. 16, no 3 (1988). p. 9-34.
24 Charles-Robert Ageron, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, PUF, 1978.
25 Voir par exemple l’analyse de l’Exposition coloniale de 1931 par Benoît de l’Estoile, Le gôut des autres : de l’Exposition coloniale aux Arts premiers, Paris, Flammarion, 2007.
26 Exposition universelle de 1889, Les Expositions de l’État au Champ-de-Mars et à L’Esplanade des Invalides, Paris, Imprimerie des journaux officiels, 1890, vol. 2, p. 175.
27 Charles Lemire, « Denrées coloniales », L’Exposition des colonies, 3e année, février 1899, p. 1.
28 Exposition universelle de 1889, Les expositions de l’État au Champ-de-Mars et à L’Esplanade des Invalides, Paris, Imprimerie des journaux officiels, 1890, vol. 2, p. 176. Nous soulignons.
29 À la fin de l’Exposition de 1900, Jules Charles-Roux déplore la présence envahissante de commerces alimentaires qui apparemment ne s’intègrent aucunement dans la rationalité coloniale de l’Exposition : « Je considère encore comme abusif le droit que s’est attribué le Commissariat général d’avoir placé le long des avenues et dans l’enceinte de l’Exposition une foule de kiosques d’alimentation et autres, dont aucun plan ne permettait de prévoir la construction, qui faisaient une concurrence fâcheuse à nos établissements, et présentaient de plus un aspect qui n’avait rien de colonial, puisqu’on y débitait en même temps que du vin, du pain et du saucisson, une foule d’autres objets, tels que des poupées, des mirlitons, etc. » Jules Charles-Roux, Les colonies françaises. L’organisation et le fonctionnement de l’exposition des colonies et pays de protectorat. Rapport général, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 379.
30 Dana S. Hale, Races on Display : French Representations of Colonized Peoples 1886-1940, Bloomington, Indiana University Press, 2008, p. 46-66.
31 Charles Lemire, « Denrées coloniales », p. 1.
32 Charles Lemire, « Produits coloniaux à exposer », L’Exposition des colonies, 3e année, juin 1899, p. 1.
33 Alfred Picard, Exposition universelle internationale de 1900 à Paris. Le bilan d’un siècle (1801-1900), Paris, Imprimerie nationale, 1906, t. 6, p. 137.
34 Henri Mager, « Les colonies sur l’Esplanade des Invalides », L’avenir du Tonkin à l’Exposition de 1889, fascicule 20 (1889), p. 308.
35 Williams, op. cit.
36 Thomas Richards, The Commodity Culture of Victorian England : Advertising and Spectacle 1851-1914, Standford, Stanford University Press, 1990.
37 Petrine Archer-Straw, Negrophilia : Avant-garde Paris and the Black Culture, New York, Thames & Hudson, 2000 ; Catherine Coquery-Vidrovitch, « Vendre : le mythe économique colonial » dans Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire (dir.), Culture coloniale. La France conquise par son empire 1871-1931, Paris, Autrement, 2003, p. 163-176 et Sandrine Lemaire, « Manipuler : à la conquête des goûts » dans Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire (dir.), Culture impériale : Les colonies au cœur de la République : 1931- 1961, Paris, Autrement, 2004, p. 75-91.
38 Voir le travail sur le savon d’Anne McClintock, Imperial Leather : Race, Gender and Sexuality in the Colonial Conquest, Londres, Routledge, 1995, p. 207-231.
39 Robert J. C. Young, Hybridity in Theory, Culture and Race, Londres, Routledge, 1995.
40 Henri Malo, « Les anciennes colonies », Figaro illustré, 18e année, 2e série, no 125 (1900), p. 188. Henri Gaillard dans son évocation du même étalage semble tout autant séduit par le contexte : « En tout cas, les salles de dégustation me présentent à leurs comptoirs de belles mulâtresses, de jolies négresses qui offrent des verres d’excellent rhum, des babas exquis, des bananes fraîches, des gâteaux de cocos, des pâtes de goyaves, des confitures de tamariniers et des bonnes odeurs de muscade qui me font désirer vivement pour elles et leurs compatriotes que leurs pays repossède la prospérité de jadis. » Henri Gaillard, « À travers le cerveau du monde », L’Exposition en Famille, no 11 (1900), p. 172.
41 Charles Lemire, « Produits coloniaux à exposer », L’Exposition des colonies, 3e année, juin 1899, p. 1.
42 Lisa Tiersten, Marianne and the Market : Envisioning Consumer Society in Fin-de-Siècle France, Berkeley, University of California Press, 2001.
43 William Pietz, Le fétiche : généalogie d’un problème, Paris, Kargo & L’Eclat, 2005.
44 Ian Cook et Philip Crang, « The World on a Plate : Culinary Culture, Displacement and Geographical Knowledges », Journal of Material Culture, vol. 1, no 2 (1996), p. 131-153.
45 Heldke, op. cit. Ces trois dimensions du colonialisme culinaire ressortent également dans l’étude sur les restaurants exotiques de Québec de Laurier Turgeon et Madeleine Pastinelli, « “Eat the World” : Postcolonial Encounters in Quebec City’s Ethnic Restaurants », Journal of American Folklore, vol. 115, no 456 (2002), p. 247-268.
46 C’est finalement l’enchaînement consécutif dans le temps des visites de l’auteur et de son compagnon de rêve aux différents établissements qui enlève le réalisme à la description.
47 Paul Arène, « Les cuisines exotiques », Revue de l’Exposition universelle, vol. 1, no 7 (1889), p. 210.
48 Ibid.
49 Ibid., p. 213.
50 Arnold Van Gennep, Les rites de passage, New York, Johnson, 1969 ; Victor W. Turner, The Ritual Process : Structure and Anti-Structure, New York, Aldine, 1969.
51 Keith Tester, « Introduction » dans Keith Tester (dir.), The Flâneur, Londres, Routledge, 1994, p. 3-7.
52 Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
53 Étienne Grosclaude, L’Exposition comique, Paris, E. Dentu, 1889, p. 55.
54 Bertin, loc. cit., p. 32.
55 Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard et Ronald Kaehr (dir.), Le musée cannibale. Neufchâtel, Musée d’ethnographie, 2002.
56 Cela correspond aux différents types de touristes décrits par Jonathan Culler, « Semiotics of Tourism », American Journal of Semiotics, vol. 1, no 1-2 (1981), p. 127-140.
57 Ibid., p. 211.
58 Ibid.
59 Voir Arjun Appadurai, Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2000. Dans son étude sur la cuisine indienne en Inde et en Grande-Bretagne en contexte colonial et post-colonial, l’anthropologue Uma Narayan nous démontre que la nourriture constitue un excellent révélateur des paradoxes et complexités qui traversent les mondes coloniaux, alors que la consommation d’un produit en particulier peut prendre un sens complètement différent selon le cadre social et géographique. Uma Narayan, « Eating Cultures : Incorporation, Identity and Indian Food », Social Identities, vol. 1, no 1 (1995), p. 63-86.
60 « Variété : Les Aïssaouas », Bulletin officiel de l’Exposition universelle de 1889. Quotidien illustré, 2e série, no 95 (19 août 1889), p. 4.
61 Voir l’étude de Jon May, « A Little Taste of Something More Exotic : The Imaginative Geographies of Everyday Life », Geography, vol. 81, no 1 (1996), p. 57-64.
62 Orvar Löfgren, On Holiday. AHistory of Vacationing, Berkeley, University of California Press, 1999.
63 Eugène-Melchior de Vogüé, Remarques sur l’Exposition du Centenaire, Paris, Plon et Nourrit, 1889, p. 167.
64 Émile Michelet, « Autour de l’Exposition », Paris illustré, 7e année, no 77 (6 juillet 1889), p. 475.
65 Eugène Debons, Promenade d’un potache à travers l’Exposition, Rouen, Imprimerie Paul Leprêtre, 1890, p. 6-7.
66 Walter Benjamin, Charles Baudelaire : Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 2002 (1979), p. 90.
67 Sur la masculinité du flâneur, voir Janet Wolff, « The Invisible Flâneuse : Women and the Literature of Modernity », Theory, Culture & Society, vol. 2, no 3 (1985), p. 37-46 ; Elizabeth Wilson, « The Invisible Flaneuse », New Left Review, vol. 191 (1992), p. 90-110.
68 Vital Meurysse, « À la rue du Caire », Charles-Lucien Huard (dir.), Le livre d’or de l’Exposition. Journal hebdomadaire illustré, Paris, L. Boulanger, 1889, p. 305. Nous soulignons.
69 Émile Goudeau, « Promenade à la rue du Caire », Revue de l’Exposition universelle de 1889, vol. 1 (1889), p. 154.
70 S. Favière, « Le Maroc » dans Charles-Lucien Huart (dir.) Livre d’or de l’Exposition. Journal hebdomadaire illustré, Paris, L. Boulanger, 1889, p. 426.
71 Pour reprendre la distinction entre le flâneur et le badaud faite au milieu du siècle par l’écrivain Victor Fournel dans un livre sur les rues de Paris : « N’allons pas toutefois confondre le flâneur avec le badaud : de l’un à l’autre il existe une nuance que sentiront les adeptes. Le simple flâneur observe et réfléchit ; il peut le faire du moins. Il est toujours en pleine possession de son individualité. Celle du badaud disparaît, au contraire, absorbée par le monde extérieur qui le ravit à lui-même, qui le frappe jusqu’à l’enivrement et l’extase. Le badaud, sous l’influence du spectacle, devient un être impersonnel ; ce n’est plus un homme : il est public, il est foule. » Victor Fournel, Ce qu’on voit dans les rues de Paris, Paris, Dentu, 1867 (1855), p. 270. Voir aussi Gregory Shaya, « The Flâneur, the Badaud, and the making of a Mass Public in France, circa 1860-1910 », The American Historical Review, vol. 109, no 1 (2004), p. 41-77.
72 Shuai Quan et Ning Wang, « Towards a structural model of the tourist experience : an illustration from food experiences in tourism », Tourism Management, vol. 25 (2004), p. 297-305.
73 Comme par exemple chez Bell Hooks, « Eating the Other : Desire and Resistance » dans Ron Scapp et Brian Seiltz (dir.), Eating Culture, Albany, State University of New York Press, 1998, p. 181-200.
74 Camille Debans, Les coulisses de l’Exposition : guide pratique et anecdotique, Paris, E. Kolb, 1889, p. 321-322.
75 Gaster, « Variétés : Les restaurants exotiques de l’Exposition », L’avenir du Tonkin à l’Exposition de 1889, fascicule 14 (1889), p. 219.
76 Ibid., p. 220.
77 « 1900-Gourmand », L’Art Culinaire, Paris-Gourmand, supplément (1900), p. XIII.
78 Archives Nationales, F/12/4 366 Conseil d’État, section algérienne (attractions).
79 « Chronique de l’Exposition », L’Univers illustré, 32e année, no 1791 (20 juillet 1889), p. 454.
80 Paul Le Jeinisel, « Le Kampong Javanais » dans Huart (dir.), Livre d’or de l’Exposition, p. 225-231.
81 Ibid.
82 Erik Cohen, « APhenomenology of Tourist Types », Sociology, vol. 13 (1979), p. 179-201.
83 Erik Cohen, « Authenticity and Commoditization in Tourism », Annals of Tourism Research, vol. 15 (1988), p. 371-386. Voir aussi Jean-Pierre Warnier, « Les processus et procédures d’authentification de la culture matérielle » dans Jean-Pierre Warnier et Céline Rosselin (dir.), Authentifier la marchandise : anthropologie critique de la quête d’authenticité, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 9-38.
84 Peter Jackson, « Commercial culture : transcending the cultural and the economic », Progress in Human Geography, vol. 26, no 1 (2002), p. 3-18.
85 Peter Jackson, « Commodity cultures : the traffic in things », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 24, no 1 (1999), p. 95-108.
86 Jean-Pierre Poulain, « La nourriture de l’autre : entre délices et dégoûts » dans Jean Duvignaud et Chérif Khaznadar (dir.), Cultures, Nourritures, Arles, Actes Sud, 1997, p. 115.
87 Guide illustré de l’Exposition coloniale au Trocadéro en 1900, Cambrai, F. et P. Deligne, 1900, p. 175.
88 Zeynep Çelik et Leila Kinney, « Ethnography and Exhibitionism at the Expositions universelles », Assemblage, no 13 (1990), p. 36.
89 Georges Grison, « À travers l’Exposition », Figaro-Exposition, vol. 1 (1889), p. 23.
90 Raoul Ponchon, « Boumboum », Le Courrier français, 6e année, no 37 (15 septembre 1889), p. 2.
91 Delort de Gléon, La rue du Caire à l’Exposition universelle de 1889, Paris, Plon, 1889, p. 10.
92 Vital Meurysse, « À la rue du Caire » dans Charles-Lucien Huard (dir.), Le livre d’or de l’Exposition. Journal hebdomadaire illustré, Paris, L. Boulanger, 1889, p. 305.
93 Ibid.
94 Émile Michelet, « Autour de l’Exposition », Paris illustré, 7e année, no 77 (22 juin 1889), p. 449.
95 Théodore Lindenlaub, « La Tunisie », Revue de l’Exposition universelle de 1889, vol. 1 (1889), p. 172.
96 Jules-Charles Roux, Exposition universelle de 1900. Les colonies françaises. L’organisation et le fonctionnement de l’exposition des colonies et pays de protectorat. Rapport général, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 211.
97 Hale, op. cit., p. 46-66.
98 Léon Dussert, « Le Palais algérien », Revue de l’Exposition universelle de 1889, vol. 1 (1889), p. 207.
99 Henri Gaillard, « À travers le cerveau du monde », L’Exposition en Famille, no 11 (1900), p. 167.
100 Paul Bluysen fait la remarque suivante dans ses Souvenirs et croquis de l’Exposition : « Aimez-vous le couscoussou ? Vous en trouverez dans les différents cafés de l’Esplanade. Il est préparé par des mains qui ne sont peut-être pas très blanches, mais on affirme qu’il n’en a que plus de goût ». Paul Bluysen, Paris en 1889 : Souvenirs et croquis de l’Exposition, Paris, P. Arnould, 1890, p. 117-118.
101 Jules-Charles Roux, Exposition universelle de 1900. Les colonies françaises. L’organisation et le fonctionnement de l’exposition des colonies et pays de protectorat. Rapport général, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 211.
102 Gabriela Zapolska, « Pawilony Kolonii » dans Publicystyka : Część 1, Wroclaw, Zakład Narodowy Imiena Ossolińskich, 1958 [1889-1895], p. 104-105.
103 Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 192.
104 Ibid.
105 Voir la situation décrite par Peter Sloterdijk, « Airquakes », Environment and Planning D : Society and Space, vol. 27, no 1 (2009), p. 41-57.
106 Homi K. Bhabha, The Location of Culture, Londres, Routledge, 2004 (1994), p. 164.
107 Pour reprendre l’expression de Edward W. Said, « Labyrinth of Incarnations : The Essays of Maurice Merleau-Ponty » dans Reflections on Exile and Other Essays, Cambridge, Harvard University Press, 2000, p. 1- 14.
108 Joseph Deniker et Léon Laloy, « Les races exotiques à l’Exposition universelle de 1889 », L’Anthropologie, t. 1 (1890), p. 257-294 et 513-546.
109 Ibid., p. 257. Il faut noter qu’en cela, ils se distinguent d’autres esprits qui gravitent également autour de la Société anthropologique de Paris tels que Gustave Le Bon et Georges Vacher de Lapouge. Alors que ces derniers partagent un même intérêt pour une classification de races, ils cherchent en plus à rattacher des qualités morales aux caractéristiques physiologiques des races humaines, confirmant de cette manière leur constatation d’une irréductible inégalité raciale. Voir Laurent Mucchielli, La découverte du social : naissance de la sociologie en France, Paris, La Découverte, 1998, p. 41-42.
110 William H. Schneider, « Les expositions ethnographiques du Jardin zoologique d’acclimatation » dans Nicolas Bancel et al., Zoos humains : Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2004 (2002), p. 72-80.
111 Pour reprendre l’expression de Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Minuit, 1973.
112 Louis de Fourcaud, « Le village javanais », Revue de l’Exposition universelle, vol. 1, no 4 (1889), p. 105-106.
113 Voir Vanessa Schwartz, Spectacular Realities. Early Mass Culture in Fin-de-Siècle Paris, Berkeley, University of California Press, 1998.
114 Fourcaud, op. cit., p. 105.
115 Raymond Corbey, « Vitrines ethnographiques : le récit et le regard » dans Nicolas Bancel et al. (dir.), Zoos humains : Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2004 (2002), p. 90-98.
116 « Avant l’Exposition. L’esplanade des Invalides », Le Petit Journal, 27e année, no 9624 (1889), s. p.
117 Ibid.
118 Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 (1969).
119 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Minuit, p. 110-111.
120 Louis de Fourcaud, « Kabyles et Arabes », Revue de l’Exposition universelle, vol. 1, no 5 (1889), p. 138.
121 « Curiosités de l’Exposition. Un Kampong Javanais », Le Petit Journal, 27e année, no 9651 (1889), s. p.
122 Ibid.
123 « Le Kampong javanais », Bulletin officiel de l’Exposition universelle de 1889. Quotidien illustré, 2e série, no 17 (1889), p. 4.
124 Louis Rousselet, L’Exposition universelle de 1889, Paris, Hachette, 1890, p. 172.
125 Georges Crouigneau, Promenades d’un médecin à travers l’Exposition (souvenirs de 1889), Paris, Société d’Éditions scientifiques, 1890, p. 102.
126 Ibid., p. 101-103.
127 « Chronique de l’Exposition », L’Univers illustré, 32e année, no 1796 (24 août 1889), p. 532-534.
128 Henri Malo, « L’Indochine », Figaro illustré, 18e année, 2e série, no 125 (1900), p. 176.
129 Cela nous ramène à la question de la mise en scène de l’authenticité dans l’expérience touristique, ou la valorisation inversée des coulisses en tant que réel spectacle. Voir Dean MacCannell, « Staged Authenticity : Arrangements of Social Space in Tourism », The American Journal of Sociology, vol. 79, no 3 (1973), p. 589-603.
130 « Correspondance exotique », Bulletin officiel de l’Exposition universelle de 1889. Quotidien illustré, 2e série, no 22 (4 juin 1889), p. 5.
131 Les merveilles de l’Exposition de 1889, Paris, Librairie illustrée, s. d., p. 382.
132 Loc. cit.
133 Rapport général de l’Exposition universelle de 1889, t. III, p. 368.
134 J. Delaunay, Rapport adrressé au Sous-Secrétaire d’État des Colonies sur le fonctionnement du service hygiénique et médical de la section des colonies françaises à l’Exposition, Paris, Imprimerie des Journaux officiels, 1889, p. 4-5.
135 Ibid., p. 11.
136 Monod, op. cit., t. II, p. 201.
137 Ibid.
138 Ibid.
139 Delaunay, op. cit., p. 11-12.
140 Monod, op. cit., t. II, p. 201.
141 Delaunay, op. cit., p. 12.
142 « Échos : La situation sanitaire », Bulletin officiel de l’Exposition universelle de 1889. Quotidien illustré. 2e série, no 24 (6 juin 1889), p. 3.
143 Rapport général de l’Exposition universelle de 1889, t. III, p. 368.
144 Delaunay, op. cit., p. 12.
145 Ibid., p. 40.
146 Georges Vigarello, « Le corps… entre illusions et savoirs », Esprit, no 62 (1982), p. 5.
147 Eugène, Debons, Promenade d’un potache à l’Exposition racontée à son copain, Rouen, Imprimerie nouvelle Paul Leprêtre, 1890, p. 5.
148 « Parmi les critères retenus comme fondateurs de l’altérité, la consommation de chair humaine est sûrement la plus prégnante. Plus déroutante ou plus odieuse que l’inceste, l’anthropophagie a été rapidement désignée comme un des éléments fondamentaux de la structuration de la pensée anthropologique du xixe siècle ». Gilles Boëtsch, « Cannibales » dans Bernard Andrieu (dir.), Le dictionnaire du corps en sciences humaines et sociales, Paris, CNRS, 2006, p. 79.
149 Mondher Kilani, « Cannibalisme » dans Michela Marzano (dir.), Dictionnaire du corps. Paris, PUF, 2007, p. 163.
150 Alice Bullard et Joël Dauphiné, « Les Canaques au miroir de l’Occident » dans Nicolas Bancel et al., Zoos humains : de la vénus hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte, 2004 (2002), p. 118-127.
151 « Pita le Canaque à l’Exposition », Annales de l’Extrême Orient et de l’Afrique, 12e année, no 133 (1er juillet 1889), p. 19.
152 Ibid., p. 20.
153 Étienne Grosclaude, L’Exposition comique, Paris, E. Dentu, 1889, p. 66-68.
154 Mondher Kilani, « Cannibalisme » dans Michela Marzano (dir.), Dictionnaire du corps, Paris, PUF, 2007, p. 163-167.
155 Sur le sujet, voir Franck Lestringant, Le cannibale : grandeur et décadence, Paris, Perrin, 1994, p. 275-280.
156 Charles-Lucien Huart, « Le village canaque », dans Charles-Lucien Huard (dir.), Livre d’or de l’Exposition. Journal hebdomadaire illustré, Paris, L. Boulanger, 1889, p. 481. Nous soulignons.
157 Ibid., p. 481-482. Sur l’alimentation des Canaques à l’Exposition de 1889, Paul Arène dit : « les Canaques, gens de goût, accessibles au progrès, ont renoncé à l’anthropophagie, et qu’au plus appétissant des ennemis tués à la guerre, ils préfèrent désormais le bœuf que, grâce à l’antique expérience d’un peuple chez qui l’idée de cuisine ne faisait qu’un avec l’idée de bravoure et de gloire, ils accommodent d’ailleurs supérieurement. » Arène, « Les cuisines exotiques », p. 212-213.
158 « Telles sont les mœurs de ces Calédoniens, que le vulgaire se représente toujours comme de féroces mangeurs d’hommes ». Pol Neveux, « Le village canaque », Revue de l’Exposition universelle de 1889, vol. 1 (1889), p. 255.
159 Roux, op. cit., p. 176.
160 Rae Beth Gordon, « Natural Rhythm : La Parisienne Dances with Darwin : 1875-1910 », Modernism/Modernity, vol. 10, no 4 (2003). p. 617-656.
161 Jean-Jacques Courtine, « Le corps anormal : Histoire et anthropologie culturelles de la difformité » dans Jean-Jacques Courtine (dir.), Histoire du corps 3. Les mutations du regard. Le xxe siècle, Paris, Seuil, 2006. p. 211.
162 Sylvie Léonard, « Le désir cannibale », Quasimodo, no 6 (2000), p. 173-178.
163 Jean Frollo, « Sociétés secrètes », Le Petit Parisien, 14e année, no 4691 (1889), s. p.
164 Michael Taussig, Defacement : Public Secrecy and the Labor of the Negative, Stanford, Stanford University Press, 1999.
165 Eugène Debons, Promenade d’un potache à l’Exposition racontée à son copain, Rouen, Imprimerie nouvelle Paul Leprêtre, 1890, p. 8.
166 Gaston Bergeret, Journal d’un nègre à l’Exposition de 1900, Paris, Conquet, 1901, p. 21.
167 « Sauvages civilisés », Bulletin officiel de l’Exposition universelle de 1889. Quotidien illustré, 2e série, no 83 (6 août 1889), p. 4.
168 Émile Monod, L’Exposition universelle de 1889, Paris, E. Dentu, 1890, t. II, p. 139.
169 Ibid., t. II, p. 120.
170 « L’Exposition à huit heures du matin », L’Exposition de Paris de 1889, no 44 (16 octobre 1889), p. 22.
171 Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire III : 1887-1896, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 290.
172 Ibid.
173 Comme le dit le géographe Steve Pile : « Bodies are made within particular constellations of object relations – the family, the army, the state, the movies, the nation, and so on. These are not, however, passive bodies which simply have a space and are a space : they also make space. They draw their maps of desire, disgust, pleasure, pain, loathing, love. They negotiate their feelings, their place in the world. » Steve Pile, The Body and the City : Psychoanalysis, Space and Subjectivity, Londres, Routledge, 1996, p. 209.
174 Paul Morand, 1900, Paris, Flammarion, 1931, p. 79.
175 Jean Frollo, « Sociétés secrètes », Le Petit Parisien, 14e année, no 4691 (1889), s. p.
176 Ibid.
177 Didier Fassin, « Le corps exposé : Essai d’économie morale de l’illégitimité » dans Didier Fassin et Dominique Memmi (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, EHESS, 2004, p. 237.
178 Henri Anry, « Une rue au Caire », Livre d’or de l’Exposition, p. 126.
179 « Échos de l’Exposition », Le Courrier Quotidien de l’Exposition de 1889, no 10 (15 mai 1889), s. p.
180 F. L., « Chronique », Bulletin officiel de l’Exposition universelle de 1889. Quotidien illustré, 2e série, no 27 (juin 1889), p. 1.
181 Ibid., p. 1-2.
182 « M. Delort de Gléon, commissaire général de l’exposition égyptienne, vient de prendre les mesures les plus sévères pour empêcher le renouvellement de certains scandales dont la rue du Caire a été le théâtre. Cette rue est maintenant l’objet d’une surveillance qui permet enfin à tout le monde d’y circuler le soir. Mais le commissaire général, malgré tous ses efforts, n’a pu encore obtenir qu’elle soit éclairée à la lumière électrique, ce qui était cependant spécifié dans les traités passés avec les sociétés chargées de l’éclairage. » Jean de la Tour, « L’Exposition : Chronique du Champ-de-Mars », Le Petit Journal, 27e année, no 9653 (1889), s. p. Sur le plan alimentaire on dit que : « M. Delort les nourrit sur place. Du pain de munition, du riz, du café et de l’eau. C’est tout ce qu’il faut à ces Arabes. Et puis les voici en plein Rhamadan. »« La rue du Caire », Bulletin officiel de l’Exposition universelle de 1889. Quotidien illustré, 2e série, no 9 (22 mai 1889), p. 3-4.
183 Arthur Pongin, Le théâtre à l’Exposition universelle de 1889 : notes et descriptions, histoire et souvenirs, Paris, Fischbacher, 1893, p. 120.
184 Jean de la Tour, « L’Exposition : Chronique du Champ-de-Mars », Le Petit Journal, 27e année, no 9636 (1889), s. p.
185 Jean-Pierre Warnier, « Pour une praxéologie de la subjectivation politique » dans Jean-François Bayart et Jean-Pierre Warnier (dir.), Matière à politique : le pouvoir, les corps et les choses, Paris, Karthala, 2004, p. 7-31.
186 Timothy Mitchell, Colonizing Egypt, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.
187 Marshall Sahlins, « The Return of the Event, Again With Reflections on the Beginnings of the Great Fidjian War of 1843-1855 Between the Kingdoms of Bau and Rewa » dans Culture in Practice : Selected Essays, New York, Zone Books, 2000, p. 293-351.
188 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.
189 Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.
190 Sur ce sujet, voir le travail de Patricia Morton sur les restaurants à l’Exposition coloniale de 1931 : Patricia Morton, « Consuming the Colonies » dans Jamie Horowitz et Paulette Singley (dir.), Eating Architecture, Cambridge, MIT Press, 2004, p. 51-69.
191 Alberto Toscano, « Powers of Pacification : State and Empire in Gabriel Tarde », Economy and Society, vol. 36, no 4 (2007), p. 597-613.
192 Voir David Crouch et Luke Desforges, « The Sensuous in the Tourist Encounter : Introduction : the Power of the Body in Tourist Studies », Tourist Studies, vol. 3, no 1 (2003), p. 5-22.
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