Conclusion
p. 281-285
Texte intégral
1Le rapport entre la consommation intellectuelle et la consommation matérielle existe depuis l’Antiquité : les formes historiques de représentation, du théâtre grec jusqu’au théâtre élisabéthain, sans oublier le théâtre asiatique, privilégient la prise de nourriture et de boisson dans la salle du théâtre. C’est à partir de l’arrivée du wagnérisme que les en-cas sont exclus, faute des lumières de la salle qui s’éteignent. Ainsi, le pouvoir entre la scène et la salle se renverse et la reconnaissance du corps du spectateur cesse d’exister.
2Cette reconnaissance va retourner au fil du xxe siècle à partir des expériences de la performance, qui seront adoptées très rapidement par le théâtre. Cette période caractérisée d’effervescence, tant au niveau social qu’historique, incite les créateurs à ressentir, plus ou avant leur environnement, le besoin d’aller à l’encontre de tout ce qui leur paraissait alors trop académique et obsolète en arrivant à une rupture institutionnelle.
3Ce temps de désorientation est caractérisé par la notion de l’anomie, à savoir l’absence de règles. Pour Durkheim, la crise anomique résulte à des pathologies (suicide, folie, criminalité) causées par la confrontation trop rapide de l’homme avec une liberté qui lui fait peur. À l’inverse, pour Jean Duvignaud, qui accorde une place centrale à cette notion1 dans sa pensée, l’anomie est positive et peut même devenir créatrice. Le passage alors entre deux mondes donne vie à des faits, des événements, mais aussi des individus caractérisés par la subversion et l’anticipation d’une expérience à venir. De cette façon, l’homme anomique s’individualise dans une créativité qui se dégage de ses contemporains, en trouvant des formes nouvelles et novatrices de communication, de rencontre, d’utopie.
4Dans ce monde émergent l’aliment et la boisson envahissent la scène et la salle, mettant en valeur des formes de partage, de théâtralisation de la matière alimentaire par sa consommation sur la scène et dans la salle ou par son rejet causé par le dégoût. Dans ces cas, ces nouvelles formes de théâtralisation peuvent être interprétées comme des métaphores où la prise de nourriture et de boisson, ainsi que le comportement du mangeur/buveur signifient le désir, la critique ou la peur face à un nouveau monde de valeurs et des sens.
5Par l’offre d’aliments et des breuvages au public, le corps du spectateur devient alors central dans la préoccupation des créateurs à travers le principe de l’incorporation2. Puisque par la pénétration de l’aliment dans le corps on « devient ce qu’on mange » tant sur le plan biologique3 que sur le plan imaginaire4, les créateurs se soucient davantage du type de plat distribué aux spectateurs.
6Outre les dangers d’offrir de la nourriture aujourd’hui5 et le respect des choix alimentaires personnels (végétariens) ou religieux (musulmans, juifs, hindou) qui causent une restreinte par rapport au choix des ingrédients6, les créateurs sont attentifs également au choix de la recette. De cette manière, dans Concierto barroco les spectateurs deviennent les Maures et les Chrétiens de l’histoire, en absorbant le plat : ainsi, ils connaissent l’identité de l’autre dans un esprit d’acceptation de l’altérité.
7Plus encore, dans ce désir de métissage, le spectateur/mangeur rêve par exemple de goûter un aliment exotique qui aura pour effet son dépaysement dans l’espace ou dans le temps7. De même, le plat peut être tout aussi familier qu’oublié, comme par exemple la « révithosoupa » grecque (L’Hymne national) ou le « arroz negro con sofrito » catalan (La increíble historia de Dr. Floit et Mr. Pla).
8Il faudrait alors souligner cette polysémie des fonctions de la nourriture au théâtre qui sert de spectacle, mais aussi de métaphore d’une critique sociale ou de stratégie pour créer une identité collective dans la salle du théâtre. La nourriture joue également un rôle déstabilisateur quant au regard du spectateur lorsqu’elle est cuisinée ou consommée sur le plateau.
9De plus, elle a toujours un caractère provocateur, dû à son caractère organique : des quartiers de bœuf chez Antoine à l’homard cuisiné vif chez García, la nourriture provoque par sa relation étroite avec la mort. De cette manière, on tue pour manger et on peut mourir par la consommation d’un aliment dangereux. À ces deux cas s’ajoute aussi la question de la famine : montrer des mets en abondance dans des pays qui en sont en manque provoque la sensibilité commune, comme dans le cas de la représentation de La Baie de Naples en URSS ou d’Ubu en Afrique.
10Concernant la fabrication des mets offerts et leur mode de cuisson, on ne peut pas éviter de retourner aux écrits de Claude Lévi-Strauss et de questionner le mode de cuisson des aliments cuisinés sur scène. D’abord, on témoigne d’une préférence aux plats bouillis : Moros y Cristianos, la soupe aux pois chiches, l’Arroz negro bouillent dans les marmites pendant le spectacle. Le bouilli, dans la plupart des cuisines occidentales, est aperçu comme un plat intime, quotidien et familial, attribué aux femmes. Ainsi, lorsqu’il est cuisiné dans un spectacle, il renvoie à la quête d’une convivialité et d’un retour à la tradition. Davantage, il est choisi pour des raisons pratiques, car il est plus facile à réchauffer sur scène et sa cuisson est lente : de cette façon, sa préparation peut durer le temps du déroulement du spectacle.
11En revanche, le rôti et la grillade sont les plats de réception ou de cérémonie offerts par excellence aux étrangers. Dans les spectacles étudiés, cette technique de cuisson est réduite à la grillade des steaks hachés dans After sun de Rodrigo García8 : dans ce cas, la cuisson sur scène est un acte court et violent, qui renvoie en quelque sorte à l’idée du sacrifice dans les temps anciens, où les animaux tués étaient sacrifiés à l’intérieur des temples. Néanmoins, chez García c’est un sacrifice moderne, effectué dans le « temple » de la restauration rapide.
12 Plus encore, une relation substantielle s’établit entre nourriture, cuisine et spectacle. Des grands metteurs en scène ont qualifié la notion même du théâtre, en utilisant des termes prêtés à l’univers culinaire. Peter Schumann, on l’a déjà mentionné, disait que « le théâtre doit être aussi nécessaire que le pain ». Peter Brook élabore davantage cette vision :
J’aimerais que le théâtre soit aussi important que la nourriture et le sexe. En manières différentes, tout le monde a besoin de vitalité, tout le monde à besoin de nourriture. Cette dernière alimente une forme de vitalité. Quant au sexe, il alimente une autre forme de vitalité, et de manière énorme. Pourtant, il reste encore plusieurs autres parties de l’organisme humain qui ont besoin d’encouragement et d’alimentation. Ceci est le rôle du théâtre. Il anime, il nourrit. À travers le théâtre on entre de manière plus vivante dans les actions et dans la vie. Dans ce sens, le théâtre est une nourriture saine et, parfois, une nourriture pour l’âme, aussi.9
13Brook utilise souvent les métaphores de la nourriture pour qualifier le processus créateur au théâtre10. Pour lui, le public joue un rôle créateur tout comme les artistes, puisque, selon lui, la mise en scène est comme un plat : on choisit les légumes et la viande (c’est la distribution), puis on laisse faire (c’est la contribution des acteurs et des autres artistes), on sent et on met quelques condiments11 (c’est la touche finale du metteur en scène). Avec cette métaphore il souligne la participation active des différents contributeurs qu’il laisse travailler en pleine liberté. Brook est un metteur en scène non autoritaire, qui se réclame autour de la cuisine, à l’opposé des metteurs en scène autoritaires, éloignés de l’univers culinaire, qui imposent leur volonté.
14De la sorte, on peut catégoriser les créateurs qui ont été des gros mangeurs dans leur vie, contre ceux qui étaient des ascètes. Ces derniers, de Copeau à Vitez, privilégient un espace pur et austère, où la matière alimentaire est raréfiée. Quant aux gourmands, tel Antoine, Zola ou Tchékhov, ils accordent une grande importance à la nourriture sur le plateau.
15Ma propre aventure liant la scène et la cuisine a commencé en 1999, quand, en ouvrant mon réfrigérateur j’ai vu une salade qui instantanément m’a fait pensé à une performance futuriste, où l’on se couvrait le visage avec de la laitue. Je me suis alors posée la question suivante : si les futuristes ont pu intégrer la cuisine dans leur performances, est-ce qu’il y a des cas similaires au théâtre ? Si, dans les autres arts (peinture, cinéma) les critiques ont posé cette question, dans le cas du théâtre j’ai constaté qu’elle n’a été que très peu traitée, peut-être parce que la nature vivante de la matière alimentaire et de la boisson est considérée comme tellement évidente qu’elle se dissocie difficilement du reste du dispositif scénique.
16Ainsi, c’est à travers l’alimentation, c’est-à-dire le « petit », le banal, l’insignifiant que cette analyse a essayé de décrypter le « grand ». Ce sujet qui, à première vue, peut paraître mineur, voire marginal, apporte le concret nécessaire pour faire émerger les grands enjeux et combats des formes esthétiques, alliant le concret et l’abstrait pour refléter les affrontements du « grand ».
Notes de bas de page
1 Cf. Duvignaud J., Sociologie du théâtre, Sociologie des ombres collectives, Paris, Quadrige/ PUF, 1999 [1re édition : 1965] et Id., L’Anomie, hérésie et subversion, Paris, La Découverte, 1986 [1re édition : 1973].
2 Cf. supra, Introduction, dans le sous-chapitre « La cuisine à la scène : les différentes notions ».
3 « […] les aliments que nous absorbons fournissent non seulement l’énergie que consomme notre corps, mais encore la substance même de ce corps, au sens où ils contribuent à maintenir la composition biochimique de l’organisme. » Fischler C., L’Omnivore…, op. cit., p. 66.
4 « L’aliment absorbé nous modifie de l’intérieur. C’est du moins la représentation que se construit l’esprit humain : ce qui est incorporé est réputé modifier l’état de l’organisme, sa nature, son identité. » Ibid.
5 Les différents types de maladies parfois meurtrières provenant des aliments ont remis en question la valeur même de la confiance pendant un repas collectif.
6 Par exemple, la recette cubaine de Moros y Cristianos contient du bacon qui a dû être enlevé lorsqu’il a été cuisiné au théâtre.
7 Pour une analyse des rêves, des folies et des transes concernant les différents acteurs de la « filière du manger », cf. Corbeau J.-P., « Les “Jeux du manger” », op. cit.
8 À cela s’ajoute la cuisson du pain dans les spectacles du Bread and Puppet, qui s’inscrit pourtant dans un autre registre.
9 Radic L., « “Health food” in the wide open spaces », The Age (Adélaïde), mardi 18 mars 1980.
10 « […] le théâtre comme restaurant et le metteur en scène comme cuisinier, le groupe comme pain qui a besoin de tous les ingrédients et le public comme feu qui assure la cuisson, enfin l’universel et le particulier, comme le beurre et le couteau. » Banu G., « Peter Brook et la coexistence des contraires », in G. Banu (dir.), Brook…, t. 13, op. cit., p. 47.
11 Témoignage de Georges Banu lors de la soutenance de thèse, Paris, le 28 juin 2010.
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