Quatrième partie. La nourriture dans le théâtre contemporain : le caractère historique, politique et social
p. 235-280
Texte intégral
Les différentes apparitions des victuailles dans les nouvelles tendances
1Avec les spectacles du Bread and Puppet, c’est le début de la distribution de nourriture par les acteurs et son partage entre les spectateurs. À partir des années soixante-dix et jusqu’à nos jours, les cas d’une liaison entre l’art culinaire et l’art théâtral se multiplient : l’utilisation scénique des aliments et de la boisson devient de plus en plus courante. Tous ces éléments nouveaux sont le fruit de l’impact de la performance et du happening des années soixante sur le théâtre dramatique de notre temps.
2Ainsi, plusieurs sont les spectacles dans lesquels la nourriture (c’est moins souvent le cas pour la boisson) joue un rôle essentiel, à savoir qu’elle fait partie de la dramaturgie. De plus, la mise en scène et la scénographie incorporent l’art culinaire donnant des résultats de plus en plus innovants. L’univers de l’alimentation accompagne les grandes préoccupations d’un certain nombre de créateurs et soulève de la manière la plus directe les sujets politiques, sociaux et artistiques de notre temps et dans le monde entier.
3Les sujets touchés dans ce chapitre ont été choisis dans la mesure où ils relèvent d’une problématique politique (au sens large du terme) et d’une envergure universelle. Un deuxième facteur est la qualité artistique des spectacles. D’abord, l’intérêt de la mise en scène et comment elle emploie l’art culinaire. Puis, le concept scénographique – le dispositif scénique et la disposition de l’espace théâtral – qui donne une nouvelle proximité avec le spectateur et un nouveau rapport spatial. Finalement, la réaction du spectateur face à ce nouveau rapport avec la scène – son acceptation, sa gêne, sa révolte ou même son dégoût.
4Sur le plan chronologique, on s’est concentré sur des mises en scène à partir de 1975 et jusqu’à nos jours. Quant au territoire géographique, il s’étend de l’Europe aux États-Unis et l’Amérique Latine, cette sélection qui a été effectuée sur la base des pays dont l’activité théâtrale a été pour le plus familière. Cette amplitude géographique est due à la mobilité des artistes durant ces dernières décennies. Les échanges culturels, les résidences artistiques, les tournées, ainsi que la fondation de nombreux festivals de théâtre internationaux offrent au public et aux artistes la possibilité d’élargir leur vision théâtrale dans le monde ; l’échange d’idées et de tendances artistiques fondent un dialogue ouvert parmi les artistes et entre les artistes et le public à un niveau international.
L’acte de cuisiner sur scène
5La préparation, puis la cuisson d’un plat sur scène sont des actions scéniques qui sont présentes dans la plupart des mises en scène contemporaines présentées dans cette partie. Les acteurs reproduisent les mouvements et les gestes quotidiens qui s’inscrivent dans l’acte de cuisiner, à l’encontre des gestes mimés dans La Cuisine de Wesker. Dans ces cas-là, les gestes sont précis et répétitifs à la manière d’une espèce de chorégraphie liée à la préparation d’un plat.
6Au sein des représentations il y a des modalités différentes pour préparer un plat. Ainsi, il est parfois cuisiné à l’avance et on le réchauffe pendant la durée du spectacle. D’autres fois, des aliments sont préparés ou cuits sur scène. Tout dépend des exigences de la mise en scène et du temps de préparation du plat.
7Plus encore, au niveau du jeu des acteurs qui cuisinent, leur interprétation est chronométrée suivant les instructions de la recette. Enfin, dans l’acte de cuisiner l’idée du temps est présente. Les spectateurs observent le processus de cuisiner lentement, puisqu’ils sont présents pendant la préparation des plats et sont conscients du temps qui passe. De cette manière, le temps théâtral n’est ni accéléré, ni plus lent que le temps réel : il suit la durée de la préparation d’un mets, réglée à la seconde près.
La distribution, le partage et la consommation de la nourriture
Le besoin de convivialité
8Le temps partagé autour d’un repas renforce les liens entre les convives, transformant le groupe en unité. De cette façon, l’idée du besoin de partage, d’union et de convivialité devient un élément novateur dans le théâtre contemporain. Pourquoi y a-t-il ce besoin de se retrouver et de manger ensemble dans une salle de théâtre ? Dans les pays dits développés, les gens ne mangent plus ensemble aussi souvent qu’avant. Jean-Louis Flandrin donne une image :
En Europe, les progrès de ce que nous nommons aujourd’hui l’hygiène ont sensiblement transformé l’ancienne convivialité : au cours des siècles passés, cuillers et fourchettes, verres et assiettes individuels, ustensiles de service ont de plus en plus limité les contacts physiques entre les convives et leur commune nourriture ; aujourd’hui les plateaux individuels, dans les self services, et le progrès du service à l’assiette, jusque chez certains particuliers, sapent l’idée même de plat commun.1
9Les qualités du repas commun sont connues : manger ensemble renforce la cohésion d’un groupe, il joue un rôle unificateur, une sorte de communion et d’union. Émile Durkheim dit à ce propos : « Le repas en commun passe dans une multitude de sociétés pour créer entre ceux qui y assistent un lien de parenté artificiel »2. De plus, se retrouver autour d’une table et manger s’apparente à un acte religieux :
Faire la cuisine et la manger ensemble, entre amateurs, cela tient du sacrifice religieux et de l’acte d’amour. Cela vous lie les uns aux autres par le plaisir partagé et par la conscience d’avoir en commun participé à un miracle.3
10Et si ce miracle était d’assister à une représentation et de manger avec ses co-spectateurs ? Comme on l’a déjà évoque, la prise de nourriture durant un spectacle était très répandue déjà dans le théâtre antique. Georges Banu note l’habitude des spectateurs japonais actuels de consommer de la nourriture (du riz et des poissons crus) pendant un spectacle de kabuki et, moins couramment, pendant un spectacle de nô. Il conclut avec la remarque suivante :
L’alimentation participe au rituel du théâtre, peu importe sa nature, et il n’y a pas de salle importante sans cette forte concentration d’espaces culinaires. L’activité théâtrale, inséparable de la nourriture, affirme ainsi sa normalité. Elle n’est pas une parenthèse de la vie pour un spectateur qui refuse de distinguer le privé du public. Ils sont indissociables.4
11Pourtant, dans le théâtre occidental des siècles derniers, l’alimentation durant le spectacle n’a pas été courante. En revanche, Jean-Marie Pradier note très précisément que « dans notre culture la prise de nourriture qui accompagne l’assistance à un spectacle garde sa valeur, même si les conditions de vie ont profondément modifié les habitudes »5. Il donne des exemples de « la liaison de l’oralité et du spectaculaire » de nos jours, avec la consommation du pop corn dans les salles de cinéma et l’idée de dîner avant ou après une représentation théâtrale, pour aboutir à la réflexion suivante : « La scène n’est pas la table. Les spectacles vivants semblent toutefois répondre à une attente de convivialité qui ne se satisfait plus de l’état du spectateur »6. Cette observation dresse le constat d’un manque et insiste sur le besoin de convivialité supplémentaire que le spectacle seul ne contribue pas toujours à offrir au public.
Une multiplication des aliments
12Depuis peu, le spectateur acquiert une grande importance pour les créateurs de théâtre, fait qui se manifeste plus fortement avec la distribution des mets à l’intérieur de l’espace théâtral. L’habitude de dîner avant d’aller au théâtre ou de souper ensuite se trouve alors contrariée : le spectacle se suffit à lui-même et suffit au spectateur à combler tous ses sens. Dans ces cas, la consommation de nourritures va plus loin que la simple satisfaction de la faim et de la nutrition du corps. Pour l’apprécier, il faut actionner non seulement la bouche et le nez, mais aussi l’œil et la peau. De cette façon, le spectateur s’ouvre à des stimuli nouveaux.
13Depuis la distribution du pain chez le Bread and Puppet, l’offre des aliments s’est tournée vers un pluralisme significatif. L’aliment le plus ancien et le plus basique pour la survie de l’homme a cédé la place à des recettes traditionnelles ou exotiques, à des breuvages délicieux, à une cuisine simple et même à des nourritures qui dégoûtent. De cette façon, les spectacles contemporains incluent des victuailles aussi diverses que le plat cubain Moros y Cristianos, la soupe aux pois chiches grecque, le plat catalan « arroz negro con sofrito », des pommes de terre bouillies et frites, mais aussi des aliments « plastiques ».
14Cette multiplication provient de la connaissance récente des cuisines internationales et traditionnelles, de la propagation de la restauration rapide à l’américaine et à l’industrialisation de l’alimentation au niveau mondial. Ces dernières décennies nous avons vu proliférer autant de nourritures, de plats et de recettes qui n’étaient pas accessibles auparavant. En même temps, dans plusieurs pays la faim est devenue un problème constant et de plus en plus sévère. L’alimentation alors touche aux extrêmes : surabondance de nourriture contre famine, cuisine traditionnelle contre cuisine industrielle, cuisine simple contre cuisine élaborée.
La « mise à table »
15La mise en scène d’un repas qui occupe une grande partie du spectacle devient assez courante durant les dernières décennies. Cette « mise à table » place les acteurs et parfois les spectateurs avec les acteurs autour d’une table où se déroulent en même temps un vrai repas et l’action scénique. De cette manière, la table et, plus précisément, la table à manger devient une sorte de scène ; cette sensation est renforcée par le fait qu’elle est fabriquée en bois, rappelant le plancher de la scène.
16Plus encore, ce meuble tellement essentiel dans le décor naturaliste de la fin du xixe siècle devient central dans le dispositif scénique qui se débarrasse des autres meubles énumérés dans la première partie (petites tables, chaises, fauteuils, étagères, etc.). Dans les cas des mises en scène où les spectateurs sont assis avec des acteurs autour d’une table, le contact des yeux est facilité. En plus, elle marque deux actions communes, comme regarder un spectacle ensemble tout en mangeant ensemble.
17Que représente ce meuble et pourquoi acquiert-il une place si importante dans la mise en scène, la scénographie et même dans le jeu de l’acteur au théâtre d’aujourd’hui ? Pour nous, les Occidentaux, la table est un meuble essentiel à tel point que les expressions « se mettre à table » et « sortir de table » signifient respectivement le début et la fin d’un repas. D’ailleurs, pour beaucoup de gens un vrai repas est pris uniquement à table.
18Ce qui caractérise le plaisir de la table, c’est la commensalité. D’ailleurs, selon Brillat-Savarin « […] on trouve souvent rassemblés autour de la même table toutes les modifications que l’extrême sociabilité a introduites parmi nous : l’amour, l’amitié, les affaires, les spéculations, la puissance, les sollicitations, le protectorat, l’ambition, l’intrigue7. » Dans le théâtre contemporain le social est renforcé par le fait de s’asseoir autour de la table, tant au niveau de l’action scénique que dans le rapport entre les acteurs et les spectateurs ainsi que les spectateurs entre eux.
Gaspillage et rejet de la nourriture
19La nourriture n’apparaît pas seulement comme une matière nutritive. Son usage sur scène est détourné puisqu’elle est représentée d’une manière qui peut provoquer le dégoût. Des aliments en surabondance sont gaspillés : les plats deviennent des sculptures pleines de graisse et de puanteur que les acteurs mangent avidement. De même, les aliments sont rejetés : on les mastique, puis on les crache ou on les renverse. À la manière de Jackson Pollock8, les acteurs versent les aliments comme des peintures pour transformer la scène en un tableau écœurant. Dans ces cas, la nourriture et la boisson acquièrent un rôle fortement visuel et plastique, attribuant à la mise en scène des qualités liées à la performance. De cette façon, l’on s’approche plus aux arts plastiques, tout en se dirigeant vers les formes rituelles. Le rejet de la nourriture et la représentation d’aliments dégoûtants proposent un regard plus critique à l’égard de la dévalorisation de la question alimentaire à l’aube du nouveau millénaire, en mobilisant l’opinion, mais aussi pour créer de notoriété par la médiatisation des spectacles.
Le contexte du théâtre contemporain et les nouvelles quêtes des créateurs
20À partir des années quatre-vingt, le théâtre est de plus en plus lié à la performance des années soixante et soixante-dix. Josette Féral désigne ce type par la formule « théâtre performatif ». Elle précise que :
[…] s’il est un art qui a bénéficié des acquis de la performance, c’est bien le théâtre puisqu’il a adopté certains des éléments fondateurs qui ont bouleversé le genre (acteur devenu performeur, événementialité d’une action scénique au détriment de la représentation ou d’un jeu d’illusion, spectacle centré sur l’image et l’action et non plus sur le texte, appel à une réceptivité du spectateur de nature essentiellement spéculaire […].9
21D’une part, des spectacles proches du « théâtre performatif » seront présentés dans cette partie, dans la mesure où la présence scénique de la nourriture attribue un élément provenant de la performance. La réinscription de l’art et plus précisément du théâtre dans le domaine du politique, mais aussi dans le quotidien et même l’ordinaire renvoie à la performance qui, étant ancrée dans l’idéologie américaine des années quatre-vingt, exprime un fort désir politique.
22De même, il en existe des mises en scène plus proches du théâtre dramatique conventionnel, où le texte joue toujours un rôle primordial. Dans ces cas, l’utilisation de vraie nourriture sur scène renvoie à une nouvelle quête de réalité au théâtre, rappelant celle désirée par le théâtre naturaliste de la fin du xixe siècle. Il semble que notre époque revient à cette période où le naturalisme s’enthousiasmait de la ressemblance photographique des aliments. La grande différence est qu’aujourd’hui il ne s’agit plus de l’effet décoratif des quartiers de bœufs dans Les Bouchers d’Antoine, lesquels ne participaient pas à la mise en scène. Dans les spectacles actuels, on utilise la viande en la découpant et en la cuisant. De nos jours, le théâtre est devenu plus interactif et ainsi, le spectateur a plus besoin de sentir, de toucher ou de goûter que de regarder simplement.
Migrations : exil, persécution, colonisation
23À travers les siècles, les peuples migrent vers des pays lointains ou voisins pour des raisons économiques, sociales, politiques et stratégiques. On parle ainsi d’occupations, d’émigrations et de colonisations. Cependant, les immigrés apportent avec eux leurs religions et leurs cultures. La nourriture et la musique, entre autres, voyagent avec eux et après avoir traversé la terre, elles durent dans le temps. Un autre type de migration, intérieure et forcée, concerne la migration imposée d’un groupe social par les autorités d’un pays : ces personnes-là doivent évacuer leurs maisons sans avoir le choix entre un séjour (même dans des conditions défavorables) ou un déménagement dans un autre quartier de la ville.
24Dans des spectacles récents, datant entre 1998 et 2005, qui traitent de la migration, la nourriture joue un rôle important. Elle est là pour rappeler la faim de l’immigrant pendant son voyage vers des terres inconnues et la nostalgie de son pays qui se manifeste à travers les recettes qu’il apporte, ainsi que la cuisine nouvelle de son deuxième pays avec ses produits différents : « […] les populations immigrées […] illustrent parfaitement ce principe de métissage désiré. Cuisiner, manger, c’est communiquer avec sa matrice culturelle, la retrouver lorsqu’on est loin de son pays, de sa région, du groupe dont on se sent déraciné »10.
Variaciones sobre un Concierto barroco : une pièce de voyage
25La compagnie anglo-vénézuélienne, Opera Transatlàntica a été formée par Edwin Erminy, architecte et scénographe d’origine vénézuélienne et la scénographe et metteur en scène britannique, Pamela Howard. La pièce Variaciones sobre un Concierto barroco (Variations sur un Concert baroque) d’après le roman Concierto barroco d’Alejo Carpentier a été créée en 199811.
26Les spectacles de la compagnie sont des « pièces de voyage », où les protagonistes voyagent à travers le monde et dans le temps, accompagnés de musique et de nourriture. Ces deux expressions de leur identité culturelle subissent des changements et des variations, dans un syncrétisme qui est la conséquence de leur passage par des endroits différents et l’emprunt des éléments de la culture locale.
27Variaciones sobre un Concierto barroco traite de la mémoire, qui voyage avec les recettes traditionnelles et « se nourrit » de la rencontre avec de nouveaux endroits et de peuples différents. La théâtralisation de ce voyage s’exprime non seulement dans l’intrigue de la pièce, mais aussi dans la préparation d’un plat sur scène, qui est ensuite dégusté par les spectateurs.
28L’intrigue de Concierto barroco se réfère à la position des colonisateurs contre les colonisés et vice versa : on se trouve en 1707 au Mexique, quand le Maître part en voyage en Europe avec son valet Indien, Francisquillo. Après une tempête, leur bateau coule et ils se trouvent sur une côte de Cuba, près de La Havane. Francisquillo meurt de la peste et le Maître est obligé de chercher un autre serviteur pour continuer son long voyage. Un jeune homme noir, Filomeno, se présente et le Maître apprend qu’il est libre parce que son grand-père, Salvador Golomón, était un grand héros ayant battu les pirates qui ravageaient l’île. Le Maître, sachant que les serviteurs noirs sont très à la mode en Europe, demande à Filomeno de devenir son serviteur.
29Tous les deux traversent l’Atlantique et arrivent en Espagne. Après un séjour à Séville, puis à Madrid, ils partent pour Venise, étant déçus par la capitale espagnole qu’ils trouvent petite, sombre et sans intérêt culinaire. Une fois à Venise et durant le carnaval, ils rencontrent Antonio Vivaldi, et ses amis Haendel et Scarlatti. Vivaldi, qui n’a jamais entendu parler du Mexique ou des Aztèques, prend le Maître pour un Inca. Il trouve que l’histoire racontée par le Maître sur l’empereur Montezuma12 et sa défaite par le conquistador Hernán Cortés13 pourrait faire un thème d’opéra. Filomeno suggère qu’il compose un opéra sur son grand-père, Salvador Golomón. Vivaldi et Haendel sont mi-outragés, mi-amusés par la notion d’un opéra avec des personnages noirs. Filomeno leur rappelle que quelqu’un en Angleterre a écrit une pièce de théâtre sur un Maure qui est un grand général de Venise.
30Dans le Teatro Sant’Angelo, le Maître et Filomeno assistent à la répétition générale de l’opéra de Vivaldi Montezuma. Le Maître est choqué par la distorsion de l’Histoire mexicaine : il interrompt la répétition, dénonçant l’absurdité de l’intrigue. Bien qu’il soit de descendance espagnole, le Maître réalise qu’il s’identifie aux Mexicains qui se sont battus contre les Conquistadores pour protéger leur terre. Ainsi, il décide de retourner vers ses racines et le passé. Quant à Filomeno, il décide de partir pour Paris et, inspiré par Louis Armstrong, de devenir trompettiste de jazz.
Colonisateurs et colonisés
31Le sujet qui domine la pièce est celui de la colonisation et surtout celle en Amérique Latine. Dans Concierto barroco, plusieurs contextes définissent l’homme américain. D’abord, le contexte racial. Les trois personnages ibéroaméricains sont : un Indien (Francisquillo), un Blanc (le Maître) et un Noir (Filomeno). Puis, le contexte économique se manifeste par le contraste entre la richesse du Maître et la condition servile de Filomeno. À première vue, les rapports entre le Maître et son valet paraissent cordiaux, mais Filomeno espère se révolter pour améliorer sa condition sociale (cette révolution se manifeste symboliquement avec son départ pour Paris et sa carrière éventuelle de trompettiste de jazz). Enfin, le contexte politique s’affiche avec l’épisode de la résistance des habitants de Cuba aux pirates étrangers, un épisode « colonial » affirmant la création d’une cubanité.
32Mais, ce qui est important, c’est surtout la comparaison que fait le Maître dès son arrivée en Espagne, entre son pays natal et la Métropole - comparaison de la nourriture, de l’architecture et des mœurs. Par conséquent, lorsqu’il assiste à la représentation de Montezuma et découvre que l’intrigue est altérée, il prend conscience de sa mexicanité (et plus largement, son américanité) : le Maître, né au Mexique de descendance espagnole, représente l’oligarchie dominante en Nouvelle-Espagne. Soudain, il prend parti pour l’empereur aztèque et ainsi commence à se sentir mexicain.
33Cette prise de conscience de sa propre identité se passe au xviiie siècle, le Siècle des Lumières. À cette époque-là, les colonisateurs espagnols d’Amérique s’opposent aux Espagnols « européens » à cause des charges civiles et ecclésiastiques qu’ils souhaitent occuper. Cela aboutit à l’indépendance de leurs pays, à l’exception de celui de Filomeno, Cuba, qui a lieu à la fin du xixe siècle. L’absence de nom pour le personnage du Maître souligne cette période de quête d’identité de la part des colonisateurs.
Moros y Cristianos
34Le plat de Moros y Cristianos (Maures et Chrétiens) est cuisiné sur scène tout le long du spectacle et servi aux spectateurs à la fin. Il s’agit d’une recette traditionnelle de l’Amérique Latine qui rappelle la conquête de l’Espagne par les Arabes quelques siècles auparavant. Ce mets, en provenance sans doute de l’Espagne, a voyagé avec les colonisateurs espagnols pour arriver au Nouveau Monde. Ainsi, la recette est choisie exprès et souligne ce contexte des colonisateurs et des colonisés, des dominants et des dominés.
35Plus précisément, Moros y Cristianos est issu du mélange des Espagnols avec les Maures. Le plat voyage en Amérique Latine et plus précisément à Cuba, où il subit des changements par la culture afro-caraïbe locale. Seul le nom ramène aux conflits des Chrétiens avec leurs ennemis. Le riz symbolise les premiers et les haricots noirs, les derniers : le blanc et le noir se mélangent, mais ne s’homogénéisent pas.
36Accompagnant l’intrigue de la pièce, le plat retourne symboliquement en Europe, avec les deux protagonistes, Filomeno et le Maître. En dehors de l’intrigue, la recette voyage en réalité dans le monde, dégustée par les spectateurs étrangers, quand la compagnie part en tournée dans les festivals de théâtre internationaux. De cette façon, Moros y Cristianos continue de circuler dans des pays étrangers dans le cadre des échanges de projets artistiques.
37En ce qui concerne la consommation du plat Moros y Cristianos par les spectateurs à la fin de la représentation, Pamela Howard m’a donné une explication14 : l’idée derrière tout cela est qu’à la fin de la pièce les spectateurs mangent les noirs (Moros) et les blancs (Cristianos) de l’histoire qu’ils viennent de voir. Dans cet acte de cannibalisme symbolique se cache un message de paix. Les spectateurs « mangent » et de cette façon, acceptent ces deux peuples différents. La lutte entre les Maures et les Chrétiens donne matière d’abord à la vie (manger pour survivre) et puis à la convivialité que crée la prise de nourriture collective entre spectateurs.
38Pamela Howard a précisé : « L’art et le théâtre en particulier font se rapprocher les gens. Quand on regarde une pièce de théâtre et que l’on mange avec d’autres personnes, on ne veut pas se tuer l’un l’autre ». Ainsi, l’acte de manger collectivement devient un signe de paix et d’acceptation de l’autre – c’est une victoire sur la haine et la mort.
Introduction de la « cuisine télévisée » au théâtre
39Dans Concierto barroco s’introduit une forme de cuisine qui s’est installée massivement dans le monde « avancé » de l’Occident : la cuisine télévisée. La pièce commence avec les deux chefs : ils préparent la recette traditionnelle cubaine, Moros y Cristianos. Malgré leurs différences – elle fait de la cuisine maison et lui est un chef réputé – ils partagent tous les deux leur amour pour la nourriture. Après beaucoup de discussion, ils se mettent finalement d’accord sur la façon la plus correcte de cuisiner le Moros y Cristianos. Ils commencent alors à raconter l’histoire du voyage, qui constitue le roman Concierto barroco d’Alejo Carpentier.
40Le concept de la mise en scène est le suivant : les deux chefs-narrateurs, commentent l’action de la pièce et jouent en même temps le rôle des chefs à la télévision. Très répandues en Grande-Bretagne, les émissions sur la cuisine sont animées par les « TV chefs » : ils commencent à avoir la même notoriété que les stars de la musique pop. Voici le témoignage de Brian Viner, du journal The Independant :
Si ce n’était pas d’une banalité affligeante, on pourrait dire que la cuisine est devenu le nouveau rock and roll […]. Mais il n’en est pas moins vrai que ces idoles de la culture populaire (les « TV chefs »), que tout le pays appelle par leur prénom, naissent aujourd’hui dans la cuisine, comme elles naissaient autrefois dans les studios d’enregistrement.15
41Pour revenir au Concierto barroco, il faut noter que durant le spectacle, ce ne sont pas les chefs-narrateurs qui préparent le plat de Moros y Cristianos, mais un vrai chef, María Fernanda di Giacobe, très célèbre dans son pays, qui le prépare en dehors de la scène. Comme dans l’intrigue de la pièce, pendant que les deux protagonistes voyagent dans le temps, les deux chefs-narrateurs ajoutent un commentaire sur les dernières tendances de la cuisine : son évolution en culture populaire à travers la télévision et l’affrontement entre la cuisine traditionnelle et la cuisine « branchée ».
L’espace théâtral – un lieu non conventionnel : les coulisses
42Concierto barroco a été conçu pour être monté dans des lieux non conventionnels liés aux théâtres : dans les coulisses, les ateliers de décors, ou l’entrepôt de décors. De cette manière, les spectateurs ont la possibilité de regarder un spectacle dans un lieu théâtral, en s’asseyant dans les lieux auxquels d’habitude ils n’accèdent jamais. Dans les cas où il est impossible de montrer le spectacle en coulisses, l’importance de ces lieux cachés est dévoilée au moment de l’introduction des spectateurs dans la salle de spectacle. Au lieu d’entrer par le foyer, ils entrent par les endroits techniques du théâtre. Pamela Howard, en évoquant cette expérience, explique :
[…] Sur le chemin, ils [les spectateurs] passent par un couloir où ils peuvent apercevoir l’artifice du théâtre à travers une installation construite de vieux accessoires et costumes, et de morceaux de décors d’anciens opéras faiblement éclairés par des lampes de constructeurs.16
43Dans Variaciones sobre un Concierto barroco la scène est bi-frontale. Le public est assis face à face et, au cours du spectacle les spectateurs sont visibles. Un parallèle existe entre la scène et la table dans la mesure où toutes les deux sont perpendiculaires et, de plus, la disposition des spectateurs rappelle celle des convives à table.
Le monde, la cuisine et les sons « culinaires »
44L’adaptation théâtrale de Concierto barroco n’est pas placée dans une cuisine réaliste. Les deux chefs se trouvent sur une petite scène élevée, construite sur un côté de la scène bi-frontale. De cette hauteur ils cuisinent et commentent l’histoire. De plus, des ustensiles de cuisine sont utilisés aussi bien pour la préparation du plat, que pour l’animation de l’histoire. Effectivement, les effets sonores sont, pour la plupart, créés par ces ustensiles. Par exemple, lorsqu’une tempête fait s’échouer le bateau du Maître sur la côte de Cuba, le chef-narrateur raconte les faits et produit les sons de la tempête en remuant de l’eau dans une casserole avec une cuillère en bois. Ainsi, les objets réels sont détournés de leur sens initial.
45Une photographie prise lors d’une représentation (planche VI, figure 38) révèle l’utilisation des portes et des nappes pour la création des éléments du dispositif : une porte rouge est placée verticalement pour couvrir les pieds de la petite scène en hauteur. L’espace de la cuisine est désigné par une table avec une nappe à carreaux rouges et blancs, qui tombe jusqu’au sol. Juste en dessous, au sol, trois portes rouges sont placées en angle de 90 degrés, formant une sorte de passerelle. De cette façon, la porte – élément indispensable du décor conventionnel – perd sa fonction habituelle de liaison entre deux pièces différentes ou de la salle et des coulisses et gagne une utilisation différente : celle de vêtir les constructions du dispositif scénique.
46Lorsque les ustensiles de cuisine servent à produire des effets sonores, cette représentation symbolique touche en même temps la vue et l’ouïe. Cela sollicite l’imagination du spectateur pour visualiser une tempête, et évite de lui offrir une image toute prête. De plus, l’utilisation des ustensiles de cuisine correspond à l’idée de la préparation du plat – c’est-à-dire au fil conducteur de toute la mise en scène.
Le Dernier caravansérail (Odyssées) : les récits des réfugiés
47Le Dernier Caravansérail (Odyssées) a été présenté par le Théâtre du Soleil en 200317, contenant deux parties intitulées « Le Fleuve cruel » et « Origines et destins ». Dans les séquences « Une histoire caucasienne (Les pommes de terre) » et « White cliffs of Dover » (« Les falaises blanches de Douvres »), qui appartiennent à la deuxième partie18, les histoires vraies des émigrés clandestins, leurs errances et péripéties sont dévoilées. La pomme de terre, bouillie dans la première séquence et frite dans la deuxième, fait son apparition sur scène.
48Le spectacle, basé sur une idée d’Ariane Mnouchkine, est composé de récits des réfugiés provenant d’Iran, Irak, Afghanistan, Kurdistan, de la Palestine et de quelques pays anciennement soviétiques. La directrice de la compagnie les a rencontrés dans des centres d’hébergement en France (Sangatte), mais aussi en Australie (Sydney), en Nouvelle-Zélande (Auckland) et en Indonésie (île de Lombock) et a recueilli leurs récits. Puis, les comédiens ont écouté les différentes histoires, les ont improvisées et mises en scène de manière collective pour enfin composer le spectacle final.
Du Caucase à Douvres : les deux séquences
49Dans « Une histoire caucasienne (les pommes de terre) », Assia, une jeune géorgienne, est aidée par un jeune homme. Elle essaye de traverser les montagnes pour arriver aux frontières avec la Turquie, montée sur le dos d’un âne. Pendant leur long périple, ils ont froid et faim. Ils rencontrent un vieil homme dans une hutte, qui est en train de faire bouillir des pommes de terre dans un chaudron. Le jeune homme lui demande de leur donner trois pommes de terre, mais le vieil homme les lui refuse. À ce moment-là, Assia essaye de les voler, alors que le jeune homme lui dit de ne pas le faire. Finalement, le vieil homme leur permet de prendre juste une pomme de terre. Alors, le jeune homme lui demande la cuillère, afin de ne pas se brûler les mains ; or, le vieux ne veut pas la lui passer.
50Poussé par la faim, le jeune homme prend la pomme de terre brûlante avec la main ; il l’offre à Assia. Puis, il en demande une deuxième et le vieil homme lui propose de la prendre à nouveau avec la main directement de l’eau bouillante. Assia, énervée, descend du dos de l’âne et va chercher elle-même la pomme de terre dans le chaudron. Finalement, le vieil homme leur offre la pomme de terre avec la cuillère. Le couple s’embrasse.
51« White cliffs of Dover » s’agit d’une de dernières séquences du spectacle. L’action se déroule à Douvres, sur la côte, où des réfugiés sont en train d’attendre (on ne sait pas quoi exactement). Ils paraissent contents et sereins. Nous pouvons imaginer qu’ils ont enfin reçu de bonnes nouvelles : des papiers, un travail, un endroit où habiter. Ils ont posé une nappe par terre et sont en train de faire un pique-nique. Ils mangent des pommes frites, dans des boîtes en plastique. Une mouette vole au-dessus de leurs têtes et attrape une pomme frite avec son bec. La séquence se termine ainsi.
L’ingrédient : la pomme de terre
52Ces deux séquences appartiennent à des récits différents, mais contiennent le même aliment, à savoir la pomme de terre. Ce végétal a été apporté du Pérou par les conquistadores espagnols à la fin du xvie siècle et a été introduit petit à petit dans le reste de l’Europe, malgré une réticence au départ par les habitants du continent. La pomme de terre était facile à cultiver, bon marché et une source de vitamines ; pour toutes ces raisons, elle a été considérée dès le début comme la « nourriture des pauvres ».
53Dans « Une histoire caucasienne » la pomme de terre est bouillie et brûlante. Les deux jeunes affrontent la méchanceté du vieil homme qui leur refuse la nourriture dont ils ont tant besoin. Cependant, grâce à leur courage, ils arrivent à le faire changer d’avis et lui faire donner la pomme de terre avec la cuillère. De cette façon, l’aliment qui brûle symbolise les obstacles de la vie, qu’il faut surmonter et qui sont pourtant nécessaires à la survie.
54Dans « White cliffs of Dover » on goûte la pomme frite. Il s’agit de la nouvelle vie qui attend ces réfugiés : un pays développé dont la nourriture passe sous l’effet de la « macdonaldisation ». Et si dans la première histoire ce sont les jeunes qui essayent de voler les pommes de terre, dans la deuxième histoire c’est un oiseau qui vole la pomme frite. Désormais, les hommes n’auront plus faim dans leur nouveau pays d’accueil.
55L’introduction de la nourriture dans les deux séquences donne une qualité supplémentaire aux récits : l’histoire racontée est rendue plus vivante. La vraie pomme de terre brûlante que touche le personnage rend sa douleur plus crédible, plus immédiate ; sa faim est mise en évidence. En revanche, la faim des réfugiés est oubliée lorsqu’ils mangent les pommes frites, même si ces dernières paraissent froides et presque plastiques. La qualité périssable et éphémère de la nourriture donne à l’histoire une valeur d’actualité.
Migrations, cuisine et mémoire
56Le problème des migrations existe depuis toujours et est traité au théâtre depuis la tragédie grecque. Ces dernières années, le théâtre se penche à nouveau sur les questions relatives à la douleur d’une patrie perdue. Dans certains cas, ceci est montré au théâtre de manière symbolique par le biais de la cuisine : les ingrédients laissés derrière et la mémoire de la cuisine de la terre natale. Aidés par la dégustation des plats, les spectateurs deviennent partenaires dans ces histoires tristes. Le théâtre est un lieu alternatif qui paraît idéal ; toutefois, il n’est pas le monde difficile où les gens exilés ont du mal à vivre.
57Pour conclure, on présente brièvement un projet, à mi-chemin entre action sociale, théâtre d’amateur et performance, dans lequel ce sont les vrais exilés qui jouent et racontent leur propre histoire. On se retrouve alors en dehors du théâtre, sur le site où les protagonistes vivaient avant d’être chassés de chez eux.
Testigo de las ruinas : la disparition d’un quartier au cœur de Bogota
58Le spectacle s’agit d’une synthèse non chronologique de l’expérience de la compagnie colombienne Mapa Teatro19 pendant la procédure de la disparition d’un quartier emblématique et même mythique de Bogota, Santa Inés – El Cartucho, et la construction d’un parc dans le même lieu après la décision du conseil municipal de la ville. Le quartier accueillait pendant plusieurs décennies dans ses vieilles maisons de style colonial, des milliers de personnes : des gens démunis ou des petits escrocs de la ville. Entre l’an 2000 et 2003, le quartier a été graduellement démoli et ses habitants, dépourvus de moyens pour louer des maisons dans d’autres quartiers, ont été conduits vers la dégradation totale : la plupart d’entre eux sont devenus des SDF.
59Entre-temps, un nouveau maire20 a été élu, qui n’était pas d’accord avec la démolition du quartier. La décision pourtant était prise et, ne pouvant pas changer la situation, il a essayé d’aider les habitants à accepter de quitter le quartier qu’ils habitaient pendant des générations. Parmi les actions qu’il a entreprises c’était d’inviter le Mapa Teatro à organiser des ateliers de théâtre, auxquels les anciens habitants de Santa Inés pourraient participer.
60Dans Testigo de las ruinas (Témoin des ruines), il n’y a pas d’acteurs dans le sens traditionnel, mais des performeurs qui manipulent quatre écrans et quatre vidéo-projecteurs dans l’espace. Pendant ce temps, des récits sont contés par les anciens habitants du quartier et des ouvriers ayant construit le parc. Depuis la phase de la démolition et jusqu’à l’ouverture du nouveau parc, la compagnie a réalisé cinq actions artistiques avec cette communauté. La création finale a eu lieu en 2005, sur le site du nouveau parc.
61La compagnie et les participants ont tracé le plan du vieux quartier sur le parc. Une partie du projet était la reproduction, sous forme de performance, de la vieille vie du quartier sur ses lieux exacts. Ainsi, les femmes avaient reconstruit leurs cuisines : elles avaient emmené leurs cuisinières et préparaient des plats pendant le déroulement de la performance.
62Avec la reviviscence de leur ancienne vie, avec la reproduction des goûts, des sons et des odeurs de l’ancienne vie du quartier, la mémoire des habitants restait vive. Effectivement, la sensation gustative, une fois soumise au passage du temps, peut développer quelque chose à la manière du narratif, ou d’une langue, selon Roland Barthes21. Ce processus est le résultat de l’olfaction, qui a une relation spéciale avec la mémoire, car il est difficile de retenir l’enregistrement d’un arôme. Ainsi, au sein de la performance du Mapa Teatro, la reproduction d’anciennes activités, qui touchaient aux sens de l’olfaction et du goût, remplaçaient la narration verbale pour créer une reviviscence à travers l’éveil de la mémoire gustative et olfactive, une forme alternative de « parler » sans le recours aux mots.
Nationalisme, identité nationale : à la recherche du passé
63La préparation et/ou la prise de nourriture pendant un spectacle sont utilisées afin de toucher à la question de l’identité (personnelle, culturelle, nationale, religieuse). Par la notion d’identité, on entend « la connaissance d’être une même unité consciente dans des temps et des endroits différents »22. L’identité suggère, entre autres, l’existence de la mémoire, mais aussi des activités corporelles liées à celle-ci. La mémoire s’exprime sous forme de récit et dans les recettes utilisées durant les représentations. La prise de nourriture par les spectateurs (activité corporelle), quand celle-ci fait partie du spectacle, relate cette identité d’une façon sensorielle.
La increíble historia de Dr. Floit y Mr. Pla : la schizophrénie catalane
64La compagnie Els Joglars, a été fondée en 1965 par Albert Boadella, qui, pour mettre fin à un siècle qui a commencé et se termine marqué par le nationalisme catalan, écrit une pièce satirique, La increíble historia de Dr. Floit et Mr. Pla (L’Incroyable histoire de Dr Floit et M. Pla), qu’il met en scène en 199723. Basé sur le roman de Robert L. Stevenson, Dr Jekill and Mr Hyde (1886), la pièce de Boadella est une tentative de faire surgir la schizophrénie de la Catalogne, présente tant dans la politique (division entre les Espagnols et les Catalans) que dans la langue (l’espagnol et le catalan).
65La pièce raconte les derniers moments de la vie de l’industriel Ramón Marull i Ticó, personnage imaginaire symbolisant les affaires catalanes, qui a fait fortune avec la production de la lotion Floit. Handicapé, il circule dans un fauteuil roulant à moteur électrique, qui lui permet de continuer son activité frénétique. Marull boit accidentellement la lotion Floit et, après avoir subi des convulsions, il devient le personnage qu’il déteste, Josep Pla, l’écrivain catalan, personnage historique, symbolisant la culture catalane. À partir de ce moment, à chaque fois qu’il sent la lotion, il se dédouble et devient Pla.
Division nationaliste en Catalogne
66La nouvelle de Stevenson permet à Boadella de tracer la structure symbolique d’une Catalogne qui est à la fois double et unique et qui contient en même temps la création technique, l’industriel, l’économique mais aussi la création culturelle, artistique et littéraire. Les deux personnages qui vivent dans le même corps personnifient ce double fondement.
67D’un côté, Marull est une sorte de synthèse de ce qui est catalan, incluant un catalanisme apparent. Quoique personnage fictif, il apparaît humanisé et fortement personnifié, contenant un regroupement de symboles complexes, pris de la vie catalane. De l’autre côté, le personnage historique de l’écrivain catalan Pla était sentimental et libre-penseur. Amateur de la vie rurale, il contemplait le monde avec un raffinement simple. Pla représentait une sorte de catalanisme sentimental et en même temps un anti-catalanisme politique et sociologique.
68Albert Boadella, qui est en réalité un grand admirateur de Pla, donne sa propre interprétation du personnage et de son œuvre. Il parle de la pièce en évoquant la cuisine :
De tout cet ensemble chaotique, Josep Pla a réalisé depuis sa petite ville d’Ampurdán, une description exceptionnelle, capable de transformer la narration locale en Universelle. […] Sa simple description de quelques sardines de Cadaqués24 à la braise, dégustées sur une plage déserte, nous transforme à l’aspiration maximale métaphysique du moment, c’est-à-dire l’acte indispensable pour résister à notre futur digital avec équilibre.25
Cuisiner le « arroz negro con sofrito »
69La cuisine aide à soulever plusieurs questions dans le spectacle. Le metteur en scène utilise la nourriture, tant dans sa préparation que dans sa consommation, afin de souligner cette dualité de deux personnages. Au-delà du commentaire sur le nationalisme catalan, la restauration fait surgir en même temps les sujets concernant la société actuelle et la lutte entre cuisine traditionnelle et alimentation industrialisée.
70D’un côté, Marull, avant sa transformation en Josep Pla, se nourrit de produis alimentaires industrialisés. Au début, l’industriel catalan reçoit trois hommes politiques à dîner et leur offre des produits alimentaires pré-emballés : des conserves, des saucisses emballées dans du plastique et du pain. Pourtant, lorsqu’il se transforme en Pla, il oublie ses habitudes alimentaires. Lors d’un affrontement avec un de ses employés, il ouvre une boîte où il trouve une pizza. Marull/Pla commente que cet aliment est destiné uniquement aux astronautes. À ce moment-là, l’employé lui répond que c’est ce que mangent les trois quarts de l’humanité. L’industrie, le mercantilisme et la mondialisation ont tué l’artisanat : il s’agit là d’un trouble de l’identité.
71De l’autre côté, le véritable Josep Pla parle de la cuisine régionale de Catalogne et donne des ordres pour la préparation du plat « arroz negro con sofrito » (riz noir avec du sofrito). Le riz noir doit sa couleur à l’encre de calamar utilisée durant sa cuisson. De plus, le sofrito est une sauce chaude qui contient de la tomate, de l’oignon, de l’ail et de la ciboule, frits dans une poêle. En réalité, Pla aimait ce plat et, pour cette raison, le personnage donne des détails pour une préparation réussie : il faut mettre juste « une larme de tomate » pour faire un bon sofrito. Quand Pla découvre de la sauce tomate industrielle, il demande à son cuisinier de la jeter, parce qu’il ne veut pas de produits chimiques (planche VII, figure 39). La pièce se termine avec la mort de Pla pendant que le cuisinier prépare le plat sur l’air de Yesterday des Beattles.
72L’affrontement entre deux personnages et deux cuisines évoque la double face de la Catalogne d’aujourd’hui. La lutte entre la mondialisation et le régionalisme, le produit industrialisé et la cuisine traditionnelle, l’aliment plastifié et le plat authentique. Pour l’élaboration de cette problématique, Boadella et ses collaborateurs ont puisé dans le monde de Pla, son amour pour la cuisine et les paysages de sa ville natale, ses commentaires sur l’art et la littérature.
L’Hymne national : la recherche de l’identité grecque
73O Eθνιϰός Ύμνος (L’Hymne national) a été présenté entre 2001 et 2003 à Athènes, au Théâtre Théseion par la compagnie diplous Éros26. Cela a été le résultat d’un travail d’improvisation par les acteurs, guidés par le metteur en scène, Michael Marmarinos, et le conseiller dramaturgique, Nikos Flessas. Le but était une recherche sur l’identité nationale en Grèce actuelle, depuis la fin de la dictature, en 1974, et jusqu’à nos jours. Plus encore, un autre sujet a été mis en valeur, à savoir le changement du visage de la ville d’Athènes.
74Une grande restructuration a eu lieu dans la ville d’Athènes à cause de grands travaux publics pour les Jeux olympiques de 2004. En même temps, l’arrivée des émigrés économiques venus des Balkans, des pays de l’ex-Union soviétique, ainsi que des pays d’Afrique depuis les années quatre-vingt-dix (et qui constituent maintenant un cinquième de la population) a modifié le plan de la ville. De nouveaux quartiers d’émigrés ont été créés, où se trouvent maintenant des restaurants et de petits commerces.
75Dans L’Hymne national, les créateurs se sont interrogés sur les limites de la culture traditionnelle grecque, les nouvelles influences venues de l’étranger et l’évolution des Grecs dans cette société en changement constant. Pour cette raison, la cuisine a joué un rôle important dans la problématique de la pièce, révélant le caractère d’une culture et d’une société.
La recherche de la convivialité
76L’Hymne national commence avec une cuisinière qui prépare la recette traditionnelle de la soupe aux pois chiches, la « revithosoupa ». Son monologue, dit pendant la préparation de la soupe, est chronométré par les instructions de la recette. De cette façon, l’actrice doit ajouter des ingrédients au moment où elle donne sa réplique et cela doit tomber au bon moment pour l’exécution réussie de la recette. En même temps, une autre actrice donne des dates importantes pour l’histoire grecque contemporaine. Ainsi, la mémoire s’exprime sous forme de récit.
77Le spectacle porte un intérêt particulier à la disposition des spectateurs : ils sont assis autour de deux grandes tables, désignant ainsi l’espace du jeu. Après l’entracte, de la soupe aux pois chiches et du vin rouge leur est servi. De cette manière, les spectateurs mangent et boivent pendant la deuxième partie du spectacle.
78En outre, avec la prise de nourriture le spectateur participe d’une façon active et cesse d’être un récepteur passif, assis confortablement sur son fauteuil. Ceci était le but du metteur en scène Michael Marmarinos – comme me l’a expliqué le responsable dramaturgique, Nikos Flessas, qui a précisé : « Nous avions besoin d’ouvrir le théâtre. Il y a une sorte d’asphyxie dans le lieu théâtral, parce que le spectateur fait une convention en y entrant. La nourriture a été un moyen de “casser” la distance entre la salle et la scène »27.
79Un élément nouveau que j’ai expérimenté en tant que spectatrice de L’Hymne national a été l’utilisation scénique de la présence de l’ensemble du public dans le cadre de la représentation. La scénographie reposait sur cette idée du spectacle-dîner et la disposition même de l’espace (être assis autour de deux tables) faisait que les autres spectateurs étaient visibles de deux côtés et en face à tout moment (figure 40).
80L’utilisation de deux tables pour installer les spectateurs a été conçue pour renforcer l’idée de l’union, du rassemblement et de la convivialité. Pourtant, pendant la représentation les spectateurs semblaient être mal à l’aise. Le spectacle venait d’être monté à Athènes et le public ne s’attendait pas cette nouvelle et curieuse façon de regarder une représentation. Or quand le spectacle a été présenté pour la première fois à Corfou, le public, habitué moins d’aller au théâtre et plus dans les foires populaires, a tout de suite commencé à manger et à boire du vin. En revanche, à Athènes, les spectateurs avisés, n’ayant jamais eu une expérience pareille ont été gênés. Toutefois, dans les mois qui ont suivi, la nouvelle d’un repas dans le spectacle a circulé. L’Hymne national a eu très vite du succès, grâce surtout à cette nouveauté.
81La quête de la commensalité, souvenir de la Grèce qui se perd, a pu être retrouvée dans L’Hymne national au fil de représentations. La réminiscence des grandes tables dans les tavernes, remplies de bandes d’amis qui mangent, boivent, discutent ou chantent ensemble a pu se reproduire au théâtre avec, finalement, une grande acceptation de la part du public athénien.
La soupe aux pois chiches
82La « revithosoupa » est une recette traditionnelle ; de plus, la recette choisie par les créateurs du spectacle a été celle cuisinée dans les casernes de l’armée. Quand j’ai posé la question sur le choix et la signification de la recette à Nikos Flessas, il m’a répondu qu’il n’y avait aucune raison précise et qu’ils ont choisi la recette de l’armée juste parce qu’ils devaient cuisiner pour un grand nombre de personnes. On peut cependant évoquer à ce propos ce qu’écrit Claude Thouvenot sur la soupe :
un des plus vieux mets de l’humanité […] chargé d’histoire, presque universellement répandu, dont l’usage, la composition, la signification sociale ont varié, varient encore à l’infini, selon les moments, les ressources, les milieux de vie, la réalité et l’imaginaire des mangeurs.28
83La soupe est un aliment qui dure dans le temps et qui englobe tous les changements et les variations dictés par l’histoire, l’humanité et la société. De plus, l’utilisation des pois chiches, c’est-à-dire des légumes secs, constitue la base de la cuisine grecque. Jusque dans les années soixante-dix, les légumes secs étaient consommés plusieurs fois par semaine, étant en même temps nourrissants et bon marché. Avec l’arrivée de nouvelles habitudes alimentaires, de la restauration rapide et de la consommation fréquente de viande, les légumes secs cuisinés en soupe ne sont plus honorés par les Grecs.
84De cette façon, les créateurs de L’Hymne national ont désiré, même inconsciemment, de faire revivre les vieilles recettes et la mémoire des saveurs. La « revithosoupa », préparée à l’avance et réchauffée pendant le spectacle pour des raisons de simplicité, constitue un souvenir de la cuisine grecque qui se perd.
La lutte entre l’identité nationale et le nationalisme
85La cuisine, porteuse de l’histoire et de la tradition d’une nation, devient le médium idéal pour s’interroger sur ces questions-là au théâtre. Les spectacles étudiés sont de provenance de deux pays méditerranéens où les questions liées à la conscience nationale sont toujours d’actualité. Tant l’Espagne que la Grèce ont été ravagées par des guerres civiles et des dictatures qui ont divisé leurs peuples.
86Cependant, la grande différence est que l’Espagne souffre du mouvement d’indépendance des différentes entités nationales, fait qui conduit à une hausse du nationalisme avec des résultats terribles. En revanche, la Grèce, située géographiquement entre l’Occident et l’Orient et historiquement entre un passé glorieux et un présent instable, continue à s’interroger sur son identité nationale, sujet resté sans réponse depuis son indépendance de l’empire ottoman.
87Un peu plus au Nord, en Allemagne, Eva Diamantstein crée un spectacle qui concerne le passé récent de son pays. Cette mise en scène, en guise de conclusion, soulève des questions très douloureuses sur les retombées du nationalisme, en même temps que les spectateurs dînent. De cette manière, la convivialité se trouve contrariée : la gêne et le trouble des convives face aux histoires représentées vont à l’encontre de la réalité joyeuse de la table.
Nachtmahl : une commensalité désagréable
88Le spectacle d’Eva Diamantstein, Nachtmahl (Repas), a été présenté en novembre 2001 à Munich29. Cette mise en scène sera présentée brièvement, afin d’explorer la recherche de l’identité nationale en Allemagne, puisant dans la période du pouvoir du National socialisme avant et pendant la seconde guerre mondiale. La créatrice du spectacle a placé le rôle de la femme au centre de sa problématique.
89Nachtmahl est le fruit d’une recherche effectuée par Diamantstein : les biographies de quatre femmes de milieux sociaux différents, qui ont participé de manière active à des projets des nazis. Les quatre personnages et les spectateurs sont assis à une longue table en forme de croix, et partagent un repas contenant de la musique et des numéros artistiques. Petit à petit, les spectateurs/invités découvrent les histoires de ces femmes. Le théâtre devient un espace dynamique de coexistences, où les continuités entre le passé et le présent acquièrent une qualité matérielle, qui forme en même temps une expérience vivante. La créatrice place le spectacle au sein d’une historiographie qui cristallise le sujet des femmes et du National socialisme ; le dîner et la commensalité entre spectateurs et personnages déclenche une communication collective à travers l’utilisation de rituels sociaux et fait revivre l’histoire.
90Les spectateurs/convives sont accueillis par les serveurs à l’entrée du théâtre, qui leur offrent une coupe de champagne. Puis, ils sont conduits à table alors que les quatre femmes arrivent. Elles se placent aux quatre coins de la table (planche VII, figure 41) et se racontent leurs histoires. Leur agressivité entre elles et envers leurs serviteurs augmente au cours de la soirée. De cette manière, le dîner commence dans une structure socialement acceptable. Or, il devient petit à petit le champ d’une confrontation féroce entre les personnages, tandis que les spectateurs sont mêlés à cette situation désagréable : on entend des plaisanteries racistes, des propos anti-sémites et des discours discriminatoires sur des personnes « laides ».
91Au départ, les quatre femmes donnent l’impression de former une communauté, ayant participé ensemble à des crimes des nazis ; cependant, leur communauté devient hétérogène, à cause de leurs milieux sociaux différents. Plus encore, leurs récits couvrent une période historique qui commence dans les années trente et se termine à la chute du mur de Berlin. En plaçant les spectateurs à l’intérieur de l’action scénique, cette histoire vécue se confie à eux, pendant leur partage du repas. De cette façon, les spectateurs font partie de cette communion à la fois de souvenir et d’oubli.
92En revanche, se retrouver à table pendant le déroulement d’un spectacle qui dérange, déclenche des sentiments de gêne. C’est une commensalité désagréable qui renforce les tensions et les sentiments de remords et il serait intéressant de savoir si finalement les spectateurs-convives ont eu assez d’appétit pour terminer leur dîner.
Une réinvention des textes du passé par le biais de la cuisine
93Certaines créations puisent leurs sujets dans des textes de théâtre antérieurs, mais aussi dans la littérature. Dans ces cas, on fait appel à l’art de la cuisine et à l’art de la table : la nourriture est réelle ; elle est cuisinée et servie ou bien aux acteurs ou bien aux spectateurs. De plus, à travers la réinvention des textes antérieurs, les spectacles touchent aux problèmes politiques et historiques, tournant leur regard vers l’histoire. Des pièces sont regroupées, écrites ou adaptées par les metteurs en scène qui retravaillent l’œuvre d’auteurs établis, afin de faire un parallèle avec les préoccupations qui sont d’actualité.
Catherine – le récit à table
94Catherine, créée en 1975 par Antoine Vitez30, d’après Les Cloches de Bâle de Louis Aragon. Ce « théâtre-récit », mêlant littérature et repas, est resté mémorable :
L’été 1975, au Festival d’Avignon (« Théâtre ouvert ») a lieu le choc de Catherine, d’après les Cloches de Bâle d’Aragon. Une mise en cène, car cela se déroule à table et les acteurs livre en main dévorent, remâchent, déglutissent des pans entiers du roman, jusqu’au point de non-retour équivalant au plus total état d’ébriété du théâtre.31
95Pour la création de Catherine, Vitez prend comme point de départ le roman d’Aragon. La période avant la première guerre mondiale, traitée dans le roman, présente des sujets qui sont toujours d’intérêt à la fin des années soixante-dix : les anarchistes, les grandes grèves et la montée de la guerre. Le metteur en scène centre la pièce autour du personnage de Catherine Simonitzé, personnage féminin du roman, et son histoire, à savoir sa condition de femme, d’émigrée, mais aussi son rapport avec les mouvements politiques de l’époque (l’anarchie) et la menace de la guerre.
L’idée du spectacle-repas
96Antoine Vitez fait une lecture très personnelle du roman d’Aragon : l’idée de placer le spectacle autour d’une table où les acteurs partagent un repas en récitant les passages du livre est née à partir de ses propres expériences. Son premier souvenir a été son père, un anarchiste, tout comme le personnage de Libertad dans le roman :
Mon père était un militant anarchiste et j’ai la sensation d’avoir une connaissance intime des personnages […]. Cette plongée dans le temps d’avant 14 c’est une sorte de recherche de mon père, des discussions de tous les jours autour de la table.32
97Un deuxième sujet lié à l’image du repas est celui de la bourgeoisie : son mode de vie, son système, sa parole et le corps bourgeois. Ce monde est pour le metteur en scène un effort vers le réalisme. De plus, par le biais de l’image de banquets bourgeois, Vitez dessine un portrait d’Aragon : « À travers la succession infinie des déjeuners et des dîners bourgeois, à travers le langage de la bourgeoisie, qu’il connaît si bien – il le parle encore »33. Vitez conclut :
Le principe de base du spectacle, c’est un repas qui garde la valeur symbolique du banquet mais qui aussi à la fois un souvenir des repas de ma famille et le dîner chez les Mercurot dans le roman. Par exemple je joue moi-même mon père et je fais une imitation de Libertad qu’il avait coutume de faire pendant les repas.34
98Dans l’image du banquet le metteur en scène trouve le système des symboles pour recréer le monde dans son entité. Les objets provenant de l’univers de la table, les restes de la vie quotidienne, forment le paysage du roman dans l’imagination des spectateurs. De cette façon, le microcosme devient macrocosme dans cette relation étroite entre les comédiens et les objets : « Un repas de famille, ou bien une chambre, un lit défait, les miettes de pain sur la table, cela suffit pour dire le vaste monde »35.
La mise en cène
99Huit comédiens (quatre femmes et quatre hommes) réunis autour d’une table, lisent les passages du roman Les Cloches de Bâle, étant d’abord de simples lecteurs, extérieurs aux personnages, puis, s’identifient à eux, au fur et à mesure du repas qui se déroule en temps réel. Nada Strancar interprète Catherine, le personnage principal du spectacle, alors que les autres comédiens interprètent plusieurs personnages, même de sexe différent. Ils glissent d’un personnage à l’autre par le changement de ton ou un changement très léger dans l’apparence.
100Une table, couverte d’une nappe blanche, des chaises et une lampe constituent le dispositif scénique de Catherine. Sur la table seront posés la vaisselle, les couverts, deux bouteilles de vin et une grande carafe d’eau, des verres, un moulin à poivre et un vase avec des fleurs. Des deux côtés de la table, deux petites tables basses servent à poser les bouteilles, le saladier et la soupière. Les spectateurs sont assis autour, sans frontières entre la salle et la scène ; ils forment en quelque sorte les murs de cette salle à manger, mais en même temps ils font partie des invités de la soirée, qui sont là non pour partager le repas, mais pour écouter le récit du livre.
101La salle reste obscure pendant la durée du spectacle ; l’abat-jour paraît être la seule source de lumière (en réalité, il y a des projecteurs qui illuminent le coin de la table et quelques espaces qui sont utilisés par les comédiens autour). Cette pénombre souligne l’intimité de l’espace théâtral limité et met en valeur le jeu des acteurs et l’utilisation des objets : des couverts, des nourritures et des boissons, qui aident à créer les différentes situations, événements et lieux, évoqués dans le roman.
L’ordre du repas, les mets et les boissons
102Après avoir posé les couverts modestes sur la table, on apporte la soupe et on sert tous les convives. Silence. On entend le bruit des assiettes et des couverts. L’odeur de la soupe fumante arrive jusqu’aux spectateurs. Soudain, Vitez commence à lire le texte, tout en continuant à manger la soupe. Puis, c’est le plat de résistance qui arrive (il s’agit peut-être de la viande accompagnée de riz), alors que quelques convives n’ont pas encore terminé de manger la soupe. Après, on mange des olives, en crachant les noyaux. Le pain est également consommé : Catherine s’en remplit la bouche et les joues. Elle lance des morceaux de pain sur la table. Les miettes tombent sur ses vêtements. C’est le moment où, dans le roman, elle se trouve à la fabrique d’horlogerie, où une grande émeute et des fusillades ont lieu pendant la grève des horlogers de Cluses. Le pain qui remplit la bouche de Catherine devient la foule qui se trouve sur le site, alors que les morceaux lancés symbolisent les coups de feu.
103La salade est servie ensuite. Quand on termine de manger, on ramasse les assiettes, on jette les restes en s’aidant des fourchettes. Une des comédiennes arrive avec le dessert : du gâteau, peut-être un flan, posé sur une grande assiette. Tout en continuant son récit elle se met debout sur une chaise. Elle coupe le gâteau en morceaux avec une pelle à tarte : Catherine le mange.
104Des boissons sont également consommées, ayant une valeur symbolique plus forte que les aliments. Tout d’abord, le vin : on le boit, mais aussi, au moment de l’annonce de la mort de Libertad, on le répand sur la table, geste qui symbolise son sang versé. Ensuite, l’eau est utilisée à plusieurs reprises, symbolisant l’amour : Catherine boit de l’eau quand on mentionne « le pouvoir de l’homme sur la femme ». En disant que Catherine a eu tous les amants qu’elle a désirés, la comédienne verse de l’eau sur une serviette qu’elle passe sur le front, le menton et le cou de Catherine : elle est malade. Finalement, on sert du champagne à Catherine quand on lui dit : « Vous êtes toute blanche ». On voit les bulles qui montent à la surface de la coupe – une image insinuant la fragilité de la jeune femme.
Le mobilier, les ustensiles de cuisine et les couverts
105L’utilisation des objets liés au repas souligne encore plus subtilement les gestes des comédiens. La table a une présence très forte dans la mise en scène. Les comédiens y montent, la transformant en une petite scène, se couchent dessus (comme signe de mort ou d’amour) ou bien se cachent dessous. Les chaises sont utilisées aussi : Catherine prend une chaise dans ses bras, comme signe de peur quand une maison brûle. À d’autres moments, on renverse les chaises pour démontrer le chaos.
106Libertad utilise le tire-bouchon à levier, le secouant brusquement, pour renforcer son discours sur sa haine envers les poinçonneurs de métro. La chute du couteau de Jean, quand Catherine décide de devenir sa maîtresse fonctionne comme signe de trouble. La pelle à tarte devient arme meurtrière avec laquelle on tue l’anarchiste Bonnot. Un couple d’amoureux se cache le visage avec les serviettes de la table : ce geste dénote l’intimité amoureuse. Une comédienne, tenant sa cuillère, donne du rythme au récit, alors que, plus tard, un comédien lèche la cuillère à soupe.
107En général, le monde des objets renforce les significations symboliques de la mise en scène. Les gestes quotidiens appartenant au repas font vivre les événements du roman, dans une subversion du banal.
Un regard sur le spectateur
108Si le dîner petit-bourgeois et son saccage sert de métaphore aux années folles et à la guerre de 14, il renvoie en même temps à l’époque contemporaine : les spectateurs écoutent les histoires du passé, racontées par les comédiens, pour qu’elles ne tombent pas dans l’oubli.
109Effectivement, le spectateur joue un rôle très important dans cette mise en scène qui repose, entre autres, sur l’intimité du lieu. Le repas n’est pas partagé uniquement par les comédiens, sinon par tous les spectateurs qui se trouvent autour du lieu de l’action scénique : ils regardent les mets et ils sentent les odeurs. Vitez place le spectacle autour de la table désirant créer une commensalité entre les comédiens, témoignée en même temps par les spectateurs, avec le désir de souligner un besoin d’intimité et de partage.
110Cependant, la volonté du metteur en scène n’est pas facilement acceptée par les spectateurs. Danièle Sallenave, qui a publié un compte rendu de cinq différentes représentations de Catherine, a commenté la réaction du public au moment de servir la soupe. Elle caractérise son odeur « vaguement écœurante », puis elle note avoir senti à ce moment-là « une gêne dans la salle »36.
111En effet, le concept de mise en scène qui inclut de vrais aliments odorants peut être caractérisé comme osé à son époque. Nous sommes au milieu des années soixante-dix et l’idée d’une commensalité retrouvée au théâtre dérange parce qu’elle est toute neuve. Pour cette raison, on suppose que la convivialité au théâtre n’a pas été acquise tout de suite37.
Cendres de Brecht : cuisiner de la soupe
112Cendres de Brecht a été présentée en deux versions différentes, dans un texte d’Eugenio Barba. La première (Holstenbro, 1980) est basée sur les écrits de Brecht, mais ses héritiers ont retiré leur autorisation de les utiliser. Ainsi, une deuxième version est née en 1982 dans laquelle Barba substitue aux vers de Brecht, ceux des auteurs qui avaient inspiré ce dernier.
113La soirée commence comme une veillée de Brecht : on se trouve dans un cabaret berlinois. Un acteur qui incarne l’auteur introduit les personnages de la pièce, issus de sa vie d’artiste (Walter Benjamin, Hanns Eisler) et de ses pièces (Arturo Ui, Galilée et Catherine, la fille muette de Mère Courage). Ainsi, les personnages réels et fictifs coexistent sur le plateau dans une sorte de collage.
114La guerre de Trente Ans de Mère Courage se confond avec la seconde guerre mondiale. Benjamin, collègue et commentateur de Brecht, est en train de traverser les frontières espagnoles en 1940, puis, il met fin à ses jours. En même temps, Galileo apparaît dans son laboratoire en 1622, travaillant sur ses théories scientifiques. Les deux histoires parallèles représentent la fin et le début d’un voyage de découverte. L’histoire continue : de Berlin des années trente on va jusqu’aux États-Unis des années quarante, où on écoute une cassette dans laquelle Brecht est examiné par la Commission des activités anti-américaines, l’interrogeant sur sa liaison avec le parti communiste, fait que se confond avec l’abjuration de Galilée. Finalement, on arrive au début de l’après-guerre à la délivrance dans le Berlin socialiste.
115Une cuisinière militaire, personnage provenant de Mère Courage, est installée devant un four portable et prépare des plats divers pendant la représentation : de la soupe et de l’omelette. Au début de la pièce elle chante une chanson où elle énumère ce qu’elle va cuisiner :
Lacuisinière (chantant) – Viens, cher hôte et assieds-toi à notre table : tu auras une soupe, de la viande, choux et poisson de la Moldau.38
116La mise en scène rappelle constamment la présence de Brecht avec, pourtant, quelques déviations. Ce dernier n’a jamais montré Mère Courage, la cantinière, en train de cuisiner dans la pièce homonyme. En revanche, dans Cendres de Brecht, la cuisinière/cantinière prépare la soupe. Selon Odette Gagnon : « Brecht sera également présent dans les bruits d’ustensiles et de chaudrons, dans la soupe sur le feu… mais la soupe, c’est aussi la mère et la Mère, c’est aussi le manque de tout, le manque du nécessaire pour faire la soupe… »39 La privation de la nourriture est signalée également par Georges Banu qui note :
On réduit constamment Brecht à un obsédé de l’économique, des conditions matérielles. Barba en convient, mais à travers la thématique de la nourriture il apporte une précision capitale : ce que Brecht n’oublie pas, ce n’est pas l’abondance, mais « le minimum nécessaire ». Ici, tout au long du spectacle, un cuisinier fait une omelette, prépare une soupe, et ainsi la nourriture accompagne le parcours de Brecht. Cette nourriture-là, c’est la nourriture de la survie.40
117La pénurie et le besoin des hommes de se nourrir marquent l’œuvre de Brecht et constituent la caractéristique la plus marquée du spectacle de l’Odin Teatret. Ici, les cinq sens des spectateurs sont éveillés : non seulement la vision, mais aussi l’ouïe (les chansons et les bruits des ustensiles et des chaudrons), l’olfaction (on sent la fumée de la soupe), le goût et le toucher (les spectateurs peuvent fumer et boire). Barba met en valeur le plaisir du public.
118À l’opposé d’un théâtre didactique, désiré par Brecht (ce dernier stigmatise le théâtre « culinaire »41, à savoir le théâtre de divertissement), Barba ajoute cet effet du plaisir des sens, tout en gardant les ingrédients du théâtre brechtien. De cette manière, on a affaire à une approche plus sensuelle et plus matérielle, contre une approche abstraite, instituée dans les mises en scène des pièces de Brecht. En ce qui concerne la soupe, sa cuisson scénique ne gêne pas, puisqu’elle cuit lentement tout au long du spectacle et, de cette façon, son odeur n’est pas aussi forte.
119L’acte de cuisiner dans le spectacle faisait également partie d’une autre mise en scène de Mère Courage de Brecht par le Performance Group de Richard Schechner42 quelques années auparavant. La représentation durait quatre heures, incluant un grand intervalle après la troisième scène, pendant lequel Mère Courage, Catherine et l’Aumônier préparent des provisions pour l’armée catholique. En réalité, les trois comédiens préparaient de la nourriture pour le public, qui faisait la queue pendant l’entracte, afin d’acheter un plat. Dans le menu, on offrait du pain et de la soupe, cuisinée par Schechner et les autres membres du groupe. De plus, on servait du fromage suisse dans l’esprit d’une nuance cannibale, car le personnage de Petit-Suisse s’appelle dans la traduction américaine « Swiss Cheese », c’est-à-dire fromage suisse.
120Cependant, l’occasion était conviviale, puisque la nourriture était partagée entre comédiens, spectateurs et techniciens. Richard Schechner souligne le fait que le drame « se mêle avec la vie réelle qui a lieu au sein du théâtre »43. Dans les scènes suivant le repas en commun, on constatait un changement dans le rapport entre comédiens et spectateurs : « Après avoir mangé avec les comédiens, les spectateurs ont trouvé que leur relation avec eux avait forcément changé »44.
121Dans Mère Courage, la nourriture joue un rôle particulièrement important au fil de la pièce, tant dans sa vente, que dans sa préparation et consommation. Dans les exemples de Cendres de Brecht et la soupe préparée, mais aussi de Mère Courage et la nourriture préparée et partagée, il y a une approche plus communale du théâtre brechtien, qui manque dans les mises en scène plus conventionnelles de ses pièces. Schechner et Barba prouvent que le théâtre épique peut surgir également avec la mobilisation des cinq sens et de l’esprit commensal ; sa qualité didactique n’est pas appauvrie par l’ajout de ces éléments-là, interdits jusqu’alors dans le credo brechtien.
Faust/Gastronome : nourriture et nausée
122Après la mise en scène de Mère Courage avec le Performance Group, Richard Schechner continue d’être préoccupé de la liaison entre cuisine et théâtre dans les années suivantes. En 1993, avec sa nouvelle troupe, les East Coast Artists, il écrit et met en scène Faust/Gastronome45, une réécriture du mythe de Faust. Ainsi, il inclut dans son texte les livres médiévaux sur Faust, la pièce Dr. Faustus de Marlowe, ainsi que Faust de Goethe et l’opéra homonyme de Gounod. Faust/Gastronome reconstitue un des mythes fondateurs de la culture occidentale moderne, combinant la musique, la magie, mais aussi l’acte de cuisiner. Chez Schechner, le personnage de Faust n’est pas un alchimiste, mais un chef de cuisine.
123La pièce est divisée en deux parties. Faust apparaît dans sa cuisine, en train de cuisiner et de conjurer. La première partie est principalement tirée de Faust de Goethe : Gretchen est séduite par Faust, avec l’aide de Méphistophélès, puis elle est abandonnée et, finalement, meurt. Le personnage d’Hitler apparaît comme complice de Méphistophélès, récitant des extraits de Mein Kampf. Une grande partie du dialogue provient de la pièce de Goethe et est jouée en allemand. La seconde partie est décrite par Schechner comme une « tragédie du développement ». Pendant une émission télévisée apparaît Speer, l’architecte d’Hitler, représentant la manipulation des masses dans le passé. Sur le plateau arrive également Faust, représentant cette fois-ci la manipulation des masses dans le présent : il est aujourd’hui chef d’un groupe d’entreprises, le « Fist Group » (le « Groupe poing ») qui se consacre à l’ingénierie génétique et l’exploitation universelle. Juste avant sa mort et sa damnation, Faust retrouve Gretchen qui est venue le chercher, afin de le conduire en enfer. La pièce se termine par le dernier repas de Faust, avant sa damnation perpétuelle.
Cuisiner et manger dans le spectacle
124À l’entrée des spectateurs, un comédien est debout sur scène, devant deux grandes tables ; il est en train de couper et de mélanger des légumes qui sont par la suite cuits à la vapeur dans une casserole. Puis, il remue de la farine dans une pâte, tout en consultant ses livres de cuisine. Il s’agit de Faust.
125La scénographie de Faust/Gastronome est simple et rudimentaire : trois grandes tables en bois. Dans la scène où Faust cuisine, les trois tables forment le coin de préparation des victuailles. Par la suite, les deux tables posées verticalement, seront utilisées comme murs. La troisième table servira de petite scène, quand les comédiens monteront dessus pour chanter et danser. Dans la scène finale, les tables deviendront une grande table à dîner, où aura lieu le repas final de Faust.
126Les nourritures que Faust utilise dans la première scène s’inscrivent dans le monde actuel. Ce sont bien sûr des produits frais (légumes), mais aussi des produits traités (farine) et préemballés (sucre, riz, épices). Il est apparent que Faust vit dans le monde contemporain. La profession qu’il exerce, la cuisine, est une métaphore : il cuisine le destin et l’avenir de l’humanité, afin d’en tirer du profit. Au début de la pièce, il parle seul sur les possibilités qu’il pourrait avoir en exploitant sa cuisine46 :
Faust, en train de cuisiner.
…] Tu pourrais donner aux hommes la vie éternelle
Ou donner vie aux morts,
Celle-ci serait une profession fort estimée !
Écraser le blé pour faire de la farine, puis de la semoule
Et avec l’ail, le curcuma et la sauge, former
Ce golem végétarien à la saveur relevée
Qui me servira tous les jours de ma vie.
…] O, quel monde de profit et de plaisir,
De pouvoir, d’honneur, et d’omnipotence
Est promis au gastronome studieux !47
127La cuisine de Faust symbolise la manipulation des masses et les appétits destructeurs de l’expansion occidentale, faits qui ont culminé aux crimes nazis, mais aussi, dans le monde contemporain, avec les excès post-industriels de la globalisation et de la manipulation génétique. L’humanité est représentée sous forme d’aliments mous qui, dans les mains de Faust, deviennent malléables.
128Dans la scène finale, Schechner retourne au symbolisme alimentaire. Faust se prépare pour son dernier repas. Cette scène est particulièrement forte et féroce : il doit subir ces propres manipulations, fait qui se traduit par la consommation forcée des mets qu’il a cuisinés. Le Narrateur commente l’action :
Narrateur – Faust ne peut plus régner sur les pouvoirs
De la pègre, qu’il a fait venir avec ses envoûtements.
Nu, à la table du repas, il rit,
Attendu par les domestiques transformés en démons,
Il est en train de fêter avec des mets raffinés et savoureux,
Faust n’a plus qu’une heure à vivre
Puis, il doit être damné perpétuellement.48
129Sur scène, Faust est dénudé et forcé de manger sa propre recette, des nouilles au sésame. Les domestiques enfoncent la nourriture dans sa bouche, puis la renversent sur lui. Faust ne peut plus manger, alors les domestiques proposent de lui donner les nouilles pré-mâchées. À ce moment-là, ils passent la nourriture d’une bouche à l’autre et, finalement, ils la crachent sur son visage (planche VIII, figure 42).
130La nourriture change d’utilisation entre le début et la fin du spectacle. Dans les mains du chef Faust, sous forme d’ingrédients divers qu’il utilise pour préparer sa recette, elle représente l’humanité manipulée par la goinfrerie des plus puissants. En outre, sa consommation démesurée dans la scène finale et l’effet de dégoût incrimine la société américaine, et, par conséquent, la société occidentale et le capitalisme devenu vorace et malade.
131Ainsi, la nourriture sert de médium de critique et acquiert un nouveau registre : celui du dégoût. Alors qu’au début elle n’est utilisée que pour cuisiner, pratique assez courante au théâtre à ce moment-là (nous sommes au début des années quatre-vingt-dix) à la fin elle devient écœurante. De cette manière, la mise en scène de Faust/Gastronome introduit cet élément nouveau : l’aliment n’est pas considéré comme appétissant, mais comme dégoûtant, car Faust est nourri de manière excessive et de force. Plus encore, la nourriture est crachée et renversée. Elle n’est plus avalée, mais expulsée.
132Se rapprochant du nouveau millénaire, Schechner met en évidence les problèmes liés à la production alimentaire qui vont préoccuper le monde entier : productivisme agricole, maladies alimentaires, standardisation de l’alimentation et uniformisation du goût. Cette nouvelle approche à la nourriture sera retrouvée dans les années 2000, notamment dans le travail de Rodrigo García.
La société de consommation
133Dès la fin des années cinquante les retombées de la société de consommation naissante ont préoccupé de manière visionnaire le théâtre de Harold Pinter, comme on l’a déjà évoqué. La surabondance, la surconsommation et le gaspillage de la nourriture sont des sujets qui reviennent au théâtre de façon plus intense à partir des années quatre-vingt et jusqu’à nos jours. Plus encore, la culture du fast-food, à savoir les chaînes de restauration de masse, venues des États-Unis et répandues en Europe cette même époque, soulève des questions concernant l’alimentation industrialisée de mauvaise qualité. Ainsi, les termes de la « malbouffe » et de la « macdonaldisation », qui qualifient les nouvelles mœurs alimentaires, surgissent au cours des années quatre-vingt-dix. En même temps, le théâtre répond avec des pièces qui militent contre la consommation excessive et la nourriture « en plastique ».
La Baie de Naples : la nourriture abondante et écœurante
134La Baie de Naples, écrite et mise en scène par Joël Dragutin, a été représentée pour la première fois en 1985 au Théâtre 95 – Cergy-Pontoise49, puis dix ans plus tard, dans le même théâtre, avec quelques changements dans le texte50. L’intrigue de la pièce est la suivante. Trois hommes et deux femmes sont réunis autour d’une table énorme : ils participent à un dîner entre amis. Les personnages entremêlent leurs propos en composant une sorte de concert à cinq voix qui culmine en un délire de lieux communs et d’absurdités. Il s’agit en fait d’une conversation bourgeoise, qui se tisse à partir de banalités pour arriver à un paroxysme.
135Les mots automatiques et absurdes, accompagnés par la consommation de nourriture, amènent à une distorsion entre le corps et l’esprit. En réalité, l’idée de construire la pièce autour d’une table et pendant un repas lui est venue un jour qu’il était dans un restaurant :
Il s’agissait d’une conversation entre deux femmes qui confrontaient leurs expériences de vacances en Italie, faisant l’inventaire des avantages et des inconvénients rencontrés respectivement. Cette conversation a évolué très rapidement vers un délire de lieux communs et d’absurdités naïvement proférées, dont la conclusion pourrait résumer la teneur de l’échange : « Voyez-vous Madame, le vrai problème en Italie, c’est la langue ! »
Cette situation rencontrée n’est qu’une illustration de nombreuses scènes que chacun de nous a pu vivre, au cours de dîners, repas de famille…51
136Quand les spectateurs pénètrent dans la salle, les cinq comédiens sont déjà sur scène, assis autour d’une grande table ronde ; leur dîner paraît avoir déjà commencé. Selon le metteur en scène52, cette solution fait que les spectateurs se sentent comme des intrus, comme s’ils entraient chez les gens. La table est couverte d’une nappe blanche et de grands plats, pleins de nourriture, sont disposés dessus. Les propos des personnages sont rapides, voire hystériques ; ils hurlent et mangent en même temps.
137La nourriture n’a rien d’appétissant. Les plats se succèdent, alors que l’ordre du repas n’a pas de sens. Après le dessert, on sert une choucroute géante, puis du fromage, un plat avec une montagne de riz et des brochettes posées verticalement, une assiette de charcuterie en forme de tour couverte de jambon et à la fin, on prend le petit-déjeuner.
138Tous les plats sont comme des sculptures faites d’aliments. Ils ont un aspect ridicule créé par leur présence imposante, leur forme et leur surabondance. Les personnages mangent avec les doigts, le gâteau se renverse par terre mais on le récupère et on le mange quand même, puis un personnage lance du riz avec sa fourchette en direction d’un autre.
139Il semble que le dîner, le déjeuner et le petit-déjeuner se confondent ; les personnages se confondent aussi, car ceux-ci changent de nom au cours du spectacle. Selon Joël Dragutin, il s’agit d’un « repas interminable : un rituel qui continue interminablement ». Cette « mise en théâtre du repas » repose principalement sur l’utilisation de la nourriture réelle. Effectivement, Joël Dragutin estime que si la nourriture était fausse, tout deviendrait esthétique et allégorique :
Souvent, dans la plupart de mes spectacles, on mange. Il y a une sensualité dans la nourriture, un ancrage dans la réalité qui donne en fait un ancrage au réel. Le fait de manger sur scène n’est pas du tout innocent : je n’aime pas trop les spectacles où on fait semblant de manger. Donc, là il y a une espèce d’ancrage organique qui fait qu’il y a un effet de réalité fort. Et la folie apparaît encore plus grande, ce qu’ils disent apparaît encore plus fou, parce qu’ils mangent vraiment.
La tournée à l’étranger et les différentes réactions suscitées
140Le spectacle a tourné dans le monde : en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada et à l’URSS, suscitant des réactions diverses dans chaque pays. La tournée a eu lieu pendant une année très significative pour l’histoire mondiale : l’an 1991. Cette année-là, le communisme allait s’écrouler, faisant place à un capitalisme considéré comme vainqueur. La tournée de La Baie de Naples a coïncidé avec ce grand changement historique et le commencement d’une nouvelle ère.
141À New York, les spectateurs du théâtre La Mama ont beaucoup ri lors de cette représentation où ils voyaient un aspect exotique : des Français qui mangeaient beaucoup. Selon Joël Dragutin : « Ils ne voyaient pas que c’était une critique de la société de consommation ». Ceci était peut-être dû à la notion différente qu’ont les Américains du repas : ils mangent en famille dans des fêtes, ou entre amis lors des garden parties. Ils ne partagent donc pas de repas entre amis de la même façon que cela se pratique en France. Selon J. Dragutin, le public new-yorkais voyait dans La Baie de Naples une parodie du comportement des Français.
142Ainsi, les propos du critique G.S. Bourdain pour le New York Times se concentrent principalement sur les dialogues entre les personnages et l’utilisation de vraie nourriture :
C’est beaucoup plus amusant d’aller voir les gens dans La Baie de Naples de Joël Dragutin, que de dîner réellement avec eux, puisque, au cours de la soirée, ils prononcent tous les clichés jamais entendus à table.53
143En Angleterre54, les spectateurs britanniques ont beaucoup apprécié la représentation, faisant des parallèles avec leurs propres coutumes. Ils ont remarqué que si cela s’était déroulé chez eux, les personnages auraient passé le temps avec une tasse de thé et auraient échangé leurs répliques avec un gâteau à la main.
144Cette optique s’éloigne de la vision trop « touristique » des spectateurs américains. Elle se place dans un contexte de comparaison de coutumes sociales et alimentaires des deux peuples ; alors que les Français partagent un repas abondant dans la convivialité entre amis, les Britanniques sont plus distants et consomment de petites quantités de mets à l’heure du thé.
145Cependant, les réactions qui ont placé le sujet du spectacle dans ses vraies dimensions ont été celles des soviétiques durant la dernière année du régime communiste. Le spectacle a été représenté à Moscou, à Leningrad et à Kalinine. En 1991, la Russie vivait une grave crise alimentaire55 et les représentations de La Baie de Naples ont coïncidé avec cette situation.
146Une tonne de matériel a été transportée de France, avec les éléments du décor, les costumes et les accessoires et, bien sûr, la nourriture qu’on allait utiliser dans le spectacle. Les aliments ont été placés dans des containers avec frigorifique. On a dû transporter tous les aliments de France, puisque à l’époque ils étaient introuvables en URSS.
147Pendant les représentations dans les trois villes, le public a réagi violemment, scandalisé par l’image de la surabondance des mets sur la scène d’un théâtre, alors que le pays était ravagé par la faim. Selon le metteur en scène, cette expérience a mis en évidence un « télescopage de deux problématiques » ; celle d’un pays de l’Ouest, caractérisé par la société de consommation, en mal d’aspirations spirituelles et celle des pays de l’Est qui se situaient dans une situation différente.
148Avec la tournée en URSS, La Baie de Naples a acquis une signification différente. Le gaspillage de nourriture et les réactions scandalisées des spectateurs ont mis en lumière l’opposition de deux mondes. Le contraste entre les deux sociétés a souligné le conflit entre les deux systèmes politiques et La Baie de Naples, qui était au départ une pièce sociale dénonçant la société de consommation, est devenue une pièce politique.
La nourriture plastique et la bataille des aliments chez Rodrigo García
149Le travail de Rodrigo García, resté longtemps ignoré, est devenu à partir des années quatre-vingt-dix un point de référence du théâtre alternatif en Espagne. Dans les années 2000 il a été reconnu en Europe et surtout en France, pour ses pièces comme pour les mises en scène qu’il fait de ses pièces56. Ces dernières sont construites comme des collages, ou comme des assemblages de fragments qui peuvent être des actions, des poèmes visuels, des monologues ou une approche de la danse contemporaine. Des éléments provenant des arts plastiques, de la performance et du happening sont présents également. La mise en scène joue donc un rôle très important puisque le texte est fragmentaire dans un spectacle caractérisé par l’image. García, étant à la fois l’auteur et le metteur en scène, semble écrire pour le plateau, en pensant déjà à la mise en scène.
150Chez Rodrigo García, la nourriture et la boisson deviennent une arme symbolique, destructrice, surtout pour viser la société de consommation. Si dans Notas de cocina (Notes de cuisine) l’histoire se tisse autour de deux hommes essayant de séduire une femme à travers la gastronomie et où la nourriture était fraîche et cuisinée, dans les mises en scène suivantes la nourriture et la boisson proviennent de la restauration rapide et sont d’abord ingurgitées, puis rejetées avec dégoût.
151Les hamburgers, les frites, le coca-cola, bref, les aliments provenant des chaînes de restauration rapide, telle McDonald’s, apparaissent entre 2000 et 2003, afin de dénoncer non seulement les mauvaises habitudes alimentaires, mais aussi les conséquences dans la vie sociale, à savoir le manque de communication à table. Dans After Sun (2000) les deux comédiens font griller des steaks hachés devant le public, comme des employés de McDonald’s. Ainsi, le monde est comparé à la chaîne américaine : uniformisation due à la globalisation, production de masse et consumérisme. Dans La historia de Ronald, el payaso de McDonald’s (L’histoire de Ronald, le clown de McDonald’s) (2003) la référence à la chaîne alimentaire américaine s’amplifie. Selon le critique Pablo Ley, il s’agit
du symbole d’un paradis saisissable, mais aussi de la métaphore d’un univers dans lequel tout est phagocyté par la chaîne de production industrielle au service d’un homme dont la seule option vitale est, à la fin de la chaîne productrice, de consommer sans aucune possibilité de plaisir.57
152Au début du spectacle, les trois comédiens se présentent devant le public se rappelant l’importance de McDonald’s dans la vie de chacun. Pendant ce temps, une lumière intense tombe sur un « Happy meal » contenant un hamburger, des pommes frites et du Coca-Cola. Puis, ils se déshabillent et donnent l’impression de se baigner, pendant presque deux heures, dans des produits alimentaires contenus dans des cannettes en métal ou dans des boîtes en plastique. Du lait, du vin, des jus et des boissons gazeuses inondent l’espace scénique sur lequel sont disséminés, écrasés, renversés des aliments divers, comme de la nourriture pour chiens, des légumes, mais aussi de Fabada asturiana, un potage venant des Asturies, contenant des haricots, du lard et des boudins.
153Ce mélange produit une odeur nauséabonde, de fermentation et de pourriture. En réalité, il s’agit d’une représentation de ce qui se passe dans l’estomac au moment de la digestion. Le corps extérieur des acteurs est inondé d’aliments, tout comme l’estomac, qui les modifie et les transforme en nutriments pendent le processus digestif. Ce qui est alarmant est la mise en évidence de la mauvaise qualité d’aliments consommés.
154Esther Montero demande à Rodrigo García pourquoi il y a une telle obsession de la destruction d’une si grande quantité de nourriture sur scène. L’auteur répond :
Pour moi, le sujet de la distribution de la nourriture dans le monde est fondamental. L’Europe et les États-Unis tiennent toute la nourriture et les autres n’ont rien. […] Ces trois pièces58 sont politiques et claires. En un sens je fais un théâtre anti-globalisation. C’est contradictoire parce que, d’autre part, je n’arrête pas de casser de la nourriture sur scène.59
155Les thèmes de la torture et de la violence dans le monde contemporain et les retombées de la société de consommation sont reliés sur le plateau à la fois dans La historia de Ronald, el payaso de McDonald’s et dans Jardinería humana (Jardinage humain) (2003) : « Le corps y est pris entre cruauté et plaisir, jusqu’à être éventuellement enterré sous un conglomérat de spaghettis à la sauce tomate »60 (planche VIII, figure 43).
156Au fur et à mesure, les spectacles de Rodrigo García se basent de plus en plus sur une image écœurante de la nourriture et de la boisson, sur sa mauvaise qualité et sa mauvaise odeur. Au niveau artistique, elles sont employées comme des peintures : les comédiens créent avec elles et avec leurs corps des toiles vivantes. Ces images sont cruelles, violentes, aux couleurs vives, malodorantes et souvent dégoûtantes.
157Les personnages anonymes qui peuplent la scène rejettent ces aliments en les mastiquant, les crachant, les vomissant presque. Chez García, le corps humain se trouve en une bataille constante avec les aliments, paradoxe qui exprime avec cruauté le désarroi dans le monde actuel. La nourriture, étant sensée d’alimenter l’organisme pour sa survie, apparaît aujourd’hui comme ennemi du corps humain. Au lieu d’un rapport harmonieux entre alimentation et santé, on a affaire à une subversion de cet ordre, car l’alimentation peut mener à la maladie et même à la mort.
158Les spectateurs sont souvent choqués par cette vision du rapport entre le corps et la nourriture. Par exemple, lors de la première du spectacle Accidens (Matar para comer) [Accidents (Tuer pour manger)] en 2007 en Italie, les spectateurs se sont révoltés à cause de la présentation en scène d’un homard que l’on jette vivant dans de l’eau bouillante : la représentation a dû être annulée. Tuer pour manger fait partie du système de survie. Alors que dans la vie quotidienne, caché en cuisine pour préparer un crustacé paraît normal, cet acte acquiert une dimension différente et peut devenir outré lorsqu’il est montré sur une scène. García se base sur ce concept de la limite entre ce qui est représentable et ce qui ne l’est pas. En produisant un choc, il essaye de secouer la conscience commune, à la manière des artistes futuristes et dada, au début du xxe siècle.
Les nouveaux besoins du théâtre contemporain
Réalisme, rituel, convivialité : le retour
159Après avoir étudié quelques spectacles de 1975 jusqu’à nos jours, il est intéressant de s’interroger sur le besoin du théâtre contemporain de se diriger vers l’introduction de l’art culinaire et la consommation alimentaire au sein du théâtre. Dans tous les spectacles analysés dans cette partie, les créateurs utilisent de vraies victuailles et breuvages. Ce fait renvoie à la présence de vrais mets et boissons sur scène dans le théâtre réaliste et naturaliste de la fin du xixe siècle (qui se prolonge jusqu’au début du xxe siècle). Or ce retour à l’utilisation d’accessoires vrais prend aujourd’hui de nouvelles formes.
160D’un côté, la nourriture apparaît sur la scène et est consommée par les acteurs : tel est le cas de La Baie de Naples et Catherine, mais aussi des deux séquences du Dernier Caravansérail. Dans ce dernier spectacle, la nourriture, par son image et par sa consommation, donne vie à l’histoire racontée, la rendant plus vivante, crédible et actuelle. D’autre part, dans Catherine, la nourriture et la boisson ont une fonction symbolique, recréant le monde et les situations dans les histoires récitées. Enfin, dans La Baie de Naples la nourriture, par sa nature réelle et son image exagérée, donne l’effet d’un réalisme distordu.
161Plus encore, dans les trois cas, la consommation d’aliments sur scène enrichit le jeu des acteurs au-delà d’une simple interprétation réaliste ou naturaliste. La mastication, les gorgées, les joues pleines de nourriture sont quelques manifestations du corps en train de s’alimenter qui impliquent des situations comme l’élocution empêchée, la déformation du visage ou le postillon provoqué par la nourriture. De cette manière, la manducation rend la « carnalité » du personnage/acteur plus explicite. Sa chair est en vue, elle se transforme au cours de l’absorption d’aliments et de boissons. La bouche est, elle aussi, en vue. Elle acquiert une nouvelle fonction, au-delà du parler, puisqu’elle mange et boit. Ainsi, la dimension biologique du personnage et de l’acteur deviennent plus intenses que dans le théâtre naturaliste. Le personnage et l’acteur se confondent et s’unifient dans un corps unique qui s’alimente, qui boit et qui digère.
162D’un autre côté, la nourriture est cuisinée sur scène par les acteurs (Variaciones sobre un Concierto barroco, Testigo de las ruinas, L’Incroyable histoire de M. Pla, Hymne national, Faust/Gastronome, Cendres de Brecht et After Sun). Plus qu’à l’image de la nourriture, les créateurs contemporains s’intéressent davantage à sa matière organique : les différents ingrédients, la nourriture crue et cuisinée, les odeurs qu’elle dégage, son goût.
163Cette sensorialité qui accompagne la présence scénique de la nourriture et de la boisson marque un besoin primordial pour le théâtre contemporain. D’une part, au niveau esthétique, les aliments sur scène servent d’antipode à l’utilisation propagée de nouvelles technologies au théâtre ; leur nature vivante (texture variée, couleurs, odeurs) s’oppose à la réalité virtuelle des arts numériques. D’autre part, au niveau social, le théâtre met en valeur les plaisirs presque oubliés de la cuisine (acte de cuisiner) et de la consommation des mets de qualité. Les créateurs diffusent ce message soit en dénonçant la nourriture industrielle « en plastique » (Rodrigo García), soit en présentant les plaisirs de la cuisine traditionnelle et de la convivialité au sein de leur spectacle (Els Joglars, Opera Transatlàntica, diplous Éros).
164La présence scénique de la nourriture, surtout lorsqu’il s’agit de son partage entre acteurs et spectateurs, ajoute une dimension de rituel. Le rituel est l’action à laquelle tous les membres d’une communauté participent de manière active. Cette participation peut transformer le statut ou l’identité du groupe de manière symbolique ou au sens propre. Cependant, la société moderne est incompatible avec l’existence du rituel et de la communauté. Ainsi, à partir de l’avant-garde des années soixante, les créateurs soulignent la nécessité de revenir à cette ritualisation et cette communion, oubliées. Ainsi, Peter Brook, en 1968, met en évidence cette urgence : « Bien sûr, de nos jours, comme de tout temps, il nous faut mettre en scène des rituels vrais. Mais pour exprimer des rites qui pourraient faire du théâtre une expérience enrichissante, de nouvelles formes sont nécessaires »61.
165Une de ces nouvelles formes introduites dans l’événement théâtral, à partir des années soixante, est le rituel de la table, qui s’est propagé de plus en plus ces trois dernières décennies. Celui-ci peut satisfaire ce besoin éprouvé par les créateurs et les spectateurs d’aujourd’hui. Dans les spectacles concernés, le public accepte avec intérêt et participe au rituel culinaire, car les liens entre spectateurs sont renforcés lorsqu’on partage les mets et les boissons.
166L’acte de cuisiner par les acteurs ou cours du spectacle s’inscrit également dans un rituel scénique. Les actions sont précises et chronométrées. De plus, le temps pour préparer une recette est réel ; de cette manière, le temps théâtral n’est ni plus rapide ni plus lent, car la précision de la préparation d’un plat exige un temps réel. Au-delà de la ritualisation de l’acte de cuisiner sur scène, la question du temps marque une nouvelle préoccupation pour les spectateurs d’aujourd’hui. Dans l’ère post-moderne, le temps est devenu une valeur de commodité : pensons au repas pour micro-ondes, qu’il suffit de cuire en une minute pour qu’il soit prêt à la consommation. Ceci est un exemple qui démontre la fétichisation du temps à l’heure actuelle, puisque aujourd’hui moins de temps on passe pour faire quelque chose, mieux c’est. Le temps nécessaire pour cuisiner, jugé trop long de nos jours, revient comme un rappel dans les spectacles. De cette façon, il souligne la déviation du sens que le temps a pris.
La dimension politique de la nourriture au théâtre
167Les années soixante62, tant en Europe qu’aux États-Unis, ont marqué une période de rébellion, de révolte, d’espoir pour la paix et la répression de l’esprit conservateur. Le travail des artistes de l’avant-garde de cette période, qui utilisent de la nourriture et de la boisson dans leurs performances, happenings et spectacles a été analysé dans la troisième partie. Or la présence scénique de la matière alimentaire a proliféré par la suite : la présence des nourritures et des breuvages, la préparation des plats et leur consommation sont devenus des phénomènes courants à partir du milieu des années soixante-dix et continue à se multiplier à l’heure actuelle.
168La multitude de spectacles étudiés dans la présente partie montre cet intérêt renouvelé des créateurs pour la cuisine et l’alimentation au théâtre. Quelle est l’évolution politique mondiale de ces trente-cinq dernières années, pourquoi et comment favorise-t-elle ce sujet ? Après une forte conscience politique de la part des artistes et du public durant les années soixante, quelle est la place de la politique au théâtre par la suite ? En ce qui concerne la nourriture au théâtre, est-ce qu’elle sert de symbole politique dans une société qui se veut apolitique ?
169Richard Schechner63 commente la position apolitique des artistes dits d’avant-garde actuelle, dont la pratique artistique appartient à une gauche apolitique, une gauche de mode plutôt qu’à une gauche ouvrière, telle qu’elle a existé dans les années soixante. Effectivement, dans les spectacles étudiés dans cette partie, il n’y a pas de protestation politique aussi directe et explicite que dans les spectacles du Bread and Puppet, qui faisaient circuler à haute voix les messages politiques qu’ils abordaient.
170Néanmoins, la préoccupation politique est très présente dans toutes les mises en scène analysées, où la présence scénique de la nourriture et de la boisson acquiert une dimension politique particulièrement forte. De cette manière, on a affaire à une expression ouverte des préoccupations politiques des créateurs de théâtre à travers la mise en valeur de la matière alimentaire au sein de l’événement théâtral. Comment la situation politique internationale a-t-elle évolué à partir du milieu des années soixante-dix jusqu’à nos jours ? Comment ont été évoquées ses nouvelles données au théâtre à travers la métaphore culinaire ?
171Après l’échec de la révolution politique des années soixante, la mort du modèle économique marxiste et l’imposition de l’économie du marché capitaliste, les réformes politiques en faveur de l’homme ordinaire ont diminué. En dépit de cette indifférence de la part de la politique mondiale, l’homme ordinaire devient un thème central dans les arts. Au théâtre, il envahit la scène à travers la représentation scénique de sa vie quotidienne, où s’inscrivent les actes de cuisiner, de manger et de boire.
172Ainsi, l’aspect biologique de l’homme est mis en évidence. L’acteur, mais aussi le spectateur, se nourrissent pendant la représentation. L’homme ordinaire, caractérisé par l’acte quotidien de cuisiner, de manger et de boire, devient central dans les spectacles. Le sujet de l’alimentation et, plus généralement, de la survie biologique, est négligé par la politique mondiale actuelle, qui dévalorise la question de l’alimentation au profit de l’économie des grandes entreprises mondiales.
173De cette manière, le marché alimentaire se soucie plus de la production massive des produits comestibles que de leur qualité nutritive. Parallèlement, la société de consommationrenforce un style de vie qui favorise la manducation d’une nourriture malsaine en dépit de la santé et du bien-être. Dans les spectacles étudiés, cette préoccupation politique se manifeste à travers la présence scénique d’aliments industriels ou bien par son contraire, à savoir la mise en valeur de la cuisine traditionnelle et la consommation de produits de qualité. Plus encore, la surabondance et le gaspillage d’aliments devient une préoccupation dominante.
174Un autre sujet touché par les créateurs à travers l’image et la consommation scénique de la nourriture est un système globalisant : la mondialisation. La perte de l’identité nationale dans un monde qui devient uniforme préoccupe les artistes du théâtre, qui utilisent dans certains spectacles des recettes de la cuisine traditionnelle afin de marquer les différences culturelles entre les ethnies ou les entités religieuses.
175L’immigration constitue un thème qui préoccupe les spectacles les plus récents, à savoir ceux réalisés durant la première décennie de notre ère. D’une part, la guerre, la dictature ou la pauvreté forcent les peuples à l’immigration : la faim et le changement des habitudes alimentaires des gens migrateurs sont traités par le théâtre actuel. D’autre part, un autre système globalisant, à savoir le fondamentalisme religieux, renforce les conflits entre les différentes religions pour conduire jusqu’à la guerre. La nourriture est présente au théâtre pour nous montrer les conséquences tragiques des persécutions religieuses dans l’histoire, en mettant en lumière le niveau humain.
176Finalement, durant les dernières décennies du xxe siècle, les artistes s’interrogent sur l’histoire, à savoir la première et la seconde guerre mondiale, mais aussi les régimes totalitaires, tels que le nazisme et le communisme. Dans cette valorisation de l’histoire, la terre devient une sorte de cuisine énorme dans laquelle les puissants cuisinent son avenir. Les peuples ne sont que des ingrédients pour un plat qui va nourrir les plus puissants et tuer les plus faibles. La nourriture devient alors symbole politique qui touche le microcosmique et s’étend jusqu’au macrocosmique.
Notes de bas de page
1 Flandrin J.-L., « Conclusion », in J.-L. Flandrin et J. Cobbi (dir.), Tables d’hier, tables d’ailleurs, Paris, Éditions Odile Jacob, 1999, p. 493.
2 Durkheim É., Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1960 [1re édition : 1912], p. 481.
3 Flandrin J.-L., Chronique de Platine, pour une gastronomie historique, Paris, Éditions Odile Jacob, 1992, p. 79.
4 Banu G., L’Acteur qui ne revient pas. Journées de théâtre au Japon, Paris, Gallimard, 1993 [1re édition : 1986], p. 161.
5 Pradier J.-M., « Le public et son corps », op. cit., p. 30.
6 Ibid.
7 Brillat-Savarin A., La Physiologie du goût, Paris, Flammarion, 1982 [1re édition : 1826], p. 19.
8 Le peintre américain, Jackson Pollock, a introduit en 1947 une peinture gestuelle (action painting), marquée par la technique du dripping (projection de peinture sur la toile posée au sol).
9 Féral J., « Entre performance et théâtralité : le théâtre performatif », Théâtre/Public, no 190, troisième trimestre 2008, p. 28.
10 Corbeau J.-P. et Poulain J.-P., Penser l’alimentation. Entre imaginaire et rationalité, Paris, Éditions Privat, 2002, p. 110
11 Variaciones sobre un Concierto barroco a été présenté en 1998 au Théâtre Teresa Carreño à Caracas, puis, en 1999 au Studio 10 Three Mills Island dans le cadre du Festival international de théâtre de Londres (LIFT). Interprètes principaux : Jennie Rodriguez, Alain Damas, Antonio Delli, Giovanna Sportelli ; création, scénographie, production (Caracas) : Edwin Erminy ; mise en scène : Vicente Albarracín ; production (Londres) : Pamela Howard.
12 Montezuma ou Motecuhzoma : il a régné sur les Aztèques de 1503 à 1520.
13 Fernando, Hernando ou Hernán Cortés, né en 1485 à Medellín, à Extremadura.
14 Entretien avec Pamela Howard, Londres, le 22 novembre 2001. Toutes les citations de Pamela Howard proviennent de cet entretien, sauf indication contraire.
15 Viner B., « “TV chef”, une spécialité très britannique », Courrier International, hors série, mars 2002, p. 15.
16 Howard P., What is Scenography ?, Londres, Routledge, 2001, p. 117-118.
17 Lieu de représentation : La Cartoucherie, Théâtre du Soleil ; interprètes principaux : Duccio Bellugi-Vannuccini, Serge Nicolaï, Maurice Durozier, Shaghayegh Beheshti ; mise en scène : Ariane Mnouchkine ; espace : Guy-Claude François ; scénographie : Serge Nicolaï, Duccio Bellugi-Vannuccini ; costumes : Marie-Hélène Bouvet, Nathalie Thomas, Annie Tran, Elisabeth Jacques ; maîtres des cuisines : Ly That-Vou, Nissqy Ly, Azizullah Hamrah, Gholam Rezah Hosseini.
18 Les deux séquences qui seront étudiées, appartiennent à la deuxième version du Dernier Caravansérail, qui a été présentée à partir de novembre 2003, à la Cartoucherie de Vincennes.
19 La compagnie Mapa Teatro a été fondée à Bogota en 1984 par les artistes Heidi, Elizabeth et Rolf Abderhalden, produisant des spectacles où les frontières entre les différentes disciplines artistiques sont transgressées.
20 Il s’agit du philosophe Antanas Mockus.
21 Barthes R., « Reading Brillat-Savarin », in M. Blonsky (dir.), On Signs, Baltimore MD, Johns Hopkins University Press, 1985, p. 61-75.
22 Angeles P.A., The Harper Collins Dictionary of Philosophy, op. cit., p. 224.
23 Lieu de représentation : Teatro Romea (Barcelone) ; première représentation : 15 septembre 1997 ; interprètes principaux : Jesús Agelet, Ramon Fontserè, Minnie Marx ; mise en scène et scénographie : Albert Boadella ; costumes : Mariel Soria.
24 Petit village de pêcheurs en Catalogne où est né Salvador Dalí.
25 Boadella A., « La Obra », Programme de La increíble historia de Dr. Floit et Mr. Pla, Compagnie Els Joglars, 1997.
26 Lieu de représentation : Théâtre Théseion, Athènes ; première représentation : novembre 2001 ; interprètes principaux : Angheliki Papoulia, Ghiorgos Valaïs, Electra Kopelouzou ; mise en scène : Michael Marmarinos ; dramaturgie : Nikos Flessas ; scénographie : Yorgos Sapoutzis.
27 Entretien avec Nikos Flessas. Athènes, le 10 juillet 2002. Toutes les citations correspondent à cet entretien.
28 Thouvenot C., « La soupe dans l’histoire », in Cultures, Nourriture…, J. Duvignaud et C. Khaznadar (dir.), op. cit., p. 153.
29 Lieu de représentation : Festival de théâtre de Spielart, Munich ; première représentation : novembre 2001 ; interprètes principaux : Judith Al Bakri, Judith Diamantstein, Felicitas Ott ; mise en scène et scénographie : Eva Diamantstein ; costumes : Doris Wenzel.
30 Lieu de représentation : Festival d’Avignon, dans le cadre du « Théâtre ouvert » ; première représentation : 30 juillet 1975, puis au Théâtre des Quartiers d’Ivry, en 1976 ; interprètes principaux : Nada Strancar, Marcel Bozonnet, Christian Desgrugillers ; mise en scène : Antoine Vitez ; scénographie : Michel Raffaelli.
31 Léonardini J.-P., Profils perdus d’Antoine Vitez, Paris, Messidor, 1990, p. 24.
32 Vitez A., « Antoine Vitez : Catherine d’après Les Cloches de Bâle d’Aragon », N. Collet et F. Rey (propos recueillis par), Théâtre/Public, no 5-6, juin-août 1975, p. 25.
33 Copfermann É., Conversations avec Antoine Vitez…, op. cit., p. 150.
34 Vitez A., « Antoine Vitez… », art. cit., p. 25.
35 Texte écrit en décembre 1975, tiré du programme du spectacle et inclus dans le livre : Vitez A., Écrits sur le théâtre, 2. La Scène 1954-1975, Paris, POL éditeur, 1995, p. 458.
36 Sallenave D., « Cinq Catherine », Digraphe, no 8, Paris, Éditions Flammarion, 1976, p. 155.
37 C’était la même réaction du public lors des premières représentations de L’Hymne national par la compagnie diplous Éros. Le concept d’une « mise en cène » était tout neuf pour le théâtre athénien, produisant une gêne chez les spectateurs.
38 Barba E., Cendres de Brecht, Y. Liébert et E. Barba (version française), in B. Dort et J.-F. Peyret (dir.), Bertolt Brecht 2, Paris, Éditions de l’Herne, 1982, p. 254. Cette étude se base sur la première version du texte, publiée en français.
39 Gagnon O., « L’Odin Teatret à New York, Cendres de Brecht et Le Million », Jeu, no 33, Montréal, avril 1984, p. 287.
40 Banu G., « Les cendres », Théâtre/Public, no 46-47, juillet-octobre 1982, p. 88.
41 Le terme « kulinarisch » (« culinaire ») a été utilisé par Brecht afin de désigner l’art, le théâtre et l’opéra qui fonctionnent comme la nourriture auprès d’un public bourgeois. Cf. Brecht B., Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny [1930, 1939], in Écrits sur le théâtre, t. 2, J. Tailleur et E. Winkler (traduit par), Paris, L’Arche Éditeur, 1979, p. 324-335.
42 Les représentations de Mère Courage ont commencé au mois de février 1975, dans le Performing Garage, à New York.
43 Schechner R., Performance Theory, op. cit., p. 153.
44 Thomson P. et Gardner V., Brecht : Mother Courage and Her Children, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 115.
45 Lieu de représentation : La Mama, New York ; première représentation : février 1993 ; interprètes principaux : Jeff Ricketts, Becke Wilenske, Ulla Neuerburg ; mise en scène : Richard Schechner ; scénographie : Chris Muller, Constance Hoffman ; costumes : Constance Hoffman.
46 Plusieurs répliques dans ce monologue sont tirées directement de Dr. Faustus de Marlowe.
47 Schechner R., Faust/Gastronome, 1re partie, scène 1, texte inédit, [Archives personnelles de Richard Schechner].
48 Schechner R., Faust/Gastronome, op. cit., 2e partie, scène 4.
49 Lieu de représentation : Théâtre 95 – Cergy-Pontoise ; première représentation : mai 1985 ; interprètes principaux : Jean-Claude Bonnifait, Joël Dragutin, Françoise D’Inca ; mise en scène : Joël Dragutin.
50 Une reprise a eu lieu en 2001 dans le même théâtre.
51 Dragutin J., La Baie de Naples/La Passionaria, I. Sadowska-Guillon (propos recueillis par), L’Avant scène-Théâtre, no 805, 1er mars 1987, p. 48.
52 Entretien avec Joël Dragutin, le 29 juin 2004 à Cergy. Toutes les citations de Joël Dragutin correspondent à cet entretien, sauf indication contraire.
53 Bourdain G.S., « Theater in Review », The New York Times, 12 juin 1991.
54 La Baie de Naples a été représentée à Newcastle, au New Victoria Theatre.
55 L’Union européenne a envoyé une aide alimentaire d’urgence en URSS.
56 Les pièces écrites et mises en scène par Rodrigo García qui sont commentées dans ce chapitre : 1) Notas de cocina. Lieu de représentation : Teatro Pradillo (Madrid) ; première représentation : 3 novembre 1994 ; interprètes : Miguel Ángel Altet, Celia Bermejo, Gonzalo Cunill ; mise en scène et scénographie : Rodrigo García. 2) After Sun. Lieu de représentation : Xe Rencontre internationale du drame grec antique de Delphes ; première représentation : 3 juillet 2000 ; interprètes : Patricia Lamas et Juan Loriente ; mise en scène et scénographie : Rodrigo García. 3) La historia de Ronald, el payaso de McDonald’s. Lieu de représentation : Sala Cuarta Pared (Madrid) ; première représentation : 27 février 2003 ; interprètes principaux : Rubén Ametllie, Juan Loriente, Juan Navarro ; mise en scène et scénographie : Rodrigo García. 4) Jardinería humana. Lieu de représentation : Théâtre national de Bretagne ; première représentation : janvier 2003 ; interprètes principaux : Idurne Arkúe, Nico Baixas ; mise en scène et scénographie : Rodrigo García. 5) Accidens (Matar para comer). Lieu de représentation : Teatro Mercadante de Prato ; première représentation : 2004 ; interprète : Juan Loriente ; mise en scène et scénographie : Rodrigo García.
57 Ley P., « El hombre podrido », El País, 16 mai 2003.
58 Les deux pièces qui font partie de la trilogie sont Compré una pala en Ikea para cavar mi tumba (J’ai acheté une pelle chez Ikea pour creuser ma tombe) et Jardinería humana (Jardinage humain).
59 Montero E., « El lado oscuro del payaso », El Mundo (edición Madrid), 25 février 2003.
60 Le Tenneur H., « Rodrigo García : c’est la vie qui est obscène ! », Aden, no 267, semaine du 19 au 25 novembre 2003, p. 2.
61 Brook P., L’Espace vide. Écrits sur le théâtre, op. cit., p. 67.
62 Cette ère dure en réalité à partir de la fin des années cinquante jusqu’au milieu des années soixante-dix.
63 Schechner R., « L’avant-garde et les systèmes globalisants », Théâtre/Public, no 190, troisième trimestre 2008, p. 8-17.
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