Troisième partie. La métaphore culinaire, la nourriture comme médium artistique et la manducation partagée dans l’avant-garde
p. 181-234
Texte intégral
Pour le dîner les hommes de toutes les conditions font trêve aux affaires. Pour dîner le banquier retire ses mains de l’or ; c’est pour dîner que le musicien fait vibrer ses sons harmonieux ; pour le dîner le poète rime ; c’est pour dîner que le médecin guérit et pour mieux dîner lui-même certain Tartuffe nous prêche l’abstinence ; c’est pour dîner que l’orateur fascine et pour dîner lui-même le cuisinier fricote ; c’est pour dîner que le mendiant prie et pour dîner que le charlatan s’agite, que le capitaine commande et que le soldat se bat. Tous ces maux, toutes ces nécessités fictives de l’organiasation sociale ont un seul but : le dîner.
Favre J., Dictionnaire universel de cuisine, vol. 2, Paris, Librairie-Imprimerie des Halles et de la Bourse du commerce, 1891, p. 735
Les débuts des avant-gardes historiques
La fête carnavalesque
1Pendant qu’Antoine accroche ses quartiers de viande sur la scène du Théâtre-Libre (Les Bouchers, 1888) et Paul Fort remplit la scène et la salle d’odeurs au Théâtre d’art (Cantique des Cantiques, 1891), un autre événement théâtral a lieu dans la même période et dans la même ville, Paris. C’est au Théâtre de l’Œuvre, dirigé par Aurélien Lugné-Poe, qu’une véritable bombe va exploser. Il s’agit d’Ubu roi d’Alfred Jarry, caractérisé comme la première pièce importante de l’avant-garde1. Ce terme réunit des pièces qui ont une posture politique, rejettent les institutions et les valeurs sociales et les conventions artistiques établies et, bien sûr, éprouvent un antagonisme envers le public, qui représente l’ordre existant. De cette façon, les artistes de l’avant-garde utilisent une technique de scandale systématique afin d’attirer l’attention du public sur leurs convictions.
2Dans la première période du théâtre de l’avant-garde, les créateurs puisent dans le primitif et, entre autres, dans le carnaval des temps anciens, exemplifié dans les Saturnales romaines, la Fête des fous de l’époque médiévale et Mardi gras. L’étymologie du mot « carnaval » provient du latin (« carne » = viande et « vale » = adieu) ; plus encore, le verbe « carnelevare » signifie, dans l’idiome de Pise, « enlever la viande »2. Christopher Innes explique la liaison de ce type de théâtre avec le carnavalesque :
Les qualités carnavalesques définissent le théâtre de l’avant-garde. Plus précisément, on met l’accent sur la production théâtrale en tant que processus créateur, fait qui s’oppose au produit artistique figé de l’esthétique du classicisme. Davantage, il y a une fusion entre les acteurs et le public, cassant ainsi la barrière entre théâtre et réalité afin de créer une comm-union de participants égaux.3
3L’acte de manger et de boire est une fonction biologique4 de l’homme qui est mise en lumière par les artistes de l’avant-garde, inspirés directement du monde carnavalesque. Pour faire le lien entre le théâtre de la première période de l’avant-garde et le monde carnavalesque on va s’appuyer principalement sur l’ouvrage de Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance5, où l’esprit carnavalesque se traduit en termes littéraires, se basant sur l’œuvre de Rabelais en tant qu’exemple archétypique. Ainsi, il s’exprime à travers les thèmes gargἈantuesques d’appétit et d’imagerie excrémentielle et génitale et se base sur l’ambivalence et le grotesque.
Ambiance d’une époque : les années de banquets
4Tout comme les « dîners naturalistes » vont de pair avec le naturalisme6, il s’avère que l’avant-garde est aussi marquée par une période passée à table : la créativité exubérante et insolente du mouvement coïncide avec une série de banquets réunissant les artistes de l’époque.
5Mais, le banquet marque toute la Belle Époque. Les bourgeois, exemptés d’impôts et menant une vie de luxe, abrutissent le peuple de manière systématique, leur promettant du progrès et de l’absinthe pas cher. Toutefois, comme tous les autres, les artistes se réunissent aussi autour de la table, dans une époque où l’institution du salon littéraire a été remplacée par les réunions dans les cafés où l’on dîne. Shattuck affirme :
Pour Paris, ce fut l’époque des banquets. Le banquet était devenu le rite suprême. Arbitre de la mode, des arts et de tous les plaisirs, la capitale intellectuelle du monde entier célébrait sa vitalité autour d’une grande table chargée de victuailles et de vins.7
6Deux banquets sont mémorables : en 1895 les revues rivales, Mercure de France et la Revue Blanche ont organisé en commun un dîner en l’honneur du poète belge, Émile Verhaeren dans une salle haute du Café Vachette. Or le poète ne pouvait pas y assister ; cette absence n’a affecté personne et le dîner a pris une existence autonome. Le dîner coïncidait avec l’époque du carnaval ; les convives ont bu sans retenue et, après quelques discours adressés au poète absent, un peintre a lu une lettre de Verlaine qui était alors malade8. Le peintre, beau, avec une voix chaude et portant une veste de soie brodée, a suscité l’admiration des dames. Les hommes qui y assistaient, jaloux, ont provoqué une bagarre et là-dessus la compagnie s’est transportée chez Bullier, un bal populaire dans le Quartier latin.
7Après la mort de Verlaine, un dîner de trois cents couverts a été organisé au Palais-Royal pour célébrer l’érection d’un monument en son honneur. Le discours principal a été prononcé par Charles Morice9. Cependant, la jeune génération a jugé que ce dernier était trop conservateur pour rendre hommage au « poète maudit ». Après quelques sifflets et des interruptions, de la vaisselle a commencé à être lancée entre les convives, faits qui ont provoqué une interruption brusque du banquet, qui a vite tourné en bagarre.
8Pendant cette « époque des banquets » plusieurs artistes ont été introduits sur scène, mêlant leur vie et leur art : « Leur vie rivalisait avec leur art d’une façon qui, même aujourd’hui, ne nous semble pas naturelle. Leur “jeu”, qui outrait encore la pièce exubérante que présentait la belle époque, fournit l’énergie dont on avait besoin pour changer de direction »10. Jarry et le Père Ubu, constituent l’exemple le plus frappant d’osmose entre le créateur et sa création.
Alfred Jarry et Ubu roi : un jeu d’enfant contre le public bourgeois
La viande est riche en toxines, mais il semble que la valeur nutritive soit en raison directe de la toxicité. La sueur est bien un toxique ; or n’est-il pas admis que si les hauts capitalistes deviennent ventripotents, c’est qu’on ne sert sur leur table que la sueur du peuple, déodorisée pour les délicats ?11
Alfred Jarry – ’pataphysicien, poète et alcoolique : une biographie de l’excès
9« Un cure-dents »12 a été la dernière chose qu’a demandée Jarry à son ami médecin et poète amateur, Jean Saltas, avant de mourir à l’hôpital de la Charité à Paris, le 1er novembre 1907. La mort du père du Père Ubu est causée par une intoxication alcoolique chronique aggravée par une méningite tuberculeuse. Saltas témoigne des derniers instants du poète :
Il y avait en effet quelque chose qui lui ferait grand plaisir. Je l’assurai qu’il l’aurait immédiatement. Il parla. Ce quelque chose était un cure-dents. Je sortis aussitôt pour aller lui en acheter et lui en rapportai tout un paquet. Il en prit un entre deux doigts de sa main droite. Une joie visible était sur son visage. Il semblait qu’il se sentait soudain rempli d’une grande aise […]. J’avais à peine fait quelques pas pour parler à l’infirmière que celle-ci me fit signe de me retourner : il expirait.13
10Mais que pourrait signifier un cure-dents et ce beau et absurde mot de la fin ? Daniel Accursi donne sa propre interprétation : « Le cure-dents est l’objet sans objet, l’outil inutile, ludique, gratuit, instrument du passe-temps. Mais il nettoie aussi la dent, la dent dure, celle qui sert à mordre, à déchirer, à insulter »14. D’ailleurs, M. Rougement, fabricant de cure-dents, dans un éloge des cure-dents prononcé en 1812, établit un parallèle entre « la plume d’un grand écrivain, et celle d’un gourmand, sous la forme de cure-dent »15.
11Quel grand paradoxe dans le cas de Jarry, puisque ce dernier passe la plus grande part de sa vie dans la pauvreté, éprouvant souvent la faim. Mais le cure-dents ne signifie pas pour lui l’objet qui « rend souvent à la mastication des parcelles d’aliments qui lui étaient échappées, et rappelle les mets divins dont se composait un bon repas »16. Le cure-dents ne représente pas la qualité hédoniste de la matière. Pour Jarry, le cure-dents c’est le « petit bout de bois » avec lequel Ubu réalise ses exploits ; c’est son arme minuscule dans un monde hallucinatoire.
12Il serait intéressant de juxtaposer le cure-dents de Jarry au dernier champagne de Tchékhov, qui, dans son réalisme poétique a comme dernier souhait de boire cette boisson, fine et effervescente, lyrique, claire et noble, considérée comme le plus spirituel des vins. Aux antipodes, Jarry fait une demande illogique : un petit bout de bois, inutile, qui ne lui offre aucune satisfaction organique, mais accomplit sa fantaisie délirante.
L’absinthe, « herbe sainte »17 et autres alcools
13La vie de Jarry ressemble plus à une fiction littéraire qu’à une survie biologique. Afin de s’adonner à un monde de rêve et d’hallucination, le poète boit d’énormes quantités d’alcool. Selon le témoignage de son amie Rachilde18 :
Jarry commençait la journée par absorber deux litres de vin blanc, trois absinthes s’espaçaient entre dix heures et midi, puis au déjeuner il arrosait son poisson, ou son bifteck, de vin rouge ou vin blanc alternant avec d’autres absinthes. Dans l’après-midi, quelques tasses de café additionnées de marcs ou d’alcools dont j’oublie les noms, puis, au dîner, après, bien entendu, d’autres apéritifs, il pouvait encore supporter au moins deux bouteilles de n’importe quels crus, de bonnes ou mauvaises marques.19
14Par cette ivresse incessante, il arrive à se débarrasser de sa propre identité et de sa propre personnalité pour devenir le personnage qu’il crée avec ses camarades d’école : le Père Ubu. Il avait une loquacité pleine de verve, ressemblant à une « machine habitée par quelque démon », comme l’affirme un ami du lycée Henri IV. Effectivement, l’incontinence de son langage est due à ses perpétuelles absinthes, selon Rachilde20.
L’alcool permit à Jarry d’accomplir sa bouffonnerie cruelle et l’envoya plus tôt dans la tombe. […] C’est ainsi que, par la boisson et l’hallucination, Jarry se métamorphosa lui-même en une personne nouvelle, vouée, au physique comme par l’esprit, à une fin artistique.21
15Jarry exprime sa foi en l’alcool. D’abord, encore écolier, il écrit un opéra « chimique » en un acte, intitulé Les Alcoolisés22. D’ailleurs, il transforme facilement son vice en vertu :
Quand ne sera-t-il plus besoin de rappeler que les antialcooliques sont des malades en proie à ce poison, l’eau, si dissolvant et corrosif qu’on l’a choisi entre toutes substances pour les ablutions et lessives, et qu’une goutte versée dans un liquide pur, l’absinthe, par exemple, le trouble ?23
16De plus, Jarry donne une sorte de conférence sur l’alcool à son amie Rachilde, qui a l’habitude de ne boire que de l’eau pure :
Vous vous empoisonnez, Ma-da-me […]. L’eau contient, en suspension, tous les microbes de la terre et du ciel, et vos sucreries, qui forment votre principale alimentation, sont des alcools à l’état rudimentaire qui saoulent bien autrement que des spiritueux convenablement expurgés par la fermentation de tous leurs principes nocifs.24
17Vers la fin de sa vie il abandonne l’habitude de l’absinthe et commence à boire de l’éther, comme s’il s’agissait d’une boisson quelconque. Répondant à Rachilde au sujet de cette nouvelle et étrange habitude il s’exclame : « Ça endort mieux, ça vous laisse les mouvements libres, ça sent bon, […] et ça détache ! »25. Un jour avant sa mort, il boit sa dernière bouteille de vin. Il demande à Rachilde de lui procurer une bouteille de Mariani, vin très prisé dans ce temps-là, afin de se fortifier avant sa sortie de l’hôpital. Son amie, avec la permission de ses médecins, lui envoie une bouteille, qu’il boit en une journée parce que, comme il disait, on n’avait plus rien à lui refuser.
Les banquets de Jarry
18Jarry est plus connu pour sa consommation d’alcool que pour sa gourmandise. Pendant ses dernières années il est tellement pauvre qu’il ne peut pas se procurer assez de nourriture pour manger. La mauvaise nutrition constitue une des raisons de sa mort prématurée. En revanche, quand il trouve de la nourriture en abondance, il devient une sorte de porc à la manière d’Ubu ; il consomme d’énormes quantités de nourriture.
19Les déraisonnements de la ’Pataphysique ont été la règle dans la vie de Jarry. Ainsi, rien n’échappe au renversement de toute convention, ni même le sens du repas où il inverse l’ordre des plats, commençant par le dessert et terminant avec la soupe26. Ainsi, il avait commandé un déjeuner en l’honneur de Rachilde à Corbeil, où il n’y a eu que des gâteaux, des bonbons, de la confiture de roses, mais aussi des poissons frits, servis pour le dessert.
20En 1900 Jarry déménage dans une résidence modeste à Coudray, dans le sud de Paris. C’est dans ces lieux qu’il organise un banquet à sa manière, afin de s’acquitter de ses obligations sociales. Parmi les invités, des artistes et des écrivains venus de Paris, il y a aussi le sous-préfet lettré de Corbeil (chez qui Jarry, invité à dîner par un jour de pluie, est allé pieds-nus), la tenancière du café et d’autres commerçants.
21Jarry, qui adorait pêcher, avait attrapé un chevenne (poisson gigantesque) pour chaque convive, qu’il avait cuit lui-même. En plus, il avait apporté du vin et de l’absinthe achetés à crédit. Malheureusement, la cuisson du poisson n’a pas été couronnée de succès. Selon Rachilde, le chevenne « dépassait nos deux assiettes tout autant de la tête que de la queue et […] sentait le vinaigre à faire pleurer (le vin avait dû tourner pendant la cuisson) »27. Cette dernière avait préparé une énorme crème renversée qu’elle avait posée dans un grand saladier. Au dessert, Jarry s’est levé pour faire un discours :
Ceci vous représente le sein de la négresse géante de la foire de la place du Trône. Mme Rachilde l’a copié d’après nature avec du chocolat, de la vanille et du lait de la mère Fontaine28, qui, comme tout le pays le sait, couche avec son bouc…29
22Le bruit des applaudissements a couvert la suite du discours, qui a été enfin interrompu par l’arrivée des gendarmes ; ils avaient repêché un corps dans la rivière. Ainsi, la moitié des invités, estimant que l’hôte avait dépassé les limites de la bienséance, a trouvé l’occasion de quitter le lieu. Les autres sont partis voir le corps du noyé.
23Une autre anecdote, racontée par Rachilde, est la suivante : un jour, elle a suggéré à son ami, Jarry, une compétition, où ils devraient manger du mouton cru. L’auteur a décidé que Rachilde pouvait saler son morceau de mouton cru, alors que lui, il pouvait l’accompagner de cornichons. Une fois la compétition commencée, Rachilde a pu avaler la viande crue, salée, avec l’aide de quelques gorgées d’eau, pendant que Jarry la mangeait en remplissant sa bouche de cornichons et de quelques gorgées d’absinthe. Finalement, malade, il a dû se retirer. Des années plus tard, il allait expliquer à Apollinaire que son régime quotidien consistait en mouton cru avec des cornichons. Apollinaire l’a cru, ajoutant ce détail dans un article paru après sa mort.
24Ce dernier se réfère aussi à une autre habitude du poète breton : « Il m’assura que pour bonifier son estomac il buvait souvent, avant de se coucher, un grand verre dans lequel il avait versé, par moitié, du vinaigre et de l’absinthe, mélange bizarre qu’il liait en y ajoutant une goutte d’encre »30. Or Rachilde donne sa propre explication aux écrits d’Apollinaire :
Jarry était un catholique et un Breton, par conséquent trois fois Français, il poussait la mystification jusqu’à se mystifier lui-même. Il goûtait la joie du martyre en buvant de l’absinthe, sachant parfaitement qu’il se tuait, mais c’était là tout le vinaigre de sa passion ; quant à la goutte d’encre, il y avait longtemps qu’elle avait fait déborder la coupe […].31
25Un grand banquet où Jarry est l’un des invités, constitue la source d’inspiration d’une partie du roman Les Faux-Monnayeurs, écrit par André Gide, en 1925. Dans le livre, lors du banquet, Jarry, le seul personnage à avoir existé en réalité, tire à blanc sur un autre poète. Le vrai incident a eu lieu lors d’un banquet organisé par Le Mercure de France : la victime a été Christian Beck, ami commun de Jarry et de Gide.
Analyse dramaturgique d’Ubu roi
Le corps et l’esprit d’Ubu
26Ubu n’est pas un personnage vraisemblable, malgré ses caractéristiques humaines. Sa gourmandise est la puissance motrice de ses actes. La logique d’Ubu est liée à son alimentation et, plus généralement, à la matière. Ainsi, toute l’histoire de la pièce repose sur cette idée d’irréalité : massacrer la famille royale et devenir roi, simplement pour manger souvent de l’andouille, car la royauté est réduite par Ubu à l’ingurgitation d’andouilles.
27Quant à son corps, c’est un corps grotesque. La hiérarchie corporelle y est renversée, ainsi le bas occupe la place du haut. De cette manière, le ventre sert de cerveau (il pense avec son ventre et uniquement en fonction de ses besoins alimentaires), alors que le cerveau sert de ventre (il « pense à la panse », à savoir à l’acte de manger et de boire). Voici les caractéristiques du corps grotesque, énumérées par Bakhtine :
[…] le rôle essentiel est dévolu dans le corps grotesque à ses parties, ses endroits, où il se dépasse, franchit ses propres limites, met en chantier un autre (ou second) corps : le ventre et le phallus ; ce sont ces parties du corps qui sont l’objet de prédilection d’une exagération positive, d’une hyperbolisation ; elles peuvent même se séparer du corps, mener une vie indépendante […]. Après le ventre et le membre viril, c’est la bouche qui joue le rôle le plus important dans le corps grotesque, puisqu’elle engloutit le monde ; et ensuite le derrière.32
28L’image du corps grotesque d’Ubu se concentre sur la bouche et le ventre. Tout d’abord, Ubu ne se réfère jamais à sa bouche. Il parle plutôt de ses dents et de sa mâchoire (« Tiens, j’ai faim. Je vais mordre dans cet oiseau »33) ; la bouche est la petite porte qui conduit à son ventre, sur lequel toute son intention est prêtée. Pourtant, tant que le ventre représente la digestion (ou l’indigestion), la bouche représente sa gourmandise, cette passion d’enfant34. Ubu utilise sa bouche comme une arme : « Ah ! je vais aiguiser mes dents contre vos mollets »35, dit-il.
29En même temps, quand il mange, il se tait ; pour cette raison, la Mère Ubu lui donne à manger. De cette façon, la fonction primaire de la bouche d’Ubu est de manger36 car il a toujours faim. Selon Bakhtine :
Le manger et le boire sont une des manifestations les plus importantes de la vie du corps grotesque. Les traits particuliers de ce corps sont qu’il est ouvert, inachevé, en interaction avec le monde. C’est dans le manger que ces particularités se manifestent de la manière la plus tangible et la plus concrète : le corps échappe à ces frontières, il avale, engloutit, déchire le monde, le fait entrer en lui, s’enrichit et croit à son détriment. La rencontre de l’homme avec le monde qui s’opère dans la bouche grande ouverte qui broie, déchire et mâche est un des sujets les plus anciens et les plus marquants de la pensée humaine. L’homme déguste le monde, l’introduit dans son corps, en fait une partie de soi.37
30Une fois le monde est englouti par la bouche, il va droit dans le ventre qui représente et tient la forme sphérique du cosmos : centre vital des pulsions, il est le « signe primitif de bien-être, doux, chaud, jamais attaqué. C’est un véritable absolu d’intimité, un absolu de l’inconscient heureux »38. Or le ventre peut aussi représenter l’image d’un univers autonome et horrifique :
L’insatiabilité du ventre dans le corps humain, l’image qu’il offre d’une caverne, d’un gouffre, d’une poche apte à se distendre indéfiniment pour absorber, instinctivement, bestialement, tout ce qui lui est accordé : voilà qui suffit à réveiller les terreurs confuses de l’engloutissement, voilà qui contribue à les entretenir, à les couver au plus profond de soi.39
31Jarry met en lumière la dimension négative du ventre de son personnage, qui devient une entité indépendante, se détachant du reste du corps ubuesque. La « gidouille » devient une sorte de déité, la seule croyance d’Ubu. Par exemple, il se réfère à elle dans Ubu enchaîné avec les paroles suivantes : « Je commence à constater que Ma Gidouille est plus grosse que toute la terre, et plus digne que je m’occupe d’elle. C’est elle que je servirai désormais »40. En dehors du mot gidouille, Ubu utilise d’autres mots : boudouille, bouzine, et giborgne.
32Cependant, dans Ubu roi, la pièce dans sa totalité est un énorme banquet catastrophique, où Ubu, ayant perdu la raison, ingurgite tout ce qui est à sa portée. L’effet du grotesque carnavalesque se perd et donne sa place à une allégorie. Noël Arnaud parle de « l’apothéose du ventre et le triomphe du groin dans l’histoire universelle »41.
Le banquet, la mangeaille verbale et la boucherie carnavalesque
33Les préparatifs du banquet de la conspiration commencent dès la deuxième scène du premier acte, où sur scène une table splendide est dressée. Cette image n’est qu’une ironie, étant donné le menu, qui, à première vue paraît assez ordinaire : poulet et veau. Mais, une fois que le Capitaine Bordure et ses partisans arrivent, la Mère Ubu annonce les vrais contenus du menu : soupe polonaise42, côtes de rastron43, veau, poulet, pâté de chien, croupion de dinde, charlotte russe44, bombe45, salade, fruits, dessert, bouilli, topinambours, choux-fleurs à la merdre.
34En général, les mets salés et les mets sucrés sont entremêlés et il n’y a aucune logique. De plus, le menu est composé de mets ordinaires et des plats dégoûtants. Concernant l’utilisation des excréments comme ingrédients du plat « choux-fleurs à la merdre », celle-ci revêt un côté scatologique au banquet, fait qui constitue un des aspects carnavalesques de la pièce.
35D’ailleurs, la consommation d’excréments est présente dans Gargantua, où Rabelais présente Grandgousier, le père de Gargantua, qui demande à sa femme de manger moins puisqu’elle approche de son terme (elle est sur le point de donner naissance à Gargantua) : « ‘Celluy (disoit il) a grande envie de mascher merde […] O belle matiere fecale que doivoit boursouffler en elle46 ! ». Plus encore, la « scatophagie » (absorption d’excréments) est mentionnée par Aristophane, quand il qualifie Asclépios de « mangeur d’excréments »47 (Ploutos).
36Dans Ubu roi, toute la scène du banquet de la conspiration relève de l’enfance, tant dans les noms des plats, que dans la parodie des grands classiques de Shakespeare, comme par exemple la scène du banquet dans Macbeth48. Par ailleurs, le banquet a lieu avant la prise du pouvoir, jouant un rôle incitatif, concernant la goinfrerie après la prise du pouvoir : « Le “pouvoir dînatoire”, en établissant un “horizon de satiété”, donnerait un avant-goût du pouvoir – il s’agirait en somme de s’empiffrer pour s’arroger le pouvoir dont l’un des principaux privilèges serait de toujours “pouvoir” s’empiffrer »49.
37Toutes les scènes précédant l’usurpation du trône par Ubu, montrent ce dernier avec une faim constante. Pourtant, son avarice ne lui permet pas d’offrir un repas copieux à ceux qui vont être ses collaborateurs dans le meurtre du roi. Cela montre qu’il n’est pas perfide et que la seule chose qui l’intéresse c’est de remplir son ventre.
38Pendant le début du règne d’Ubu, toutes les références à la nourriture renvoient à la satisfaction et aux nouveaux exploits de son estomac. Ubu invite tout le peuple à un banquet, plus triomphal et joyeux que celui de la conspiration. Le motif initial de manger de l’andouille est multiplié au-delà de toute imagination, puisqu’Ubu, en tant que roi, peut manger « cent cinquante bœufs et moutons » !
39Mais, assez rapidement, Ubu devient un tyran féroce. Les scènes de tuerie pendant son règne, mais aussi les scènes de guerre sont pleines d’une violence de « boucherie » carnavalesque. Ubu utilise des expressions de cuisine pour montrer comment il va anéantir ses adversaires : « En compote les Moscovites ! », crie-t-il contre les soldats russes. « Je vais te faire cuire à petit feu », menace-t-il Bordure.
40Effectivement, dans les scènes de bataille, les couteaux se transforment en armes, tout comme les autres ustensiles de cuisine utilisés généralement pour le découpage des aliments. Ce fait met en avant la relation étroite qui existe dans l’univers carnavalesque, entre l’étal du boucher et les corps découpés, étripés lors d’un massacre.
41Et après, avec la perte de la couronne, Ubu est saisi par la peur d’être mangé par un ours ou par les poissons. Ubu jusqu’alors « mangeait les autres » : il tuait sans arrêt afin de multiplier ses richesses et, par conséquent, sa mangeaille. En perdant la couronne, il est saisi par la peur d’être mangé par un autre.
Les mises en scène d’Ubu roi : de la mise en colère à la mise à table
42Jarry a beaucoup insisté pour que sa pièce soit montée au théâtre et plus précisément au Théâtre de l’Œuvre, haut lieu du théâtre symboliste. Malgré ses hésitations, Aurélien Lugné-Poe met Ubu roi en scène en décembre de 1896 et, comme il est bien connu, crée scandale. La pièce, dans sa nouveauté sans précédent, reste incompréhensible pendant plusieurs décennies pour arriver à son comble à partir des années soixante. C’est aux alentours de cette période-là que le personnage et les péripéties d’Ubu acquièrent un symbolisme politique plus concret. Sa soif du pouvoir et sa cruauté rappellent l’air destructeur qui ravage l’humanité au cours du xxe siècle, qui sera marqué par des dictatures et des guerres mondiales et civiles. À partir des années soixante, les créateurs de théâtre se penchent à l’aspect politique de l’œuvre. En même temps, ils s’intéressent à une iconographie matérielle en mettant l’accent sur la table et la mangeaille. Ainsi, les spectacles qui puisent dans le dîner d’Ubu seront privilégiés dans cette étude, pour arriver à des concepts de mise en scène aussi divers qu’imaginatifs : l’aliment devient objet scénique, personnage, mais aussi décoration. Dans ces cas, la métaphore comestible sert pour mettre en évidence les conflits politiques, sociaux et culturels.
L’attaque à un public rassasié à l’Œuvre
43La pièce de Jarry a été étroitement liée à la première représentation qui a eu lieu le 10 décembre 1896, au Théâtre de l’Œuvre50. Le spectacle a été créé hâtivement ; pour cette raison, il n’existe pas de notes de régie. Il n’existe pas non plus de témoignages sur les scènes liées à la nourriture. Le peu d’informations dont nous disposons concernant l’apparence du personnage d’Ubu sur scène indiquent que Gémier portait un ventre en carton et en osier et que la forme du personnage se rapprochait d’une poire. Ainsi, un critique de l’époque a écrit que Gémier a interprété le personnage d’Ubu, « cette outre pleine d’excrément et de vin »51.
44À l’issu de la représentation, Catulle Mendès, en parlant du personnage d’Ubu, se réfère à « l’éternelle imbécillité humaine, à l’éternelle luxure, à l’éternelle goinfrerie incomprise » mais aussi au « symbole de la bassesse de l’instinct qui s’érige en tyrannie »52. La bourgeoisie de la seconde moitié du xixe siècle en France est caractérisée, comme on l’a déjà évoqué, par sa relation étroite avec la table au point que l’alimentation n’est plus un besoin biologique ou social, mais touche à la gloutonnerie. Le ventre bourgeois écrit sa propre histoire :
Prérogative d’une classe en voie d’expansion, assoiffée de prestige et d’honneurs, le ventre a une fonction magique : en s’empiffrant de victuailles plus raffinées les unes que les autres, l’individu bourgeois dilapide et brûle l’accumulation de richesses, thésaurisées sur le dos de pauvres.53
45L’inégalité sociale et surtout économique des classes devient donc plus apparente et préoccupe de plus en plus les artistes et hommes de lettres de l’époque. Un bref itinéraire historique de la table bourgeoise à la fin du xixe siècle mettra en évidence la lutte entre les estomacs creux des pauvres et les gros ventres des bourgeois54. De cette manière, on va déchiffrer la réaction violente des spectateurs en faisant la liaison entre la salle et la scène à travers les mœurs alimentaires et gastronomiques de l’époque.
46Entre 1860 et 1870, le « victorianisme » envahit la table et « l’hypocrisie bourgeoise à son apogée nourrit l’inspiration culinaire. […] On boit et on fait foire ; les caves se magnifient. On mange entre les mots galants, abominable sacrilège »55. Puis, pendant le siège (fin 1870, début 1871) et pendant la Commune, quoique dans Paris les habitants meurent de faim, il y a des restaurants et des traiteurs de la capitale qui proposent des viandes bien grasses : « Il faut vraiment rendre justice à cette population parisienne et l’admirer. Que, devant l’insolent étalage de ces marchands de comestibles rappelant maladroitement à la population meurt-de-faim que les riches avec de l’argent peuvent toujours se procurer […] des délicatesses de table […] »56.
47Pierre Gobin essaye de déchiffrer la réaction des spectateurs d’Ubu roi, lorsqu’ils ont écouté les « côtes de rastron » qu’offre Ubu à ses invités : « “Rastron”/rat, qui pour certains spectateurs de 1896 pouvait évoquer des souvenirs fort désagréables et humiliants, ceux du siège de Paris en 1870-1871 »57.
48Ensuite, la République se réinstalle en 1880 et la table devient plus « démocratique » : « Après les désastres de Sedan58 les fourneaux [princiers] s’éteignirent et le souffle démocratique qui traversa la France inspira à notre savant collègue Jules Favre l’idée de vulgariser la cuisine française et de la mettre à la disposition des masses »59. Ainsi, tout le monde veut bien manger et on peut désormais s’offrir un dîner dans un restaurant avec peu d’argent. Ainsi, toutes les classes développent des désirs et des besoins culinaires plus élaborés qu’autrefois.
49En 1889, Paris retrouve l’esprit de fête lors d’une année marquée par l’Exposition universelle. Malgré une crise politique latente, des grèves et du sang qui coule, les Parisiens s’adonnent au plaisir, à la chanson, à la danse et à la gourmandise. Il paraît que la bonne chère est la préoccupation principale de tous. Et c’est apparemment ces gens-là auxquels se réfère Mendès quand il évoque le bafouement « des pudeurs, des vertus, des patriotismes et de l’idéal des personnes qui ont bien dîné »60 à propos des réactions du public lors de la première d’Ubu roi.
50De cette façon, Jarry et son Ubu visent ce type de public bourgeois, caractérisé d’hypocrisie. « J’ai voulu », écrit Jarry, « que le rideau levé, la scène fût devant le public comme un miroir des contes de Mme Leprince de Beaumont, où le vicieux se voit avec des cornes de taureau et un corps de dragon, selon l’exagération de ces vices »61. La goinfrerie de la bourgeoisie s’étalant de la gourmandise jusqu’à l’appétit du pouvoir, forme une lecture d’Ubu roi, utilisée dans plusieurs mises en scène du xxe siècle.
Le dîner brut aux Bouffes
51Dans les années soixante-dix, Peter Brook donne sa version du cycle Ubu dans son spectacle Ubu aux Bouffes62 (1977), dans lequel il montre un mélange d’Ubu roi et d’Ubu enchaîné dans une représentation unique, considérée par les critiques comme particulièrement inventive. La mise en scène a été basée sur ce que Brook appelait « le théâtre brut », à savoir le théâtre populaire ayant pour caractéristiques la saleté et la vulgarité naturelles et l’obscénité joyeuse :
C’est le théâtre à l’état brut. Le sol, la sueur, le bruit, l’odeur : c’est le théâtre qui n’est pas dans le théâtre, mais sur des charrettes, des roulottes ou des tréteaux, avec un public qui reste debout ou assis autour d’une table, devant un verre, un public qui participe et qui renvoie la balle.63
52Le style visuel d’Ubu aux Bouffes se rapproche du style de vie urbaine des grandes villes occidentales. Andréas Katsoulas, dans le rôle d’Ubu, ne portait pas de costume grotesque, mais un pantalon avec des bretelles et une chemise blanche et sale. Il n’avait même pas un gros ventre. Les comédiens utilisaient un minimum d’accessoires, qui devenaient constamment des objets « symboliques » différents à chaque fois.
53Ainsi, le décor se composait seulement de deux bobines servant à enrouler des câbles électriques, quelques bâtons, des briques, et un tapis de laine à longues mèches, blanc et sale. Ce dernier devient la couverture du lit, puis la cape royale d’Ubu. Finalement, il devient l’ours, avalant un homme et le mangeant symboliquement : le chapeau du personnage et un os sont éjectés de l’intérieur du tapis/ours.
54Dans la scène du banquet, la bobine se transforme en table, alors que les briques symbolisent les plats de la Mère Ubu et puis les « côtes de rastron » qu’Ubu lance sur les invités. De cette façon, une brique représente le poulet, étant ensuite rôtie et mangée jusqu’à l’os. Evelyne Ertel, en énumérant les différentes utilisations des briques dans le spectacle de Brook, précise : « On songe à l’expression populaire “bouffer des briques”, qui signifie qu’on n’a rien à manger : c’est bien ce qui arrive aux invités qui, au propre comme au figuré “se sont cassé les dents” à ce dîner ! »64
55En revanche, dans Ubu enchaîné le type d’accessoires change, privilégiant l’objet simple et misérable, sans aucune exubérance théâtrale. Ainsi, les Ubu mangent de vraies bananes. Puis, leur peau, ainsi que des écorces d’orange, et une bouteille d’eau de Vichy ont été jetés au public. Selon Patrice Pavis, dans le spectacle de Brook : « La chaise veut dire le confort ; la peau de banane, le danger ; les briques, les aliments »65. Dans Ubu roi, chaque accessoire est utilisé à plusieurs reprises, et, comme un jouet d’enfant, avec l’aide de l’imagination, il peut symboliser plusieurs objets et idées à la fois, alors que dans Ubu enchaîné les objets reprennent leur propre signification : l’imagination n’y est plus nécessaire. Georges Banu explique cette double direction de l’utilisation d’objets dans les deux pièces :
Entre les deux mondes de travail des objets, il y a articulation. Chaque partie privilégie un certain type de traitement. Pour expliquer cela, on peut avancer l’hypothèse d’un retournement par rapport au texte. Dans Ubu roi, le trajet clair de l’ascension vers le pouvoir est marqué par des objets incertains, transformables, toujours autres et toujours eux-mêmes. Les objets sont en folie là où Ubu veut grimper. Dans Ubu enchaîné, où Ubu, à l’opposé de tout le monde, réclame la servitude aux dépens de la liberté, les objets respectent leur statut quotidien, habituel. Rien d’anormal ou de ludique dans les objets présents. Entre le texte et les objets il y a un réciproque équilibrage.66
Le dîner bourgeois à Chaillot
56La mise en scène d’Antoine Vitez à Chaillot, en 198567, isole l’idée d’un dîner bourgeois et fait dérouler l’action autour de la table. Le metteur en scène et son scénographe, Yannis Kokkos, ont opté pour une représentation réaliste, à l’intérieur d’un appartement, lieu unique du déroulement du spectacle, qui a lieu dans la France contemporaine du milieu des années quatre-vingt. L’action se passe dans la salle à manger d’un appartement luxueux du seizième arrondissement à Paris. Le Père Ubu et la Mère Ubu sont des bourgeois bien habillés ; elle porte une robe lamée et lui, un costume sombre.
57Vitez veut donner une nouvelle dimension à la pièce, en soulignant sa contemporanéité. Dans une note publiée après avoir monté le spectacle, il explique ses choix : « […] Je me détourne de toute allusion scénique à la farce médiévale, au fabliau, à la marionnette comme expression de l’art populaire […] et surtout je rejette la filiation toujours affirmée de Jarry avec Rabelais »68. Ainsi, Vitez enlève la dimension fantaisiste et son décorum imaginaire, à savoir la Pologne. Dans les notes du metteur en scène pendant la préparation du spectacle il donne déjà une image du projet naissant : « Le spectacle d’Ubu roi commencera dans la salle à manger bourgeoise du meilleur goût. Plan de table, musique, whisky, les journaux. M. et Mme Ubu ressemblent à un couple de jeunes cadres dynamiques. Ils attendent des amis, c’est un dîner. La scène ici est une Cène »69. Les deux éléments à garder dans cette note sont, d’abord, le milieu contemporain, puis, une référence à la Bible. Que représente une Cène aujourd’hui ? Vitez donne une explication lors d’un entretien :
C’est autour de la table qui est une sorte d’autel où se célèbre une messe laïque, bien matérielle et matérialiste (d’où la référence à la Cène), qu’est concentrée l’action du spectacle. Les convives pourtant n’ont rien d’apôtres ni même d’anges déchus. Ils font penser plutôt aux cannibales qui, sans scrupules et sans perdre de leur dignité, dévorent leur prochain.70
58De cette façon, tous les enjeux de la société contemporaine se passent autour d’une table et la prise de nourriture devient anthropophagie dans un monde sans croyance et sans scrupules. Cependant, le choix de transposition de la pièce dans la France contemporaine n’a pas été apprécié par les spectateurs. Anne Ubersfeld estime que Vitez « tombe dans le piège du réalisme »71. De son côté, Henri Béhar transmet ses souvenirs de la scène du banquet avec le témoignage suivant : « la scène du repas était d’une froideur distanciée, une perception désincarnée »72. Cette lecture trop réaliste a laissé la pièce de Jarry dépourvue de son universalité et a résulté en « un essai de scatologie appliquée à l’univers impitoyable de Dallas où l’on boufferait de la “merdre” »73. La place centrale de la table et du dîner bourgeois, sans ses aspects carnavalesques et grotesques, a donné un résultat appauvri et une interprétation de la pièce peut-être trop unidimensionnelle.
Une troupe faite de légumes et de fruits
59En 1990, dans le cadre du Festival Off d’Avignon, Ubu est représenté par la compagnie Nada Théâtre74 dans une adaptation comprenant les pièces Ubu roi, Ubu Enchaîné et Ubu sur la Butte. Le décor du spectacle est très simple : une longue table recouverte d’une nappe en velours rouge, avec quatre pompons à chaque extrémité et deux chaises. Mais ce sont surtout des objets provenant de l’univers de la cuisine et de la restauration qui donnent vie aux péripéties d’Ubu, à savoir les objets domestiques et les ustensiles de cuisine.
60Voici quelques exemples : un vieux garde-manger sert de prison pour le Capitaine Bordure ; des brosses à vaisselle deviennent des soldats pendant la marche de l’armée polonaise. La nappe de table et les deux chaises se transforment en carrosse dans lequel le Père Ubu et la Mère Ubu défilent après l’assassinat du roi ; cette même nappe avec un balai, deux pompons et une brosse à vaisselle créent tout simplement le Cheval à « Phynances » d’Ubu, alors qu’un hachoir mis autour du cou d’Ubu, représente l’armature qu’il porte pour partir en guerre (figure 31).
61Mais l’originalité de ce projet se trouve dans la composition de la troupe. Il n’y a que deux comédiens jouant le Père et la Mère Ubu. Les autres rôles sont interprétés par des légumes et des fruits, manipulés par les deux comédiens qui ne quittent pas leurs rôles principaux. Plus précisément, nous citons les « dramatis personae » d’Ubu, suivis par la liste de ces acteurs spéciaux :
Ubu : La distribution complète75 | |
Père Ubu | Guilhem Pellegrin |
Mère Ubu | Babette Masson |
Couronne de Pologne | Un pamplemousse |
Invités au banquet | Quatre fenouils |
Nobles | Cinq poireaux |
Conspirateurs | Trois choux rouges |
Financiers | Deux poivrons verts |
Magistrats et le Capitaine Bordure | Deux poivrons rouges |
Le roi de Pologne | Grappes de raisin |
Armée russe | Pommes de terre, carottes, |
chou-fleur, choux, radis, laitue | |
Epées | Deux concombres |
Petit rôle | Une pomme |
62Tout d’abord, les personnages du Capitaine Bordure et du Roi de Pologne sont joués par des marionnettes. La marionnette représentant le Capitaine Bordure est fabriquée avec des branches de persil et des coquillages, modelée sur une armature. La deuxième marionnette, le Roi de Pologne, est fabriquée avec des grappes de raisins, des fleurs de lys et des figues. Elle est manipulée par la Mère Ubu qui la tient par le collet et lui fait bouger les bras avec l’autre main. Quand le Roi ne joue pas, il est placé sur une coupe pleine de fruits, elle-même posée sur la table. Après son assassinat, le Père Ubu mange quelques raisins de son corps.
63Selon Guilhem Pellegrin76, l’idée pour la conception de cette marionnette est venue quand il a feuilleté un livre sur Dalí, où il a remarqué un personnage qui était composé d’une prune avec une collerette en fleurs de lys, alors qu’un autre personnage avait pour tête une autre prune et dont les bras et les jambes étaient des branches de pommier en fleurs.
64Tous les autres personnages sont des fruits et des légumes. Cette idée est venue lors des répétitions, quand le directeur des acteurs, Jean-Louis Heckel, a proposé que la guerre entre les Polonais et les Russes soit représentée comme une scène de ménage entre la Mère et le Père Ubu qui se lancent mutuellement des légumes. L’idée a marché et les légumes sont devenus les personnages de la pièce77.
65Dans la scène du dîner de la conspiration, Père Ubu tient les têtes des conspirateurs (deux choux rouges, sculptés pour montrer les traits du visage) alors que la Mère Ubu tient le Capitaine Bordure. Sur la table, des fenouils jouent les rôles des partisans du Capitaine Bordure et deux fourchettes symbolisent la prise de nourriture.
66Les Nobles sont représentés par des poireaux. Dans la scène de leur exécution, la Mère Ubu les manipule alors que le Père Ubu les coupe avec un couteau qui fait penser au massacre et à la décapitation78. Le dernier Noble est brûlé. Puis, ils sont jetés à la trappe – une bassine métallique. Quant aux Financiers, ils sont représentés par des poivrons qu’Ubu coupe en deux. La scène de la guerre entre les Russes et les Polonais est une scène d’extrême violence. La Mère Ubu joue le rôle de l’armée russe qui triomphe dans le champ de bataille, alors que le Père Ubu, vaincu, tombe par terre avec les restes de sa troupe par-dessus.
67Le spectacle de Nada Théâtre a tourné dans le monde entier. Comme les fruits et les légumes étaient achetés sur des marchés locaux, il y a eu des changements quand ceux-ci n’étaient pas disponibles dans le pays. Par exemple, au Mexique, les conspirateurs ont dû être représentés par des papayes, parce qu’il n’y avait pas de choux rouges. Mais, comme ce fruit est juteux, son jus coulait sur les bras de l’acteur79, fait qui a rendu son interprétation difficile. En Ukraine, on a dû faire le marché noir pour acheter des choux rouges. À Moscou, les poireaux étaient trop fades et en Égypte ils ont dû être remplacés par de l’ail80. En Inde, on a utilisé des légumes locaux81, comme le lauki82 et le brinjal83. En revanche, Pellegrin a affirmé qu’on n’a jamais utilisé des champignons pour la simple raison qu’« ils n’ont pas de présence scénique »84.
68Selon lui, l’utilisation des produits comestibles pour la création du spectacle a fait des opposants. En Afrique, des Européens vivant là-bas ont jugé que la compagnie faisait des gaspillages de nourriture dans des pays où vivaient des gens pauvres. En revanche, la population locale n’a pas du tout protesté ; mais les gens venaient récupérer les légumes après la fin de la représentation. Pour répondre à ces accusations la compagnie a utilisé un argument fort : dans la pièce le dictateur joue avec des vies humaines ; l’utilisation de produits comestibles, surtout dans les pays où ceux-ci manquent, souligne le fait que la vie humaine, représentée par des végétaux, est tout aussi chère.
69Et si dans des pays en voie de développement aux yeux des Européens la nourriture utilisée a été un gaspillage, elle a apporté en même temps un regard politique. Dans deux pays de l’Amérique Latine, gouvernés par des dictateurs, la représentation a été censurée. Ubu et ses exploits peuvent toujours provoquer des réactions et l’utilisation de fruits et de légumes par le Nada Théâtre a formé non seulement un théâtre de l’image, de l’odorat et de la poésie, mais un fort message politique.
La table énorme au Gate Theatre
70Cette mise en scène a eu un succès considérable quand elle a été montée à Londres, au printemps de 199785. Dans la petite salle du Gate Theatre, sur une scène bi-frontale, une très longue table est dressée. Elle est couverte de plats énormes pleins de nourritures86. La pièce commence quand une compagnie de personnes très bien habillées se met à table : il s’agit d’un dîner bourgeois, où la nourriture et la boisson abondent. Mais, ce rêve de convivialité et de consommation va tourner vite au cauchemar.
71Les deux époux sont grotesques – le Père Ubu est joué par une comédienne petite et ronde, qui pue l’urine et la Mère Ubu, par un comédien grand et mince. Cette inversion des sexes révèle un caractère carnavalesque : le déguisement renvoie à l’imagerie grotesque traditionnelle. Les deux personnages rappellent les rois de carnaval, couronnés le temps d’une fête où les hiérarchies sociales sont inversées. Ainsi, les esclaves deviennent les maîtres, les femmes s’habillent en hommes et vice versa et le trône est occupé par le plus ridicule et le plus laid.
72À l’extrémité de la scène, le couple Ubu apparaît brusquement, en déchirant le papier qui couvre (et cache) un cabinet de toilettes répugnant. Sales et menaçants, les Ubus sortent de leur WC et se mettent debout sur la table du festin. La fête est vite gâchée. Les convives bourgeois vont vivre l’histoire terrible d’Ubu, en devenant les personnages de la pièce. La table dressée deviendra la scène du spectacle, qui sera utilisée de différentes manières : passerelle pour le défilé, cachot ou champ de bataille pendant la guerre. Des trappes permettent aux comédiens de disparaître et la nappe blanche qui entoure la table/scène leur permet de paraître par-dessous. Les spectateurs sont assis des deux côtés de la table, comme s’ils étaient des convives, suivant le spectacle de très près.
73Quand à l’époque j’avais interviewé le metteur en scène, John Wright, il avait souligné que l’idée du festin est venue en pensant aux banquets organisés par les ’pataphysiciens britanniques qui faisaient leurs réunions autour d’une table énorme87. Ainsi, il a créé un système d’images en utilisant une table qui sert à la fois de table de dîner et d’égout. Le but du spectacle n’était pas de choquer le public, puisque « aujourd’hui tu ne peux choquer personne en disant “merde” »88, mais plutôt de le surprendre. Ainsi, la table/scène, conçue par les scénographes David Rogers et Gemma Fripp, devenait une sorte de dispositif à surprises avec ses différentes fonctions pendant le spectacle.
74La mise en scène de Wright se situait dans l’opposition entre bouche et anus, la première symbolisée par les convives et le deuxième par les Ubus ; ainsi, le dispositif scénique était divisé au début entre la longue table et le cabinet de toilettes. Au cours de la représentation, ces deux endroits perdaient leur sens initial et devenaient des lieux abstraits. Plus encore, l’opposition entre les bourgeois oisifs et le personnage de clochard d’Ubu constituait une autre opposition qui déclenchait le conflit initial.
75Ces deux mondes différents se retrouvaient en réalité à proximité du Gate, dans la rue de Portobello, dont les deux extrémités étaient totalement différentes. L’une, avec des restaurants chics qui accueillaient les jeunes cadres bien vêtus de la capitale et l’autre, avec des pubs minables, fréquentés par les chômeurs et d’autres clochards du quartier populaire des alentours. Le spectacle de John Wright montrait l’inégalité dans la société britannique de l’époque, avec, d’un côté les bourgeois très aisés et de l’autre, des gens sombrés dans la misère et souvent devenus violents.
Filippo Tommaso Marinetti et le théâtre futuriste : un assaut culinaire
76Le mouvement futuriste était non seulement un mouvement artistique, mais aussi une force sociale et politique destinée à innover et conçue pour être une révolution constante et totale, incluant de ce fait tous les aspects de la vie humaine : urbanisme, musique, mode, cinéma, mais aussi l’alimentation. Dès les débuts du mouvement, les Futuristes ont placé la nourriture et le banquet dans le cadre de la performance et du théâtre. Dans le cadre du futurisme, Marinetti, son porte-parole, et ses disciples ont mis en œuvre leur conviction, selon laquelle il existe une connexion entre la nourriture et le théâtre.
Jarry et Marinetti : d’Ubu roi au Roi Bombance
77Marinetti a connu Alfred Jarry dans les bureaux de La Revue blanche, en 1903. Le jeune poète italien ne mentionne jamais d’avoir assisté à la représentation d’Ubu roi, en 1896. Pourtant, tant la pièce que les retombées du spectacle de Jarry vont l’inspirer profondément dans l’écriture de sa pièce, Le Roi Bombance89, qui sera publiée en français en 190590 par le Mercure de France, revue associée à l’œuvre de Jarry.
78On parle dès le début d’un cousinage entre les deux pièces. La pièce de Marinetti constitue un développement du festin de couronnement d’Ubu. Dans Ubu roi, Jarry présente la nourriture et la digestion de manière assez restreinte, mais significative. En revanche, la pièce de Marinetti, plus ambitieuse mais lourde, se concentre sur les fonctions digestives. Par ailleurs, Jarry exprime dans une lettre à Marinetti, qui lui a offert un exemplaire de sa pièce, qu’il aurait souhaité voir davantage les bombances du Roi Bombance dans la pièce : « Je regretterai peut-être seulement de n’avoir point vu au commencement le Roi Bombance plus longtemps au milieu de ses bombances, mais son nom seul, une synthèse, dit tout »91.
79De plus, les études sur Le Roi Bombance essayent de le rapprocher également d’un livre pour enfants de Max Jacob, Roi Kabul et le marmiton Gauvin, publié en 1904. En revanche, les critiques n’ont jamais comparé la pièce marinettienne au vaudeville de Marc-Antoine Legrand, intitulé Le Roi de Cocagne et représenté au Théâtre-Français le 31 décembre 171892. Tout comme dans la pièce de Marinetti où le roi s’appelle Bombance et son chef Ripaille, dans la pièce de Legrand, les deux ministres du Roi de Cocagne s’appellent eux aussi Bombance et Ripaille. Voici une présentation de ce vaudeville :
Legrand, auteur et comédien, a laissé plusieurs comédies amusantes, et son Roi de Cocagne est une folie de carnaval fort réjouissante et une parodie très philosophique de la royauté absolue. Jamais les abus d’un pouvoir sans contrôle, confié à des mains quelquefois incapables, n’ont été ridiculisés avec plus de verve et d’esprit. Il faut voir le roi de Cocagne dans sa démence, et même dans sa raison, qui ne vaut guère mieux, administrer son charmant pays en compagnie de ses ministres Bombance et Ripaille.93
80Si Marinetti connaît la pièce de Legrand, nous avons affaire à un paradoxe dans les convictions ultérieures du fondateur du futurisme : lui, qui, quelques années plus tard, va proclamer sa haine pour l’art du passé, emprunte plusieurs éléments d’une pièce vieille de presque deux siècles.
81En ce qui concerne la mise en scène, le spectacle créera scandale le 3 avril 1909, quand il sera monté au Théâtre de l’Œuvre par Aurélien Lugné-Poe. La représentation s’effectue à la suite de la publication du Manifeste du futurisme, paru le 20 février dans Le Figaro. Le Roi Bombance se situe entre l’impact tumultueux produit par Ubu roi quelques années auparavant et le théâtre futuriste naissant.
Analyse dramaturgique du Roi Bombance
82Le sujet de cette « tragédie satirique » porte sur une révolte populaire causée par la faim :
Le Roi Bombance, sorte d’histoire fleuve d’une révolte qui se conclut par un retour à l’ordre : le château royal est assiégé par le peuple des Bourdes guidé par Estomacreux, agitateur révolutionnaire auquel s’oppose Béchamel, un de trois “cuisiniers du Bonheur Universel” appelés par le Roi pour apaiser la faim de son peuple. Avec Béchamel un autre personnage cherche à arrêter les Bourdes, le Poète-Idiot, figure ambiguë et donquichottesque figée dans un idéalisme dérisoire. Les Bourdes font leur révolution, mais elle est vouée à l’échec ; privés de nourriture, ils finiront par manger le cadavre du Roi, le ramenant ainsi à la vie. Morts d’indigestion, eux aussi renaîtront des étangs de Sainte Pourriture qui entourent le château pour reprendre leur rôle de révolutionnaires.94
83Dans ce texte « socio-gastronomique » l’histoire est réduite à un cycle digestif, même dyspeptique. La métaphore gastronomique débordante, ainsi que la technique baroque donnent un symbolisme lourd : dans cet univers particulier, l’auteur présente les exploits du socialisme réformiste et révolutionnaire, tel qu’il l’a vécu dans le Milan de son temps.
L’espace
84Pendant les deux premiers actes, la topologie de la pièce est édénique, évoquant le pays de Cocagne. La description du palais dans les didascalies fait penser aux descriptions de Legrand dans Le Roi de Cocagne : « Le Théâtre change & il s’élève un Palais bâti de sucre, dont les Colonnes sont de sucre-d’orge & les ornemens de fruits confits »95. De même, le Château Bombance, dans la pièce de Marinetti, paraît comestible : « Pareil à une colossale tourte étincelante, crénelée de sucreries roses, et flanquée aux quatre coins de tourelles vertes dont les meurtrières blanches semblent crever la crème de Chantilly »96.
85Le dispositif du troisième acte représente l’intérieur du Château, assiégé par les Marmitons Sacrés, qui ont transformé la salle d’armes en réfectoire pour le Festin de Bourdes. La cuisine se trouve hors scène, quoique les spectateurs puissent voir rougeoyer les fours par un énorme trou de serrure. Une table colossale domine la scène.
86Au dernier acte, le dispositif obscur dépeint le lieu de l’orgie cannibale dans une atmosphère cauchemardesque. L’abondance et la communion utopiques du début ont donné place à une vision de nausée qui culminera avec le ruisseau de sang épais qui coulera à la fin de la pièce, inondant la scène.
Le Roi Bombance : étude du personnage
87L’apparence du Roi Bombance, décrite par l’auteur avant le début de la pièce, anticipe le fait que les actes de manger et d’incorporation soient les protagonistes de la pièce :
Son vaste nez bourgeonnant l’annonce de très loin ; une houppe de cheveux blonds enfarinés s’échevelle au milieu de son front ; […] Sur l’occiput oscille une toque de velours couleur chocolat en forme de boudin, avec un épi de blé en guise de plume ; son justaucorps de velours crème craque sous l’effort de la bedaine qui surplombe les cuisses revêtues d’un maillot sang-de-bœuf. […] Sur le côté gauche cliquette « La Succulente », longue épée d’or finissant en cuillère. Il porte à la main une fourchette d’or […] et – suspendue par un bout sous le menton – une serviette orfrazée, comme s’il se levait de table à toute heure.97
88Malgré son statut royal, le Roi Bombance n’est pas placé au centre du dispositif de l’action. Il garantit l’ordre de son royaume pour autant qu’il digère bien. Ainsi, la métaphore digestive entre dans un schème idéaliste, qui sera pourtant ancré dans une réalité historique. Le Roi Bombance sera comparé par les critiques à Louis XIV : « Le vrai Roi Bombance, ce n’est pas le socialisme, mais Louis XIV, l’homme qui posséda, au dire des médecins qui firent son autopsie, l’intestin le plus long. Que de plats y furent engouffrés ! Il en mourut. Et voilà un historique symbole des excès de l’assiette au beurre »98, commentait Jules Bois en 1908.
89En effet, Marinetti favorise cette comparaison : au début de sa pièce, il présente le royaume de Bombance en pleine crise, incitée par le suicide de Ripaille, le chef de cuisine du Roi. Il s’agit du premier désordre culinaire, gustatif et digestif qui ébranle le roi, et par conséquent, tout le royaume. Or l’association avec François Vatel ne peut pas être ignorée : le fameux cuisinier du prince de Condé, s’est suicidé le 24 avril 1671 lors d’un dîner offert par le prince au roi Louis XIV au château de Chantilly. Ce soir-là, le poisson n’est pas livré à temps et Vatel, s’estimant déshonoré, s’est poignardé de son épée. Dans la pièce, les mêmes faits se reproduisent :
Le Roi Bombance – Il [Ripaille] n’avait qu’un seul défaut : trop de zèle !… car, enfin, pour un poisson arrivé en retard, ce n’était vraiment pas la peine de se suicider…99
90Le corps du Roi Bombance ne restera pas gros. Ayant cédé la place dans son palais aux Marmitons Sacrés (Tourte, Syphon et Béchamel) qui dominent désormais les cuisines, il sera affaibli par la famine : « le roi bombance, amaigri, les jambes molles, d’une pâleur cadavéreuse […] »100. Il mourra de faim à la fin de deuxième acte et sera empiffré par les Bourdes affamés. Ainsi, de mangeur, le Roi Bombance deviendra le mangé.
Les métaphores et les symboles culinaires et digestifs
91La pièce de Marinetti s’appuie sur l’imagerie culinaire et digestive pour créer des métaphores et des symboles. Les personnages portent des noms provenant de cette imagerie (Roi Bombance, Père Bedaine, Ripaille, Béchamel, Tourte, etc.). Leurs costumes et les corps des personnages sont comparés par l’auteur à l’univers de la gastronomie (maillot sang-de-bœuf pour le roi, cuirasse en forme de chaudron pour les vassaux, etc.) et les accessoires proviennent de la cuisine (longue fourchette à deux dents pour piquer la viande dans les pots, pour Estomacreux, écumoire d’argent pour Poulemouillet, etc.). Le langage des personnages est également « gastronomisé », car on ne s’exprime qu’au travers de métaphores culinaires.
92De même, la topographie du royaume de Bombance est présentée comme un énorme intestin, dont l’urbanisme relève du système digestif : on parle de la Porte de l’Anus et de la Route Intestinale. Plus encore, le système politique de l’état est traduit par le système digestif, car on évoque les « affaires intestinales de l’état ». Davantage, le système social est, lui-aussi, exprimé par la lutte symbolique pour la nourriture.
La mise en scène de Lugné-Poe
93Le scandale tant recherché par Marinetti, afin d’attirer l’attention des cercles littéraires, l’a poussé à réaliser la première du Roi Bombance presque en même temps que le lancement du mouvement futuriste. Même si la pièce de Marinetti appartenait plus au mouvement symbolique, les traits spécifiques qu’on attribuera plus tard au futurisme, y sont déjà présents.
94Deux jours avant la première au Théâtre de l’Œuvre101 (plus précisément à la salle du théâtre Marigny), l’ouverture de la XXVIe Exposition internationale d’alimentation et d’art culinaire, a eu lieu. Giovanni Lista affirme que « Marinetti avait certainement voulu cette coïncidence. L’allégorie gastronomique du Roi Bombance assumait ainsi le rôle d’un miroir tendu à la société de consommation naissante »102. Toutefois, Le Roi Bombance n’est pas seulement une pièce d’images gastronomiques. C’est aussi une pièce pleine d’images qui dérangent : digestion et ses expressions (pets et rots sont souvent entendus sur scène, vomissements), anthropophagie et nécrophagie s’enchaînent, après les premières images idylliques, inspirées du pays de Cocagne.
95Ainsi, la démocratisation de la gastronomie qui s’impose petit à petit à l’époque a une facette cachée. La goinfrerie coexiste avec la faim dans un monde d’inégalité où les hommes se mangent entre eux au nom du contrôle du pouvoir. Les corps sont amaigris et démembrés. Marinetti dès le début de son activité artistique a voulu rechercher un « rapport pragmatique entre le spectacle et la collectivité urbaine, entre le théâtre et la collectivité sociale »103. Cette attitude reviendra et accompagnera le théâtre futuriste par la suite.
Les costumes
96Les références au monde de la cuisine abondent dans la conception des costumes, réalisés par Paul Ranson104, qui avait aussi collaboré à la réalisation du décor d’Ubu Roi en 1896. Ce dernier a laissé des esquisses pour la réalisation des habits. Tout d’abord, le Père Bedaine, chapelain du Roi Bombance, est très gros, comme l’indique son nom (figure 32). Paul Ranson le représente avec un costume très simple, suivant le désir de l’auteur, à savoir une tunique blanche des Dominicains avec une très longue chaîne d’andouilles pour ceinture.
97La deuxième esquisse est celle du costume du Roi Bombance (figure 33), qui est dessiné de profil, afin de pouvoir remarquer son gros ventre (beaucoup plus gros que celui du Père Bedaine). Le Roi Bombance porte un pantalon de couleur foncée et une chemise dont le style rappelle les vêtements d’Henri VIII (xvie siècle). Contrairement aux autres costumes, pour celui-ci, Ranson n’a pas suivi les indications de l’auteur, qui optait pour un justaucorps couleur crème et un maillot sang-de-bœuf. En revanche, les accessoires qu’il porte sont ceux désirés par Marinetti : une longue épée d’or finissant en cuillère et sur la tête, une toque en forme de boudin, mais sans épi de blé en guise de plume, comme le précisait l’auteur. De sa toque pend un autre boudin, plus petit. Pourtant, le costume du Roi a été transformé dans le spectacle, remplacé par une longue tunique fort semblable à celle dessinée par Jarry pour son Ubu.
Éléments de la mise en scène
98Le recours à l’univers culinaire dans la mise en scène est parvenu à travers quelques témoignages de l’époque. Concernant la musique, des borborygmes intestinaux étaient imités par des clarinettes. De plus, des effets bruitistes accompagnaient la scène de l’annonce de la mort du Roi Bombance : « Toutes les casseroles du royaume trépignaient à la fois en signe de deuil »105. La scène dans laquelle le Roi est dévoré par Estomacreux a étonné le public, selon le témoignage de Marinetti :
Le cadavre du Roi Bombance est servi à table dans une énorme marmite dorée pendant que se superposent graduellement les voiles noirs d’un cauchemar qui enveloppe toute chose. Le révolutionnaire Estomacreux, principal dominateur de la table, tire à soi le cadavre royal et l’avale grâce à des effets de lumières et de fumées qui permettent à son corps maigre de se gonfler et de devenir gigantesque pendant que l’avalé, qui était une sorte de ballon, se vide de lui, en se tordant. Tout le théâtre retient son souffle. Le silence est absolu et tout le monde peut apprécier l’orchestration habile et efficace du bruit des dents et des mâchoires craquant sur les os du roi.106
99Ce témoignage fait penser à une mise en scène fantasmagorique où les effets des lumières, de la fumée, ainsi que les effets sonores donnent une ambiance horrifique à la scène. Plus encore, le trucage dans lequel le maigre Estomacreux se remplit du corps du Roi avalé, pendant que ce dernier se vide progressivement, apporte à la scène un élément de magie grotesque.
100La nourriture sert d’accessoire scénique qui forme encore une scène fantasmagorique, quand vers la fin de la pièce « une pluie de pâtés et de jambons en carton pleuvait des cintres sur les comédiens »107. Il est intéressant de noter que les nourritures était fabriquées en carton, alors que quelques décennies auparavant le théâtre naturaliste, comme on l’a constaté, s’est bâti pour abolir l’aspect faux des accessoires au théâtre et, plus précisément de remplacer les nourritures en carton par de vraies nourritures. Bien-sûr, le théâtre de Lugné-Poe, inscrit dans la ligne anti-naturaliste, a évité une « coalition » de ce type avec les naturalistes, même si l’utilisation de vrais pâtés et jambons en « pluie » allait sans doute scandaliser les spectateurs encore plus.
Gourmandise et beuverie dans les sintesi futuristes
101Suite à cette première tentative de Marinetti au théâtre, les Futuristes sont entrés dans le domaine du théâtre professionnel, en essayant de le renouveler. Ainsi, ils ont pris pour modèle le théâtre des variétés et surtout sa variante italienne, le caffè concerto. Ce type de divertissement théâtral avait lieu dans des halls, où la consommation des plats et du vin était accompagnée de pièces comiques, de chansons et de « récitals » de musique au piano. Au début des années dix, les Futuristes sont passés à l’acte, montrant des spectacles du répertoire de sintesi (des pièces synthétiques, c’est-à-dire brèves). Deux pièces synthétiques, les seules contenant de la nourriture ou de la boisson dans l’intrigue, seront présentées.
102Tout d’abord, Il pranzo di Sempronio (Le déjeuner de Sempronio), qui a été écrit par Emilio Settimelli et Bruno Corra, en 1915 : la vie d’un homme est divisée en cinq étapes symbolisées par un repas à cinq plats, servis dans cinq lieux différents108. La pièce comprend cinq actes, qui contiennent quelques lignes chacun. Quatre-vingt-dix ans de la vie de Sempronio sont réduits à quelques minutes, avec des images de nourriture qui permettent la transmission et le lien d’un acte à l’autre.
103À cinq ans, Sempronio commence le « repas de sa vie » avec de la soupe, accompagné d’une vieille domestique. Puis, à vingt-cinq ans, il se trouve dans un restaurant où un serviteur lui sert un pot-au-feu. Il lui demande du rôti avec des légumes pour la suite. Après, on le retrouve dans un décor africain, son âge n’est pas indiqué, et le rôti lui est apporté par un serviteur noir. Il le mange avec les mains et commande des fruits qu’il mangera dans l’acte suivant lorsque, à soixante ans, il dîne avec une cocotte dans un cabaret parisien. Le dernier acte se passe chez lui. Enveloppé dans une couverture, devant les restes d’un repas, il est servi le café par une jeune domestique.
104La routine et la répétition servent à dénoncer la vie bourgeoise, à savoir la sécurité médiocre et ses platitudes. Le retour obsédant du même dans la succession des plats, l’accompagnement constant de Sempronio par des domestiques – une compagnie payante, les dialogues banals et l’absence de toute quête de nouveau se cristallisent dans quelques instants. La pièce a été mise en scène au Svandovo à Prague, en 1921, dans une scénographie d’Enrico Prampolini. Cependant, il ne reste pas d’information sur la présentation scénique des aliments.
105La pantomime Cocktail109 a été écrite par Marinetti en 1926 et représentée par le Théâtre de la Pantomime Futuriste le 12 mai 1927 au Théâtre de la Madeleine à Paris110. Le thème de l’alcool et de l’ivresse est traité dans ce ballet-pantomime de courte durée. Dans un bar fantastique, les danseuses interprètent les rôles des différentes liqueurs : crème de lait, crème de curaçao, gin, cognac, rhum, anisette, vermouth martini, etc. Au cours du spectacle, les danseuses-liqueurs seront fondues pour composer des cocktails, dans une chorégraphie qui culmine en une cadence frénétique d’une « joyeuse mixture endiablée de folies dansées multicolores »111. Le spectacle a été caractérisé par la qualité des rythmes mécaniques, de la gestuelle frénétique des danseurs et par la multitude des couleurs de lumières projetées de manière désordonnée.
106Cocktail est un ballet mécanique à la manière futuriste où la poétique de la machine accompagne l’esthétique du music hall, tant admiré par les Futuristes. Plus encore, les rythmes contemporains du jazz américain et le dynamisme des « danses nègres » servent à renouveler le spectacle futuriste. La pantomime s’inscrit dans une tendance du théâtre musical de l’époque : dans les années vingt, les revues musicales aux États-Unis présentent la nourriture et la boisson en tant que personnages anthropomorphes. Ainsi, des fruits, des légumes, des poulets et des gâteaux, mais aussi le Coca-Cola, le vin italien Chianti et le manhattan cocktail, deviennent des costumes portés par les personnages, interprétés par des jeunes danseuses. De cette façon, un jeu entre la nourriture et la sexualité est créé, en l’absence de nourriture réelle. Les danseuses (parfois il y a aussi des interprètes masculins) jouent le rôle des aliments comestibles ou des boissons consommables. La même pratique est retrouvée dans les spectacles de variété durant la même époque en France.
L’art culinaire dans la performance
107Après la première section dédiée au théâtre avantgardiste, cette deuxième est consacrée à la performance. Les aliments sont abondants dans les expérimentations du mouvement futuriste et forment aussi la base théorique de la cuisine futuriste, introduite en forme de manifeste au début des années trente. Quoique la cuisine futuriste n’appartienne pas concrètement au genre de la performance, elle est pourtant incluse en tant que support théorique, témoignant de l’importance accordée à l’art culinaire et à l’alimentation par les Futuristes. Puis, dans la performance des années cinquante et soixante, qui a prospéré surtout aux États-Unis, la nourriture est placée au centre des créations, réalisant des événements caractérisés par leur originalité où ils lient l’organisme et l’élément biologique à la communauté civile.
108Le contexte historique, politique et social diffère de manière significative entre les deux époques, tout comme le produit artistique et ses motifs idéologiques. D’une part, le mouvement futuriste tourne le dos à l’art du passé et se précipite vers la modernisation et la modernité apportées par le xxe siècle naissant. De même, il se bat pour dépasser la tradition établie, tant dans le monde artistique que dans le mode de vie. Les Futuristes adulent la vitesse, la machine, et glorifient la guerre, visant au dynamisme et au changement. Ils optent pour un rapprochement de l’art et de la politique et vont à la rencontre du public, pourtant d’une manière antagoniste envers la société. Ils s’expriment avec hostilité vis à vis de leur public, qui reste avant tout un public d’élite.
109D’autre part, la relation entre l’art et la politique est retrouvée dans un contexte complètement différent dans l’avant-garde des années cinquante, mais surtout dans celle des années soixante, culminant en 1968. Cette année-phare est marquée par la révolution contre tout régime réactionnaire : de la révolte des étudiants au mois de mai à Paris, à l’opposition à la guerre du Vietnam aux États-Unis. Dans ces années-là, l’art se veut dynamique, politiquement conscient et se rapproche du public d’une manière démocratique renforçant l’égalité et la compassion.
110Au-delà de la quête pour une réforme sociale et politique à travers l’art, d’autres éléments partagés entre les Futuristes et les artistes de la performance des années cinquante et soixante, sont la recherche d’une authenticité dans l’expression artistique, l’abolition des distinctions artistiques et l’utilisation de l’éphémère comme préoccupation centrale : de cette manière, l’art culinaire se mêle avec la poésie, la musique, les arts plastiques et le théâtre pour créer cette nouvelle forme, la performance.
111Les raisons pour lesquelles ces deux périodes distinctes sont placées ensemble sont les suivantes. Tout d’abord, l’existence du rituel : la présence de la nourriture et de la boisson, partagées ou non, accorde une ritualisation aux événements. Puis, l’acte quotidien de manger devient un acte artistique. En même temps, ce rapprochement de la vie et de l’art prend l’allure d’une protestation politique, qui sera moins marquée chez les Futuristes et plus apparente dans l’esprit fortement politisé des années soixante. Finalement, l’élément qui caractérise tant la performance futuriste que la performance des années soixante est la participation active du public, qui fait partie de l’événement soit par sa réaction violente, comme chez les Futuristes, soit par sa collaboration volontaire chez les artistes de la performance.
Les expériences futuristes : le mélange de la théâtralité et de la gastronomie
Les serate futuriste et la nourriture
112Le jet de légumes et de fruits sur scène pour exprimer le mécontentement des spectateurs était une tradition très ancienne112, comme on l’a déjà constaté. Très tôt dans l’activité des Futuristes, des aliments ont été utilisés par le public outré contre Marinetti et ses compagnons. Le 20 avril 1910, lors d’une soirée au Teatro Mercadante de Naples, Marinetti a reçu une pluie de nèfles et d’oranges lancées par le public. Subitement, il a pris une orange, l’a épluchée et l’a mangée tranquillement. Les spectateurs, surpris de la réaction du poète, ont passé des sifflements au rire pour finir par des applaudissements comme signe d’admiration.
113Davantage, la nourriture et la boisson ont été employées dans les premières séries de performances, les serate futuriste. Ayant d’abord un caractère de meetings mêlant art et politique avec pour but la provocation et la propagande, les soirées étaient composées d’exécution de musiques, de déclamations, de présentations de tableaux et de lectures de manifestes. Ces événements étaient suivis par des banquets où les protagonistes de la soirée et leurs compagnons célébraient leur victoire sur leurs adversaires. Chaque plat était accompagné par des déclamations des poèmes et des lectures des manifestes.
114Une première tentative de subvertir les utilisations et les habitudes relatives aux plaisirs de la table a été la première soirée futuriste intitulée Cena a rovescio (Cène à l’encontre), qui a eu lieu au Politeama Rossetti à Trieste, le 12 janvier 1910. Après le scandale suscité par le lancement de premiers manifestes futuristes et la déclamation de poèmes, un banquet futuriste a été organisé où l’ordre des plats était inversé. Les plats se succédaient ainsi :
café ;
doux souvenirs sur glace ;
confiture des gloires défuntes ;
momie rôtie avec du foie professoral ;
salade archéologique ;
goulache du passé ;
pois explosifs servis avec la sauce de l’histoire ;
poisson de la Mer Morte ;
soupe du caillot ;
entrée de la démolition ;
vermouth.113
115Les premiers vrais banquets futuristes se situent entre 1930 et 1931. Voici un exemple fascinant : le 11 mai 1930, un dîner qui a « stoppé un suicide » a eu lieu près du lac Trasimeno dans la villa de Giulio Onesti (pseudonyme d’un riche ami et admirateur de Marinetti) qui était déprimé à cause du départ de son amante adorée. Afin d’empêcher Onesti de se suicider, Marinetti, Prampolini et Fillía ont crée une effigie comestible d’elle. Dévorer cette sculpture de nourriture, appelée « Les formes du monde et leurs secrets », était un acte rituel et orgiaque qui a pu restaurer cet homme au cœur brisé tout en l’aidant à retrouver son énergie et sa force.
116Manger d’une façon futuriste voulait dire que les cinq sens étaient utilisés dans l’événement. Les combinaisons inhabituelles des ingrédients séduisaient le regard, tentaient les nerfs gustatifs ; l’abolition des couverts renforçait les plaisirs tactiles ; les déclamations des poèmes accentuaient les essences des plats. Cependant, ce qui donnait à ces dîners leur aspect particulièrement performatif était le contenu narratif des plats et les offrandes théâtrales qui les accompagnaient. En étudiant les recettes futuristes, on découvre des scénarios qui, pour mieux fonctionner, exigent la participation active à des convives.
117Pour conclure, Marinetti a fait un grand nombre de suggestions novatrices, qui ont été utilisées et incorporées plus tard dans la performance des années soixante. Plus précisément, il a élevé le chef au niveau du sculpteur, scénographe, metteur en scène d’un événement performatif. Ensuite, il a aboli les couverts afin d’accentuer les plaisirs tactiles et il a mélangé dans les plats des ingrédients exotiques et rares pour arriver à des effets d’étonnement. Finalement, il a ponctué l’ordre d’apparition des plats d’un programme de récitations de poèmes, de chansons et de danses.
La cuisine futuriste
118Dès le début, les Futuristes se sont interrogés sur le rôle de l’alimentation dans la fécondité, la créativité et l’agressivité de la race. Quelques publications théoriques ont vu le jour de manière sporadique, essayant de mettre en marche la transformation de la cuisine traditionnelle italienne en une cuisine futuriste.
119Le 1er septembre 1913, le chef cuisinier français, Jules Maincave, publie « La cuisine futuriste » dans la revue parisienne Fantasio, première déclaration explicite de la rupture avec la tradition culinaire. Alors qu’il n’est pas associé aux futuristes italiens, Maincave s’auto-proclame « maître de la cuisine futuriste » et adhère au mouvement plus tard, en 1914. Son but est de créer une cuisine adaptée au style de la vie moderne et aux nouvelles données de la science114. De cette façon, il propose ce qui pour l’époque est innovant, à savoir le mélange d’aliments à des liquides habituellement inutilisés, comme par exemple le rhum et le jus de porc, ou bien d’introduire dans les plats l’essence de roses, de violettes, de muguet, de lilas et de verveine. De cette façon, la cuisine futuriste procure des sensations gustatives nouvelles et surprenantes.
120Après la parution du manifeste Culinaria futurista (L’Art culinaire futuriste) le 9 mai 1920 dans la revue Roma futurista, la vraie campagne pour l’affirmation de la table de l’avant-garde a été la publication du Manifeste de la cuisine futuriste dans la revue Gazzetta del Popolo, le 28 décembre 1930 à Turin. Une anticipation de ce manifeste s’est produite lors d’une soirée organisée dans le restaurant Penna d’oca (Plume d’oie) à Milan. Ce banquet a constitué un éloge gastronomique du futurisme. Marinetti, avant le repas, qui consistait en plats comme « bouillon de roses et de soleil favori de la Méditerranée zig, zug, zag », des « cœurs d’artichaut bien tempérés » ou une « pluie de barbe à papa », a fait la déclaration suivante :
Je vous annonce le prochain lancement de la cuisine futuriste pour le renouvellement total du système alimentaire italien, qu’il est urgent d’adapter aux besoins des nouveaux efforts héroïques et dynamiques imposés à la race. La cuisine futuriste, libérée de la vieille obsession du volume et du poids, aura d’abord pour principe l’abolition des pâtes. Les pâtes, même si elles plaisent au palais, sont une nourriture passéiste parce qu’elles alourdissent, parce qu’elles abrutissent, parce que leur pouvoir nutritif est illusoire, parce qu’elles rendent sceptique, lent, pessimiste.115
121Cette attaque provocatrice contre la nourriture emblématique de l’Italie avait pour but de miner la culture culinaire nationale. Les pâtes, nourriture « passéiste », devrait être remplacée par une nourriture offrant l’agilité, mais aussi qui relèverait l’économie italienne, à savoir le riz. Selon lui, l’abolition des pâtes libérerait l’Italie du blé étranger si coûteux et favoriserait l’industrie italienne du riz.
122Le peuple italien réagit à ces propositions : un groupe de femmes d’Aquila adresse une pétition à Marinetti, les Napolitains descendent dans la rue pour soutenir les pâtes et, à Turin, lors d’un congrès, des cuisiniers font une comparaison entre la tagliatelle et la recette futuriste du saucisson cuit à l’eau de Cologne : « […] un saucisson cru épluché servi directement dans un plat contenant du café très chaud mélangé à une grande quantité d’eau de Cologne »116. Puis, un montage photographique est publié, montrant le porte-parole du futurisme en train d’ingurgiter des pâtes.
123Dans ce climat de révolte, le premier restaurant futuriste nommé Taverna del Santopalato (Taverne du Saint-Palais) ouvre ses portes le 8 mars 1931 à Turin (figure 34). Son propriétaire, Angelo Gioachino, désirant passer de la théorie à la pratique de la polémique futuriste, réalise l’invention de nouveaux mets. Ainsi, lors du banquet inaugural des plats curieux sont servis : Antipasto intuitivo (Hors d’œuvre intuitif), Brodo solare (Bouillon solaire), Carneplastico (Plasticoviande) et le Pollofiat (Poulet Fiat) en l’honneur de l’automobile italienne. Les mets sont de véritables œuvres d’art : des sculptures comestibles et éphémères. Le menu est aussi une œuvre d’art : de la peinture pleine de couleurs accompagne la liste des plats.
124L’histoire de ces deux années de cuisine futuriste est publiée en 1932 dans un livre signé par Marinetti et Fillía, où l’on trouve des articles, notes sur les grands banquets futuristes, menus et recettes, et, finalement, un vocabulaire où les termes relatifs à la restauration sont réécrits à la manière futuriste : le cocktail est appelé « polibibita » (« polyboisson »), le menu : « listavivande » (« liste des plats ») et le sandwich : « traidue » (« entre les deux »).
125Or malgré la grande motivation des Futuristes, leurs idées sur le renouveau gastronomique n’ont pas duré longtemps. La Taverna del Santopalato a eu une vie courte. La cuisine futuriste, issue de l’exaltation du nationalisme et de la guerre, s’est, en même temps, retournée vers un passé culinaire glorieux. Malgré l’étiquette antipasséiste, elle s’est basée sur des recettes du passé, comme par exemple la cuisine de la Rome Impériale et celle de la Renaissance, où on utilisait des pétales de roses, du miel, mais aussi des aliments exotiques.
126Les expériences culinaires de Marinetti allaient se reproduire plus tard, dans la cuisine postmoderne et plus précisément dans la Nouvelle cuisine, où l’on retrouve des aliments exotiques (viande de chameau, dattes, ananas), l’utilisation des saveurs jusqu’alors éloignées (viande et banane) et, surtout, l’attention à l’aspect pictural et sculptural des assiettes, fait qui rappelle les intentions de Marinetti qui souhaitait que « tout un chacun ait l’impression de manger des œuvres d’art »117.
La convergence de l’art et de la vie dans la performance des années cinquante et soixante
127Entre les avant-gardes historiques et l’avant-garde des années cinquante et soixante, le monde a été ébranlé par les deux guerres mondiales et les dictatures, qui ont poussé les artistes à se réfugier, d’abord à Paris et à Londres, puis, au cours de la seconde guerre mondiale, à New York. De cette façon, la base sociale de l’avant-garde en Europe occidentale a été détruite. L’arrivée d’artistes radicaux aux États-Unis a contribué à l’émergence d’une avant-garde américaine.
128Les États-Unis se sont imposés en Europe, comme une nouvelle force économique et politique. Le pas grandissant de l’américanisation a causé des sentiments mélangés : le plan Marshall a non seulement offert de la nourriture, de l’argent et des machines aux Européens dévastés par la guerre, mais aussi un nouveau système de valeurs. Alors que, d’une part, en termes de culture populaire ces valeurs ont été attirantes, d’autre part, l’avant-garde européenne a appréhendé ce qu’elle considérait comme conformité aveugle au mode de vie américain.
129Ces nouveaux enjeux politiques, socio-économiques et culturels ont affecté les arts de l’avant-garde sur les deux continents. Les différentes disciplines artistiques se sont mêlées dans la performance, tant en Europe qu’aux États-Unis dans un dialogue constant, où la nourriture a joué un grand rôle. De cette façon, l’objet banal, la matière périssable et l’éphémère, retrouvés dans la matière nutritive, ont envahi à nouveau les arts performatifs.
Sources d’inspiration : l’ordinaire dans les arts
130La récupération de l’ordinaire a été cruciale pour l’ethos des années soixante. Une décennie auparavant, durant les années cinquante (et même avant) l’incorporation des sons, objets, images, mots et actions ordinaires a été effectuée par des artistes comme John Cage dans la musique, Robert Rauschenberg et Jasper Johns dans les arts visuels et Merce Cunningham dans la danse.
131Ce sont surtout les préceptes de John Cage qui ont eu un grand impact sur la génération d’artistes des années soixante : dès les années quarante, dans sa composition Living Room Music (Musique de la salle de séjour) il a utilisé comme instruments des objets qu’on peut trouver dans la salle de séjour. En outre, il a créé d’autres compositions avec des pots de fleurs, des bouteilles de bière ou des boîtes de conserve. Cage a repris les pratiques d’Erik Satie et de Marcel Duchamp concernant leur direction vers l’ordinaire.
132De cette manière, la structure artistique de l’avant-garde des années soixante a poursuivi son chemin vers l’utilisation stimulante de l’objet banal et de l’objet trouvé. Le pop art est l’exemple le plus évident, comme on l’a déjà démontré : des œuvres d’art utilisant les nourritures et les produits alimentaires ont fait leur apparence sous forme d’une nature morte, issue de la société de consommation118. Parmi ces œuvres, la soupe Campbell d’Andy Warhol reste la plus significative.
133Ainsi, la discrimination qui existait jusqu’alors envers l’ordinaire en tant qu’objet ou médium artistique, a dû être supprimée. Pareillement, son adoption a pris des dimensions politiques : tout comme les droits politiques doivent être égaux pour tout le monde, dans l’art on doit aussi représenter ce qui a été exclu, en l’occurrence le quotidien et l’ordinaire. Ainsi, dans les années soixante l’attention au quotidien a été démocratisée.
La nourriture comme médium dans la performance et le happening
134Dans ce contexte, la nourriture apparaît à nouveau comme médium provenant du quotidien dans la performance des années cinquante et soixante. La performance expérimentale qui prospère surtout aux États-Unis, mais aussi en Europe pendant ces années-là, est caractérisée comme une théâtralisation de l’acte et de l’œuvre plastiques. De plus, les expériences très variées, artistiques ou non, trouvent leur place dans ce genre. Le happening, terme inventé en 1959 par Allan Kaprow à l’occasion de la présentation de ses 18 Happenings in 6 parts à la Reuben Gallery, fait aussi partie de la performance avec quelques différences spécifiques, la plus importante étant la spontanéité de l’évènement.
135Le happening est une mise en œuvre simultanée d’une variation d’éléments audio-visuels. L’action se répand dans toute la salle et incorpore les spectateurs qui deviennent des participants tout comme les performeurs. Ce terme signifie que les artistes ne sont pas de comédiens qui jouent un rôle, mais des exécutants n’ayant pas reçu de formation dramatique : ce sont souvent des peintres, des sculpteurs ou des musiciens. La beauté de l’événement est un résultat du hasard, elle n’est pas intentionnelle. Ainsi, l’art se confond avec la vie et vice versa.
136L’alimentation offre aux expériences de ces années-là un moyen de dépasser cette frontière entre le monde de la vie et celui de l’art. Son aspect matériel, son caractère dynamique et instable, sa position précaire entre moyen de se soutenir et détritus, sa relation à la bouche et au reste du corps et son importance à la communauté, font d’elle un médium très puissant pour la performance.
Allan Kaprow : inventeur du happening
137Allan Kaprow a commencé à utiliser de la nourriture dès 1957 dans ses events (événements), activités et happenings. En souhaitant mêler l’art et la vie dans son travail tant théorique que pratique, il a trouvé dans la nourriture le médium idéal. En 1964, il crée le Eat (Manger) dans le Bronx, à New York. Ce happening a eu lieu dans une cave délabrée. À l’intérieur, Kaprow a construit un environnement utilisant des poutres carbonisées, des plates-formes, des tours de bois et des échelles ; durant l’événement, on offrait aux visiteurs du vin, des pommes, des bananes (frites ou crues), des sandwiches à la confiture et des pommes de terre.
138Le plan pour le sol de Eat ressemblait au diagramme d’un utérus. Il y avait une sensibilité organique, comme si les participants se trouvaient à l’intérieur d’un corps. Deux mouvements d’ingestion sont à remarquer : d’abord l’image des visiteurs symboliquement « avalés » par la cave/corps, puis la consommation des aliments par les participants à l’intérieur de ce lieu. Davantage, Kaprow soulignait l’aspect religieux de cet événement en le décrivant comme un rituel semi-eucharistique. De cette manière, la nourriture pouvait être considérée comme le corps (en utilisant la même équivalence que dans l’Eucharistie) et le vin comme le sang.
139Dans Eat, l’imagerie de la cave est un mélange de fonctions de la digestion et de la reproduction. La participation des femmes, qui servaient le vin et les nourritures, avait sa propre signification : cela ajoutait à l’imagerie de la reproduction. Comme des mères, qui non seulement donnent naissance, mais aussi alimentent les enfants et les hommes, ces femmes-là s’occupaient et alimentaient les visiteurs dans ce ventre souterrain – entre estomac et utérus.
140Il est intéressant de noter que la même année, une autre œuvre intitulée Eat a été créée : Andy Warhol a tourné un film muet en noir et blanc, dans lequel l’artiste pop, Robert Indiana, mangeait un champignon durant quarante-cinq minutes. La caméra servait de voyeur qui témoignait de cette activité solitaire, lente et sensuelle.
Fluxus : nourriture et performances collectives
141À la fin des années cinquante, des jeunes artistes, tels que Dick Higgins, Henry Flynt, Nam June Paik, et Yoko Ono, entre autres, se sont réunis, faisant exploser les limites de leurs disciplines avec pour but d’abolir les frontières artistiques qui les restreignaient. Désirant réintroduire la vie dans l’art, comme cela a été la nécessité pour plusieurs artistes de l’époque, ils ont créé des performances, des poésies sonores, des installations, de la vidéo, de la musique et des œuvres d’art plastique.
142George Maciunas a réuni les artistes sus-mentionnés, devenant une sorte de porte-parole de Fluxus, qui s’est basé sur l’idée du « hasard en conserve » de Duchamp et de l’indéterminé de Cage. Les artistes du mouvement ont expérimenté dès le début avec la nourriture. Des limitations ont été introduites dans les créations d’événements liés à la nourriture : les artistes ont utilisé tout d’abord l’effet de caractère aléatoire, puis le sens de la routine.
143Dans Flux Mystery Food (Nourriture Mystérieuse Flux), présenté lors du Festival Fluxus à Nice, en 1963, Ben Vautier a acheté des boîtes de conserve de taille identique et, ayant enlevé l’étiquette sans savoir leur contenu, il a tout mangé : saumon, saucissons ou choucroute. En 1967, il a effectué une variation sur ce thème, en demandant à Maciunas de mettre des étiquettes sur les boîtes de conserve où était marqué « Flux Mystery Food ». Dans ces œuvres gustatives la nourriture reléguait une différentiation dans l’expérience de manger : les nourritures restaient non identifiées jusqu’au moment où l’artiste allait les consommer.
144La routine de l’acte de manger est présente également dans le travail d’Alison Knowles. En 1967, elle commence à manger tous les jours le même plat : un sandwich au thon, avec du beurre, sans mayonnaise et la soupe du jour ; elle a effectué ce rituel à la même heure et au même lieu tous les jours – au Riss Foods Diner à Chelsea. Cet événement, appelé Identical Lunch (Repas identique) est devenu une sorte de réflexion sur les activités quotidiennes. En général, les artistes Fluxus ont été fascinés par les processus corporels, de l’ingestion à l’excrétion. Le fait que l’art doit faire partie de la vie quotidienne est devenu le credo par excellence du mouvement.
Daniel Spoerri et le Eat-art
145Daniel Spoerri, ancien danseur-étoile à l’opéra de Berne a commencé son activité artistique au sein du Nouveau Réalisme119, où se retrouvaient Arman, César, et Christo. Les œuvres d’art des Nouveaux Réalistes, tout comme celles de Fluxus, sont construites à partir de vrais objets désirant transformer le quotidien en art, effectuant ainsi une « appropriation du réel » dans une simple « présentation » et avec un constat « objectif ».
146Daniel Spoerri a organisé de grandes fêtes en tant que cuisinier, gastronome et restaurateur. Des dîners ont été réalisés dans des galeries d’art, transformées en restaurant juste pour l’occasion. Après la fin des dîners, l’artiste encollait tous les objets qui se trouvaient sur la table, tels que les dîneurs les avaient laissés (les assiettes avec des restes de nourriture, les verres, les bouteilles, les serviettes et même les cendriers, pleins de mégots et de cendres). Ensuite, l’image de la table figée constituait la naissance d’un tableau, posé en verticale : c’était un Tableau-piège.
147Sur la photographie du Tableau-piège (planche VI, figure 35) résultat d’un dîner-action120 qui a eu lieu le 25 septembre 1965 à la City Gallery à Zurich, on distingue des résultats du hasard (la disposition des assiettes sur la table, les formes créées par les serviettes et les couverts abandonnés), du périssable (la nourriture laissée dans les assiettes) et de l’éphémère (qui dure pendant un dîner). Avec l’accrochage sur le mur des restes d’un dîner, une table devient un tableau, la vaisselle forme une nature morte, l’éphémère donne place à la mémoire. Dans ce cas, une nouvelle fonction s’ajoute à l’objet du quotidien : la création d’une œuvre d’art. L’objet quotidien s’inscrit dans notre société de consommation, qui est marquée par l’obsolescence des objets. Ainsi, par le changement du point de vue de son utilisation habituelle, l’objet du quotidien acquiert une dimension artistique.
148Plus récemment, en 2002, Spoerri a exposé à la galerie du Jeu de paume à Paris ses Menus Pièges. Ayant transformé dans les jours précédents l’exposition le Jeu de Paume en Restaurant Spoerri, le chef Spoerri « Daniel » a préparé des dîners avec, chaque jour, différents titres : Art digestible, Le Dîner des homonymes, Le Dîner cannibale de Claude et François Lalande, La Cuisine des pauvres du monde entier, retraçant avec des variations et de nouveaux éléments, l’histoire du Eat-art.
Introduction de l’offre de nourriture au théâtre : le Bread and Puppet
149Le Bread and Puppet Theater a été fondé en 1963, à New York, par Peter Schumann, sculpteur et chorégraphe d’origine allemande. Dès le début de sa création et jusqu’à nos jours, la compagnie opte pour un théâtre à caractère politique à travers l’utilisation des formes du théâtre populaire et, plus précisément, l’art de la marionnette. En outre, le renforcement des liens au sein d’une communauté est une des préoccupations les plus importantes du Bread and Puppet, qui a pu mettre en évidence la création d’une conscience collective parmi les spectateurs et les artistes dans ses spectacles. Ceci a été réussi dès les premières créations de la compagnie avec l’offre du pain et, par conséquent, l’instauration de la convivialité.
150À la suite des performances et des happenings qui ont introduit la distribution d’aliments et de boissons aux visiteurs/spectateurs, le théâtre prend le relais. Le Bread and Puppet est le premier à créer des spectacles incluant l’offre d’aliments (du pain), même dans la dramaturgie. Peter Schumann et sa compagnie ont ouvert la voie pour que d’autres artistes du théâtre les suivent. Ces premières tentatives de lier l’art du théâtre avec l’estomac sont le résultat d’un échange avec l’art de la performance.
151Cependant, si dans les performances futuristes les artistes se sont intéressés à l’art culinaire et à la révolution de la cuisine, les performers des années cinquante et soixante se sont tournés plus vers la recherche d’une convivialité. Cette dernière, si nécessaire dans une période d’effervescence politique et sociale, mais aussi dans une période de recherche de nouvelles directions au théâtre, devient une façon de redécouvrir et de redéfinir sa nature et son sens.
Le contexte politique et artistique dans les années soixante aux États-Unis
152Au début des années soixante, un nouveau type de théâtre naît aux États-Unis, allant à l’encontre du système à savoir Broadway, off-Broadway mais aussi off-off-Broadway. Ce théâtre, né dans les années autour de 1968 se veut libre, radical et indépendant. Sa technique se base sur l’engagement et la compréhension de la nature politique de la réalité. Les praticiens désirent une participation plus active dans la vie politique du pays et veulent créer un théâtre au service de la révolution sociale.
153Ce nouveau théâtre est appelé « radical ». Au niveau économique, il est pauvre, afin de dénoncer la situation de l’époque aux États-Unis, c’est-à-dire la culture se trouvant « aux mains des marchands manœuvrés par le Pouvoir »121. Avec peu de moyens à leur disposition, puisqu’ils refusent toute subvention provenant de l’État ou des Fondations, les praticiens du théâtre radical trouvent d’autres solutions pour créer leurs spectacles. Ils descendent et jouent dans la rue, les blanchisseries automatiques ou les jardins publics, mais aussi dans des locaux à bon marché : un garage ou une église désaffectée.
154La spécificité de ces lieux, qui ne sont pas de salles de théâtre traditionnelles, crée une nouvelle dynamique tant dans l’organisation spatiale du jeu des acteurs, que dans la relation entre acteurs et spectateurs. Il n’existe plus de frontières entre scène et salle et, de cette manière, le public et l’action dramatique se rapprochent. De plus, les compagnies du théâtre radical choisissent une façon rudimentaire pour travailler. Ils n’utilisent pas de décors ni de costumes ; les effets sonores et lumineux restent basiques. Les acteurs, qui sont pour la plupart des amateurs, laissent exprimer librement leur personnalité dans des pièces où le geste, le mouvement et le son priment sur le texte.
155Le Bread and Puppet, dont le nom signifie littéralement « pain et marionnette », est issu de cette génération. Depuis sa création et jusqu’à aujourd’hui le Bread and Puppet utilise des marionnettes de toutes tailles, géantes ou minuscules. Quant à l’aspect sacré de la nourriture, il est lié au concept du théâtre envisagé par Peter Schumann, qui souligne le fait que le théâtre doit être aussi primordial dans la vie humaine que le pain. Si dans la Rome antique, le « panem et circenses » (pain et cirques122) signifiait nourrir le corps des citoyens avec du pain en même temps que leur esprit avec les spectacles afin qu’ils ne s’occupent plus de problèmes politiques, le Bread and Puppet fait éveiller l’esprit et la conscience politique des spectateurs, accompagnant ses spectacles avec la distribution du pain.
Bread and Puppet : le pain et la marionnette
156En 1984, Peter Schumann publie Bread (Pain), un manifeste de sa compagnie en forme de recette. Au début, il donne une longue définition du pain, provenant d’un dictionnaire. Le pain, n’est pas seulement « une pièce de nourriture », mais aussi « de la nourriture en général ; de même, ce sont les nécessités pour la vie ; comme, par exemple, “il ne peut pas gagner du pain pour sa famille123” ».
157L’aspect religieux du pain rappelle également l’Eucharistie, instituée dans la religion chrétienne lors de la Cène, à savoir le dernier repas. Le pain symbolise le corps du Christ. Lors de la liturgie, il est rompu et partagé parmi les fidèles, constituant une action de grâce, associée à la parole de Jésus. En mangeant le pain, nous mangeons la parole de Dieu. Le pain eucharistique est rompu pour être partagé et ainsi l’ensemble des fidèles devient l’unique corps du Christ.
158Schumann connaît très bien la préparation du pain ; il se souvient d’une recette qu’il faisait avec sa mère quand il était encore enfant en Allemagne. D’ailleurs, dans un journal concernant la réalisation d’un atelier du Bread and Puppet à New York en 1968-1969, Peter Schumann explique comment il le prépare avant les spectacles et le distribue aux spectateurs (figure 36). Pour lui, cette connexion entre pain et théâtre donne aux spectacles de marionnettes plus d’objectif et moins une ambition stylistique pure concernant la peinture et la sculpture. Ainsi, il se tourne vers la tradition des fêtes populaires et la distribution des aliments au peuple.
C’est un morceau de pain que nous vous donnons en même temps qu’un spectacle de marionnettes parce que notre pain et notre théâtre vont ensemble. Longtemps l’art et l’estomac ont été séparés. Le théâtre était un divertissement. Le divertissement pour l’épiderme, le pain pour l’estomac. Les vieux rites du pain, la cuisson, la consommation, l’offrande du pain furent oubliés. Le pain s’est putréfié, il est tombé en bouillie. […] Le pain vous rappellera le sacrement de la nourriture. Nous voulons que vous compreniez que le théâtre n’est pas encore une forme établie, que ce n’est pas le lieu de commerce auquel vous pensez, l’endroit où l’on paye et l’on reçoit quelque chose. Il tient davantage du pain, il est davantage un besoin. Le théâtre est une forme de religion. Il est la gaieté.124
159Schumann dévoile sa théorie pour le type de théâtre qu’il crée. Il insiste sur une liaison entre l’art et l’estomac qui ont été longtemps séparés. Ce retour vers le passé, vers les vieux rites de la préparation, de la distribution du pain et de la convivialité marque un changement par rapport au théâtre de son époque. Ce dernier ne doit plus être considéré comme un produit de consommation, mais comme un besoin. De cette façon, le théâtre, qui sert parfois de divertissement atteignant juste l’épiderme (c’est-à-dire la surface) atteint maintenant à travers la distribution et la consommation du pain l’intérieur du corps et l’âme : il touche le spectateur en profondeur. Pour conclure, le pain dans les spectacles du Bread and Puppet fait un éloge à la matérialité du corps humain, en même temps qu’il souligne la simplicité et la sainteté des gens ordinaires : « On aimerait être capable de nourrir les gens »125, s’exclame Peter Schumann.
160La générosité du Bread and Puppet est une réminiscence des idées de Jean Vilar126. Schumann souligne ce besoin d’altruisme, d’aider les gens qui ont faim en les nourrissant de pain. Le théâtre a pour fonction d’alimenter non seulement le cerveau et l’âme, mais aussi l’estomac. De cette façon, tant la partie immatérielle du corps que sa partie matérielle doivent être satisfaites après l’assistance au théâtre.
161Barbara Kirshenblatt-Gimblett donne son propre point de vue en expliquant ce que signifie cette distribution de nourriture au public par le Bread and Puppet, fait qui constitue une nouvelle relation entre spectateurs et acteurs. Elle ajoute le cas d’une compagnie de théâtre pour marionnettes, Great Small Works, fondée par des « vétérans » du Bread and Puppet, qui organisent depuis la fin des années soixante-dix, les « Spaghetti Dinners »127(« Dîners de spaghetti »).
Ces aliments de base – pain fait maison, pâtes – sont la base de la transformation d’un public en une communauté, en rompant le pain et en mangeant ensemble. Alors que ces compagnies établissent un public régulier, un sens de communauté se développe à travers l’expérience partagée au cours de plusieurs années. À travers la commensalité, plus qu’avec la cuisine, ces artistes redéfinissent la nature et le sens du théâtre.128
La Cène sur scène dans The Cry of the People for Meat
162Un des spectacles le plus connus du Bread and Puppet a été The Cry of te People for Meat (Le Cri du peuple pour la viande), représenté pour la première fois à New York dans la Old Courthouse en mars 1969. Quelques mois plus tard, la compagnie est partie en Europe pour jouer en France, en Italie, en Allemagne et en Angleterre129. Comme beaucoup de productions de Schumann, on retrouve un contexte mythologique, avec l’emprunt de personnages, d’images et d’histoires provenant de sources religieuses. The Cry, tiré en large partie de la Bible, se situe entre une sorte de parabole, de mystère, et des faits d’actualité (notamment la guerre du Vietnam) dont le texte provient de pièces antérieures de la compagnie.
163En prologue, deux marionnettes énormes, Uranus, dieu du ciel, et la Mère Terre apparaissent, représentant les forces de l’avidité et l’impérialisme. Après leur union vient Kronos, leur fils malfaisant, dont la première occupation est d’expulser Adam et Ève du paradis, épisode suivi d’autres histoires bibliques. Après l’apparition de la Mère Vierge – la Dame Grise (une marionnette qui représente une mère en train de se lamenter), vient le massacre des innocents et la Cène, suivie de la mort de Jésus, accompagnée d’attaques aériennes qui évoquent la guerre du Vietnam.
164Dans la scène finale (« La Cène ») il y a un repas ainsi qu’une distribution du pain aux spectateurs. Le cinquième et dernier mouvement (« La Cène et la Crucifixion ») commence avec la domination de la scène par le Christ : c’est une marionnette géante. Une actrice prend une marmite et se met à laver les mains de la marionnette/Jésus, puis le visage, alors que les autres acteurs dressent une longue table, la recouvrant d’un drap blanc pour la Cène (figure 37).
165À ce moment-là, l’Homme Rouge, une grande marionnette bouffonne, apparaît du haut du balcon et demande « Peux-tu changer ces pierres en pains ? ». En bas, un acteur répond « L’homme ne vit pas seulement de pain ». Des miches posées dans un panier descendent du haut du balcon et les acteurs les mettent sur la table. Les marionnettistes rompent le pain, le mangent et le distribuent aux spectateurs. Les apôtres, des marionnettes multicolores de trois mètres de haut, arrivent du fond du théâtre et s’installent autour de la table de la Cène. Une marionnette plus petite arrive derrière eux, apportant un gobelet bleu dans la main gauche et un morceau de pain dans la main droite. Cette marionnette représente le « Feeder », celui qui nourrit. Un bourdonnement qui s’est fait entendre dès l’arrivée des apôtres, s’intensifie, alors que le « Feeder », répétant les mêmes gestes, donne à manger et à boire à chacun des apôtres, puis à l’énorme marionnette représentant Jésus. En un instant, il y a une explosion brutale : les acteurs se débarrassent des marionnettes, des cris sont entendus et la table est renversée. Un avion requin gigantesque surgit, fixé par des cordes : il devient la croix du Christ.
166Le dernier mouvement de la pièce contient l’utilisation de nourriture au sein du spectacle et en même temps sa distribution et consommation chez les spectateurs. La scène et la salle sont en interaction, puisque le pain est consommé dans l’action scénique, mais aussi par les spectateurs qui ne restent plus des témoins passifs de l’histoire. Le choix du sujet, un mélange entre le thème religieux et l’actualité de l’époque (la guerre du Vietnam), est accentué par la présence de la nourriture (le pain) qui apporte, elle-aussi, un message concernant la société nord-américaine des années soixante.
167Le pain était en même temps un aliment de base peut-être méprisé pendant cette période aux États-Unis. En effet, entre 1946 et 1963, c’est la période du baby boom dans le pays, c’est-à-dire une croissance des foyers qui ont conduit, sur le plan alimentaire, au concept de la « commodité » et du « prêt-à-servir ». De cette manière, les produits alimentaires sont devenus plus industrialisés, fait qui signifie l’addition de produits chimiques. Au cours des années soixante, les Nord-Américains ont commencé une autocritique exprimée, entre autres, par les combattants de la nouvelle gauche, qui se sont lancés « dans une critique morale du capitalisme, coupable, selon eux, de nuire à la qualité des aliments et de l’environnement »130. La compagnie Bread and Puppet, avec la recette du pain que l’on prépare chez soi avec des ingrédients naturels, souligne la nécessité d’un retour aux sources, aux principes familiaux, aux aliments simples et basiques que nous partageons entre citoyens.
Points communs et différences dans le théâtre et la performance
168La nourriture a joué un rôle important en tant que métaphore, symbole, mais aussi médium artistique dans l’avant-garde du xxe siècle. Deux périodes distinctes ont été traitées : les avant-gardes historiques du début du siècle et celles des années soixante. Dans ce cadre, tant au théâtre qu’à la performance, les créateurs ont eu recours à l’aliment, au corps humain et, dans un sens plus large, à la vie, afin de commenter la société et la politique de leur temps.
169Un point commun entre les deux différentes périodes de l’avant-garde est la convergence de la vie et de l’art. À la fin du xixe siècle, Jarry donne une dimension de fiction littéraire à sa vie : ses actes ordinaires de manger et de boire deviennent extraordinaires par son renversement de la convention. Ainsi, il entre dans un monde de rêve et d’hallucination, conduit par l’abus de l’alcool. De plus, ses moments de prise de nourriture acquièrent un élément de fiction par l’effet de l’exagération qu’il y introduit. Finalement, le personnage issu de sa vie de lycéen, Ubu, devient le protagoniste de sa pièce Ubu roi et avec sa gourmandise incessante devient le symbole de la soif du pouvoir dans le monde et attaque la bourgeoisie de l’époque, caractérisée par l’hypocrisie et la goinfrerie.
170Quelques années plus tard, avant la fondation du futurisme, Marinetti crée un autre personnage, le Roi Bombance, qui a quelques éléments en commun avec le personnage de Jarry. La pièce homonyme contient de nombreuses métaphores culinaires et digestives, dénonçant une fois encore la gourmandise des puissants qui va jusqu’au cannibalisme. Dans ces deux pièces, le corps humain et ses besoins deviennent une métaphore de la société.
171Cette métaphore est à nouveau d’actualité dans la performance et le happening des années soixante, surtout aux États-Unis, mais d’une façon différente. Les artistes mettent en valeur le corps humain dans leurs performances, en utilisant ses fonctions (alimentation, digestion, excrétion) dans le produit artistique afin de l’associer au corps social. Pourtant, il ne s’agit plus d’une représentation horrifique de celui-ci, comme dans les avant-gardes historiques, mais d’un besoin de retour aux sources de la vie sociale.
172L’ordinaire, le banal, l’objet trouvé sont mis en évidence à la fin des années cinquante, alors que dans les avant-gardes historiques, survenues lors d’une période qui n’est pas caractérisée par la consommation, la plupart des artistes n’y ont pas recours. Cependant, sa récupération par les artistes des années cinquante et soixante et son installation dans la structure artistique, marquent la démocratisation du banal et servent de symbole d’égalitarisme.
173Le public est réuni et fait partie de l’événement artistique, tant au théâtre que dans la performance et le happening. Les frontières entre la scène et la salle sont maintenant absentes et les rôles partagés ; ainsi, le rôle du personnage théâtral se mêle au rôle du personnage social, tout comme les performeurs se mêlent aux spectateurs. À travers le partage et la consommation de la nourriture pendant ou après le spectacle et la performance, naît l’idée de la commensalité au sein de l’événement artistique et théâtral.
174Cette sorte de collaboration du public avec les artistes forme la grande différence entre l’avant-garde des années soixante et les avant-gardes historiques. À partir de la première représentation d’Ubu roi, les créateurs visent le public, qui représente l’ennemi, le représentant de l’ordre existant. Dans ce cas, la nourriture n’est pas partagée entre les spectateurs, mais lancée aux acteurs par les spectateurs furieux, comme dans les soirées futuristes. De cette façon, le public devient actif (comme dans les années soixante) mais cette fois, c’est par son opposition à l’événement artistique ou dramatique et à ses créateurs.
175La nourriture alimentant les hommes qui font partie de la société devient une métaphore politique très forte dans les événements artistiques et dramatiques de l’avant-garde du xxe siècle. Ce dernier a été caractérisé par de grandes guerres, par la nouvelle répartition du pouvoir, mais aussi par la restructuration des classes sociales et le remodelage et l’introduction de nouveaux systèmes politiques. Les artistes et hommes de théâtre de l’avant-garde ont utilisé la nourriture non seulement comme moyen pour dénoncer la société et la politique de leur temps, mais aussi comme médium pour créer un monde nouveau.
176La cuisine futuriste a été créée avec la conviction de renouveler la gastronomie, de rompre avec la tradition culinaire et le passéisme, d’adapter le nouveau style de la vie moderne et d’introduire les nouvelles données de la science. Au contraire, Peter Schumann a eu recours à la tradition culinaire pour les spectacles donnés par le Bread and Puppet. Schumann a choisi l’aliment le plus vieux et le plus basique, le pain, pour retourner aux sociétés traditionnelles, où le pain a été depuis toujours le seul aliment à pouvoir éradiquer la famine.
177Ainsi, le Bread and Puppet rêve l’existence d’une société où la famine n’existe plus, alors que ce problème est bien celui de la fin du xxe siècle et du xxie siècle. La pratique de Schumann a pris une grande envergure dans les spectacles datant des années soixante-dix et jusqu’à aujourd’hui. On retrouve par exemple le pain dans le spectacle Not By Bread Alone (Non seulement avec le pain) représenté par la compagnie israélienne Nalaga’at, à Londres en 2010131 où les acteurs, des sourds aveugles, racontent leurs histoires tout en pétrissant et cuisant le pain. Dans ce cas-là, une problématique qui relève du social, de la communication empêchée, est mise en avant par le biais de la préparation du pain.
178Au-delà de cet aliment basique, d’autres nourritures font leur apparition sur les planches et se multiplient dans les spectacles plus récents. De même, les sujets politiques et sociaux sont commentés avec l’appui de la cuisine et de la consommation d’aliments au cours du spectacle.
Notes de bas de page
1 Le terme « avant-garde » vient du nom d’un journal anarchiste, publié en Suisse, en 1878, dont le titre avait été emprunté de la terminologie militaire. Cette étiquette est appliquée à tous les types d’art ayant une forme anti-traditionnelle. D’une manière plus simple, le terme est parfois utilisé pour décrire tout ce qui est nouveau : l’expérience artistique se trouve en tête et continuellement dépassée par un prochain pas en avant.
2 En grec, le mot pour carnaval, « Ἀπόκρεω » a exactement la même étymologie (ἀπό = abstention + κρέω = viande) ; bien-sûr, les racines des mots sont différentes.
3 Innes C., Avant Garde Theatre, 1892-1992, Londres, Routledge, 1996 [1re édition : 1993], p. 8-9.
4 L’autre fonction, la scatologique, est présente tant dans l’univers carnavalesque que dans la plupart des pièces qui seront étudiées. Néanmoins, ce sujet ne sera pas inclus dans notre analyse, malgré le fait qu’il a un lien direct avec l’alimentation.
5 Bakhtine M., L’Œuvre de François Rabelais…, op. cit.
6 Cf. supra, « Les “dîners naturalistes” ».
7 Shattuck R., Les Primitifs de l’avant-garde, J. Borzic (traduit par), Paris, Flammarion, 1974, p. 11. Dans la traduction du livre en français, le titre est changé, ne contenant plus le sens initial : les années de banquets (Shattuck R., The Banquet Years : The Arts in France, 1885-1918. Alfred Jarry, Henri Rousseau, Erik Satie, Guillaume Apollinaire, New York, Vintage Press, 1955).
8 Il est mort finalement l’année suivante, le 8 janvier 1896.
9 Charles Morice (1860-1919) a été essayiste écrivain et poète, appartenant au mouvement symboliste. Morice et Verlaine se sont mutuellement soutenus, malgré le fait que leur connaissance a commencé après la parution d’un article très critique que Morice avait écrit sur un poème de Verlaine.
10 Shattuck R., Les Primitifs de l’avant-garde, op. cit., p. 36.
11 Jarry A., Spéculations, in Gestes et opinions du Docteur Faustroll ’pataphysicien, suivi de Spéculations, Paris, Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle Éditeur, 1911, p. 233.
12 Une anecdote raconte qu’il a peut-être dit « un cureton » et à cause de sa voix affaiblie par la maladie, Saltas a entendu « un cure-dents ».
13 Saltas J., « Les Derniers jours d’Alfred Jarry », Les Marges, 15 octobre 1921, extrait tiré du livre de Bordillon H., Gestes et opinions d’Alfred Jarry écrivain, Laval, Éditions Siloé, 1986, p. 195.
14 Accursi D., La Philosophie d’Ubu, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 1999, p. 75.
15 « Éloge de M. Rougement, fabricant de cure-dents, prononcé devant le Jury dégustateur », cité par Grimod de la Reynière A.-B.-L., Almanach des gourmands, Huitième année, A.S. Weiss (choix et présentation), Paris, Mercure de France, 2003 [1re édition : 1812], p. 109.
16 Ibid., p. 111.
17 Jarry appelait ainsi l’absinthe.
18 Écrivain et femme du directeur du Mercure de France, Alfred Vallette.
19 Rachilde, Alfred Jarry ou le surmâle des lettres, Paris, Bernard Grasset Éditeur, 1928, p. 180.
20 Ibid., p. 136.
21 Shattuck R., Les Primitifs de l’avant-garde, op. cit., p. 223.
22 L’opéra est rédigé par Jarry en 1889-1890 à la fin de sa classe de philosophie, quand il était élève à Rennes.
23 Jarry A., « M. Faguet et l’alcoolisme », La Revue Blanche, 12e année, no 186, 1er mars 1901, in La Chandelle verte, Paris, Le Livre de poche, 1969, p. 46.
24 Rachilde, Alfred Jarry ou le surmâle des lettres, op. cit., p. 181.
25 Ibid., p. 183.
26 Quelques décennies plus tard, les Futuristes allaient reprendre cette attitude pour créer des menus dans les serate futuriste (soirées futuristes) : cf. infra, « Les serate futuriste et la nourriture ».
27 Rachilde, Alfred Jarry ou le surmâle des lettres, op. cit., p. 196.
28 La tenancière du café.
29 Shattuck R., Les Primitifs de l’avant-garde, op. cit., p. 235.
30 Article paru dans la revue Les Marges, le 15 janvier 1922, et cité par Rachilde, Alfred Jarry ou le surmâle des lettres, op. cit., p. 36.
31 Rachilde, Alfred Jarry ou le surmâle des lettres, op. cit., 1928, p. 37.
32 Bakhtine M., L’Œuvre de François Rabelais…, op. cit., p. 315.
33 Jarry A., Ubu roi, in Tout Ubu, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de poche », 1962, acte I scène II, p. 37.
34 Ubu est la création des écoliers du Lycée de Rennes et issu, comme il est bien connu, des parodies de leur professeur de physique, Félix Hébert.
35 Jarry A., Ubu roi, op. cit., acte I scène III, p. 40.
36 Quant à l’acte de boire, c’est plutôt la Mère Ubu qui se saoule à l’eau de vie.
37 Bakhtine M., L’Œuvre de François Rabelais…, op. cit., p. 280.
38 Bachelard G., La Terre et les rêveries du repos, Paris, Librairie José Corti, 1948, p. 150.
39 Châtelet N., Le Corps à corps culinaire, Paris, Éditions du Seuil, 1998 [1re édition : 1976], p. 86.
40 Jarry A., Ubu enchaîné, in Tout Ubu, op. cit., acte V, scène VII, p. 334.
41 Arnaud N., Alfred Jarry, d’Ubu roi au Docteur Faustroll, op. cit., p. 239.
42 Il n’y a pas de précision sur cette recette de soupe, sauf son pays d’origine. Apparemment, le mets n’a rien à voir avec le gâteau meringué, nommé « polonaise ».
43 Rastron était le surnom d’un des condisciples de Jarry.
44 Charlotte : plat d’entremets, fait de marmelade de pommes, qu’on entoure de morceaux de pain grillés et frits. Charlotte russe : charlotte faite d’une sorte de crème fouettée qu’on entoure de petits biscuits.
45 En termes de pâtisserie, il se dit aussi d’une glace en forme de bombe. Bombe au café, à la vanille.
46 Rabelais F., Œuvres complètes, t. I, Paris, Garnier Frères, 1962, p. 22.
47 Les médecins goûtaient les excréments des patients afin de faire le pronostic. Pour cette raison, ils sont appelés « scatophages ».
48 Cf. Shakespeare W., La Tragédie de Macbeth, acte III, scène IV.
49 Gobin P., « Goinfrerie et pouvoir : d’Ubu Roi (1896) au Roi Bombance (1905/1909) », Recherches sémiotiques. Semiotic Inquiry, vol. 14, no 1-2, 1994, Canadian Semiotic Research Association, Toronto, Canada, p. 256.
50 Lieu de représentation : Théâtre de l’Œuvre (salle du Nouveau Théâtre) ; première représentation : 10 décembre 1896 ; interprètes principaux : Firmin Gémier, Louise France ; mise en scène : Aurélien Lugné-Poe ; scénographie et masques : Pierre Bonnard, Sérusier, Toulouse-Lautrec, Vuillard, Ranson et Jarry ; musique : Claude Terrasse.
51 Auteur inconnu, La Lanterne, 12 décembre 1896, cité dans le livre de Béhar H., Le Monstre et la marionnette, Paris, Larousse université, coll. « thèmes et textes », 1973, p. 96.
52 Mendès C., « Critique : Ubu Roi », Le Journal, 11 décembre 1896.
53 Clerval A., « La grande bouffe chez les grands pères (éros et agape au xixe siècle) », Chroniques de l’art vivant, no 41, juillet 1973, p. 24.
54 Quelques décennies plus tard, en Union soviétique, Vladimir Maïakovski allait créer Mystère-Bouffe (en 1918 et une seconde version en 1921) où il décrit une histoire grotesque du pouvoir et de la révolution en termes de ventres et d’estomacs.
55 Aron J.-P., Le Mangeur du xixe siècle, Paris, Éditions Payot, 1989 [1re édition : 1973], p. 93-94.
56 13 janvier 1871, De Goncourt J. et E., Journal, t. 2, R. Ricatte (éd.), Paris, Fasquelle et Flammarion, 1956, p. 716-717.
57 Note 19. Gobin P., « Goinfrerie et pouvoir… », art. cit., p. 265.
58 En 1870, Napoléon III est vaincu durant la bataille de Sedan par les troupes prussiennes et les États allemands coalisés.
59 Favre J., Dictionnaire universel de cuisine, vol. 2, Paris, Librairie-Imprimerie des Halles et de la Bourse du commerce, 1891, p. 686.
60 Mendès C., « Critique : Ubu Roi », art. cit.
61 Jarry A., « Questions de théâtre », in Ubu roi, H. Béhar (présentation, notes), Paris, Larousse Classique, 1986, p. 138.
62 Lieu de représentation : Théâtre des Bouffes du Nord ; première représentation : 23 novembre 1977 ; interprètes principaux : Miriam Goldschmidt, Andréas Katsoulas ; mise en scène : Peter Brook ; scénographie : Georges Wakhévitch ; costumes : Jeanne Wakhévitch.
63 Brook P., L’Espace vide. Écrits sur le théâtre, C. Estienne et F. Fayolle (traduit par), Paris, Éditions du Seuil, coll. « Pierres vives », 1977 [1re édition : 1968], p. 95.
64 Ertel É., « De briques… et de broc, une esthétique de l’écart », Travail théâtral no 30, janvier-mars 1978, p. 132.
65 Pavis P., « Convention », Dictionnaire du théâtre : termes et concepts de l’analyse théâtrale, Paris, Messidor : Éditions sociales, 1980, p. 93.
66 Banu G., Peter Brook, de Timon d’Athènes à La Tempête, Paris, Flammarion, 1991, p. 185.
67 Lieu de représentation : Théâtre national de Chaillot ; première représentation : 3 mai 1985 ; interprètes principaux : Dominique Balzer, Daniel Soulier, Dominique Valadié ; mise en scène : Antoine Vitez ; scénographie et costumes : Yannis Kokkos.
68 Vitez A., « Acteur, marionnette, lequel reconnaît l’autre ? », Le Journal de Chaillot, no 23, avril 1985, p. 23.
69 Id., « Notes sur Ubu roi et les arts de la rupture », Acteurs, no 26-27, juin-juillet 1985, p. 28.
70 Id., « Salle à manger, Chaillot, Ubu d’Alfred Jarry mise en scène d’Antoine Vitez », I. Sudowska-Guillon (propos recueillis par), Acteurs, nº 26-27, juin-juillet 1985, p. 27.
71 Ubersfeld A., Antoine Vitez, Paris, Éditions Nathan, 1998, p. 58.
72 Conversation avec Henri Béhar, Paris, le 2 juillet 2008.
73 Léonardini J.-P., Profils perdus d’Antoine Vitez, Paris, Messidor, 1990, p. 39.
74 Adaptation : Guilhem Pellegrin ; interprètes : Babette Masson, Guilhem Pellegrin ; mise en scène : Nada Théâtre ; direction des acteurs : Jean-Louis Heckel ; scénographie : Agnès Tiry.
75 Hemming S., « The ultimate kitchen sink drama », The Independent, 3 juin 1992.
76 Entretien avec Guilhem Pellegrin, Paris, le 7 avril 2007. Touts les témoignages de Guilhem Pellegrin correspondent à cet entretien, sauf indication contraire.
77 La guerre avec des aliments est une image typiquement populaire. Bakhtine donne l’exemple d’un roman de la littérature médiévale, Aucassin et Nicolette. Dans le pays de Torlore tout se passe à l’envers : le roi accouche et la reine part faire la guerre, qui est typiquement carnavalesque, car on se bat « à grands coups de fromages, de pommes cuites et de champignons ». Bakhtine M., L’Œuvre de François Rabelais…, op. cit., p. 296.
78 Guilhem Pellegrin a témoigné que lors d’une représentation, quelques spectateurs ont pleuré après le massacre des Nobles. Ils avaient oublié qu’il s’agissait des poireaux, étant entrés complètement dans l’action.
79 Témoignage de Guilhem Pellegrin.
80 M.T., « Ubu dans les choux », Le Figaro, 7 juin 1993.
81 Auteur inconnu, « Energy Unleashed », Express News Service (Bombay), 26 novembre 1998.
82 Légume qui ressemble à un melon très long.
83 Sorte d’aubergine.
84 Hemming S., « The ultimate kitchen sink drama », art. cit.
85 Lieu de représentation : Gate Theatre ; première représentation : avril 1997 ; interprètes principaux : Stephen Finegold, Joanna Holden ; traduction : Kenneth McLeish ; mise en scène : John Wright ; scénographie : David Roger et Gemma Fripp.
86 Les nourritures ont été conçues spécialement par Josephine Laycock, dessinatrice de nourriture (food designer).
87 En 2000 ils ont fondé l’Institut de ’pataphysique de Londres.
88 Entretien avec John Wright, Londres, le 10 décembre 1997.
89 Le Roi Bombance est la première pièce de Marinetti à être publiée. Un drame romantique la précède, Paolo Baglione, qui restera pourtant inédit.
90 Le Roi Bombance a été publié en 1905 par le Mercure de France. Marinetti a publié sa pièce, traduite en italien, en 1910, sous le titre Il re Baldoria.
91 Jarry A., « Lettre à Marinetti », Poesia, 3e année, octobre-janvier 1907-1908, no 9-12, p. 3.
92 Legrand M.-A., Le Roi de Cocagne, comédie en trois actes et en vers, avec un Prologue et un Divertissement, musique de Quinault, in Œuvres de Le Grand, comédien du roi, Paris, Compagnie des libraires associés, 1770.
93 Lucas H., Histoire philosophique et littéraire du théâtre français depuis son origine jusqu’à nos jours, Paris, Librairie de C. Gosselin, 1843, p. 214.
94 Lista G. (éd.), Théâtre futuriste italien : Anthologie critique, t. 1, G. Lista et C. Minot (traduit par), Lausanne, La Cité – L’Âge d’Homme, 1976, p. 13.
95 Legrand M.-A., Le Roi de Cocagne, op. cit., acte I, scène II, p. 341-342. L’orthographe de l’original a été retenue.
96 Marinetti F.T., Le Roi Bombance, Paris, Mercure de France, 1905, p. 9.
97 Marinetti F.T., Le Roi Bombance, op. cit., p. 1-2.
98 Bois J., « Marinetti a Parigi », Poesia, no 5, Milan, juin 1908, p. 3, cité dans le livre de Lista G., La Scène futuriste, Paris, Éditions du CNRS, coll. « Arts du spectacle/Spectacles, histoire, société », 1989, p. 38.
99 Marinetti F.T., Le Roi Bombance, op. cit., acte I, p. 21. Marinetti avait écrit la pièce directement en français.
100 Didascalie, Marinetti F.T., Le Roi Bombance, op. cit., acte II, p. 64.
101 Lieu de représentation : Théâtre de l’Œuvre – salle Marigny ; première représentation : 3 avril 1909 ; interprètes principaux : Claude Garry, Jehan Adès, Aurélien Lugné-Poe ; mise en scène : Aurélien Lugné-Poe ; scénographie : Eugène Ronsin ; costumes : Paul Ranson.
102 Lista G., La Scène futuriste, op. cit., p. 65.
103 Ibid.
104 Paul Ranson a été ami intime de Jarry. Il avait écrit, d’ailleurs, une pièce pour marionnettes intitulée L’Abbé Prout, dont le titre fait penser à Père Bedaine.
105 Lista G., La Scène futuriste, op. cit., p. 71.
106 Marinetti F.T., La grande Milano tradizionale e futurista – Una sensibilità italiana nata in Egitto, L. de Maria (éd.), Milan, Arnoldo Mondadori Editore, 1969, p. 280-283, cité dans le livre de Lista G., La Scène futuriste, op. cit., p. 71.
107 Hanoteau G., Ces nuits qui ont fait Paris. Un demi-siècle de théâtre, d’Ubu Roi à Huis clos, Paris, Fayard, 1971, p. 232-233.
108 Pièce publiée dans Vela latina, IIIe année, no 51, 23-31 décembre 1915, Naples, signée Settimelli et Corra ; puis dans II, 1916, signée Corra et Settimelli. Cf. texte traduit en français par Lista G., Théâtre futuriste italien : Anthologie critique, t. I, op. cit., p. 125-126.
109 Cf. le texte de la pantomime traduit en français par Lista G. (éd.), Théâtre futuriste italien : Anthologie critique, t. II, G. Lista et C. Minot (traduit par), Lausanne, La Cité – L’Âge d’Homme, 1976, p. 113.
110 Texte de Marinetti, musique de Silvio Mix, chorégraphie de Prampolini.
111 Lista G., La Scène futuriste, op. cit., p. 397.
112 Cf. supra, Introduction, « La restauration des spectateurs au théâtre ».
113 Berghaus G., « The Futurist Banquet : Nouvelle Cuisine or Performance Art ? Futurist experiment with culinary theatre », New Theatre Quarterly, vol. XVIII, part 1, février 2001, p. 4.
114 Cette nouvelle tendance gastronomique fait aussi penser au « gastro-astronomisme » de Guillaume Apollinaire qui, entre 1911 et 1913, s’est adonné à des recherches culinaires avec les cuisiniers Joachim Gravant et Louis Pignat, qui avaient élaboré cette cuisine, plus proche de l’art que de la science. Les nouveaux goûts comportaient des violettes fraîches assaisonnées de jus de citron, ou un faux filet saignant assaisonné de tabac à priser.
115 Marinetti F.T. et Fillía, La Cuisine futuriste, N. Heinich (traduction et présentation), Paris, Éditions A.M. Métailié, 1982 [1re édition : 1932], p. 41-42.
116 Id., « Recettes futuristes pour restaurants et oulonboit », La Cuisine futuriste, op. cit., p. 139.
117 Marinetti F.T., « Les repas futuristes incitatifs », in F.T. Marinetti et Fillía, La Cuisine futuriste, op. cit., p. 130.
118 Cf. supra, « Les années cinquante : la cuisine envahie par la société de consommation ».
119 Spoerri a été associé également au mouvement Fluxus.
120 Terme utilisé pour ces dîners où les convives produisent eux-mêmes les œuvres d’art (repas devenant ensuite des Tableaux-pièges), car c’est eux qui décident de l’arrêt du repas et de la situation dans laquelle ils laissent la table.
121 Kourilsky F., Le Bread and Puppet Theatre, Lausanne, La Cité éditeur, coll. « Théâtre vivant », 1971, p. 24.
122 Du pain et des jeux.
123 Schumann P., Bread, Glover, Bread and Puppet, 1984, document non-paginé, cité par Kirshenblatt-Gimblett B., « Making Sense of Food in Performance… », art. cit., p. 12.
124 Schumann P., article écrit à l’occasion d’un spectacle, The Puppet Christ, présenté à New York à la Spencer Memorial Church de Brooklyn. L’article a été repris dans TDR/The Drama Review, vol. 14, no 3, t. 47, 1970, p. 35. Il a été traduit en français sous le titre « Du pain et des marionnettes » et présenté dans le livre de Kourilsky F., Le Bread and Puppet Theatre, op. cit., p. 249.
125 Schumann P., « With The Bread & Puppet Theatre », H. Brown et J. Seitz (propos recueillis par), TDR : The Drama Review, vol. 12, no 2, hiver 1968, p. 73.
126 Par rapport à l’idée de générosité de Jean Vilar au théâtre, cf. supra, Introduction, « La restauration des spectateurs au théâtre ».
127 Les « Spaghetti Dinners » ont commence en 1978 à New York. Au départ il s’agissait de rencontres informelles entre résidents et praticiens du théâtre : on combinait des spectacles pour marionnettes, de la musique de la Nouvelle Orléans et des portions de spaghetti à l’ail. Ces réunions continuent jusqu’à aujourd’hui, avec des spectacles de marionnettes, de danse et bien-sûr des spaghettis végétariens et du pain.
128 Kirshenblatt-Gimblett B., « Making Sense of Food in Performance : The Table and the Stage », [en ligne], prépublication de l’article, S. Banes et A. Lepecki (éd.), The Senses in Performance, New York, Routledge, 2006. Disponible sur www.nyu.edu/classes/bkg/ web/ASTRFood.pdf [consulté le 15 mai 2007], p. 12.
129 Le spectacle a été entièrement repris au mois d’août de la même année dans le Sud de la France, au Centre International de la Sainte-Baume, où il a pris sa forme définitive. Après une deuxième tournée dans des pays européens, The Cry a été représenté à Paris, à la Salle Wagram. Puis, il a été repris à New York pour trois représentations dans la Saint Peter’s Episcopal Church.
130 Levenstein H.A., « Diététique contre gastronomie : traditions culinaires, sainteté et santé dans les modèles de vie américains », in M. Flandrin et M. Montanari (dir.), Histoire de l’alimentation, op. cit., p. 856.
131 Le spectacle a été présenté en juillet 2010 dans le cadre du London International Festival of Theatre.
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