Deuxième partie. La cuisine sur la scène : le parcours d’un siècle (1888-1988)
p. 121-179
Texte intégral
La salle à manger est un théâtre dont la cuisine est la coulisse et la table la scène. À ce théâtre il faut un aménagement, à cette scène il faut des décors, à cette cuisine il faut une machination.
Chatillon-Plessis, La Vie à table à la fin du xixe siècle, Paris, Firmin-Didot, 1894, p. 19
La cuisine au théâtre à la fin du xixe siècle
1Généralement, dans l’histoire du théâtre la cuisine n’est pas visible sur scène. Nous voyons, par exemple, représentés des palais dans la tragédie grecque, des salons dans le théâtre de boulevard, mais pas la cuisine. Cependant, il y a deux exceptions à cette règle. La première pièce, Voyage autour de ma marmite, a été écrite par Eugène Labiche1 et montée au Théâtre du Palais-Royal en 1859. L’intrigue est la suivante : le dentiste Alzéador tombe amoureux de sa cuisinière Prudence, pendant que son épouse est partie en voyage. Ainsi, il passe la plupart de son temps à faire la cour à sa cuisinière dans la cuisine de la maison.
2La description du décor est particulièrement détaillée : « Le théâtre représente une cuisine : deux portes de chaque côté, une porte au fond ; table de cuisine au milieu, fourneau, cheminée, planches, batterie de cuisine, fontaine, billot, chaises de paille, etc. »2 Au lever du rideau il y a une scène de prise de nourriture, puisque le domestique Jesabel, en grande livrée, est assis près de la table et mange une soupière de café au lait.
3Cette pièce n’a eu que douze représentations. Elle a été censurée, jugée immorale, étant à l’encontre des mœurs tant sociales que théâtrales de l’époque. À vrai dire, ce qui a scandalisé les spectateurs a été la représentation de la cuisine sur scène, pièce de la maison qui était considérée trop dégradante à montrer au théâtre.
4Le deuxième exemple où une cuisine avec toute sa batterie paraît sur scène date du premier quart du xixe siècle. Il s’agit d’un vaudeville d’Ugotin, intitulé Dugratin ou La Croûte aux champignons, monté au Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 15 février 1821, et qui a été également un four :
Dugratin est le cuisinier du seigneur don Antonio Truffo della Canardiera, dont l’unique occupation est de manger, boire et dormir. Formé par la fée Choucroûte et l’enchanteur Plum-Pudding, il s’est fait une grande réputation ; mais s’est attiré la colère de sa protectrice en la chassant de la cuisine où elle avait trouvé un refuge contre la haine d’un enchanteur plus puissant, qui l’avait métamorphosée en vieille. Le seigneur Truffo a les champignons en horreur, et la fée Choucroûte, pour se venger de Dugratin, fait paraître sur la table une énorme croûte aux champignons. Le seigneur, furieux, condamne son cuisinier à périr de faim dans une tour ; ses enfants sont foudroyés et engloutis ; une table sort de terre à la même place : une boîte d’asperges, une carpe, une dinde sont dessus. Dugratin les dévore, et au moment où il croit avoir mangé ses enfants sous la forme de ces mets, Truffo lui pardonne. L’enchanteur et la fée arrivent, annoncent que les enfants n’ont pas été mangés […].3
5En dehors de la cuisine en tant que lieu scénique, l’histoire révèle plusieurs moments de présence et d’absorption de nourriture. Or il n’existe pas d’information sur la fabrication des mets, ni sur le type du décor qui représente la cuisine. Cependant, il reste toujours une anecdote sur cette représentation :
Lefeuve […] fut caissier puis, de 1817 à 1822, directeur du Théâtre de la Porte Saint-Martin. Il avait eu l’idée de faire figurer, dans le contrat qui le liait aux actionnaires, une clause inédite : quand une pièce tombait, tous les accessoires lui appartenaient de droit. Sa première création fut un vaudeville : Monsieur Dugratin. Cette histoire d’un maître-queux exigeait une batterie de cuisine. On l’acheta, et choisie dans le meilleur cuivre. La pièce tomba, et les casseroles (800 francs d’alors) prirent le chemin prévu au contrat.4
Strindberg et la cuisine dans Mademoiselle Julie
6Le premier dramaturge à créer un impact durable en plaçant la cuisine sur la scène a été Auguste Strindberg avec Mademoiselle Julie, écrite en 1888. Dans cette pièce, la cuisine symbolise la dégradation de la fille du conte, qui, malgré le fait d’appartenir à la noblesse, descend à cet endroit de la maison réservé aux serviteurs afin de séduire Jean, le valet de son père. En ce qui concerne le dispositif scénique de Mademoiselle Julie, Strindberg a décidé de montrer juste une partie de la cuisine dans laquelle l’action devrait avoir lieu et a suggéré que tout ce qui était vu devrait être posé de manière diagonale, afin que le spectateur puisse compléter ce qui n’était pas vu en le visualisant dans son imagination.
7Strindberg précise qu’il a été inspiré par la peinture expressionniste concernant la suggestion et l’asymétrie du dispositif5, ce qui prédisait une future désintégration du mode réaliste du drame. Pourtant, l’auteur avait insisté sur la représentation réaliste des accessoires de la cuisine. Reflétant une demande commune de l’époque, il a exigé des étagères de cuisine et des ustensiles véritables et non simplement peints sur une toile au fond de la scène.
8La première mondiale de la pièce a eu lieu à l’Union des Étudiants de l’Université de Copenhague le 14 mars 1889 au cours d’une représentation privée. Malgré les conditions modestes de la production, les exigences de l’auteur de présenter un environnement scénique tri-dimensionnel et crédible ont été atteintes. Le décor, selon la critique, ressemblait de manière surprenante à une vraie cuisine : « Un vaisselier, une table de cuisine, un grand four avec des rangées de pots de cuivre dessus – en bref, tout était là et présentait l’image vivante d’une vraie cuisine »6.
9Strindberg avait qualifié sa pièce de « tragédie naturaliste » et dans les références au décor il y a une volonté d’épouser le style naturaliste dans la représentation de la cuisine ; cependant, on ne dispose pas d’informations sur la présence de vrais aliments ni dans la première de la pièce à Copenhague, ni dans la mise en scène quelques années plus tard (1893) par André Antoine au Théâtre-Libre. En revanche, il y a des informations sur les éléments du décor : le mur du fond était posé de biais, ayant une perspective oblique par rapport aux spectateurs. Le mur se perdait dans la coulisse à gauche et laissait une partie de la cuisine invisible. À ce mur, deux dessertes étaient appuyées, d’où pendaient quarante-six casseroles de cuivre, de laiton, de fer et d’étain.
La mise en scène de Mademoiselle Julie par Matthias Langhoff
10Cent ans après l’écriture de la pièce, la mise en scène de Matthias Langhoff en 19887 a utilisé des aliments de manière très marquée. Le metteur en scène a embrassé l’effet naturaliste, du moins dans quelques éléments visuels. Quoique Langhoff ait évité de placer l’action dans une période spécifique, la scénographie comportait un fourneau à gaz moderne et une radio d’où on pouvait écouter les nouvelles en suédois :
Un décor coupé au couteau. Hache, hachoir, couteau à découper, rasoir, et couleur rouge sang. Dans cette cuisine de province années cinquante où rien ne manque, casseroles, écumoire, fourneau en ordre de marche, réfrigérateur, où l’on occit poisson et gibier, Julie va perdre l’enfance et la vie.8
11La fille du comte fait son entrée, debout sur la table en train de danser. Cette table est une scène de théâtre pour le spectacle de Julie au début de la pièce et deviendra lit quand Jean posera Christine lorsqu’elle s’endort (cette fonction de la table comme lit pourrait symboliser aussi le coït entre Julie et Jean). Selon Odette Aslan, « la longue table semble parée pour une nature morte, avec son bouquet de lilas, la vaisselle dressée, une moulinette »9.
12Le naturalisme était marqué dans les scènes de préparation et de consommation de nourriture, caractérisées d’avoir « plus de fantaisie que le sexe »10. Les comédiens se chargent de la régie des accessoires : ils renouvellent, entre autres, la nourriture fraîche11. Voici une description provenant de Teresa Murjas à l’issue d’une représentation donnée à Londres, en 1989 :
Jean, après le coït, faisait frire un steak, comme un snack ; un lièvre écorché se faisait démembrer. Christine coupait en morceaux et cuisinait. Julie chapardait le réfrigérateur. La relation des personnages avec la nourriture exprimait leur état psychologique – ce qui indique dans le cas de Julie, ses insécurités. D’autre part, les « travailleurs » s’impliquent dans la préparation. Ils s’engagent dans l’action – dans l’activité essentielle de préparer la nourriture et de maintenir ainsi la vie. L’« aristocrate » ayant des sensibilités bourgeoises à fond, au lieu de salir les mains et de laisser l’odeur de la sécrétion basse sur sa peau, « pique » des aliments qui sont dans le réfrigérateur, même si ce réfrigérateur appartient à son père qui est absent (la propriété est, après tout, un vol).12
13Les critiques en Angleterre ont donné plusieurs termes pour caractériser le style de la mise en scène de Langhoff : « expressionniste, farce synthétique, absurde, réaliste, surréaliste, grotesque et “faisant des concessions au naturalisme” »13. Langhoff joue avec le terme de naturalisme et utilise les scènes de préparation de la nourriture comme une façon criarde de jouer ce jeu et faire un clin d’œil à son public.
14Découper, démembrer, cuisiner, manger et boire dans la mise en scène de Langhoff pour Mademoiselle Julie, sont des actions données de manière particulièrement réaliste et par leur cruauté soulignent le besoin de se nourrir, parallèlement à l’appétit sexuel, qui caractérise la pièce. Julie mange tout au long de la pièce : elle coupe des tranches de jambon et les mange ; elle mange la collation servie par Jean, qui la pose sur une chaise avec une serviette dessus, en guise de table ; plus tard, assise à table, elle mange des cerises (une image peut-être transférée de la mise en scène de La Cerisaie14) ; après le coït, elle mange le steak que Jean a frit pour elle. Ce dernier, prépare la nourriture pour Julie, mais lui-même en mange rarement. Christine découpe et prépare le repas (poisson et civet de lapin) et fait bouillir une mixture pour la chienne, qu’elle transvase dans une bouteille. Les deux serviteurs préparent la nourriture uniquement pour les maîtres.
15Cependant, pour faire la cuisine sur scène, il y a une hache pour découper les gibiers pour ensuite les cuisiner. Cette action a une fonction symbolique : on la retrouve quand Jean coupe le cou de l’oiseau, fait qui prédit la fin de Julie. Effectivement, les actes de trancher et de couper caractérisent la pièce à plusieurs niveaux et révèlent la complexité de la pensée de Strindberg :
[…] à savoir son ésotérisme qui s’affirme surtout par la sur-détermination astrale du « cou coupé » par quoi s’achève, dans la coulisse heureusement, le destin de Mademoiselle Julie (préfiguré par son oiseau – une « serine » auquel Jean tranche la tête avec sa hachette). La fête de la Saint-Jean qui coïncide avec la nuit où se déroule toute l’action de la pièce, est associée au solstice de juin (comme l’autre fête de la Saint-Jean suit de près le solstice d’hiver). L’une est consacrée à Saint-Jean Baptiste qui aura le « cou coupé », l’autre à Saint-Jean l’Evangéliste dont la fête jouxte la date de naissance du Christ.15
16Cette apparition abondante de nourriture et de boisson dans Mademoiselle Julie et dans La Cerisaie, mais aussi la procédure de préparation de la nourriture, sont des pratiques courantes dans les mises en scène de Langhoff, qui, dans son esthétique d’extravagance et de réalisme cru, utilise l’effet vivant des mets et des boissons pour faire surgir des images encore plus fortes. Odette Aslan énumère des cas d’autres mises en scène langhoviennes, dans lesquelles la nourriture non seulement est vraie, mais elle est fraîche aussi :
Le poulet est vrai, les tranches de jambon sont fraîches, tout est comestible, congelé ou cuit en coulisses ou sur la scène (trafiqué parfois : dans les coquilles d’huîtres de La Duchesse de Malfi, on a mis des lychees). Chaque soir des macaronis à la sauce tomate sont cuisinés pour les fonctionnaires du palais, on conserve au frais le poisson du jour qui traversera un couteau de mafioso. Des breuvages « maison », édulcorés, remplissent les bouteilles et cafetières. Autant l’œil du spectateur serait gêné sur un écran de cinéma par un détail non authentique, autant l’on s’attend au théâtre à un trucage faisant illusion : poulet en carton, pâte ou décor en stuc, si bien que le matérialisme de Langhoff produit souvent un effet de choc ou un éclat de rire.16
17Dans Mademoiselle Julie, les comédiens vaquent aux actions de la vie quotidienne, fait qui renvoie aux éléments naturalistes du jeu et de la mise en scène. Par exemple, Christine fait des tâches ménagères, elle fait la cuisine, lave et sèche ses cheveux, des actions qui pourraient aussi se référer au théâtre du quotidien.
18Ce courant théâtral, qui fait son apparition dans les années soixante-dix en France et dans le théâtre germanophone, place la cuisine sur la scène à plusieurs reprises. De plus, quelques décennies auparavant, des pièces appartenant au drame réaliste britannique et au théâtre de l’absurde des années cinquante, se déroulent dans la cuisine du restaurant ou la cuisine domestique. Ce coin de la maison ou du restaurant, caché presque jusqu’au temps de Strindberg, se réinstalle sur la scène.
La cuisine réaliste des années cinquante
19À partir de 1956 une nouvelle ère commence au théâtre britannique avec la pièce de John Osborne Look Back in Anger, un drame de réalisme domestique qui lance par la suite une nouvelle vague d’auteurs dramatiques, gravés maintenant dans la mémoire comme les « jeunes hommes en colère » d’après le titre de la pièce d’Osborne. Cette période fait surgir de nouveaux propos, ignorés jusqu’alors par le théâtre du pays : la jeunesse (dans le choix des sujets, mais aussi dans le jeune âge des auteurs), la protestation pour un changement social et la présence de sujets et de personnages contemporains sur la scène du théâtre.
20Cette nouvelle force dramatique, appelée « New Wave»17, est souvent considérée comme théâtre réaliste. Ce terme est utilisé à la fin des années cinquante et jusqu’au début des années soixante pour suggérer un éventail d’ambitions qui ne sont pas simplement théâtrales, mais aussi politiques et sociales.
21Une des raisons pour lesquelles le théâtre de ces années-là est considéré comme réaliste, c’est sa relation avec le théâtre réaliste et naturaliste de la fin du xixe siècle, puisque la Nouvelle Vague critique la société, attaquant les valeurs et les opinions de la bourgeoisie. Le lien entre le théâtre du xixe siècle et celui des années cinquante a été établi au niveau de la structure du récit et de la méthode dramatique et théâtrale.
22Le théâtre de la Nouvelle Vague a été aussi nommé « Kitchen-sink drama », « Drame de l’évier de cuisine ». Souvent utilisé de manière dédaigneuse, il a été appliqué à des pièces qui, dans un mode réaliste, montraient les aspects de la vie de la classe ouvrière de l’époque. La pièce plaçait au centre l’évier de cuisine de façon métaphorique, psychologique, mais aussi littérale.
La Cuisine d’Arnold Wesker
23Il est douteux que le terme « Kitchen-sink drama » dérive de La Cuisine d’Arnold Wesker, puisque sa première représentation, le dimanche 13 septembre 1959 au théâtre Royal Court18, était sans décors, dans une mise en scène de John Dexter (figure 17).
24L’intrigue a lieu dans un grand restaurant de Londres19, le Tivoli et suit le cours d’une journée dans la cuisine. Le personnage principal est Peter, un chef allemand, dont la frustration monte au fur et à mesure et atteint la violence à la fin de la pièce. En même temps, cette cuisine est peuplée d’un personnel hétérogène et multinational en contraste avec la présence autoritaire du patron. L’élément qui représente le plus grand intérêt, tant dans sa thématique que dans l’effet théâtral de la pièce, est la séquence d’activité frénétique pendant laquelle les repas sont préparés et servis à une clientèle qui se trouve hors scène.
25Arnold Wesker a travaillé comme portier de cuisine à l’hôtel Bell, à Norwich, puis, comme pâtissier au restaurant parisien, Le Rallye, situé au Boulevard des Capucines. L’auteur a tenu un journal durant son séjour à Paris, où il notait ses impressions de travailleur dans la cuisine chaude du Rallye. Ce matériau a été utilisé un an plus tard pour l’écriture de La Cuisine. Voici un extrait dans lequel on reconnaît des éléments utilisés dans la pièce :
Lundi 9 juillet 195620
[…] J’avais une vague idée de ce que je faisais et de ce qu’ils attendaient de moi. Plusieurs jolies serveuses françaises ont commencé à former des queues, patiemment, pour ce que j’étais en train de cuisiner. Des gens apparaissaient de nulle part et criaient Cervelle ! Saucisse ! Pied de veau !
– seul, ensemble, sans pommes de terre, avec…
La chaleur était comme dans l’enfer […]. De mon visage coulait de la sueur, je sentais couler dans mon dos des petits ruisseaux qui descendaient vers le centre. [… ]21
26Malgré la bonne connaissance du milieu de la cuisine du restaurant, Arnold Wesker n’a pas opté pour une mise en scène naturaliste, excluant l’utilisation de vrais aliments dans la mise en scène. Selon lui, le naturalisme, en prétendant être réalité, est non-sélectif et ainsi il est voué à l’échec. À son opposé, l’« art », étant sélectif, transforme et interprète le matériel cru de la réalité.
27Cependant, les didascalies de Wesker concernant les mouvements des comédiens sont minutieuses et donnent l’impression que la nourriture existe vraiment. Selon lui, la pièce aura un sens uniquement si les souffrances physiques et psychologiques du comédien sont crédibles :
Franck. Faisan rôti/frites ; poulet rôti/pommes sautées ; champignons. Saler une vingtaine de poulets et les mettre au four. Trancher des carottes et des oignons et les faire bouillir pour la sauce. Saler les faisans et les mettre au four. (La préparation des volailles se fait ailleurs.) Hacher les champignons et les faire revenir avec les pommes de terre sautées.
Alfredo. Rôti de veau/spaghettis ; jambon cuit à l’eau/pommes de terre vapeur ; rôti de bœuf pour le personnel. Assaisonner et faire cuire le veau et le bœuf au four. Faire bouillir les spaghettis dans de l’eau salée. Hacher les oignons et les carottes et en faire une sauce. Mettre le jambon à bouillir dans une casserole.22
28Dans ces instructions, il apparaît aussi que la nourriture n’est pas désirée pour des raisons pratiques, car l’auteur juge impossible l’acte de cuisiner réellement sur scène. Quand, au cours d’un échange de correspondances en 2002, je lui ai posé la question sur l’utilisation de la vraie nourriture au théâtre, Wesker m’a répondu : « Je n’ai aucune idée pourquoi les gens utilisent de la vraie nourriture sur scène […]. Comme j’ai probablement déjà dit – c’est un gaspillage de nourriture »23.
29Désirée pour une raison pratique ou non, l’absence de vraie nourriture met automatiquement l’accent sur la cuisine en tant que lieu et en tant que symbole. Ainsi, le fait de mimer les actions de la préparation de la nourriture éloigne la pièce de la tradition du théâtre naturaliste et de l’effet de vraisemblance. Or le fort symbole de la cuisine comme lieu de travail, dont la routine devient inhumaine et oppressante, donne une description classique du milieu naturaliste où l’environnement détermine et forme les vies des personnes qui y habitent. Ainsi, dans La Cuisine on distingue certains éléments qui placent la pièce dans un contexte réaliste et parfois même naturaliste et d’autres qui l’éloignent de cette voie.
Un microcosme
30L’espace de la cuisine est comparé à un microcosme, à savoir « une petite partie d’un complexe ou d’une totalité, mis en contraste avec le complexe plus large, dont elle fait partie (son macrocosme). Le microcosme est souvent considéré comme un épitomé ou analogue de la plus large totalité »24. Ainsi, la cuisine représente le monde entier et l’univers se renferme dans ses murs. Précisément, le déroulement de la pièce permet de constater l’existence de personnes originaires de pays différents dans une cuisine et les conflits culturels que cela entraîne, comme si on y retrouvait le monde et son histoire en micrographie. À travers la notion du microcosme, les conflits sociaux, historiques et politiques se retrouvent dans cette cuisine où l’universel se mêle au quotidien.
La cuisine et le théâtre
31Selon Wesker « tout le monde est une cuisine »25, en paraphrasant la fameuse réplique de Shakespeare. Et il ajoute que c’est l’endroit où « les gens vont et viennent et ne peuvent pas rester assez longtemps pour se comprendre, et les amitiés, les amours et les inimitiés sont oubliées aussi vite qu’elles sont créées »26. Cette citation rapproche le monde de la cuisine de celui du théâtre, en même temps que l’auteur élargit le champ de son commentaire.
32La cuisine se rapproche aussi du théâtre pour une autre raison. Tout comme la salle du restaurant rappelle la scène, la cuisine rappelle les coulisses et la préparation d’un spectacle. Quand j’ai interviewé la scénographe britannique Pamela Howard27 elle avait tiré ce parallèle : « La cuisine est un lieu de préparation, comme les coulisses. Il était temps que les spectateurs regardent plutôt la préparation que le résultat ». Plus encore, le scénographe de La Cuisine présentée par le Théâtre du Soleil, Roberto Moscoso, m’avait donné un autre parallélisme : la cuisine lui faisait penser à un laboratoire ou aux moteurs d’un bateau28.
La cuisine sociale : les travailleurs dévorés par la machine
33La pièce est une présentation particulièrement fidèle de la cuisine en tant que lieu de travail dans les grands restaurants. L’organisation du travail a été développée par le chef Georges Auguste Escoffier (1847-1935) afin de pouvoir produire plusieurs plats et rapidement, tout en offrant une qualité exceptionnelle. Escoffier a été inspiré par les techniques de production massive et la division du travail, issues du système employé dans les usines. Au lieu d’avoir une personne qui prépare un plat du début à la fin à la manière de l’artisan traditionnel, Escoffier a fragmenté les différentes actions. Ainsi, il a organisé une division du travail dans la cuisine et une interdépendance entre les travailleurs, qui ont été groupés selon le type d’opération plutôt que le type de plat.
34La dimension sociale de la cuisine comme lieu de travail a préoccupé les journalistes qui ont assisté au spectacle historique du Théâtre du Soleil, en 1967. Ainsi, Jean Thiers, dans une critique de la production avait noté que : « Aussi bien La Cuisine revêt-elle valeur de symbole : symbole de tous les labeurs pratiqués sur terre, symbole de l’espèce de galère sur laquelle chacun de nous est embarqué »29. Le journaliste place son commentaire dans les limites du monde des travailleurs, ce monde où l’inhumanité et la difficulté sont imposées par le système. La portée sociale de la pièce et, par conséquent, du spectacle, est expliquée en profondeur par le journaliste Georges Versini :
L’auteur a tenu à signaler les conditions presqu’inhumaines dans lesquelles on travaille dans les cuisines d’un grand restaurant. Mais sa pièce n’est pas un réquisitoire d’inspiration marxiste contre l’exploitation des travailleurs par la société capitaliste. Le patron du restaurant est un brave homme qui paye bien ses employés et qui les traite avec douceur. Tous semblent reconnaître que si leur travail est très dur, ils sont mieux payés que dans des entreprises analogues. L’auteur s’en prend moins aux patrons qu’à l’organisation du travail dans la société d’aujourd’hui. Tous ces gens-là ont besoin d’une raison de vivre et ils ne la trouvent pas dans le travail.30
35Ce rythme de travail épouvantable, qui enlève tout intérêt du côté des travailleurs est révélé par les gestes des professionnels qui s’accélèrent de plus en plus, pour arriver à un paroxysme. Voici un extrait provenant de la fin de la première partie, où le premier service du midi atteint la plus grande accélération :
Mado, à Hassan – Et ma sole, mignon, où elle est, ma sole ?
Hassan – Attends deux secondes, nom de Dieu !
Mado, à Hassan – Donne-moi deux.
Gilberte, à Peter – Deux truites.
Peter – Deux truites.
Betty, à Michel – Trois biftecks hachés.
Michel – Trois biftecks hachés.
Françoise, à Hassan – Trois soles.
Hassan – Laisse-moi souffler, non ?
Françoise – Pas le temps de souffler, l’Arabe.
Hassan – C’est une maison de fous, ou quoi ?
Youssef – Des assiettes !
Bruno – Des assiettes !
Hassan – Ils ont tous flippé ? Ils sont complètement dingues, putain de bordel !31
36Le travail est le vrai protagoniste de cette pièce. Ce rapport entre le labeur et la cuisine, définit cette dernière en tant que microcosme dans un contexte social. Selon Mikhaïl Bakhtine :
Dans le système des images de l’Antiquité, le manger était inséparable du labeur. Il était le couronnement du labeur et de la lutte. Le labeur triomphait dans le manger. La rencontre de l’homme avec le monde dans le travail, sa lutte avec lui s’achevait par l’absorption de nourriture, c’est-à-dire d’une partie du monde à lui arrachée. […] Dans les systèmes d’images plus anciens, il ne pouvait, de manière générale, exister de frontières nettes entre le manger et le labeur, car il s’agissait des deux faces d’un même phénomène : la lutte de l’homme avec le monde qui s’achevait par la victoire du premier.32
37Dans cet extrait, la prise de nourriture est caractérisée comme continuation et finalité du labeur. Dans les pièces de Wesker le labeur consiste en la préparation de cette nourriture. Malgré le fait que la cuisine du restaurant est un lieu de préparation d’un repas, ce repas n’est pas pour la propre consommation du cuisinier. À la différence de la cuisine domestique, la cuisine du restaurant est une cuisine professionnelle. Le rapport du cuisinier professionnel avec la préparation de la nourriture est soumis à une autre loi, celle de la productivité rapide et efficace. De cette manière, la relation entre le manger et le labeur devient plus compliquée. Le journaliste James de Coquet, après avoir vu La Cuisine par le Théâtre du Soleil fait une analyse du cuisinier en tant que travailleur :
Je remarque que l’auteur, qui aurait pu choisir, comme l’a fait Charlie Chaplin, de nous montrer des êtres humains transformés en robots par le travail à la chaîne, assigne au contraire à ses personnages un des rares métiers où l’homme ne soit pas l’esclave de la matière. Le commis de cuisine, installé devant une friteuse pour y faire des frites, à longueur de journée, connaît les mêmes joies qu’éprouva Michel-Ange en travaillant au mausolée de Jules II : il conduit l’œuvre depuis son ébauche jusqu’à son dernier état.
[…] Le cuisinier est un petit roi. L’auteur a voulu qu’il soit un roi qui s’ennuie. Il le fait s’évader de ses fourneaux, au risque d’y laisser brûler le rôti, pour devenir en rêve un don Juan, un milliardaire, une vedette de football, un petit rentier ou un prophète. On pense aux dieux de l’Olympe, qui aimaient tant goûter aux aventures terrestres. L’ambition des cuisiniers est d’aller s’attabler dans cet autre univers qui est le restaurant voisin.33
38De quelle manière la cuisine du restaurant devient-elle une machine dévorant ses travailleurs ? Si de Coquet croit que c’est un roi qui s’ennuie, Wesker, qui a travaillé lui-même en tant que cuisinier, va beaucoup plus loin et donne une image de l’enfer qu’il a vécu quand il travaillait au Rallye, dans son journal de l’époque :
C’est de la folie. Pour nous de travailler comme ça, pour tout homme de travailler comme ça, pour les gens d’exiger à un homme de travailler comme ça, qu’il y aurait tant de travail – c’est injuste. […] Rien dans le monde n’est plus important que l’humanité d’un homme, sa dignité. Je m’en fous si on doit changer le monde – changeons-le !34
39Avec ses mots, l’auteur s’indigne contre les conditions de travail des cuisiniers et, par conséquent, des travailleurs du monde entier. Cet extrait de son journal intime est la quête un peu idéaliste d’un grand changement dans le monde du travail. Il ne s’agit pas donc d’un ennui professionnel, comme le qualifie de Coquet. De plus, ce n’est pas seulement le débordement du travail, mais aussi le mépris du cuisinier-ouvrier envers son patron et la haine envers le client – « l’intrus, l’ennemi personnel »35. Ces deux éléments s’affichent dans La Cuisine, soulignant la place du cuisinier dans le monde du travail. De cette manière, Wesker rappelle que ses personnages sont un reflet de nous tous. Le critique dramatique britannique, John Gross, explique :
Wesker a proposé […] que tous ces cuisiniers aliénés, guerroyant, sont vraiment vous, moi et lui-même en train de se battre pour avoir le respect de soi dans la jungle économique.36
La cuisine historique, politique et multiculturelle
40Dans la cuisine du restaurant Tivoli les travailleurs viennent de cultures et de religions différentes : maghrébins, africains, juifs, allemands, français, italiens : « Car “La Cuisine” c’est aussi une tour de Babel, on y retrouve des hommes venus un peu de tous les horizons, de toutes les confessions, de toutes les nationalités »37. Aux scènes représentant des cuisiniers professionnels en train de travailler, Wesker en superpose d’autres, où les faits historiques mondiaux sont évoqués à travers la vie quotidienne des personnages. Un exemple est le conflit entre musulmans et juifs. Bertha, une employée juive, attaque Youssef, un jeune arabe :
Bertha, s’agrippe au plateau – Va chercher ta salade aux légumes.
Youssef – Ah, non, merde alors. Non. Vas-y toi la chercher. Ça c’est à moi, moi je l’ai préparé pour moi.
Bertha – Ne me dis pas merde à moi, mon petit. Pour la merde va dans ton propre pays. Qu’est-ce que vous me dites de ça, ce petit…38
41Les conflits éternels entre ces deux peuples sont affichés dans cet extrait : ici, l’arabe et la juive émigrée revendiquent une salade aux légumes pour arriver finalement au conflit. Même si tous les deux se trouvent dans un pays qui n’est pas le leur, chacun estime que c’est l’autre l’étranger. Wesker, lui-même juif, arrive à aliéner son identité pour donner une pièce pleine d’humanité. Cette humanité est le résultat d’un socialisme utopique, qui a été très important pour de nombreux juifs britanniques entre les années trente et cinquante. Cependant, l’auteur se réfère aussi à la tension entre juifs et allemands dans la situation suivante :
Hans, sur un ton de tragédie – Tu sais, Paul, toi tu es juif, et moi je suis allemand – il faut souffrir ensemble.
Paul grogne, sceptique, comme s’il n’était pas certain que Hans comprenne ce qu’il vient de dire. Il lui accorde le bénéfice du doute, prend la rose dans sa boutonnière, et la lui offre. La réconciliation!39
42John Gross parle d’une tension supplémentaire ; celle produite par Paul, le cuisinier juif qui sert de porte-parole à Wesker, et Peter, un jeune cuisinier allemand, qui est le personnage principal : « Peter et Paul : leurs noms, seuls, pourraient suggérer une relation spéciale ; et même s’ils n’arrivent pas à un conflit direct, leur simple proximité crée une couche de tension supplémentaire »40.
43Pourtant, malgré le fait que Wesker souhaite conserver de l’humanité, il juxtapose des scènes où il montre les gens tels qu’ils sont vraiment : cruels et sans état d’âme. Voici un exemple, où le cuisinier arabe critique l’abolition de la peine de mort :
Youssef – On devrait les tuer tous ! Des Boches ! Les tuer tous ! Toute la bande. Je les déteste si tu veux savoir. Je ne déteste personne comme je déteste les Boches. Et ils ont aboli la foutue peine de mort. Tu te rends compte ?41
44Finalement, la cuisine du restaurant sert de symbole de notre monde, à plusieurs niveaux. Dans cette cuisine se posent les problèmes de nationalités, de races, de religions, c’est un lieu qui privilégie la rencontre des travailleurs du monde entier. La dextérité de l’auteur permet à ces sujets primordiaux de surgir dans la pièce entre une escalope et une sole limande.
La Cuisine mise en scène d’Ariane Mnouchkine
Une cuisine dans un cirque
45Le Théâtre du Soleil, après une longue recherche de local, s’installe au cirque d’Hiver (ancien cirque Médrano) où il donne la première mise en scène de La Cuisine le 5 avril 196742. Ariane Mnouchkine avait eu beaucoup de difficultés à trouver un théâtre, d’abord parce que les nécessités de la pièce exigeaient une scène assez large pour contenir les trente comédiens, puis, à cause du refus des salles de théâtre d’accueillir une jeune compagnie, presque inconnue jusqu’alors.
46L’espace du cirque d’Hiver a été coupé en deux et ainsi, le rapport entre la scène et la salle était plus ouvert, comme le témoigne Roberto Moscoso. Les gradins s’élevaient tout autour créant une plongée vers la scène. Une autre raison d’utiliser cet espace était pour « mieux assurer au public cette position dominante qui est celle des clients d’un restaurant, par rapport aux cuisiniers »43. Les témoignages des journalistes de l’époque, évoquent un univers olfactif et gustatif qui existait au moment des représentations : le spectacle a eu lieu après une fête de la bière laissant des odeurs de choucroute ; dans le vieux cirque transformé en brasserie munichoise régnait encore l’odeur des chevaux.
La scénographie de La Cuisine
47Le dispositif de La Cuisine s’inscrivait très bien « dans le décor à la Toulouse-Lautrec du cirque désaffecté »44. Mnouchkine et Moscoso avaient opté pour un décor linéaire, pour qu’il soit économique et rapide à monter (figure 18). Toute la construction était montée comme un échafaudage et se tenait toute seule. Les serveuses entraient en scène par une porte à double battant. La cuisinière était faite en bois et démontable – il n’y avait ni gaz ni fumée. Quoique les mets, comme on a déjà noté, ont été invisibles, les accessoires (une centaine d’authentiques casseroles et trois cent cinquante vrais plats métalliques) étaient proches de la vérité, car ils étaient soit achetés, soit empruntés au restaurant de la gare Montparnasse, fermé à l’époque pour rénovation45. Cependant, quand Wesker a vu la représentation il n’a pas été satisfait, d’après le témoignage de Roberto Moscoso, trouvant le dispositif trop stylisé et pas assez naturaliste46.
48En revanche, l’atmosphère du milieu a été jugée très réussie, car les conditions insupportables qui règnent dans la cuisine d’un restaurant, ont été démontrées avec succès dans le spectacle (figure 19). Julien Livi, à l’époque secrétaire de la Fédération de l’Alimentation, témoigne :
[…] Tout est minutieusement décrit. La disposition des lieux est bonne. Généralement on fait des grands travaux de réfection extérieure, des salles luxueuses, climatisées, lumières tamisées, mais dans la cuisine le plafond est bas, il n’y a pas d’air, elle est généralement près des égouts. Le « piano » (la cuisinière) vous brûle l’estomac. Dans la pièce, malgré la température du cirque, on sent la chaleur.47
Tranche de vie ou non ?
49Les journalistes de l’époque ont beaucoup écrit sur le type de naturalisme (ou de réalisme) du spectacle. D’abord, ils ont tiré des parallèles entre l’effet réaliste dans La Cuisine et celui révélé par les spectacles d’André Antoine, quatre-vingt ans auparavant. André Rivollet, président de l’Association de la Presse du Music-Hall et du Cirque, précisait ce qui suit :
Il ne s’agit pas, bien entendu, comme les premiers auteurs découverts par Antoine, au Théâtre Libre, de prôner le réalisme d’une façon naïve et grossière. Pas question de nous montrer de la véritable viande crue, comme jadis au Boulevard de Strasbourg ! […] La transposition théâtrale existe mais elle est imperceptible.48
50C’était sans doute une réussite de la mise en scène qui a pu combiner les exigences de la pièce et de l’auteur pour un jeu réaliste des comédiens et le côté technique du mouvement de l’ensemble. Leurs gestes ont été effectués sans l’appui des aliments, mais avec la manipulation de la batterie de cuisine. Il s’agissait alors d’un réalisme, d’une vraisemblance, qui s’est concentré dans le jeu et pas dans la matière :
La moindre intonation sonne juste, le moindre geste est « vrai ». Et cette vérité est obtenue par des marques de théâtre : les comédiens coupent des viandes invisibles, travaillent de la pâte invisible, sans cesser de parler entre eux, de raconter des histoires et de les écouter.49
51En revanche, plusieurs journalistes ont insisté sur l’image de « tranche de vie » et d’un côté documentaliste de la représentation, qui a été même jugée trop naturaliste :
À mon goût ils se sont trop laissé enfermer dans le caractère naturaliste du récit. Pour que celui-ci nous soit livré dans toute sa force peut-être aurait-il fallu que le délire collectif et la poésie trouvent des équivalences plus exacerbées encore ?50
52Ariane Mnouchkine avait insisté pour que la mise en scène ne s’arrête pas à l’idée de la « tranche de vie » : un constat pour un certain milieu n’est que le point de départ. Selon elle « la pièce ne reste pas là, elle montre quelque chose de plus général. Pour moi, ce n’est pas une pièce sur l’hôtellerie, mais sur le travail »51. Afin de mieux faire surgir les sujets touchés par la pièce et de ne pas en rester à la simple copie de la vie, la metteuse en scène a mis l’accent sur le jeu des comédiens, essayant d’aboutir à une qualité dans l’interprétation de l’ensemble.
Le jeu des comédiens
53Choisir le style de jeu qui conviendrait le mieux à la pièce de Wesker, à savoir trouver les bonnes doses de réalisme dans les gestes et l’expression du sentiment, donner le bon rythme, « chorégraphier » les séquences où la scène est peuplée de comédiens en mouvement, a été un travail dur, qui a duré pendant cinq mois. Mnouchkine a été beaucoup influencée, selon Roberto Moscoso, par le spectacle The Brig52 de la compagnie américaine le Living Theatre, qui était venu à Paris.
54Pour arriver à faire des gestes crédibles de cuisiniers, la compagnie a suivi des stages dans le restaurant du Colisée et à la Coupole. Les comédiens se sont d’abord familiarisés avec la préparation des principaux plats (les gestes de cuisine précis, comme par exemple casser un œuf ou retourner une friture). Dirigés par Ariane Mnouchkine, ils ont appris par la suite comment faire les mêmes gestes, mais sans aucune nourriture, en les amplifiant un peu pour que cela arrive jusqu’aux spectateurs, car « La réalité de la vie n’est pas celle du théâtre »53. Finalement, selon Roberto Moscoso, c’était la sincérité dans l’expression des sentiments qui a touché les spectateurs, donnant un équilibre à la frénésie du mouvement.
La réception des travailleurs lors d’une tournée dans les usines
55La Cuisine n’a pas été représentée uniquement au public averti parisien. Roberto Moscoso a fait partager ses souvenirs d’une tournée dans les usines d’automobiles, comme Renault et Citroën. Le spectacle a été joué dans les ateliers et le public, composé des travailleurs de l’usine, était assis sur les machines54. Les moyens étaient très basiques, l’espace n’était éclairé que par trois projecteurs. Durant le déroulement du spectacle, le code théâtral ne pouvait pas être respecté, car le public n’était pas familiarisé avec les conventions théâtrales. En plus, comme l’espace scénique n’était pas une scène de théâtre mais leur lieu de travail, plusieurs travailleurs s’en allaient et revenaient – quelqu’un a même traversé la scène pour se rendre aux toilettes. Leurs réactions étaient différentes aussi : par exemple, ils riaient aux répliques. Moscoso a conclu qu’avec ce public vierge de conventions, une partie de la magie du théâtre était perdue. Mais dans l’ensemble, l’équipe était plus surprise que déçue.
56Cette recherche d’un public sur une base plus démocratique a constitué dès le début une des nombreuses recherches du Théâtre du Soleil. La compagnie a été influencée par le Living Theatre, le Bread and Puppet, l’Open Theatre et Eugenio Barba, mais aussi elle a suivi les traces du Théâtre national populaire, du théâtre de rue et du théâtre populaire des villages. Ariane Mnouchkine, avec l’aide de ses collaborateurs, a opté pour le renouvellement de tous les aspects théâtraux : nouveau public, nouvel espace théâtral-hors les lieux conventionnels, nouvelles dramaturgies, nouveaux thèmes abordés. La mise en scène de La Cuisine a été la première grande tentative vers cette direction pour le Théâtre du Soleil qui continue jusqu’à ce jour cette activité théâtrale à caractère social.
The Kitchen : la mise en scène de Stephen Daldry
57Quelques décennies plus tard, en 1994, le metteur en scène britannique Stephen Daldry monte La Cuisine au théâtre Royal Court, à Londres55. Le jeune metteur en scène (à l’époque il n’avait qu’une trentaine d’années) venait d’être nommé directeur artistique de ce théâtre historique et a décidé de faire revivre la pièce de Wesker, qui avait commencé son parcours dans ce même théâtre.
58Une fois de plus, la majorité de critiques fait l’éloge de la virtuosité du metteur en scène à diriger cette compagnie de vingt-huit comédiens pour créer cette cuisine infernale de restaurant. Michael Billington précise que la justesse dans la mise en scène dérive du fait que Daldry fait surgir le drame à partir des rythmes du travail, en montrant, dans la scène de l’heure creuse du repas, un « enfer mécanisé »56.
59L’élément qui surprend et impressionne le plus les critiques c’est la scénographie de la pièce, conçue par Mark Thomson (figure 20). Stephen Daldry a décidé d’enlever les sièges des premiers rangs57 et de prolonger la scène. La cuisine, alors, s’étend de l’avant-scène jusqu’aux premiers rangs de la salle, formant un ovale et les spectateurs sont assis tout autour. De cette façon, une partie du public se retrouve assise sur ce qui était la scène. L’impression d’arène que donne ce positionnement de sièges fait penser à des spectateurs en train de regarder une tauromachie ou à des spectateurs devenus voyeurs, et pour cela, gênés.
60Daldry et Thomson ont considéré l’utilisation de l’espace. Pendant les répétitions, ils sont arrivés à la solution d’étaler l’action dans tout l’espace scénique. Afin de ne pas encombrer l’espace, quand par exemple les serveuses vont et viennent, Thomson a créé une sorte de passerelle circulaire autour de la cuisine, qui la sépare des spectateurs. Ainsi, les conversations et l’activité se passent dans l’espace central.
61La cuisine est recouverte de carrelage blanc et les fourneaux, tout comme les tables de travail, sont en acier inoxydable. Le sol dans l’espace des cuisiniers se distingue par le carrelage en noir et blanc (figure 21). Le scénographe a pu donner un réalisme solide, mais dans l’ensemble, l’image de la cuisine semble trop soignée et trop « propre ». Malgré les effets de fumée, qui font sentir la chaleur de la cuisine, le dispositif semble être trop aéré. Par conséquence, il est plus impressionnant que représentatif de l’image misérable d’une vraie cuisine.
Entre le réalisme et l’absurde
Le seuil vertigineux chez Harold Pinter
62L’œuvre dramatique de Harold Pinter appartient au théâtre de l’absurde, qui regroupe les auteurs dramatiques (à partir de la fin des années quarante) dont l’œuvre représente l’absurdité et le manque de sens de la condition humaine58. Toutefois, quelques éléments de ses pièces sont similaires aux caractéristiques du mouvement réaliste (le réalisme social) de la Nouvelle Vague. Plus précisément, les éléments réalistes dans les pièces de Pinter sont les suivants : tout d’abord, l’action scénique se passe dans un milieu contemporain de la classe petite-bourgeoise. Malgré la métaphore et la fonction dramatique de ce type de milieu, les critiques l’ont associé aussi à une expérience sociale spécifique. En ce qui concerne la langue, Pinter utilise le langage de la classe ouvrière, cher aussi aux réalistes de la Nouvelle Vague. Finalement, ses pièces sont représentées au théâtre avec une méthode essentiellement réaliste : le décor-boîte, l’illusion du quatrième mur, les costumes et les lumières réalistes.
63Le milieu domestique et le quotidien caractérisent les pièces de Pinter, et dans ce cadre la nourriture et la boisson sont évoquées ou présentes sur scène, représentées selon la tradition réaliste. Selon Martin Esslin, « Pour Pinter, son désir de réalisme et l’absurdité fondamentale des situations qui l’inspirent n’impliquent aucune contradiction »59. D’autre part, John Mc Cormick estime que, chez Pinter, il est important de « donner une impression de naturalisme60 pour que le public accepte et trouve vraisemblable le décalage de la réalité qui aura lieu »61. La vraie nourriture et la boisson, ainsi que les références précises aux aliments, oscillent entre le réalisme et l’absurde dans un jeu intrigant dont on ne sait pas distinguer les limites.
64Dans le présent chapitre, la dramaturgie de Pinter sera mise en avant, laissant de côté la mise en scène. À vrai dire, il existe très peu de documents sur les représentations de ses pièces, tant en France qu’en Angleterre, qui, en plus, ne portent aucun intérêt au côté « culinaire » de son théâtre.
Le Monte-plats62 : la cuisine inquiétante
65Deux hommes, Gus et Ben, se trouvent dans une pièce au sous-sol : ce sont des assassins professionnels, employés par une organisation mystérieuse. L’organisation leur a donné l’adresse et les clés d’un endroit où ils ont dû se rendre pour attendre les instructions pour un assassinat. Or cet endroit est en dysfonctionnement, car dans les toilettes, la chasse d’eau ne fonctionne pas et dans la cuisine ils n’arrivent pas à préparer le thé, puisqu’il n’y a pas de gaz. Finalement, un monte-plats, qui se trouve dans la pièce, se met brusquement en marche et commence à passer des commandes. Les plats demandés deviennent de plus en plus compliqués et, ainsi, les deux personnages deviennent de plus en plus nerveux.
Le paradoxe d’être perdu dans l’univers restreint de Pinter
66Le décor du Monte-plats est à huis clos : une pièce en sous-sol avec deux lits, entre lesquels se trouve un monte-plats dont la trappe est fermée. Puis, deux portes, la première est à droite et ouvre sur un couloir et la seconde à gauche et conduit vers la cuisine (qui n’est pas visible) et les toilettes. Même si elle se trouve à côté, on a l’impression qu’elle est située très loin, presque dans un autre monde. C’est un espace auquel les deux personnages font souvent référence quand ils parlent de la préparation du thé.
67Entre les deux gangsters, il n’y a que Gus qui se rend à la cuisine. Les deux premières fois qu’il y va c’est pour essayer de préparer le thé (finalement, il n’y arrivera pas). L’impossibilité de pouvoir préparer le thé rend la cuisine inutile, tout comme les toilettes, où la chasse d’eau ne fonctionne pas. Ces deux pièces représentent les endroits où se produisent les nécessités naturelles et basiques pour le fonctionnement de l’organisme et la survie de l’homme. Invisibles du public, la cuisine et les toilettes sont en dysfonctionnement, fait qui les rend encore plus inquiétants pour les personnages, mais aussi pour les spectateurs.
68À partir du moment où le monte-plats commence mystérieusement à fonctionner et les deux personnages reçoivent les commandes des plats, la pièce où se situe le drame acquiert une nouvelle identité. Dans le passé, elle a dû être probablement la cuisine d’un restaurant ; ou même la cuisine d’un restaurant qui marche toujours…
69Cependant, toutes ces questions ne trouvent jamais de réponse ; cette incertitude augmente le mystère, le doute et l’insécurité. Le lieu n’est pas identifiable. Ainsi, une nouvelle hypothèse est ajoutée par Gus : « Il y a peut-être une autre cuisine au fond du couloir »63. L’espace ressemble à un labyrinthe de cuisines où cuisiner devient de plus en plus impossible. Chez Pinter, il n’y a pas de logique, il n’y a pas de sens et ce fait est souligné par la coexistence d’éléments réalistes avec des éléments abstraits. Ce mélange crée la situation absurde. De cette façon, le lieu du drame est vague, une sorte de puzzle dont les pièces ne s’ajustent pas.
70Pour conclure, cette pièce (de théâtre) se passe dans une pièce (un lieu fermé) qui peut être une cuisine d’un restaurant et qui dispose d’une cuisine, mais qui ne sert à rien. En suivant cette hypothèse, la cuisine chez Pinter est un lieu où la préparation des comestibles (du thé, des plats) est impossible ; de cette façon, les deux personnages n’arrivent pas à satisfaire ni leurs besoins de restauration, ni les commandes venues de ce pouvoir suprême qui se trouve en haut et communique avec eux par l’intermédiaire du monte-plats.
La lutte entre les aliments naturels, pré-emballés et les plats exotiques
71Dans Le Monte-plats, alors qu’il n’y a aucune absorption de nourriture et de boisson, les références sont nombreuses. D’abord, comme on vient de le noter, les personnages n’arrivent pas à préparer le thé. L’urgence d’avoir du thé vient brusquement et c’est une exigence de Ben, qui continue à en demander au cours de la pièce. Mais les problèmes se multiplient : dans la cuisine il n’y a plus de gaz, mais juste un comptoir à tirelire. Ne disposant pas de pièce, il faudra attendre Wilson (possiblement le chef) qui n’est pas certain de passer. Cette nouvelle tournure rend l’idée de boire du thé impossible.
72Le thé, cette grande tradition britannique qui « “réconcilie” riches et pauvres »64, est aussi une habitude chez les deux gangsters. Pour Gus il est très important de se restaurer avant de « travailler ». C’est lui qui apporte le paquet de thé, mais aussi des biscuits pour l’accompagner : « J’emporte toujours quelques biscuits. Ou de la tarte. Tu sais bien que je peux pas boire mon thé si j’ai pas quelque chose à grignoter »65. Gus a d’autres aliments à sa disposition qu’il ne révèle pas à son partenaire. Il le fera, pourtant, quand le monte-plats sera découvert.
73Le monte-plats commence à fonctionner et leur envoie cinq commandes au total, composées de plats qui deviennent de plus en plus exotiques, comprenant des spécialités (parfois imaginaires) grecques et chinoises66. Voici une liste des plats demandés :
1re commande : « Deux bœufs braisés garniture frites. Deux puddings cannelle. Deux thés sans sucre. » (En anglais : « Two braised steak and chips. Two sago puddings67. Two teas without sugar68. »)
2e commande : « Un potage du jour. Un foie de veau aux petits oignons. Une tarte confiture. » (En anglais : « Soup of the day. Liver and onions. Jam tart. »)
3ecommande : « Un macaroni pastitsio69. Une ormitha macarounada70. »
4e commande : « Une pousse de bambou, un poulet aux châtaignes d’eau. Un Char Suey garni haricots mange-tout. » (En anglais : « One bamboo shoots, Water Chestnuts and Chicken. One Char Siu and Beansprouts. »)
5e commande : « Scampi fritti. » (En anglais : « Scampi. »)
74Entre la troisième et la quatrième commande, Ben propose d’envoyer des choses comestibles, même si ce ne sont pas celles demandées. Il demande à Gus (il est le seul à emporter des choses à manger) de vider son sac. Ainsi, il met tout ce qu’il a dans une assiette pour le faire remonter chez les personnes qui sont en haut.
75Dans l’adaptation française par Éric Kahane, Gus penche la tête dans le monte-plats et énumère les produits qu’il envoie en criant : « Trois Cadbury pur beurre, trois ! Un Lipton Étiquette Rouge, un ! Une chip Cross et Blackwell, une ! Un beignet pommes maison, un ! Un chocolat au lait et noisettes, un ! » Ben le corrige en précisant la marque : « Nestlé » et lui tend le lait en disant « Le berlingot ! », alors Gus répète : « Le berlingot de lait, un !… Un demi-berlingot ! »71
76Dans le texte original en anglais, Pinter mentionne des marques de produits comestibles qui existaient (et existent toujours) en Grande-Bretagne, alors que l’adaptateur français les a remplacées par des marques connues en France. Voici le texte en anglais :
Gus (calling up the hatch.) – Three Mc Vitie and Price72! One Lyons Red
Label73! One Smith’s Crisps74! One Eccles cake75! One Fruit and Nut !
Ben – Cadbury’s76.
Gus (up the hatch.) – Cadbury’s !
Ben (Handing the milk.) – One bottle of milk.
Gus (up the hatch.) – One bottle of milk. Half a pint ! (He looks at the label.) Express Dairy77 !
77Une fixation est détectée de la part de deux personnages sur des marques spécifiques de produits alimentaires pré-emballés. À l’exception de l’« Eccles cake », les autres produits ne sont appelés que par leur marque. Et même quand on parle du lait, ils spécifient qu’il s’agit du lait de la compagnie « Express Dairy »78. Que symbolisent-ils, ces produits ?
78Tout d’abord, ils sont identifiés par leur marque, qui, selon Jean Baudrillard, n’est rien d’autre que l’évidence de la société de consommation, « la vérité des objets et des produits »79. Les produits de marque ont été répandus à la fin des années cinquante (1957-1959), lorsqu’en Europe occidentale les acheteurs ont commencé à fréquenter les supermarchés. Ce fait a popularisé de nouveaux réflexes, à savoir de faire confiance à une marque de produit plutôt qu’à l’olfaction et au toucher. Dans ces années-là, l’industrialisation de l’alimentation se répand en Europe80 et la distribution devient une distribution de masse.
79Chez Pinter la marque remplace l’aliment. D’ailleurs, ces produits-là ne sont que la représentation des « snacks » prolétaires, qui se superposent aux plats gourmets que commandent les gens d’en haut. Cette opposition culinaire symbolise ainsi un conflit de classes et de cultures. Dans le cadre de cette interprétation, on pourrait ajouter les produits alimentaires frais, dont Gus imagine que les gens d’en haut disposent déjà, puisqu’ils n’en demandent pas :
Gus – […] Est-ce qu’on sait seulement ce qu’il a, lui, là-haut ? Il doit avoir un plein saladier de… Ils doivent sûrement avoir quelque chose, là-haut. Ils se doutent qu’en bas on a pas grand-chose à leur envoyer. Tu as remarqué, ils ont pas demandé de salade ? Ils doivent en avoir des pleins saladiers là-haut. Des radis, des concombres. De la viande froide. Du cresson. Des rollmops. (Un temps.) Des œufs durs.81
80La supposition sur l’identité des personnes d’en haut change de « il » à « ils ». D’un coup, une seule personne devient un nombre indéfini de personnes, permettant à imaginer que le pouvoir supérieur pourrait être une seule personne, tout comme il pourrait être une masse. Ensuite, il faut souligner la topographie de cet édifice : les deux gangsters, les prolétaires, se trouvent au sous-sol, alors que le haut pouvoir – des inconnus qui décident et contrôlent – sont en haut. Enfin, entre les produits comestibles pré-emballés des prolétaires et les plats exotiques de « haute cuisine » demandés par le haut pouvoir, s’ajoute une troisième catégorie d’aliments : les produits frais et naturels, qui restent pourtant fruit de l’imagination de Gus. De cette façon, entre les produits de consommation massive et les plats cuits, les légumes et les œufs (produits venant de la terre) deviennent les mets les plus rares et les plus désirés.
81Les nouvelles lois de la consommation excluent le peuple de la cuisine élaborée et des produits frais, les isolant dans un système d’enfermement dans la cité et les éloignant de la nature. Dans ce contexte, Pinter est un visionnaire. Il prévoit ce qui allait se passer pendant les décennies suivantes dans le système de consommation des produits alimentaires et leur distribution de masse.
Qui est le monte-plats ?
82Le monte-plats, ce mécanisme absurde qui se trouve dans la pièce, donne une subversion inattendue quand il commence à fonctionner, alors que ni les deux gangsters ni le public ne remarquent sa présence au début. Il constitue une sorte de troisième personnage, puisqu’il provoque un changement dans l’ordre des choses. Il a sa propre voix qui s’exprime par les billets de commandes et le tuyau acoustique. De plus, comme un personnage, il est omniprésent sur la scène, malgré le fait qu’on ne lui prête pas attention dès le début ; pour cette raison, sa présence est extrêmement inquiétante.
83Le monte-plats est décrit par l’auteur comme « une sorte de plateau de bois suspendu à un système de cordes et de poulies »82. Cet appareil monstrueux, objet provenant de l’ingéniosité mécanique pré-électrique, utilise des poulies et des contrepoids afin de rendre le labeur invisible. De plus, il apparaît comme le vestige d’une invention du passé, qui, dans sa présence absurde, affirme le barbarisme de la civilisation bourgeoise. Le monte-plats oblige à accepter un héritage culturel qui a été prévu dans la lutte sociale, l’artifice et la suppression du labeur. Cette interprétation trace une approche allégorique à la pièce :
On peut alors commencer à considérer l’objet [le monte-plats] comme un code idéologique pour les apparats modernes de communication massive, créant des tensions similaires entre l’expéditeur, le message et le récipient. Après tout, la culture moderne travaille afin de maintenir et satisfaire un spectre du désir consommateur, qui s’étend de la haute cuisine à la nourriture pré-emballée.83
84Cette réflexion se termine par un parallèle entre le monte-plats et le téléviseur. En essayant de couvrir ce vide littéral et symbolique, le critique Varun Begley compare cet objet moderne de communication de masse au monte-plats, signifiant de l’aliénation existentielle et voie de communication entre le prolétariat et un pouvoir majeur. Begley base sa théorie sur le fait que la télévision a commencé à changer le monde dans les années soixante, transformant les objets culturels du passé en fantômes d’une histoire morte.
L’Anniversaire : les étranges ingrédients d’un petit-déjeuner
Les coulisses du petit théâtre de Meg Boles
85Dans L’Anniversaire, pièce écrite la même année que Le Monte-plats, la nourriture fait son apparition dès le début de la pièce donnant une approche réaliste, qui cédera la place à une poétique de la vie et de son absurdité. L’action se déroule dans la salle commune d’une modeste pension de famille dans une petite ville balnéaire. Au centre de la scène il y a une table et des sièges. Une partie de la cuisine est visible à travers un passe-plats à glissière qui se trouve au centre, mais aussi à travers la porte qui ouvre sur la cuisine. Anne Lecercle compare le passe-plats à une bouche et trace un parallèle entre le passe-plats de L’Anniversaire et le monte-plats de la pièce homonyme :
La spatialité de The Birthday Party est organisée de manière à ce que le point vers lequel convergent les regards du public prenne la forme – au centre du mur qui constitue le fond du décor, – d’une espèce de bouche béante qui, selon une périodicité plus ou moins régulière, vomit de la nourriture, ou, au contraire, insurge les restes. Il s’agit, on l’aura compris, d’un passe-plats. Souvenons-nous en effet de ce que, dans la pièce que Pinter avait écrite juste avant, la bouche béante (ou, en l’occurrence, fermée) était de surcroît assortie d’un boyau qui se terminait, de façon non précisée, « ailleurs » : là, l’ensemble de cet appareil fournissait le titre même de l’œuvre, The Dumb Waiter – le monte-plats. Dans The Birthday Party, il n’existe que la béance, semble-t-il éternellement ouverte.84
86Dans cette comparaison entre le passe-plat et le monte-plats il serait intéressant de noter également une différence dans leur structure : le premier est horizontal, alors que le deuxième est vertical. Cette différence dans le mouvement des plats pourrait être comparée à la différente forme d’exercice de pouvoir dans les deux pièces. Dans L’Anniversaire, Meg représente un pouvoir dans l’espace domestique de la famille : les plats sont donnés à la main. En revanche, dans Le Monte-plats, le pouvoir vient du haut, c’est un pouvoir supérieur, qui vient d’une société plus haut placée ; dans une lecture métaphysique, ce pouvoir pourrait même être celui d’un dieu. Les plats sont transportés par les poulies, c’est-à-dire d’une manière impersonnelle et mécanique.
87Dans L’Anniversaire l’image de la cuisine est partielle, contrairement au Monte-plats, où elle n’est pas visible au public, mais juste décrite par les personnages. Cette visibilité restreinte de la cuisine n’est pas aussi énigmatique que la cuisine non visible dans Le Monte-plats, mais laisse pourtant planer un doute sur la procédure de la préparation des aliments. Le passe-plats sert également de scène de théâtre minuscule pour Meg Boles, puisqu’elle fait sa première apparition dans cet encadrement.
Le petit-déjeuner : les cornflakes et le pain frit
88L’Anniversaire, tout comme La Chambre85 (pièce écrite aussi la même année86), commence par une scène de petit-déjeuner. Meg attend son mari, Peter, qui rentre de son travail comme loueur de chaises de plage. Le couple a une sorte de rituel quotidien, où Meg, apparaissant dans l’encadrement du passe-plats, informe son mari que ses cornflakes sont prêts et, une fois que Peter commence à les manger, elle lui demande s’il sont bons. La réponse est toujours la même : ils sont bons.
89Le « spectacle » de Meg est sans doute joué tous les jours devant son mari, Peter. La scène du déjeuner se répète dans un cérémonial où la cuisine rappelle les coulisses d’un théâtre et le passe-plats, la scène. Le rituel du petit-déjeuner contient aussi la surprise du pain frit (en réalité ce n’est pas du tout une surprise, puisqu’il est évident qu’il est servi tous les jours) qui est dévoilée pendant une conversation ordinaire, répétitive, donnant à première vue la sensation d’une scène réaliste.
90Pourtant, le dialogue réaliste perdra sa logique quand il sera répété quelques minutes plus tard, à l’arrivée de Stanley, un pianiste approchant la quarantaine, qui loge chez les Boles. Dans un dialogue de répétitions et d’incohérences, Stanley met du désordre au rituel des questions et des réponses concernant la qualité des cornflakes et l’enchaînement des plats, puis, lorsqu’il demande de passer au deuxième plat, le pain frit, sans laisser Meg le présenter comme une surprise inattendue.
91Esslin prétend que la pièce incarne la métaphore d’une situation humaine de base et d’un archétype existentiel. Il mentionne certaines interprétations de la pièce, dont les différents aspects ne doivent produire aucune contradiction. Il affirme que L’Anniversaire est une image poétique dans laquelle « il existe un profond rapport organique entre les multiples niveaux sur lesquels jouent les diverses stratifications nées de l’ambiguïté des images »87.
92La première interprétation est la métaphore du processus de croissance, de l’expulsion hors de l’univers chaud et confortable de l’enfance. Cette interprétation appartient au plan des archétypes psychologiques, plus précisément au complexe d’Œdipe. Meg, démontrant un étrange mélange de tendresse maternelle et d’érotisme, est l’image de la mère dans l’inconscient désir incestueux de Stanley. Ce dernier ne veut pas quitter son nid accueillant, puisque, même s’il rêve d’une tournée mondiale, il a peur de sortir de la maison des Boles. En revanche, il déteste Meg pour la dépendance dans laquelle elle le fait vivre, alors que lui-même est trop faible pour la quitter et affronter le monde extérieur. Ce mélange de désir et de répugnance envers Meg est démontré lors du petit-déjeuner. La nourriture et la boisson offertes par Meg, la mère nourricière, causent du dégoût à Stanley, qui trouve les cornflakes « horribles », le lait « tourné », le pain frit « succulent » et le thé « une saloperie ». Ainsi, la sexualité enfantine lui est arrachée, fait qui culmine dans la scène de son enlèvement par Goldberg et McCann à la fin de la pièce.
93L’Anniversaire pourrait aussi être une allégorie de la mort. Stanley refuse le petit-déjeuner préparé par Meg, parce qu’il n’y a plus de cornflakes et les deux hommes ont mangé le dernier pain frit. Stanley, privé de la nourriture consommée par les deux hommes (Goldberg et McCann), les « croque morts », se trouve au seuil de la vie et de la mort.
94Une troisième interprétation repose sur l’allégorie de la pression du conformisme. Stanley, l’artiste, est poussé à la respectabilité par le couple de Goldberg et McCann, les émissaires du monde bourgeois : « Stanley est l’artiste que la société prétend arracher, pour le récupérer, à l’existence confortable, bohème, qu’il s’est choisie »88. Son présent, le confort minable de chez Meg, est représenté par le thé refroidi et dégoûtant qu’il qualifie de « soupe ». Lorsqu’il sera emporté par les deux hommes, Stanley confrontera finalement le monde extérieur et la vie laborieuse de l’adulte. N’étant plus nourri par Meg, il aura besoin de travailler pour gagner son propre pain quotidien.
95Stanley peut être comparé au lait qui a tourné et au thé qui s’est refroidi. Tout comme ces boissons ne pouvant plus être bues, de même, Stanley atteint un moment où sa vie ne sert plus à personne. Ainsi, il sera forcé de la quitter en changeant d’identité et en quittant l’enfance (se conformer aux lois imposées par la société) ou en mourant (laissant sa place aux gens plus utiles pour la société). Goldberg et McCann, représentants de cette société cruelle, mangeront les cornflakes et le pain frit, destinés à Stanley, à la fin de la pièce.
Les Méchants cuisiniers de Günter Grass
96Günter Grass a écrit la plupart de ses pièces avant 1957, dans le cadre du théâtre de l’absurde. Les Méchants cuisiniers est une pièce considérée parmi les plus intéressantes qu’il a écrites. La scène est peuplée de cuisiniers : ils sont en danger, car les gens n’apprécient plus leur cuisine et veulent les supprimer. Il y a deux factions rivales de cuisiniers qui sont en train de chercher la recette d’une mystérieuse soupe grise, qui rend les gens fous. Un Comte est en possession de cette recette : une banale soupe aux choux où il met une cendre particulière. Les cuisiniers proposent au Comte de leur révéler la recette et d’épouser en échange Martha, la jeune infirmière. Mais, une fois qu’il est marié à Martha et qu’il doit partager son secret, le Comte a oublié la recette : il prétend alors que ce n’est pas une recette mais une expérience acquise. Poussé par les cuisiniers, le couple finit par se tuer.
97Un peu avant leur mort, Martha lave les pieds du Comte, fait qui, selon Martin Esslin, donne une analogie à la passion du Christ : « Il y a une association d’idées entre cette soupe mystérieuse et l’Eucharistie qui fut instituée au cours d’un repas qui en est le symbole »89. Esslin donne à la pièce de Grass une nuance religieuse, prétendant qu’il s’agit d’une « tentative ambitieuse de transformer un sujet religieux en tragi-comédie poétique »90.
98Cependant, une lecture politique de la pièce pourrait également être envisagée. Les cuisiniers représentent une sorte de pouvoir menacé, car les gens n’aiment plus leur cuisine et veulent la supprimer. Un des cuisiniers, Stach, s’exclame : « Nous avons été victimes ! On va nous abattre ! On saigne les cuisiniers et plus les cochons ! »91 Sous la menace de perdre le pouvoir, ils trouvent la soupe du Comte comme ultime recours. Les cuisiniers sont méchants, ils l’ont toujours été. La tante du cuisinier Vasco, peu avant sa mort, se demande pourquoi : « Pourquoi sont-ils si méchants les cuisiniers ? C’est la cuillère qui les rend méchants ? Quand ils tournent une sauce, ça les rend méchants ? […] Quand ils ont la toque sur la tête, ils sont méchants. S’ils l’ôtent, ils sont aussi méchants »92. Cette caractéristique attribuée aux cuisiniers rappelle une association dans l’histoire : celle de la nourriture et du péché, personnifiée par le démon qui tient le rôle du cuisinier dans les contes médiévaux.
99La cuisine est la méthode de la préparation d’un plat par le mélange d’ingrédients ; ainsi se nourrissent les gens. S’ils ne sont plus contents de la qualité de leur alimentation, cela veut dire que le mélange d’ingrédients n’est plus efficace et que ceux qui l’effectuent, à savoir les cuisiniers, ne sont plus capables de le faire. De cette façon, il faudra changer l’ordre des choses : changer les ingrédients, les recettes et, finalement, les cuisiniers. Le Comte, avec sa recette tant recherchée et qui a rendu les clients contents et bien-nourris, pourrait bien devenir le nouveau cuisinier, le nouveau chef de la cuisine, voire le chef du monde. La cuisine, en tant qu’acte de préparation des plats est, dans la pièce de Grass, un symbole de pouvoir et de manipulation des gens.
100Dans Les Méchants cuisiniers, Günter Grass n’a pas présenté la nourriture et l’espace de la cuisine de manière réaliste. De même, les cuisiniers ne sont pas représentés dans un contexte social à la manière de Wesker, en tant que travailleurs : cuisiner n’est pour eux qu’une manifestation de pouvoir. Plus encore, la cuisine comme lieu de préparation apparaît en tant que décor uniquement au troisième acte et montre plutôt une perception assez vague de l’image de la préparation des plats. Dans cet endroit la chaleur est visible, alors que les nourritures et les actions ne le sont pas : « La cuisine ; derrière une cloison blanc sale on voit, parmi les vapeurs de cuisson qui s’élèvent, les têtes de cuisiniers. Devant la cloison sont pendus quelques torchons usagés »93.
Cuisine domestique et scènes de restauration dans le « théâtre du quotidien »
101Le théâtre du quotidien, qui apparaît en France et en Allemagne au début des années soixante-dix, partage quelques éléments avec le théâtre réaliste britannique, quoique dans un contexte et avec des résultats artistiques différents. Son titre-même démontre la thématique des pièces, liée à la vie quotidienne et banale des couches défavorisées dans le cadre d’un théâtre social à résonances politiques et historiques.
Michel Vinaver : un « poète de la nourriture »
102Michel Vinaver est, selon Anne Ubersfeld, « un poète de la nourriture – ou pour mieux dire : de la convivialité »94. Cette convivialité s’inscrit dans le cadre du banal : « Le théâtre ancré dans le quotidien, c’est avant tout une capacité de trouver le plus extrême intérêt à ce qui est le moins intéressant »95 dit l’auteur. Se localisant dans le cadre social et historique qui régit ses pièces, la cuisine domestique est parfois présente dans le théâtre de Vinaver, tout comme les références à l’alimentation.
103Dans les didascalies du dernier mouvement dans Par-dessus bord (pièce écrite entre 1967 et 1969) intitulé « Le festin de mariage » on lit : « De tous côtés des buffets portant des montagnes de victuailles, tonneaux en perce de Beaujolais et de Black and White et tout le monde est là, mange, boit, danse et parle »96. Quant à Nina c’est autre chose (1976), la cuisine domestique chez Charles et Sébastien fournit des images de nourriture, soulignant l’antithèse Nature/Culture : « C’est là que s’installe autour du manger tout le jeu du cru et du cuit, de la nature et de la culture »97 constate Anne Ubersfeld. Dans le premier morceau intitulé « L’ouverture du colis de dattes » Sébastien reçoit des dattes, envoyées par une fille qu’il avait connue il y a vingt-deux ans en Tunisie. Mais lui « n’aime pas la nourriture-nature, les dattes, souvenirs et figure pourtant de l’inoubliable nuit d’amour avec la fille du désert »98. Sébastien, héritier de la cuisine maternelle, cuisine du lapin à la sauce moutarde, du rôti de veau aux épinards, un salé aux choux. Après la fin du séjour de Nina chez eux, Charles prend le relais dans la cuisine et remplace la cuisine mijotée traditionnelle par des sachets instantanés de merguez-purée, le « ready made, industriel et masculin »99. À la fin de la pièce, Nina reçoit en cadeau un nouveau colis de dattes arrivé de Tunisie – nourriture crue et écologique : « La nourriture, ici, est comme l’image, la lentille du tout de la vie. Elle est miroir en abîme du comportement des trois personnages : les deux hommes, sortis du cocon maternel, sont parvenus à l’ère moderne et masculine ; la jeune femme n’a pas relayé l’espace matriarcal culturel et culinaire, elle reste dans la nature, dans le cru »100.
Iphigénie Hôtel : la mise en scène du repas par Vitez
104En dehors de la cuisine domestique et de l’alimentation, la question du repas est également mise en évidence dans le théâtre de Michel Vinaver. Iphigénie Hôtel, écrite en 1959, est liée chronologiquement aux pièces étudiées dans le chapitre précédent. Cependant, quoi que la cuisine n’a pas de place dans Iphigénie Hôtel, cette dernière est incluse dans cette étude pour marquer le passage entre les pièces réalistes et absurdes qu’on vient d’analyser et celles du théâtre du quotidien, auquel la dramaturgie de Vinaver sera alliée. Dans Iphigénie Hôtel Vinaver donne les premiers éléments du théâtre du quotidien, qui sera fixé au début des années soixante-dix, dans un cadre plus précis.
105L’intrigue d’Iphigénie Hôtel a lieu entre le 26 et le 28 mai 1958. Quelques jours après le putsch et la prise du pouvoir par de Gaulle101, des touristes français séjournent dans l’Iphigénie Hôtel à Mycènes. Ils décident de prolonger leur voyage, étant inquiets des retombées de la crise politique à Alger et à Paris. En même temps à l’hôtel, appartenant maintenant à une entreprise française, une autre prise de pouvoir a lieu : Alain, le valet de chambre aspire à succéder à Oreste, l’ancien propriétaire du lieu, qui meurt au début de la pièce.
106Cependant, dans Iphigénie Hôtel, la double présence de l’Histoire – l’antique et la contemporaine – n’était pas le but de Michel Vinaver, qui n’avait pas l’intention d’écrire une pièce historique. Or, au-delà d’un intérêt pour la vie quotidienne des gens en train de vivre un moment historique, un commentaire politique sur la France ne peut pas être évité. Mycènes, ce lieu retiré par rapport aux événements, n’est pas choisi par hasard. Tout comme l’Algérie à l’époque de l’écriture de la pièce, Mycènes est une ville « colonisée », alors qu’on entend l’écho de son passé glorieux : l’hôtel d’Oreste appartient maintenant à une entreprise française ; les employés sont pour la plupart des Français, pendant que les employés grecs restent muets dans la pièce – ils sont des étrangers dans leur propre pays. Quant à son passé historique, il est confié à des archéologues anglais qui font des fouilles sur le site de l’acropole de Mycènes. Une colonisation à la fois économique et culturelle touche au présent et au passé de la ville.
Le repas et la table : une sensibilité particulière
107Le spectacle d’Antoine Vitez est créé en mars 1977 au Centre Pompidou, puis, il est présenté au Théâtre des Quartiers d’Ivry102. Le metteur en scène représente une scène de repas qui existe déjà dans la pièce, où l’accent est mis sur les conflits historiques, sociaux et culturels qui convergent.
108Selon l’auteur grec, Andréas Staïkos103, qui a été son collaborateur, Vitez a une sensibilité particulière en ce qui concerne les scènes de repas et l’utilisation de la table. Il a une obsession par rapport à la table, qui représente pour lui à la fois le sanctuaire, le lit et le repas. Ces trois aspects, le religieux, le sexuel et l’alimentaire coexistent en tant que symboles dans la présence scénique de la table. Vitez, lors d’une conversation avec Émile Copfermann en 1981, fait la liaison entre la nourriture et le lieu du théâtre :
Après avoir couru acheter de quoi dîner rapidement (« j’aime beaucoup cet endroit, j’aime beaucoup qu’on puisse manger dans le lieu où l’on travaille »), Vitez grignote tout en parlant. […] Vitez fait du thé. « J’aime bien que le lieu où on travaille soit convivial (comme on dit). Ici104, ça pourrait être mieux organisé. Qu’on puisse y manger, s’y voir, à l’heure de la pause. Que le théâtre soit chaleureux pour ceux qui y travaillent. Le théâtre n’est pas n’importe quel lieu ; il produit de l’art par la chaleur de son foyer ».105
109Ainsi, l’accent est mis sur le théâtre en tant que lieu de travail. Le théâtre doit être un endroit qui accueille aussi bien les spectateurs que les artistes qui y travaillent. Le processus créateur commence dès les répétitions et se prolonge jusqu’aux représentations. Pour cette raison, le théâtre doit être un lieu chaleureux, afin de faciliter la production artistique. La prise de nourriture à l’intérieur du lieu théâtral par les artistes renforce son aspect humain et convivial.
Comment représenter le repas ?
110Vitez, à l’issue du spectacle, se réfère au poète grec Yannis Ritsos106 pour faire une liaison entre la proximité du passé au présent et du mythique au quotidien :
Cela me fait penser aussi […] à la poésie de Ritsos107 : on peut raconter toutes les grandes histoires de l’humanité dans une cuisine, dans un lieu trivial. Oui, cette pièce emplie de données matérielles, je sens du poétique en elle, et du fantastique.108
111Ces données matérielles, le repas en l’occurrence, doivent pouvoir incorporer cette dimension poétique et fantastique, qui intéresse Vitez. Déjà, dans ses écrits lors de la préparation du spectacle, il pose la question sur la représentation scénique des scènes de restauration, étant soucieux de faire surgir en même temps la poésie de la pièce.
La nature des objets, des matières ? Par exemple le repas dans la scène 7 de la première journée, à l’office. Soupe (mais je commence à en avoir un peu assez, de la soupe, au théâtre : il faudrait un bouillon sans odeur, à peine coloré). Tout ce qu’il faut pour manger : couverts, pot à moutarde, moulin à poivre, etc. Rien d’autre. Pain, peut-être.109
112Le metteur en scène ne désire pas une représentation naturaliste de la matière. La présence scénique de vraies nourritures pourrait gâcher l’ambiance poétique de la pièce. En même temps, il n’exclut pas de cette ambiance la présence de l’objet et de la matière. Il enlève juste tout ce qui est trop « matériel » : l’odeur, la couleur, le goût. Il garde seulement tout ce qui est essentiel pour l’acte de manger, acte qui reste dans la gestualité des comédiens et non dans la vraie consommation d’aliments. La prise de nourriture doit être un acte qui reste à l’extérieur du corps (par les gestes) et qui n’entre pas à l’intérieur (ingurgitation). De plus, la préoccupation de Vitez concernant la consommation de la nourriture au théâtre est évidente – il commente l’utilisation de la soupe sur scène, fait qui l’ennuie110.
113Effectivement, le peu d’aliments envisagés pendant les répétitions par Vitez ont donné place à la nourriture inexistante, donc imaginée, car la seule vraie matière utilisée est l’eau. Les plats apparaissent juste en tant que vaisselle (assiettes plates et creuses, soupière, couverts, verres, récipient pour le vinaigre et l’huile, une grande carafe en verre enveloppée de paille111). Ainsi, les comédiens miment les actions de servir et de manger. Cette décision repose sur la forte présence des victuailles dans le texte, comme on le verra plus tard. La nourriture parlée devient vivante à travers les répliques, alors que sa présence réelle, son image, sa texture et son odeur pourraient gâcher les propos du dialogue.
Le menu dans Iphigénie Hôtel
114Avec une grande sensibilité envers la Grèce et une connaissance profonde de son histoire, Vitez nomme les différentes dynamiques qui traversent le pays : contrôle économique et politique, exclusion, rétrogradation ; divisée entre deux mondes, l’occidental et l’oriental, l’antique et le contemporain, la Grèce essaye de trouver son propre chemin :
Toujours la Grèce. M. Oreste a vendu son bien à M. Diamant, il est devenu le gérant de son ancien patrimoine. Puis il meurt, et M. Alain expulse son cadavre et ses objets familiers […]. Sous le portrait du roi Paul112, l’ordre européen s’installe. C’est toute l’histoire de la Grèce contemporaine, dans sa nature proche-orientale, tiers-mondiste, et (comprendront-ils que je ne les insulte pas si je dis) ottomane.113
115Le metteur en scène souligne le fait que la Grèce soit représentée dans la pièce de la façon dont les Français la voient : « Et la Grèce aussi est montrée dans sa déchéance ; ou plutôt elle est vue telle que la voient nos yeux français : incompréhensible, et muette »114. Cette image d’une Grèce muette, en aphasie, est personnifiée chez Vinaver par la présence des employés grecs, qui, comme on l’a déjà évoqué, restent muets pendant la pièce. Vitez envisage comment les placer lors du repas : « Aphrodite et Théodora mangent à l’écart, le plus loin possible. Très loin. Mais on les voit. Un peu de moussaka qui reste. Toujours l’idée d’un fragment de la vie qu’on ne racontera pas parce qu’on n’a pas le temps »115.
116Plus encore, il y a quelques points liés au repas qui révèlent la conception vitezienne des personnages. D’abord, les deux filles ne mangent pas avec les autres ; puis, elles ne mangent pas la nourriture fraîchement cuisinée, mais des restes de la veille ; finalement, elles mangent la moussaka, recette provenant de la cuisine turque116 – sans doute pour souligner les restes de la culture ottomane dans la culture grecque. Pourtant, comme on vient de le noter, cette idée ne sera pas retenue dans le spectacle.
117Revenons à la représentation. Patrocle, est le seul Grec à partager le repas avec les autres employés français. Mais, Alain ne veut pas de lui à table :
Alain – Ne mangera plus ici, désormais. Ça n’est pas Dieu possible de mettre à la même table des gens et des cochons. Même si la soupe que nous prépare madame Hermione est plutôt une soupe pour ceux de son espèce que pour gens civilisés.117
118La soupe, cuisinée par la Grecque Hermione, n’a pas la hauteur du goût des « gens civilisés ». Cette insulte aux Grecs et à leur cuisine se répétera aussi un peu plus tard, au moment de manger du mouton comme plat de résistance :
Alain – […] Ah ! Donnez-moi un beau rôti de bœuf saignant comme dans notre patrie la France ! Avec de véritables petites quenelles de pommes de terre rissolées au beurre de Normandie. Leur mouton, toujours leur mouton !118
119Bœuf contre mouton, viande saignante contre viande bien cuite, beurre pour la cuisson contre l’huile d’olive. Que signifient ces mets qui deviennent un moyen gustatif pour exprimer des conflits culturels ? Alain exprime la supériorité de la cuisine française et nous rappelle la conviction d’Alexandre Dumas qui s’exclamait dans le Grand Dictionnaire de cuisine : « Jamais aucune autre cuisine que la nôtre n’atteindra à la hauteur de nos sauces piquantes, ni à la finesse de nos blanquettes et de nos poulettes »119.
120D’abord, c’est l’opposition entre le bœuf et le mouton. La première utilisation du mouton en tant qu’offrande sacrificielle va de pair avec les qualités qui lui sont accordées, comme la timidité et la dépendance totale. L’agneau symbolise le sacrifice120. En Grèce, cette viande accompagne même aujourd’hui les célébrations de Pâques lors d’un repas avec de l’agneau « pascal ». Ainsi, le thème du sacrifice est au centre de la pièce : du sacrifice d’Iphigénie dans l’histoire antique à Mycènes et du sacrifice de Mlle Lhospitallier à la fin de la pièce.
121Alain exprime presque du dégoût pour la consommation du mouton121. Il aurait préféré à sa place « un beau rôti de bœuf saignant ». En Grèce antique, l’abattage et la consommation du bœuf étaient interdits, équivalant à un crime, puisqu’il était considéré comme animal de labour. Mais, selon Roland Barthes, « le bifteck est, en France, élément de base, nationalisé plus encore que socialisé ; il figure dans tous les décors de la vie alimentaire »122. Ainsi, la nostalgie d’Alain pour le bœuf saignant est expliquée par Barthes qui dit à propos du bifteck :
[…] c’est un bien français […]. Comme pour le vin, pas de contrainte alimentaire qui ne fasse rêver le Français de bifteck. À peine à l’étranger, la nostalgie s’en déclare, le bifteck est ici paré d’une vertu supplémentaire d’élégance, car dans la complication apparente des cuisines exotiques, c’est une nourriture qui joint, pense-t-on, la succulence à la simplicité.123
122La viande presque crue (le bœuf est plus tendre et garde plus de protéines quand il n’est pas bien cuit) s’oppose à la viande bien cuite (mouton). Ceci rappelle les enseignements de Lévi-Strauss sur la valeur du cuit comme élément symbolique de la civilisation124, s’opposant au bœuf saignant qui fonctionne comme symbole de l’alimentation carnivore. D’ailleurs, pour les Grecs antiques « Les “barbares” ne font pas la cuisine car ils ignorent l’usage du feu et ils se contentent de consommer les crus […] »125.
123Puis, Alain parle de la cuisson des quenelles de pommes de terre dans du beurre de Normandie. La matière grasse pour la cuisson des mets diffère entre la Grèce, où on cuisine avec l’huile d’olive et le Nord de la France, où on utilise le beurre. En outre, Alain se plaint de la cuisson des pommes de terre qui, selon lui, nécessitent un casse-noix pour les manger.
124La table devient le champ d’une bataille entre cultures. D’abord, entre la culture française et la culture grecque. Menu, ingrédients, manière de cuisson : tous s’y opposent. Puis, entre la culture grecque contemporaine et la culture grecque antique. Ce conflit presque inaperçu, au moins lors du repas, est mis en évidence dans les notes de Vitez, où la moussaka, plat resté de la cuisine turque après les quatre cents ans d’occupation ottomane, s’oppose au mouton, viande sacrifiée et consommée (il est vrai assez rarement126) en Grèce depuis l’Antiquité. Ces conflits appartenant à la sphère culinaire rappellent, à travers une scène de restauration banale, le conflit qui historiquement marque la France pendant l’écriture de la pièce, à savoir la guerre pour la supériorité d’une culture contre une autre et plus précisément dans le cas de l’Algérie. Même si l’accent est mis par l’auteur sur le quotidien, une lecture plus approfondie ne peut pas ignorer ces associations.
La cuisine familiale dans le théâtre de Kroetz, de Wenzel et de Tilly
125Presque un siècle a passé entre le fameux repas réaliste de L’Ami Fritz (1876) et les pièces du théâtre du quotidien, au début des années soixante-dix. Toutefois, la problématique de l’effet réaliste (et dans quelques cas, naturaliste) au théâtre et de la représentation du quotidien continue à exister un siècle après. Bernard Dort, explique ce rapport :
Entre le théâtre et la vie quotidienne, les rapports ont toujours été difficiles. Ne se fondent-ils pas sur une suspicion mutuelle ? Le sérieux du quotidien exclut le théâtre : il refuse le jeu. L’ambition des grandes formes théâtrales s’accommode mal de la petitesse du quotidien.127
126Le théâtre naturaliste du temps d’Antoine a laissé le souvenir des quartiers de viande saignante dans Les Bouchers d’Icres et il a aussi créé la convention de l’« illusion du réel » dans le théâtre de boulevard. Malgré la distance d’un siècle, selon Dort, « le malentendu entre théâtre et vie quotidienne demeure »128.
127Quelles sont les nouveautés qu’apporte le théâtre du quotidien, ce théâtre appelé aussi néo-naturaliste, hyperréaliste, ou nouveau-réaliste, cent ans après le naturalisme de Zola et d’Antoine, et quinze ans après le théâtre réaliste britannique ? Comment se traduit ce recours au réalisme (pour utiliser un terme plus large) dans la représentation de la cuisine sur scène et la présence des nourritures ?
128Après la cuisine comme lieu de travail chez Wesker, comme lieu tout aussi abstrait que réaliste dans le théâtre de Pinter, (sans oublier la cuisine métaphysique chez Grass) on va décrypter cette pièce domestique, réaliste à première vue, qui cache toute l’inquiétude des personnes asphyxiées. La vie dure, inhumaine, inquiétante des personnages est exprimée dans le théâtre du quotidien par une forme dramatique mêlant le réalisme cru à une poétique sadique : tous ces ingrédients se mélangent à l’intérieur de la cuisine.
La cuisine : un lieu de vie et de mort
129Les trois auteurs dramatiques, Kroetz, Wenzel et Tilly, dont l’œuvre appartient au théâtre du quotidien129, placent la cuisine et la nourriture au centre de leur dramaturgie. Tous les trois font un clin d’œil à Antoine, en écrivant des pièces où la viande, les tripes et la charcuterie envahissent la scène, formant des images crues dans lesquelles le côté saignant est mis en évidence. Dans Männersache (Une affaire d’homme), pièce écrite par Franz Xaver Kroetz en 1970, le décor est une triperie. Dans les notes sur le décor, l’auteur mentionne aussi la présence d’un vrai chien : « un grand berger allemand bâtard serait bien »130 – élément qui rappelle les poules dans la mise en scène de La Terre par Antoine. Puis, dans la pièce de Jean-Paul Wenzel, Boucherie de nuit (1985) la scène d’ouverture est une boucherie, une scène de travail où les paroles « percent de temps à autre le bruit légèrement amplifié de la viande qu’on manipule »131. Finalement, la pièce de François-Louis Tilly, Charcuterie fine (1981) se passe dans la cuisine qui se trouve derrière la boutique de charcuterie. Tilly note dans les didascalies que les bruits de la boutique (machine à couper le jambon, etc.) seront entendus durant l’action dramatique.
La description de la cuisine comme espace scénique
130En dehors de cet « hommage » à Antoine, les trois dramaturges choisissent la cuisine comme décor. Les descriptions de celle-ci varient, s’approchant ou s’éloignant d’une approche naturaliste. Premièrement, Kroetz ne donne aucune indication sur le décor de la cuisine dans Travail à domicile (1970). Dans les remarques sur le dispositif, il indique seulement qu’il ne doit pas être un décor de théâtre et mentionne quelques objets et meubles (cuisinière, table) au fur et à mesure de la pièce.
131Dans Loin d’Hagondange (1975) Wenzel note seulement que les personnages sont dans la cuisine-salle à manger. En revanche, Tilly donne une description très détaillée du lieu, qui est l’espace unique dans Charcuterie fine. Il précise que la cuisine doit être très propre et énumère des objets et des meubles qu’on y trouve : une horloge électrique lumineuse, réfrigérateur, évier, cafetière électrique, table, poubelle. Il indique aussi le type de vaisselle utilisée pour le petit-déjeuner, le repas et le goûter.
La vie des personnages dans la cuisine
132Les activités des personnages à l’intérieur de la cuisine s’étendent de la plus grande banalité de la vie de tous les jours jusqu’au meurtre (Travail à domicile, Charcuterie fine). Dans Loin d’Hagondange il y a aussi une mort, celle de Marie, mais celle-ci est naturelle. Pourtant, ces événements dramatiques sont représentés comme des faits banals. Surtout les meurtres du bébé chez Kroetz et du fils chez Tilly, sont effectués avec sang-froid, comme s’il s’agissait d’une tâche de cuisine comme les autres.
133Plus précisément, la cuisine dans Travail à domicile est la pièce où les personnages font la plupart de leurs activités quotidiennes. Le premier tableau en est assez descriptif : la petite Monika fait ses devoirs, Willy effectue son « travail à domicile »132, Martha lave la petite Ursel dans un baquet installé au milieu de la cuisine. Kroetz insiste sur les activités de ses personnages qu’il décrit méticuleusement. Après le départ de Martha, la famille dîne dans la cuisine, alors que les tâches ménagères sont entreprises par la petite Monika qui remplace sa mère (elle cuisine, lave la vaisselle, donne au bébé à manger). Le point culminant c’est le meurtre du bébé par Willy. Cette scène de violence est représentée comme un acte sans passion, d’une manière préméditée, systématique et rationnelle. La pièce se termine avec le retour de Martha à la maison et une scène de fin de dîner, où elle débarrasse la table.
134Dans Loin d’Hagondange Wenzel place souvent ses personnages (les retraités Marie et Georges) dans la cuisine-salle à manger, où ils conversent pour la plupart du temps. D’autres activités s’y ajoutent : Georges nettoie ses pipes alors que Marie range, Georges répare le chauffe-eau, ils mangent, Marie lave la vaisselle, elle tricote, alors que son mari fume une pipe. Puis, pendant la visite de la représentante, Marie lui offre du thé et on termine avec la lettre qu’écrit Georges après la mort de sa femme et la préparation de deux œufs sur le plat, qui marque la fin de la pièce. À l’opposé de Kroetz, Wenzel ne donne pas de didascalies exhaustives sur les activités des personnages ; il indique brièvement ce qui se passe au début de chaque scène et laisse la place aux conversations des personnages.
135Quant à Charcuterie fine, les activités sont centrées sur la préparation des repas. Au début de la pièce, le père prépare le petit-déjeuner133, puis tous les personnages mangent et la mère nettoie. Ensuite, on prépare le repas : la femme de ménage épluche les pommes de terre, le rince, puis la mère cuit de la viande dans une cocotte. Pendant le déjeuner, les personnages mangent et regardent la télévision. Après, la mère fait le repassage et on prépare à nouveau le café pour le goûter, qui se déroule aussi dans le même tableau. Pendant le quatrième tableau, la femme de ménage lave la vaisselle et la mère balaie. Lors du cinquième et dernier tableau l’assassinat du fils par son père a lieu.
Que représente la cuisine et avec quel langage théâtral ?
136Les trois pièces partagent des éléments communs, mais ont aussi beaucoup de différences concernant la symbolique de la cuisine et la façon dont elle est représentée. En ce qui concerne le théâtre de Kroetz, la cuisine comme espace domestique est retrouvée assez souvent. Dans Oberösterreich (Haute-Autriche) (1972) Heinz et Anni passent beaucoup de leur temps dans la cuisine, où Anni fait les tâches ménagères et où le couple dîne. Puis, dans Wunschkonzert (Concert à la carte) (1972), une pièce-didascalie où une femme d’une quarantaine d’années rentre chez elle, dans une chambre sous-louée et effectue tous les gestes de la vie quotidienne avant de se suicider. Enfin, la plupart de scènes se passent dans une chambre où on fait la cuisine dans Stallerhof (Train de ferme) (1972).
137Après 1972, année où Kroetz rejoint le Parti communiste, la ligne directrice de ses pièces change : elles deviennent moins pessimistes se dirigeant vers une voie plus optimiste pour la vie en famille ou en couple134. Ce changement est expliqué par Kroetz en définissant la cuisine comme espace comprenant l’aspect social et individuel : « C’est dès octobre 1972 que Kroetz affirme vouloir déplacer l’accent “de la cuisine familiale à la cantine d’entreprise”135, continuer de montrer, certes, les acteurs dans un cadre non officiel, mais en soulignant les rapports de travail »136.
138La cuisine chez Kroetz est un espace scénographiquement abstrait ; il ne s’agit pas d’une image copiée de la réalité, car l’auteur décrit un lieu avec un minimum d’éléments et insiste pour les limiter aux accessoires indispensables. Au contraire, dans ses didascalies les gestes des acteurs doivent reproduire la vie quotidienne de manière très détaillée. Or son théâtre ne peut pas être qualifié de naturaliste, quoi que dans les années soixante-dix Kroetz et ses critiques l’ont qualifié ainsi. Renate Usmiani137 en donne une autre qualification théâtrale et nomme le théâtre de Kroetz « hyperréaliste » (en anglais « superrealist »), en empruntant un terme provenant des arts plastiques.
139Effectivement, l’hyperréalisme est un courant artistique qui a fait son apparition surtout aux États-Unis à partir des années soixante et jusqu’aux années soixante-dix. Il est héritier du pop art dans sa représentation d’une réalité quotidienne et banale. Les artistes puisent leurs sujets dans le réel, effectuant leurs œuvres d’après des photographies138 avec l’intention de dépeindre les détails de leurs sujets de manière méticuleuse. La transcription de la réalité passée au microscope est une caractéristique de l’hyperréalisme qui représente souvent en gros plan et de manière très détaillée une partie d’un ensemble.
140Les activités quotidiennes (en l’occurrence, manger ou cuisiner) ne font pas avancer l’intrigue et sont reproduites pour donner le ton hyperréaliste. Usmiani constate aussi que Kroetz continue la ligne empruntée à partir du réalisme et jusqu’au naturalisme du xixe siècle, à savoir de rompre les tabous. Or, à travers l’hyperréalisme postmoderne, Kroetz va encore plus loin. Il rompt des tabous liés à la socialité, mais aussi des tabous sexuels et scatologiques139. De plus, les personnages qu’il dépeint ne sont pas influencés par le diptyque hérédité/milieu, car ils sont esquissés de façon minimale. Jean-Louis Besson, de son côté, insiste sur le fait que les personnages sont déterminés par leur milieu : « Ils sont tellement anéantis par lui qu’ils deviennent incapables de le comprendre, donc d’en sortir. Ils tournent en rond, ils ne vivent pas, ils végètent »140.
141Du côté du spectateur, il y a une non-identification aux personnages (ce qui n’est pas le cas du réalisme et du naturalisme au théâtre). Cet effet est dû à la fragmentation du dialogue et de la structure de la pièce. Voici un exemple :
Willy – Qu’est-ce qu’on a à manger ?
Martha – T’as qu’à demander à Monika.
Willy – Monika, qu’est-ce qu’on a à manger ?
Monika n’entend pas.
Willy – Ce qu’on a à manger !
Monika – T’as laissé des pommes de terre de midi. Elles sont là. Et y a plus de viande.
Martha – Y a des œufs ?
Monika – Des œufs aussi.
Grand intervalle.
Elle ânonne pour elle seule. On appelle envergure l’étendue des ailes déployées d’un oiseau…
Willy – Alors, qu’est-ce qu’on mange ?
Martha – Des pommes de terre et un œuf au plat. Quand je fais des ménages, je regarde pas s’il y a quelque chose à manger. Vous avez qu’à le faire vous mêmes.
Monika – Et nous, qu’est-ce qu’on aura ?
Martha – Du pudding, s’il y a du lait.
Monika – Tu veux que je regarde ?
Willy – Fais tes devoirs et tais-toi.141
142Une implication émotionnelle de la part du spectateur est difficile à cause du caractère cruel et aliéné des personnages ; ainsi, il devient un simple voyeur de leurs gestes quotidiens. Chez Kroetz, la cuisine est un symbole de l’enfermement et d’introversion de l’individu, de manque de communication et de compréhension entre les êtres humains. Les tâches les plus banales et les actes les plus atroces se passent dans le même lieu et sous la même forme : absence d’intérêt et de sentiment, gestes minutieux et systématiques. La cuisine est un coin de la maison où la vie et la mort se retrouvent, sans point dramatique culminant. Ce manque de sentiment, ce point de vue cru et cruel sur les êtres humains produit un choc. Les personnages chez Kroetz sont vidés de sentiments et d’émotions, et ne dépendent que des besoins physiques de leurs corps. Ainsi, la cuisine est finalement un espace où ils remplissent leurs besoins alimentaires.
143Dans Loin d’Hagondange, Wenzel désigne avec précision l’espace de la cuisine comme lieu où les personnages poursuivent leurs activités de tous les jours en conversant en même temps. C’est la visite de Françoise venue du « monde extérieur » qui déclenche la sensation qu’il y a un certain enfermement dans la maison des deux retraités. Le fait de décrire l’espace sans détails suscite à imaginer un dispositif scénique assez abstrait, loin des exigences d’un décor naturaliste. Dans la pièce, il y a un rapprochement avec la réalité, plus qu’une copie de la vie : « Ce n’est pas un théâtre de la réalité, mais un théâtre où tout à coup la réalité s’impose violemment dans la tête »142 dit Wenzel à propos.
144En revanche, si l’espace scénique et les activités des comédiens ne sont pas décrits de manière exhaustive pour provoquer un rapprochement avec le naturalisme, les dialogues le font. Voici un extrait de la scène d’ouverture :
(Dans la cuisine-salle à manger. Georges nettoie ses pipes. Marie s’active au rangement.)
Georges – Je prendrais bien une tasse de thé.
Marie – C’est étrange… Ce n’est pourtant pas l’heure de prendre du thé ; et puis tu n’en prends jamais… Tu ne veux pas de café il y en a de prêt, je peux le réchauffer.143
145Wenzel estime que son théâtre « échappe au naturalisme »144 et met l’accent sur une représentation plus réelle des ouvriers au théâtre en montrant des relations d’extérieur. Pourtant, la sensation que laisse la cuisine de ces deux retraités est plus universelle ; il s’agit d’un endroit où les personnages s’ennuient. Cet ennui profond est plus lié à leur âge et à leur nouvelle vie à la campagne qu’à la vie quotidienne d’anciens travailleurs et de prolétaires. De cette façon, la cuisine est un lieu universel, où les personnages se retrouvent dans un quotidien qui est en réalité une attente de leur mort. Cette mort arrive (mort inattendue de Marie), mais la vie reprend le relais : Georges prépare des œufs (c’est la première fois qu’on le voit faire la cuisine, puisque jusqu’alors c’était sa femme qui s’en occupait). Mais la fin de la pièce ne donne pas plus d’espoir. On sait que Georges reste seul à attendre sa propre mort.
146Parmi les trois auteurs dramatiques, Tilly est celui qui embrasse ouvertement le naturalisme. Le décor de la cuisine est naturaliste, les personnages sont minutieusement décrits au début de la pièce145 et les dialogues et les actions scéniques se rapprochent de la réalité :
Une femme d’environ cinquante-cinq ans est seule dans la cuisine. […] Elle finit d’éplucher les pommes de terre. Sur la table, posée sur une feuille de journal, une bourriche à huîtres dans laquelle sont les pommes de terre, un journal déplié où elle met les épluchures et une cuvette en plastique bleu-ciel où sont les pommes de terre épluchées. […] On entend toujours le tic-tac de la pendule, il est midi moins dix. Sur une plaque de la cuisinière est posée une cafetière en métal gris-bleu. […] Entre le fils de la maison en pyjama de tergal bleu ciel et en chaussons. La femme de ménage regarde la pendule.
Le fils – Bonjour Francine.
La femme de ménage – Bonjour toi.
Il va l’embrasser, prend un bol dans le buffet, la cafetière qui est sur la cuisinière et va s’asseoir à la table. Il ne mangera pas. Il se sert du café, se relève, va prendre un demi-citron dans le réfrigérateur, il le presse dans son café.146
147Si Tilly s’échappe d’une copie exacte de la vie, c’est dans la fin de la pièce, précisément lors de l’assassinat du fils. Quand les gendarmes ramènent le fils ivre-mort, celui-ci ouvre le réfrigérateur et jette violemment des aliments par terre ; c’est à ce moment-là que le père le tue de deux coups de feu :
Le fils s’effondre près du réfrigérateur ouvert, au milieu des aliments éparpillés sur le linoléum.
Le père – Pleure pas, Maman. C’était plus notre fils depuis longtemps.
La mère – C’est vrai. On va nettoyer, et après on appellera les gendarmes.
Le père – Oui.
Ils commencent à remettre en ordre.147
148Dans cette fin ironique, les personnages paraissent dépourvus de sentiments et sans pouvoir songer aux retombées de leurs actions. Cette tournure est la subversion de la pièce, qui ne peut plus être considérée comme naturaliste. La copie exacte de la réalité n’est qu’un clin d’œil de l’auteur dramatique, une sorte de commentaire sarcastique qui vise sans doute le public.
149La cuisine chez Tilly est un espace qui, dans sa propreté et l’abondance d’objets et de meubles, provoque les comportements et les actes les plus « sales », à savoir le comportement du fils et son assassinat par son père. La propreté vitale que veut montrer la petite-bourgeoisie n’est qu’une vitrine qui cache des faits atroces. Le carrelage blanc et impeccable de la cuisine est en parfait contraste avec l’image crue des charcuteries.
La cuisine du restaurant et l’effet comique : Lapin chasseur
150Lapin chasseur a été créé par Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff en 1989, au théâtre de Chaillot148. Chez Deschamps, la cuisine du restaurant a une fonction théâtrale différente que dans les autres pièces étudiées dans ce chapitre. Tout d’abord, il s’agit d’une pièce comique qui touche au burlesque. Puis, sa particularité repose sur sa conception scénographique car le dispositif scénique, tout comme la salle du théâtre, sont divisés. Le spectacle se déroule en même temps dans une salle de restaurant et dans la cuisine. La moitié de spectateurs voit le déroulement de la pièce du côté de la salle et l’autre moitié du côté de la cuisine. Après l’entracte ils changent de côté et voient le même spectacle une seconde fois.
151Dans Lapin Chasseur, la cuisine est celle d’un restaurant minable, qui n’a jamais de clients. L’auteur justifie son choix en disant que sa source d’inspiration a été les gestes des cuisiniers, étant à la fois une liturgie et une danse. Et il précise :
Je trouve que c’est émouvant et désespéré à la fois : toutes ces conventions, ces façons de se tenir, cette espèce de cérémonial permanent. […] Je suis allé voir ce qui se passait dans les cuisines des grands restaurants. C’est d’ailleurs un univers tout à fait fascinant. Cela fait un peu penser à la guerre, à une sorte d’état major, avec quelque chose de très dur au fond. Mais je crois qu’il serait absurde de vouloir reproduire ça. […] Et puis ce n’est pas le projet du spectacle : le projet, c’est au fond de mettre en scène cet investissement et de le faire tourner à vide. Il n’y aura pas de client et sans doute pas de nourriture. Mais ils continueront à faire les gestes puisque c’est le sens de leurs vies : comme un grand navire qui essaye d’avancer coûte que coûte.149
152En effet, le monde des cuisiniers et la façon dont ils travaillent ont fasciné Deschamps, tout comme les travailleurs-cuisiniers ont inspiré Wesker. Le cérémonial de leurs gestes est un sujet à partir duquel Deschamps crée des scènes burlesques. Par exemple : être humilié par un supérieur, être attrapé en train de boire, de voler, de pleurer. Les personnages de cette cuisine vide sont « en conflit avec le monde, victimes d’une exclusion sociale […] en conflit avec eux-mêmes et se méfient constamment les uns des autres, et tout l’art du comique chez Deschamps est fondé sur cette pratique gestuelle qui remplace la parole »150.
153Du Vignal effectue une analyse du comique dans Lapin chasseur, se référant à l’œuvre d’Henri Bergson, Le Rire. Sa formule « du mécanique plaqué sur du vivant »151 est présente dans le jeu comique des comédiens. Leurs gestes, mécaniques, automatiques, renvoient au fonctionnement d’une machine : le grand blond et le petit brun dans le bar, nettoient d’un mouvement parallèle, comme un essuie-glace. Cette mécanisation des gestes du travail – surtout quand il n’y a pas de client – produit une scène paradoxale, par conséquent, tout à fait comique. Deschamps dit à ce propos que les personnages continueront à faire ces gestes, malgré le fait qu’il n’y ait ni de clients, ni de travail à faire, parce que « c’est le sens de leur vie »152. Les travailleurs sont « dévorés » par la machine du travail, qui devient leur raison d’être. Le corps vivant devient une machine, avec les mouvements mécanisés et le cerveau nécrosé, petit à petit, par la répétition des gestes et le manque de rêves.
154Dans le spectacle il n’y a pas de nourriture réelle sur scène, car elle pourrait être considérée exagérée puisque la mimique des gestes peut tout aussi bien donner le résultat désiré. Jérôme Deschamps donne l’explication suivante :
[…] l’autre chose qui me tient plus au cœur, c’est « comment dire le plus avec le moins possible ». […] Fallait-il de la vraie nourriture ? Nous avons utilisé de vrais poissons et de vraies pommes de terre mais nous nous sommes aperçus que c’était difficile à maîtriser, et, qu’au plan du son, cela ne donnait pas toujours des résultats intéressants. À la moindre erreur, en effet, cela faisait un bruit épouvantable. Lapin chasseur, c’est comme une démonstration de cuisine ; les employés du restaurant sont dans une situation bizarre ; ils savent seulement qu’il faut arriver à l’heure et accomplissent les gestes habituels sans qu’il y ait rien de comestible.153
155Un incident rare où un aliment est présent dans Lapin chasseur est la scène dans laquelle un cuisinier essaye en vain de couper un homard. Il est clair que le homard est un accessoire plastique, fait qui rend la situation encore plus drôle. Le homard ne peut en aucun cas être découpé, ni avec un couteau énorme, ni avec un marteau. Effectivement, les objets jouent un rôle majeur dans ce type de théâtre comique, ils sont aussi importants que les comédiens. Ces accessoires banals ont une existence scénique extraordinaire et, selon Jérôme Deschamps :
Les objets, c’est capital. Dans mes spectacles, ce ne sont pas des accessoires mais des compagnons… Je trouve toujours cela bouleversant de voir des gens à côté d’objets qui, très souvent, vont mieux qu’eux, les gens. Et c’est vrai que je privilégie l’objet dans la mesure où c’est une source d’information.154
Un itinéraire liant le théâtre à la société et aux arts visuels
Le xixe siècle : les grandes transformations de la cuisine
156Depuis sa première apparition (ou presque) sur scène à la fin du xixe siècle et jusqu’aux années quatre-vingts la cuisine a traversé les décennies, changeant de signification tant dans l’aspect théâtral que dans l’aspect social et politique. Au cours du xixe siècle la cuisine n’était pas acceptée comme espace dramatique par les spectateurs. Les deux exemples provenant du théâtre français, Dugratin d’Ugotin (1821) et Voyage autour de ma marmite de Labiche (1859) ont été sifflés par les spectateurs, parce que la cuisine était jugée une pièce de la maison trop dégradante pour montrer au théâtre.
157Quelques décennies plus tard, dans Mademoiselle Julie de Strindberg, elle représente le coin de travail des serviteurs, où normalement les maîtres ne descendent jamais. La présence de Mademoiselle Julie marque sa déchéance et sa dégradation sociale. Cette descente prédit aussi le basculement des classes sociales et la chute de la noblesse au cours du siècle suivant. L’image de la cuisine sur la scène dérange encore, mais le nouveau contexte théâtral, marqué par l’arrivée du naturalisme, fait que la pièce résiste aux premières réactions des spectateurs ; ainsi, la cuisine devient un espace dramatique accepté au théâtre du siècle suivant. Mais, pourquoi la cuisine domestique est-elle considérée comme une image aussi scandaleuse quand elle est montrée au théâtre ? Cette pièce de la maison a subi plusieurs transformations depuis le temps d’Ugotin et de Labiche.
158Au début du xixe siècle la cuisine est sale, sans lumière du jour et se trouve souvent en sous-sol. Une peinture de l’époque, Intérieur d’une cuisine, de Martin Drölling, réalisée à Paris en 1815, nous donne une image claire de l’état de cette pièce de la maison (planche II, figure 22). Au milieu du xixe siècle, les hygiénistes dénoncent l’univers fétide de la cuisine, rejoints par les médecins et les enquêteurs sociaux. De cette façon, au cours du siècle, l’espace de la cuisine est modifié par une triple révolution : « Celui-ci se rétrécit, se trouve confronté à un souci d’hygiène grandissant, et reçoit de plus en plus volontiers, même dans les grandes maisons, la présence des femmes. Ces faits nouveaux vont donner naissance à la cuisine fonctionnelle, pratique, claire et propre du xxe siècle »155. L’image de la cuisine change sensiblement et devient un endroit propre, lumineux et bien rangé. Le tableau Intérieur d’une cuisine avec figure ou La cuisinière, peint par Félix Vallotton en 1892 (planche II, figure 23) montre ce nouveau « visage » de la cuisine, très différent de celui immortalisé par Drölling.
Les années cinquante : la cuisine envahie par la société de consommation
159La cuisine réapparaît sur la scène dans le théâtre de l’après-guerre. En Angleterre, le théâtre réaliste montre la cuisine dans les appartements de la classe ouvrière (raison pour laquelle il est nommé « drame de l’évier de cuisine ») afin de faire connaître ses luttes dans une société qui reste aveugle à ses problèmes, cachée derrière le sentiment pseudo-optimiste d’abondance après les années difficiles de la guerre. La cuisine sale et petite (telle qu’elle est suggérée dans L’Anniversaire de Pinter) dans les appartements modestes de la classe ouvrière diffère de la cuisine-laboratoire – « claire, aérée, avec ses meubles et ses plans de travail nets »156 – qui est lancée dans les années cinquante. L’artiste écossais Eduardo Paolozzi reproduit la cuisine américaine fantasmée par les européens dans It’s a Psychological Fact Pleasure Helps Your Disposition of 1948 (C’est un fait psychologique le plaisir aide ta disposition de 1948) un collage provenant des photographies trouvées dans des magazines américains qu’il collectionnait (planche III, figure 24).
160En 1957, année d’écriture des pièces étudiées dans ce chapitre, le Premier Ministre britannique Macmillan fait un discours, dans lequel il essaye de convaincre son peuple de la prospérité inouïe qu’il est en train de vivre : « Let’s be frank about it ; most of our people have never had it so good »157. Pourtant, le théâtre de l’époque témoigne d’une autre réalité, cruelle, d’une classe ouvrière qui travaille dur, vit mal et veut envisager un avenir meilleur.
161Ce travail dur est démontré dans la cuisine-microcosme de Wesker, vitrine de la vie de cette classe. Chez Grass, éloignée d’une représentation réaliste, la cuisine du restaurant constitue un lieu absurde de manipulation du pouvoir. De même, une démonstration de pouvoir est administrée par le monte-plats dans la pièce homonyme de Pinter. Or, cette fois on ne saura jamais qui sont ceux qui représentent ce pouvoir et si vraiment l’espace dramatique est une cuisine de restaurant. Quant à la cuisine domestique dans L’Anniversaire, elle reste le domaine privilégié de Meg, qui représente, elle aussi, un autre type de pouvoir plus familial.
162La cuisine domestique devient donc un lieu de forte connotation de pouvoir dans les années cinquante. Elle reste gravée dans l’histoire de la Guerre froide quand, au cours de l’inauguration de l’Exposition nationale américaine à Moscou, en juin 1959, le vice-président américain, Richard Nixon et le secrétaire général, Nikita Khroutchev, entreprennent une discussion sur les mérites de leurs systèmes économiques, le capitalisme contre le communisme. Cette discussion, appelée « Kitchen debate » (« débat de cuisine ») a lieu dans un modèle de cuisine américaine aménagée, présenté à l’exposition : « Opposant le “niveau scientifique” retenu par Moscou pour jauger d’une civilisation au “niveau de vie” américain, Nixon admettait la supériorité russe dans l’espace, puis soulignait la libération offerte aux femmes par des installations modernes »158. Les produits exposés, parmi ceux des vitrines de supermarchés américains, des appareils électroménagers et des aliments, faisant de la publicité pour le mode de vie américain, servent d’emblèmes de propagande et de succès du capitalisme. Au-delà de l’esthétique, la cuisine représente des valeurs sociales.
163Dans Le Monte-plats, la liste des marques de produits alimentaires prononcée par les deux gangsters, témoigne un grand changement, l’industrialisation des denrées et leur distribution massive dans les supermarchés. Elle fait penser aussi au mouvement artistique qui fleurit à l’époque, à savoir le pop art :
À travers sa prédilection pour les objets, à travers cette figuration indéfinie d’objets « marqués » et de matières comestibles – comme à travers son succès commercial – le Pop est le premier à explorer son propre statut d’art-objet « signé » et « consommé ».159
164Les artistes pop n’ont pas de point de vue original dans leur art ; ils s’inspirent ou reproduisent ce qu’on trouve dans les supermarchés. Andy Warhol peint la soupe Campbell à l’unité ou dans des images reproduites à l’infini (planche III, figure 25) pour accorder un statut d’objet d’art au produit banal de consommation, à la marque, à l’emballage, mais aussi à la publicité. De cette façon, le mets (la soupe) est représenté comme du métal, du papier et des lettres, où le paquet remplace l’aliment. De plus, Warhol a également tourné un film inspiré de la cuisine domestique : The Kitchen (La Cuisine), filmé en 1966 dans la cuisine minuscule d’un appartement new-yorkais. Le film n’a pas d’intrigue et montre juste des situations quotidiennes que vivent les comédiens dans l’espace serré d’une cuisine.
165D’autres exemples du pop art où les arts visuels donnent un aspect pictural aux marques d’aliments industrialisés sont : la série des Natures mortes de Tom Wesselmann (planche IV, figure 26) et Tea Painting in an Illusionistic Style (Peinture de té dans un style illusionniste), réalisée en 1961 par David Hockney (planche IV, figure 27). Cette coexistence entre l’art et la publicité marque le début de l’ère consommatrice d’après guerre. Un autre exemple, la peinture de Erro, Paysage alimentaire (planche IV, figure 28) montre l’envahissement des produits alimentaires emballés, mais surtout une surabondance de nourriture.
166À partir de 1960, les Nouveaux Réalistes160 désirent mettre l’accent sur les thèmes de la surproduction et du gâchis. De cette manière, ils utilisent des produits de consommation dans leurs œuvres, construites à partir de vrais objets désirant transformer le quotidien en art, effectuant ainsi une « appropriation du réel » dans une simple « présentation » et avec un constat « objectif ». César pétrit, moule et retravaille des matières consommables comme du lait, du miel, du chocolat, du sucre, de la salade et du pain. Quant à Daniel Spoerri161, fondateur du Eat-art162, il crée les Tableaux-pièges : après la fin d’un dîner, il encolle tous les objets qui se trouvent sur la table, tels que les dîneurs les ont laissés. Ensuite, l’image de la table figée constitue la naissance d’un tableau, posé en verticale : c’est un Tableau-piège.
Les années soixante-dix : la solitude de la cuisine aseptisée
167Au milieu des années soixante, la cuisine retrouve le cercle familial, quittant le style de « laboratoire » d’après guerre. Quant à la nourriture, au tournant des années soixante-dix elle reste toujours « une conquête à récupérer et à protéger contre la raréfaction et la concurrence »163. Le théâtre du quotidien se concentre sur l’espace familial et la vie de l’individu. La plupart de pièces étudiées se déroulent dans la cuisine familiale : Nina c’est autre chose de Vinaver, Travail à domicile de Kroetz, Loin d’Hagondange de Wenzel et Charcuterie fine de Tilly.
168Les personnages sont pour la plupart démunis. Gagner le pain quotidien, ce système du labeur et du manger, est pour eux une préoccupation constante qui va jusqu’à l’obsession. Ils se trouvent face à eux-mêmes dans une solitude et un manque de communication. Le style d’écriture est proche du courant artistique de l’hyperréalisme. De cette façon, le quotidien est transcrit sur la scène avec une réalité passée au microscope.
169L’agrandissement de ces activités comme dans l’« effet de loupe » rappelle les sculptures des artistes George Segal et Duane Hanson. Le travail du premier est considéré pop art. Cependant, ses sculptures (réalisées à partir de 1958) pourraient bien être considérées comme hyperréalistes, aussi. Ses personnages sont sculptés en taille réelle à partir de moulages de modèles. Ces effigies sont arrêtées dans le temps, en train d’effectuer des activités répétitives et banales du quotidien. L’ajout de vrais objets autour, construit l’univers environnant. Un exemple est l’œuvre intitulée The Diner (planche V, figure 29).
170Les deux personnages de l’installation164 sont arrêtés dans le temps ; ils se trouvent dans un « diner »165 : le client est en train de prendre son café (ce point de vue n’est pas visible dans la figure reproduite) et la serveuse en train de préparer un café, utilisant la machine. L’image générale de l’installation donne l’impression de grande solitude et de manque de communication. L’univers ambiant est froid et, en quelque sorte, aseptisé.
171Le travail de Duane Hanson a les mêmes caractéristiques. Ses sculptures, réalisées pour la plupart dans les années soixante-dix, appartiennent au courant de l’hyperréalisme. Dans Self-Portrait wit Model (Autoportrait avec modèle), réalisé en 1979 (planche V, figure 30) deux personnages de taille réelle, semblables à de vraies personnes, sont assis à table (peut-être dans un café minable) ; l’homme boit probablement du Coca-Cola, la femme mange une glace et lit un magazine en même temps. Entre eux il n’y a pas de communication : même leurs regards ne se croisent pas. Ainsi, les moments d’alimentation ne favorisent plus la sociabilité, ni la convivialité. Cette solitude dans un monde de consommation, où on travaille pour manger mais où on ne partage plus de repas, est représentée dans les œuvres d’art hyperréalistes, ainsi que dans les pièces du théâtre du quotidien.
Notes de bas de page
1 La nourriture a beaucoup d’importance dans le théâtre de Labiche, et de nombreuses pièces se déroulent soit dans une salle à manger, soit dans une salle de restaurant ou d’auberge, et presque toutes font allusion à des restaurants et à la nourriture.
2 Labiche E. et Delacour A., Voyage autour de ma marmite, Vaudeville en un acte, in Théâtre contemporain illustré, Paris, Michel Lévy Frères Éditeurs, s.d. (possiblement en 1859), p. 337.
3 Chaalons d’Arge A.P. et Ragueuneau de la Chainaye A.-H., Histoire critique des théâtres de Paris, pendant 1821, Paris, Lelong, 1822, p. 246-247.
4 Caradec F. et Arnaud N. (dir.), Encyclopédie des farces et attrapes et des mystifications, Paris, Éditions Jean-Jacques Pauvert, 1964, p. 276.
5 Strindberg A., « Strindberg’s Preface to Miss Julie », in Plays : One, The Father, Miss Julie, The Ghost Sonata, M. Meyer (traduit par), Londres, Methuen Drama, 1995, p. 101.
6 L’article, paru le 18 mars 1889 dans le quotidien Dagens Nyheter de Stockhom est cité dans le livre de Marker F. J. et Marker L., Strindberg and Modernist Theatre, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 11.
7 Lieu de représentation : Comédie de Genève ; année de production : 1988 ; interprètes : Laurence Calame, Martine Schabacher, François Chattot ; adaptation française : Laurence Calame, François Chattot, Matthias Langhoff, Philippe Macasdar, Nicolà Rudnitsky, Martine Schabacher ; mise en scène et scénographie : Matthias Langhoff ; costumes : Conchita Salvador.
8 Aslan O., « Un metteur en scène européen », in O. Aslan (éd.), Langhoff…, op. cit., p. 199.
9 Ibid.
10 Murjas T., « Bring me the head of a greenfinch : Miss Julie in Britain », [en ligne], vol. 24, no 1, 2004, [réf. du 25 avril 2008]. Disponible sur : www.atypon-link/INT/toc/ stap/24/1.
11 Odette Aslan mentionne l’utilisation fréquente de nourriture chez Langhoff (et Manfred Karge) en précisant que : « Le magasin d’accessoires et l’accessoiriste acquièrent donc une importance capitale. Ils sont logés en permanence sur le plateau ou tout près lors des répétitions. Brocante et atelier d’invention. Un répertoire d’objets s’est constitué : ce qui se mange, ce qui roule, ce qui coule ». Aslan O., « Matériau textuel et mise en œuvre », in O. Aslan (éd.), Langhoff…, op. cit., p. 40.
12 Murjas T., « Bring me the head of a greenfinch : Miss Julie in Britain », art. cit., p. 40.
13 Ibid.
14 Odette Aslan constate que des images se transfèrent d’un spectacle langhovien à l’autre. Elle donne l’exemple suivant : « lorsque Seyton croque un concombre dans Macbeth, n’est-ce pas la réminiscence de celui que Tchekhov fait manger à Charlotte dans La Cerisaie ? ». Aslan O., « Matériau textuel et mise en œuvre », in O. Aslan (éd.), Langhoff…, op. cit., p. 40.
15 Pruner F., « La première représentation de Strindberg à Paris », Strindberg à Paris, Actes du colloque « Strindberg à Paris », Paris, Université de Paris-Sorbonne, octobre 1975, p. 277.
16 Aslan O., « Matériau textuel et mise en œuvre », in O. Aslan (éd.), Langhoff…, op. cit., p. 40.
17 « Nouvelle Vague ». Le terme « New Wave » est donné d’après la « Nouvelle Vague » française et s’applique au théâtre britannique mais aussi au cinéma des années cinquante et soixante.
18 Le théâtre Royal Court fut une « niche » pour la dramaturgie nouvelle de l’après-guerre à Londres, car la plupart des pièces de la génération de la Nouvelle Vague britannique ont été présentées là-bas pour la première fois.
19 Dans l’édition de la pièce en France, le Tivoli devient un restaurant parisien.
20 Son premier jour au travail.
21 Extrait de son journal du lundi 9 juillet 1956, paru dans l’article de Wesker A., « Blood, sweat and pied de veau », The Independent, 23 février 1994. Le journal de cette époque a été inclus dans son récit autobiographique : Wesker A., As Much as I Dare, Londres, Arrow Books, 1994.
22 Wesker A., « L’Action », in La Cuisine, K. Gore (traduit par), Paris, Gallimard, 1997, p. 15-16.
23 Correspondance personnelle par message électronique avec Arnold Wesker, 12 septembre 2002.
24 Angeles P.A., The Harper Collins Dictionary of Philosophy, 2e édition, New York, Harper Collins Publishers, 1992, p. 187.
25 Wesker A., « Introduction et notes pour le metteur en scène », in La Cuisine, op. cit., p. 7.
26 Citation d’Arnold Wesker, datant de 1959, tirée de l’article de Nightingale B., « How to spice up a leftover polemic », The Times, jeudi 24 février 1994.
27 Entretien avec Pamela Howard, Londres, le 22 novembre 2001.
28 Entretien avec Roberto Moscoso, Paris, le 10 décembre 2001. Toutes les citations de Roberto Moscoso correspondent à cet entretien.
29 Thiers J., « “La Cuisine” a valeur de symbole », Faim et soif, juillet 1967.
30 Versini G., « “La Cuisine” d’Arnold Wesker : un spectacle extraordinaire », Le Progrès, Lyon, 30 avril 1967.
31 Wesker A., La Cuisine, première partie, op. cit., p. 79.
32 Bakthine M., L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, A. Robel (traduit par), Paris, Gallimard, 1970, p. 280.
33 De Coquet J., « Un petit tour à “la cuisine” », Figaro Littéraire, 15 mai 1967.
34 Extrait de son journal du dimanche 15 juillet 1956, tiré du livre : Wesker A., As Much as I Dare, op. cit., p. 505.
35 Wesker A., « Introduction et notes pour le metteur en scène », La Cuisine, op. cit., p. 7.
36 Gross J., « Endlessly slaving over a hot stove », Sunday Telegraph, 27 février 1994.
37 Thiers J., « “La Cuisine” a valeur de symbole », art. cit.
38 Wesker A., La Cuisine, première partie, op. cit., p. 37.
39 Ibid., p. 101.
40 Gross J., « Endlessly slaving over a hot stove », art. cit.
41 Wesker A., La Cuisine, première partie, op. cit., p. 61-62.
42 Lieu de représentation : cirque d’Hiver/cirque de Montmartre, Paris ; année de production : 1967 ; interprètes principaux : Georges Bonnaud, Pierre Forget, Claude Forget ; adaptation française : Philippe Léotard ; mise en scène : Ariane Mnouchkine ; scénographie : Roberto Moscoso.
43 Vigneron J., « Un nouvel auteur dramatique anglais, Arnold Wesker dans sa “Cuisine” », La Croix, 7 avril 1967.
44 Auteur inconnu, « Ariane, cordon bleu », Le Nouvel Observateur, 28 avril 1967.
45 Selon Roberto Moscoso, les accessoires qui allaient être touchés par les hommes devaient être proches de la vérité.
46 Ariane Mnouchkine précisait dans un entretien à l’époque que : « Au début, il [Wesker] a été un peu surpris par le décor. Il le trouvait trop propre. À Londres, la pièce avait été montrée avec plus de réalisme. » Auteur inconnu, « Ariane, cordon bleu », art. cit.
47 Gaudy R., « Supprimer les cuisines ? », France Nouvelle, 26 avril 1967.
48 Rivollet A., « “La Cuisine” Le triomphe d’une mise en scène », Juvénal, 14 avril 1967.
49 Kourilski F., « Un “trois étoiles” », Nouvel Observateur, 28 avril 1967.
50 Feldhandler G., « À l’Antenne Culturelle, un remarquable spectacle : La Cuisine, d’Arnold Wesker », L’Aube Nouvelle, Montrouge, 8 avril 1967.
51 Mnouchkine A., interviewée par Gaudy R., « Supprimer les cuisines ? », art. cit.
52 The Brig, de Kenneth H. Brown : un grand succès de la compagnie américaine, le Living Theatre, mis en scène par Judith Malina. Il s’agit d’une pièce, présentée en 1963, sur les conditions d’une prison dans la Marine américaine.
53 Mnouchkine A., interviewée par Gaudy R., « Supprimer les cuisines ? », art. cit.
54 Un autre détail mémorable : la compagnie a même joué dans des usines à Grenoble, pendant les grèves en mai 1968.
55 Lieu de représentation : Royal Court Theatre, Londres ; année de production : 1994 ; interprètes principaux : Christpher Fulford, Lorraine Ashbourne, Teddy Kempner, Annette Badland, Dermot Kerrigan ; mise en scène : Stephen Daldry ; scénographie : Mark Thomson.
56 Billington M., « Brewing up a storm », The Guardian, 24 février 1994.
57 Afin d’arriver à ce résultat, 140 sièges du théâtre (sur un total de 400) ont été enlevés.
58 Le nom « théâtre de l’absurde » provient du titre que Martin Esslin, désirant analyser ce nouveau pour l’époque type de théâtre, a donné à son livre : Esslin M., Theatre of the Absurd, 3e édition, Londres, Penguin Books, 1991 [1re édition : 1961]. Pourtant, ce rapprochement sous le terme « théâtre de l’absurde » a été critiqué par la suite pour avoir rassemblé des écrivains éloignés les uns des autres (Pinter, Beckett, Ionesco). Malgré le fait qu’Esslin soit aujourd’hui critiqué, dans la présente étude on se réfère à ses écrits, étant le premier à étudier le théâtre de Pinter et de Grass.
59 Esslin M., Théâtre de l’absurde, M. Buchet, F. Del Pierre et F. Frank (traduit par), Paris, Éditions Buchet/Chastel, 1971 [1re édition : 1961], p. 275.
60 Le terme « naturalisme » est utilisé dans cette citation, pourtant, la distinction entre le réalisme et le naturalisme n’est pas toujours nette. Ainsi, le terme « réalisme » est préféré, ne contenant pas le dogme de la scientificité et du déterminisme du lieu ambiant, chers au naturalisme.
61 Mc Cormick J., Le Théâtre britannique contemporain, Bruxelles, La Renaissance du livre, coll. « Dionysos », 1972, p. 60.
62 Le Monte-plats a été écrit en 1957 et joué pour la première fois le 21 janvier 1960, au Hampstead Theatre Club, à Londres et deux mois plus tard, le 8 mars 1960, dans une représentation qui comprenait aussi La Chambre (The Room). En France, la première représentation a eu lieu au Petit-Odéon, à Paris, en 1976, dans une mise en scène d’Éric Kahane.
63 Pinter H., Le Monte-plats, in No man’s land, suivi de Le Monte-plats, Une petite douleur, Paysage et de Dix sketches, É. Kahane (adaptation française), Paris, Gallimard, 1979, p. 95.
64 Rowley A., À table ! La fête gastronomique, Paris, Gallimard, 1994, p. 106. Voici quelques repères de l’histoire du thé en Angleterre : il a été importé en 1610 par les Hollandais, étant considéré comme une boisson aux effets médicaux. Au cours du xixe siècle il a été redécouvert en Angleterre à cause du changement de l’emploi du temps de la « bonne société » qui doit ajouter un goûter pour pouvoir tenir jusqu’au repas du soir. Ainsi, le « thé de l’après midi » s’installe dans les clubs londoniens vers 1830, comme un rituel de sociabilité.
65 Pinter H., Le Monte-plats, op. cit., p. 71.
66 En Grande-Bretagne, le goût pour les cuisines étrangères s’est répandu à la fin des années cinquante, à cause d’une expansion du voyage à l’étranger. De plus, la prolifération des restaurants chinois, italiens et chypriotes dans les villes britanniques a coïncidé avec une nouvelle forme de sortie, la sortie au restaurant, qui venait juste de commencer.
67 Sagou au lait.
68 PinterH.,TheDumb-waiter, inTheCaretakerandTheDumb-waiter, Londres, GrovePress, 1994. Toutes les références au texte original en anglais correspondent à cette édition.
69 « Macaronia pastitsio » (Μακαρόνια παστίτσιο) : plat appartenant à la cuisine grecque, mais provenant de la cuisine italienne (« pasticcio »). Il est composé de couches de macaroni, de viande hachée et de la sauce béchamel par-dessus.
70 « Ormitha macarounada » est un plat imaginé, qui, selon Ben, provient de la cuisine grecque. En grec, le mot « ormitha » n’existe pas. Le mot le plus proche pourrait être « ornitha » (ὂρνις-ὂρνιθα) qui signifie « oiseau » en grec antique, mais sert aussi de terme scientifique pour la « poule » en grec contemporain. « Macaronada » signifie en grec « plat de spaghettis ».
71 Pinter H., Le Monte-plats, op. cit., p. 93-94.
72 « McVitie and Price » : Société écossaise de production de biscuits (et autres produits comestibles), fondée en 1830 à Edimbourg. Le produit « McVitie’s » (la marque est appelée ainsi de nos jours) le plus consommé en Grande-Bretagne est le biscuit digestif, crée par un jeune employé, Alexander Grant, en 1892.
73 « Lyons Red Label » : La compagnie Lyons a été créée dans le xixe siècle, la première trace de son existence étant l’Exposition de Newcastle, en 1887. Le type de thé nommé « Red Label » a paru avant les années vingt. En 1953, les premiers sachets de thé de la marque Lyons ont fait leur apparition.
74 « Smith’s Crisps » : Marque de chips. Frank Smith a commencé à préparer des chips dans son garage à Cricklewood, après la première guerre mondiale. Il circulait dans les rues de Londres en vendant les chips dans des sacs de papier. La demande a été si grande, qu’en 1920 Frank Smith a fondé la compagnie Smith Potato Crisps Company Ltd., effectuant la première production massive de chips.
75 « Eccles cake » : En 1793, James Birch, commerçant à Eccles dans le Salford, a commencé à vendre des petits gâteaux aux raisins. Leur succès a été phénoménal et depuis, les petits gâteaux sont connus dans le monde entier par le nom de leur ville d’origine, Eccles.
76 « Cadbury’s Fruit and Nut » : variété du chocolat « Dairy Milk », produit de la compagnie Cadbury’s, qui a été fondée en 1905.
77 Pinter H., The Dumb-waiter, op. cit., p. 108.
78 « Express Dairy » : marque de lait frais. En 1864, George Barham, fils de laitier, a formé la compagnie Express County Milk Supply, près de la station King’s Cross, à Londres. Il a décidé de faire transporter du lait provenant de la campagne en train, puisqu’il estimait que les vaches de Londres vivaient dans des endroits non-hygiéniques et ne produisaient pas de lait de bonne qualité. Le transport de lait frais a donné à la compagnie le nom « Express ».
79 Baudrillard J., La Société de consommation, Paris, Éditions Denoël, 1970, p. 177.
80 Aux États-Unis, l’industrialisation a commencé dès la fin du xixe siècle, et des marques comme Coca-Cola, Kellogg, Heinz, ou Campbell existaient dès 1880 ou 1890.
81 Pinter H., Le Monte-plats, op. cit., p. 108.
82 Pinter H., Le Monte-plats, op. cit., p. 99.
83 Begley V., Harold Pinter and the Twilight of Modernism, Toronto, University of Toronto Press, 2005, p. 93.
84 Lecercle A., Le Théâtre d’Harold Pinter, Stratégies de l’indicible : regard, parole, image, Paris, Klincksieck, 2006, p. 250.
85 La Chambre (The Room) a été écrite en 1957. La pièce commence par une scène de petit-déjeuner, pendant laquelle on boit du thé et du lait et on mange des œufs au bacon, du pain avec de la sauce.
86 Dans un spectacle commun, Harold Pinter avait mis en scène ses deux pièces The Room et Celebration, (écrite en 2000) au théâtre Almeida, à Londres, en 2000. The Room était mise en scène de manière réaliste, dans un décor évoquant les années cinquante ; du thé et du bacon avec des œufs ont été servis pour le petit-déjeuner. Quant à Celebration, pièce qui se déroule dans un restaurant londonien postmoderne, les personnages mangeaient du canard et de l’osso bucco et buvaient du vin italien, Frascati.
87 Esslin M., Harold Pinter ou le double jeu du langage, F. Vernan (traduit par), Paris, Éditions Buchet/Chastel, 1972, p. 96.
88 Ibid., p. 92.
89 Esslin M., Théâtre de l’absurde, op. cit., p. 264.
90 Ibid., p. 263.
91 Grass G., Les Méchants cuisiniers, in Théâtre, J. Amster (traduit par), Paris, Éditions du Seuil, 1973, acte I, p. 82.
92 Grass G., Les Méchants cuisiniers, op. cit., acte II, p. 97-98.
93 Didascalie au début du troisième acte. Ibid., p. 109.
94 Ubersfeld A., « Le cru et le cuit », Journal du Théâtre National de Chaillot, no 11, avril 1983, p. 9.
95 Vinaver M., « Une écriture du quotidien », Théâtre/public, no 39, mai-juin 1981, p. 22.
96 Id., Par-dessus bord (version brève), in Théâtre complet 3, Paris, Actes Sud, 2004, p. 243.
97 Ubersfeld A., « Le cru et le cuit », art. cit., p. 9.
98 Ibid.
99 Ibid.
100 Ubersfeld A., « Le cru et le cuit », art. cit., p. 9.
101 Le 13 mai 1958, des manifestations ont lieu à Alger pour s’opposer à la formation d’un gouvernement présidé par Pierre Pflimlin à Paris. Elles tournent à l’émeute. Le général Massu constitue un Comité sous sa direction qui exige la création d’un gouvernement de salut public à Paris. Un appel est lancé depuis l’Algérie au Général de Gaulle, qui, toujours très désireux de donner à la France des institutions plus stables que la IVe République, forme un gouvernement de rassemblement.
102 Lieu de représentation : Centre Pompidou et le Théâtre des Quartiers d’Ivry ; année de production : 1977 ; interprètes principaux : Alain Ollivier, Carlos Wittig, Dominique Valadié, Nada Strancar, Claudia Stavinsky ; mise en scène : Antoine Vitez ; scénographie et costumes : Yannis Kokkos.
103 Entretien avec Andréas Staïkos, Athènes, le 17 octobre 2003.
104 Antoine Vitez et Émile Copfermann se trouvent alors au grenier du Studio du Théâtre des Quartiers d’Ivry.
105 Copfermann É., Conversations avec Antoine Vitez. De Chaillot à Chaillot, Paris, Hachette, 1981, p. 213-214.
106 Yannis Ritsos (1909-1990) : poète grec contemporain. Poète militant, membre du Parti Communiste Grec, il écrit la plupart de son œuvre en prison ou en exil, dans une période politique instable et tourmentée pour la Grèce. Il compose, entre autres, des poèmes puisant dans les mythes de la Grèce antique. En 1969, Ritsos et Vitez se rencontrent. Deux ans plus tard, Vitez traduira Pierres, répétitions, barreaux à Paris, aux Éditions Gallimard (1971). Vitez inclut aussi des poèmes de Ritsos dans son spectacle Électre de Sophocle, créé en 1971 au Théâtre des Amandiers à Nanterre.
107 Vitez se réfère au poème Oreste de Ritsos (17 octobre 1976) dans son « Journal de travail ». Vitez A., Écrits sur le théâtre, 3. La Scène, 1975-1983, Paris, POL éditeur, 1995, p. 69.
108 Id., « À propos d’Iphigénie Hôtel. Antoine Vitez et le sphinx du théâtre », M. Even (propos recueillis par), Atac Informations, no 84, mars 1977, p. 17.
109 Id., 10 août 1976, Écrits sur le théâtre…, op. cit., p. 64.
110 Dans Catherine, spectacle qu’il avait mis en scène deux ans auparavant, la représentation commence avec la consommation d’une soupe, cf. supra, « Catherine – le récit à table ».
111 Carafe typique en Grèce, pour garder l’eau fraîche. On suppose que des accessoires comme celui-ci, ont été apportés de Grèce, tout comme les costumes, comme le témoigne Yannis Kokkos.
112 Le portrait du roi Paul (de descendance allemande) qui régnait en Grèce au moment de l’écriture de la pièce, souligne le pouvoir et le contrôle des étrangers sur la Grèce contemporaine, évoquant une colonisation au niveau politique.
113 Vitez A., 18 octobre 1976, Écrits sur le théâtre…, p. 69.
114 Vitez A., « Programme du spectacle d’Iphigénie Hôtel », in Écrits sur le théâtre…, op. cit., p. 70-71.
115 Id., 10 août 1976, Écrits sur le théâtre…, op. cit., p. 65.
116 Une grande partie de la cuisine grecque actuelle provient de la cuisine turque, instaurée pendant les quatre siècles d’occupation.
117 Vinaver M., Iphigénie Hôtel, in Théâtre complet 2, Paris, Acte Sud, 2003, 1re journée, p. 75.
118 Ibid., p. 76.
119 Dumas A., « Ragoût », Grand Dictionnaire de cuisine, Paris, Éditions Phébus, 2000 [1re édition : 1873], p. 494.
120 Il y a une correspondance entre le sacrifice de l’agneau à Pâques et le sacrifice du Christ, appelé l’« Agneau de Dieu ».
121 « Le dégoût interpersonnel (vis-à-vis d’une autre personne) peut se manifester comme une réaction de répugnance à l’idée de porter le vêtement ou de partager la nourriture de l’autre indésirable, le cas échéant de l’étranger. » Rozin P., « Des goûts et dégoûts », in S. Bessis (dir.), Mille et une bouches. Cuisines et identités culturelles, [en ligne], Paris, Autrement, coll. « Mutations/Mangeurs », no 154, 1995, p. 102, [réf. du 28 mai 2011]. Disponible sur : www.lemangeur-ocha.com.
122 Barthes R., « Le Bifteck et les frites », Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 88.
123 Ibid.
124 Cf. Lévi-Strauss C., Mythologiques I, Le Cru et le cuit, Paris, Plon, 1991 [1re édition : 1964].
125 Montanari M., « Le monde classique : systèmes alimentaires et modèles de civilisation », in J.-M. Flandrin et M. Montanari (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 111.
126 Dans l’Antiquité c’était plus convenable de consommer la viande de porc.
127 Dort B., « Le retour du quotidien », Le Monde dimanche, 3 février 1980.
128 Ibid.
129 À vrai dire, le théâtre de Tilly constitue une retombée du théâtre du quotidien.
130 Kroetz F.X., « “Notes sur le décor”, Une affaire d’homme », in Travail à domicile, Une affaire d’homme, Train de ferme, R. Girard (traduit par), Paris, L’Arche, 1991, p. 42.
131 Didascalies de l’auteur pour la première scène. Wenzel J.-P., Boucherie de nuit, Paris, Éditions autrement, coll. « Cinq auteurs » 1986, p. 252.
132 « Il met des graines en sachet ; plusieurs gros sacs de graines sont disposés alentour. Willy verse, à l’aide d’une petite mesure, les graines dans des sachets tels qu’ils arrivent ensuite dans le marché. Chaque fois il remplit cinquante sachets et les cachette ensuite ». Didascalies du premier tableau. Kroetz F.X., Travail à domicile, in Travail à domicile…, op. cit., p. 13.
133 Les didascalies de Tilly sont très minutieuses : « Resté seul, le père va préparer le café (cafetière électrique). Il met trois bols sur la table, des couverts, du pain et une motte de beurre. » Tilly F.-L., Charcuterie fine, in L’Avant scène Théâtre, n° 710, 15 mai 1982, p. 39.
134 Parmi les pièces citées auparavant, il n’y a que Haute Autriche qui appartienne à cette nouvelle voie d’écriture.
135 Kroetz F.X., cité par Thieringer T., « Zwischen Angst und Narrenfreiheit », Vorwärts, 5 octobre 1972.
136 Thiérot G., Franz Xaver Kroetz et le nouveau théâtre populaire, Berne, Éditions Peter Lang, coll. « Contacts : Theatrica », vol. 4, 1987, p. 189.
137 Usmiani R., The Theatre of Frustration, Super Realism in the Dramatic Work of F.X. Kroetz and Michel Tremblay, New York/Londres, Garland Publishing, 1990, p. 135.
138 L’hyperréalisme est aussi nommé « Photo Realism » aux États-Unis.
139 Ceci pourtant n’est pas le cas dans Travail à domicile. Le tabou rompu dans cette pièce est l’infanticide, qui se manifeste dans la scène où Martha essaye d’avorter en enfonçant une aiguille à tricoter dans son vagin.
140 Besson J.-L., « F.X. Kroetz, une résurgence du naturalisme ? », Travail théâtral, no 18-19, janvier-juin 1975, p. 157.
141 Kroetz F.X., Travail à domicile, op. cit., tableau 1, p. 14.
142 Cité dans l’article de Dort B., « Écrit sur le théâtre, le moins et le trop », Travail théâtral, no 27, avril-juin 1977, p. 3.
143 Wenzel J.-P., Loin d’Hagondange, in Loin d’Hagondange ; Marianne attend le mariage, Paris, Éditions Stock, coll. « Théâtre ouvert », 1975, p. 15.
144 Entretien avec Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet. Sarrazac J.-P. « L’Écriture au présent, nouveaux entretiens avec Michel Vinaver, Jean-Paul Wenzel et Claudine Fiévet, Michel Deutsch, Jacques Lassalle », Travail théâtral, no 24-25, juillet-décembre 1976, p. 92.
145 Tilly donne des détails tels que la mère va chez le coiffeur une fois par semaine (shampooing et mise en plis), que la femme de ménage y va aussi mais deux fois par an (décembre et juillet : permanente) et que le mousse (on appelle ainsi l’apprenti qui travaille à la charcuterie) ne boit que de l’Orangina, etc. Tilly F.-L., « Les personnages de Charcuterie fine », in Charcuterie fine, op. cit., p. 36.
146 Tilly F.-L., « Les personnages de Charcuterie fine », in Charcuterie fine, op. cit., tableau II, p. 39-40.
147 Tilly F.-L., « Les personnages de Charcuterie fine », in Charcuterie fine, op. cit., tableau V, p. 46.
148 Lieu de représentation : Théâtre national de Chaillot ; année de production : 1989 ; interprètes principaux : Jean-Marc Bihour, Sylvie Jobert ; création et mise en scène : Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff ; scénographie : Françoise Darne.
149 Deschamps J., « Chaillot, Lapin chasseur de Jérôme Deschamps, univers différents », S. Vallet (propos recueillis par), Acteurs, n° 69, mai 1989, p. 14.
150 Du Vignal P., « Le retour du comique », Art Press, numéro spécial : « Le théâtre, art du passé, art du présent », 1989, p. 157.
151 Bergson H., Le Rire : essai sur la signification du comique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1988 [1re édition : 1900], p. 21.
152 Deschamps J., « Chaillot, Lapin chasseur… », art. cit., p. 14.
153 Deschamps J., « Le théâtre ici et maintenant », P. du Vignal (entretien), Art Press, numéro spécial : « Le théâtre, art du passé, art du présent », op. cit., p. 163.
154 Du Vignal P., « Le retour du comique », art cit., p. 157.
155 Rowley A., Le Livre de cuisine, une pièce à vivre, Paris, Flammarion, 1999, p. 113.
156 Rowley A., Le Livre de cuisine…, op. cit., p. 132.
157 « Soyons sincères ; la plupart de notre peuple ne s’en est jamais mieux sorti ».
158 Rowley A., Une histoire mondiale de la table, Stratégies de bouche, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 359.
159 Baudrillard J., La Société de consommation, op. cit., p. 178.
160 Le Nouveau Réalisme a été fondé en 1960 par le peintre Yves Klein et le critique d’art Pierre Restany, regroupant des artistes comme Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, François Dufrenne, entre autres.
161 Pour les performances de Spoerri, appelées « Dîner-action », cf. infra, « Daniel Spoerri et le Eat-art ».
162 Courant artistique dans lequel la nourriture est utilisée dans la fabrication des œuvres d’art mais aussi incorporée dans des performances.
163 Rowley A., Une histoire mondiale de la table…, op. cit., p. 362.
164 Le terme « installation » est utilisé pour parler de l’ensemble de l’œuvre et non seulement des sculptures.
165 Le « diner » aux États-Unis est un petit restaurant considéré par la plupart comme routier et masculin.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un aliment sain dans un corps sain
Perspectives historiques
Frédérique Audouin-Rouzeau et Françoise Sabban (dir.)
2007
La Pomme de terre
De la Renaissance au xxie siècle
Jean-Pierre Williot et Marc de Ferrière le Vayer (dir.)
2011