Introduction*
p. 11-28
Texte intégral
1La cuisine, tout comme le théâtre, est un art de la transformation et du simulacre. Ce résultat de métamorphose et d’illusion sur le plateau (plat) et sur le plateau (scène) est le fruit d’un procédé de sélection, de mélange, de préparation et d’imagination. De cette manière, nourriture et spectacle demandent la présence respective d’un cuisinier et d’un metteur en scène, tous deux artistes tant manuels qu’intellectuels. En outre, le produit final est présenté devant le mangeur ou le spectateur, qui l’observe, le sent, le consomme. Ainsi, l’acte de manger un plat et de regarder un spectacle réunit d’une manière similaire les personnes dans un rite social qui rénove corps, âme et esprit par l’intermédiaire d’une ouverture au monde extérieur, qui est absorbé par la suite.
2Comme lieu des apprêts d’un repas, la cuisine rappelle également les coulisses d’un théâtre. Ces deux endroits cachés, ignorés par les dîneurs et les spectateurs, sont peuplés par le va-et-vient incessant des cuisiniers et des comédiens, qui préparent à la fois les mets et le spectacle. Au-delà de ces deux associations, la relation entre la cuisine, la nourriture mais aussi la boisson et le théâtre est incontestable.
3L’univers culinaire et le théâtre coexistent depuis l’Antiquité. Il existe de nombreuses pièces qui font référence à la nourriture, à la boisson et à leur consommation ; or la façon de représenter en scène les mets, les breuvages et leur absorption n’a pas toujours préoccupé les créateurs à sa juste valeur ; c’est le cas encore aujourd’hui. Combien de fois n’a-t-on pas vu un acteur versant du café inexistant dans une tasse en le buvant d’une manière fausse ? Le geste de porter la tasse à la bouche ou de prendre les gorgées est tellement rapide, maladroit, qu’il s’avère être peu convaincant. Et il y a une raison pour cela.
4Le sujet de la cuisine et de la restauration au théâtre est tenu pour peu sérieux, mineur ou dégradant. Par exemple, dans la tragédie, estimée genre sérieux, l’élément alimentaire passe inaperçu : « Avez-vous jamais vu boire et manger des personnages tragiques ? » s’exclamait Baudelaire au Salon de 1846. C’est peut-être la raison pour laquelle la plupart de créateurs le négligent. Toutefois, il existe des exceptions, dont le nombre augmente de plus en plus quand on se met à chercher.
5Les moments de restauration dans une pièce peuvent être d’une importance majeure, même si elles occupent une petite place. En ce qui concerne le spectacle, nombreux sont les metteurs en scène qui se sont réellement préoccupés de l’élément alimentaire dans leur concept. Dans ces cas-là, l’analyse dramaturgique d’une pièce ou l’analyse d’un spectacle prend une nouvelle dimension par le biais de l’élément alimentaire. Cet élément qui peut être secondaire à première vue touche à des notions anthropologiques, psychologiques, philosophiques, sociologiques et esthétiques. Le négliger signifie que toutes ces différentes approches peuvent passer inaperçues.
6De cette façon, une étude approfondie de la place de l’alimentation sur la scène soulève plusieurs questions qui sont, pour la plupart, ignorées par les théoriciens des arts du spectacle. De son côté, Richard Schechner propose le commencement d’une recherche théorique autour de cette question sur le plan sensoriel, oral et viscéral dans le théâtre :
J’invite une investigation sur la théâtralité en tant qu’oralité, digestion et excrétion, plutôt que, ou en plus de la théâtralité comme quelque chose seulement ou principalement pour les yeux et les oreilles. Je dis que la pratique de la performance a déjà atteint cet endroit de manière forte et maintenant il est temps que la théorie la suive.1
7Plus encore, Barbara Kirshenblatt-Gimblett se demande comment serait l’histoire du théâtre si l’on prenait comme point de départ les expériences des avant-gardistes avec la nourriture, c’est-à-dire une approche où l’aspect sensoriel prend le pas sur le textuel dans l’art théâtral :
Comment serait l’histoire du théâtre si elle était écrite à l’envers, des banquets futuristes et des dîners de Dalí et de l’art de la performance ? Les histoires de théâtre canoniques prennent comme point de départ ce qui compte comme théâtre dans la période moderne – à savoir le théâtre en tant que forme d’art autonome – et cherchent ses « origines » dans les fusions des formes d’art du passé.
[…] Une histoire du théâtre en relation avec les sens – et spécialement l’interaction entre la table et la scène, la mise en scène de la nourriture et les utilisations théâtrales de la nourriture – reste à écrire.2
8D’ailleurs, Jean-Marie Pradier partage la même opinion. Dans son article « Le public et son corps » il met l’accent sur la prise de nourriture et de boisson du côté des spectateurs :
La question de la prise de nourriture liée à la participation à un spectacle est la plupart du temps négligée par les enquêtes, alors que l’observation anthropologique a mis l’accent sur les liens qui peuvent exister entre les spectacles traditionnels et les pratiques alimentaires.3
9Néanmoins, des tentatives sporadiques au niveau théorique ont eu lieu à partir des années quatre-vingt-dix et surtout dans la première décennie de notre ère. Sur le plan de l’histoire du théâtre, quelques ouvrages ont été publiés, s’intéressant particulièrement à la place de la cuisine et de l’alimentation dans la dramaturgie4.
10Le présent ouvrage est une tentative de rendre à la nourriture et à la boisson la place qui leur est due au théâtre : réunir les pièces et les mises en scène qui les mettent en avant au sein des périodes et des genres théâtraux qui se sont préoccupés de l’élément alimentaire plus que d’autres. Ainsi, on va tenter d’enlever les barrières entre la vie et le théâtre, mettant en lumière l’éveil des sens oubliés dans le processus théâtral et prouvant que celui-ci peut stimuler tous les appétits.
La cuisine à la scène : les différentes notions
11Derrière les deux notions, à savoir l’art culinaire et le théâtre, on constate plusieurs significations très variées les unes des autres. Premièrement, nous avons affaire à la cuisine qui est un lieu universel : c’est l’endroit où l’homme prépare sa nourriture pour répondre aux exigences de sa nature (prise de nourriture pour sa survie) et en même temps un acte lié à la culture de chacun, puisque ce qu’on mange dépend tout aussi de la nature qui est autour de nous, que de notre religion, de notre classe sociale et de nos propres habitudes. Cette universalité est soulignée par Claude Lévi-Strauss :
La cuisine, dont on n’a pas assez souligné qu’avec le langage, elle constitue une forme d’activité humaine véritablement universelle : pas plus qu’il n’existe aucune société humaine sans langage, il n’existe aucune qui, d’une façon ou d’une autre, ne fait pas cuire certains de ces aliments.5
12La cuisine contient deux notions différentes. D’abord, en tant que lieu de préparation : des cas sont traités où la pièce se déroule dans une cuisine domestique – familiale et « féminine » – ou celle d’un restaurant – lieu professionnel et « masculin ». Puis, par le mot cuisine, on entend la préparation d’un plat. Cet acte comporte de différentes postures. Tout d’abord, c’est un acte de pouvoir, tantôt affectif, tantôt politique. D’un côté, c’est le pouvoir familial de la cuisinière qui prépare un plat traditionnel. D’un autre côté, c’est le savoir-faire d’un chef cuisinier qui « par des pratiques secrètes, des mariages gustatifs insoupçonnables, construit son pouvoir, c’est-à-dire la réussite du plat qui fera sa notoriété »6. On parle aussi des hommes politiques qui « se livrent à de drôles de cuisine dans les coulisses des ministères et des parties »7. Puis, c’est un acte collectif ou bien individuel : cuisiner pour le banquet de la fête populaire ou cuisiner des « aliments services » pour soi dans des budgets-temps. Enfin, c’est la cuisine choisie des recettes et des ingrédients désirés ou celle de contrainte lors de grandes famines. Ainsi, dans cet ouvrage, on regroupe des mises en scène où l’acte de cuisiner a lieu sur scène ou en coulisses.
13Deuxièmement, la nourriture et la boisson apparaissent en tant qu’objets scéniques. Les aliments, porteurs de sens, ont des effets à la fois symboliques et réels, mais aussi individuels et sociaux. Ils seront donc étudiés entre autres en tant que signes : « L’aliment est un signe comme le signe est digestible : la nourriture offerte en abondance conjure la rareté et libère l’estomac, le ventre, de l’angoisse et de la mort »8 pour reprendre les paroles de Jean Duvignaud. Quand aux boissons, surtout les alcoolisées, elles participent de manière symbolique au renversement de l’ordre quotidien. Dans les mises en scènes étudiées ce sont des aliments réels, crus, cuisinés ou consommés et aussi des breuvages alcoolisées ou non, chauds et frais, qui sont consommés sur scène ou dans la salle de théâtre.
14Troisièmement, on s’intéresse à la restauration, à savoir l’acte de boire et de manger. Ce dernier implique la question de la survie, mais aussi le plaisir et l’altérité. C’est à la fois un acte biologique et un jeu avec la mort, puisqu’il comporte une série de risques. Ce sont, selon Claude Fischler « la vie et la santé du sujet mangeur qui sont en jeu chaque fois que la décision d’incorporation est prise. Mais c’est aussi sa place dans l’univers, son essence et sa nature, en un mot son identité propre […] »9. Cette incorporation10, à savoir la pénétration d’un aliment dans le corps du mangeur, est fondatrice de l’identité collective et de l’altérité. De même, c’est un métissage qui « permet la rencontre et la cohabitation symbolique de soi et de l’autre »11.
15Quant à l’acte de boire, il facilite la communication, puisque la bouche n’est pas pleine comme pendant l’acte de manger. Ainsi, il engage plus et construit par conséquent le lien social. De plus, il ne convoque pas la même gestuelle, il peut avoir lieu à n’importe quel endroit et pas strictement dans le lieu serré d’une table. En revanche, lorsqu’il s’agit de la consommation d’alcool, cela exerce le rôle de médiateur plus que tout autre type de boisson et d’aliment. Ses effets sont physiologiques, comportementaux et psychologiques et sa consommation excessive peut aussi conduire à l’addiction.
16Une mise en scène d’un repas a également lieu, tant sur scène que dans la salle, dans les cas où les spectateurs consomment des plats et des breuvages offerts par les acteurs. Enfin, on va s’interroger sur les lieux de restauration, c’est-à-dire la salle à manger ou la salle du restaurant sur scène. De cette manière, l’accent sera mis sur les lieux, les objets et les actions liés à l’univers culinaire/alimentaire et la manière dont ceux-ci sont représentés au théâtre et à la performance.
17Toutes ces notions sont touchées parce qu’elles forment les parties intégrantes du processus alimentaire, présentant toutes un intérêt particulier. À partir du moment où un acte ordinaire, comme celui de cuisiner et de manger, se transforme en acte artistique dans le théâtre, il devient plus complexe et acquiert de nouvelles interprétations. Ainsi, l’analyse à travers le sujet culinaire doit porter sur toutes ses différentes apparitions tant dans le texte dramatique que sur la scène.
Une navigation dans les différentes chronologies, géographies et les composantes du spectacle
18Ce travail de recherche se définit à partir du xxe siècle ; pourtant cette date n’est pas limitative. Si le modernisme au théâtre marque le siècle dernier, en réalité, il commence un peu avant. De ce fait, sont incluses également les dernières décennies du xixe siècle pour enfin arriver jusqu’à la première décennie du xxie siècle. Concernant l’étendue géographique, le point de départ et de repère est la France, pays qui a vu naître et a accueilli toutes les grandes évolutions du théâtre moderne et de la gastronomie. Au fur et à mesure, le champ géographique sera élargi pour inclure d’autres pays européens (Russie, Grande-Bretagne, Suède, Allemagne, Suisse, Italie, Espagne, Grèce) en arrivant jusqu’à l’Amérique du Sud (Venezuela, Colombie) et l’Amérique du Nord (États-Unis).
19C’est alors à partir de la naissance officielle de l’art de la mise en scène en France, que commence ce périple. Ceci n’est pas un hasard. À cette époque, la présence scénique de la nourriture et de la boisson réelles a été réalisée de manière réfléchie. Jusqu’à ce moment, les différents choix pour la représentation de la matière alimentaire sur scène étaient faits de façon hasardeuse. Par exemple, de la vraie nourriture était utilisée dans une représentation soit pour nourrir les acteurs à la fin du spectacle12, soit pour montrer les richesses d’un théâtre en exposant un vrai repas somptueux13, soit parce que c’était une matière bon marché que l’on pouvait se procurer à proximité, plus facile donc à trouver qu’à fabriquer14.
20Or à partir de la naissance de la mise en scène, la matière alimentaire entre en scène de manière calculée et précise, puisque désormais tout choix lié à la représentation est effectué par une personne spécifique, dont le devoir repose sur l’unification de l’ensemble des arts scéniques. Ce nouvel art théâtral offre de nouvelles perspectives au théâtre. De cette façon, le but est de faire surgir et de souligner ces nouveautés à travers la place acquise par la cuisine, tant sur la scène que dans la salle.
21Cette étude repose d’abord sur l’analyse de l’écriture dramatique et de la mise en scène soit en les isolant l’une de l’autre, soit en effectuant une analyse parallèle du texte et de sa mise en scène. Dans le premier cas, cette procédure sera suivie lorsqu’un texte porte un intérêt particulier à un sujet alimentaire, alors que les mises en scène effectuées sont moins intéressantes. Toutefois, l’analyse d’un spectacle sans mention du texte s’effectuera dans les cas où les éléments liés à l’univers culinaire reposent sur les choix de la mise en scène et n’ont pas de rapport avec la pièce.
22Dans le deuxième cas, texte et mise en scène seront analysés lorsqu’ils mettent en évidence le même intérêt pour le sujet culinaire. Ainsi, le passage du texte à la mise en scène seront examinés en soulignant la façon dont différents metteurs en scène (mais aussi scénographes et acteurs) créent le même texte en traitant des aspects touchants à la cuisine.
23Chaque composante du spectacle contient l’aspect culinaire de manière différente. Tout d’abord, l’écriture dramatique peut inclure des moments de préparation et de prise de nourriture et de boisson. La dramaturgie se présente sous un autre jour lorsque la nourriture en constitue le thème central. Ces images-là servent surtout de métaphore au niveau artistique, social ou politique.
24Concernant l’image de la nourriture, elle est concrète, forte et étonne toujours ; c’est d’ailleurs un accessoire lié à la vie par excellence. Son pouvoir scénique est tel, qu’elle ne passe jamais inaperçue. Quant à l’affrontement scénique du corps du comédien avec la nourriture et la boisson, celui-ci met en évidence l’organisme d’un personnage, c’est-à-dire son côté humain. La corporéité de l’acteur, l’expression de son visage, son élocution, bref, son interprétation entière sont influencées par l’acte de mordre, mâcher, engloutir, avaler, siroter ou glouglouter. Les nourritures et les boissons réelles ont un impact différent sur le jeu de l’acteur que celles qui sont fabriquées. De cette façon, l’interprétation de l’acteur tant sur le plan physiologique que psychologique est construit par rapport aux habitudes alimentaires du personnage. À côté de ces cas, il existe d’autres catégories où l’acteur ne consomme pas la nourriture, mais la prépare, fait semblant de cuisiner, ou utilise la matière alimentaire détournée de sa fonction initiale (cuisine, nutrition).
25Enfin, une place est réservée à la réception de la part des spectateurs, qui deviennent à leur tour des participants, co-créateurs lorsqu’il s’agit de repas partagés entre la scène et la salle. Ce nouveau type de convivialité proposée par les metteurs en scène fait l’objet de spectacles plus récents.
26Pour conclure, l’intérêt principal est de mettre en lumière l’art de la mise en scène et son évolution – surtout au xxe siècle – en l’étudiant à travers le prisme de l’art culinaire : ces deux arts, l’un naissant, l’autre vieux comme le monde, ont subi des transformations d’une grande diversité et d’un rythme accéléré au cours du siècle dernier. Toute cette évolution rapide reflète sans doute les grands changements effectués dans le domaine historique, social, politique et économique.
La table et la scène : aperçu historique d’un rapport interactif
27L’existence de l’art du théâtre est intrinsèquement liée au vin, grâce au culte de Dionysos, en Grèce antique. Le mythe qui fonde cette relation raconte que le dieu a apporté pour la première fois le vin, ce cadeau jugé dangereux, dans le village montagneux d’Ikarion, aux alentours d’Athènes. Dans ce même village habitait aussi Thespis, réputé être le premier acteur et auteur de tragédies. Des documents prouvent que des tragédies étaient montées dans ce village dans la période classique. C’est pourquoi le vin a toujours accompagné les festivités des concours dramatiques, notamment lors des Grandes Dionysies, créant un lien entre les danseurs, les spectateurs et le dieu honoré.
28À travers les âges, le point commun entre alimentation et spectacle est la satisfaction et le plaisir. Ces deux besoins font en sorte que la prise de nourriture et de boisson ne soit pas uniquement un acte biologique. L’art culinaire permet que la restauration offre en plus le plaisir gustatif. De même, le spectacle vivant, qui est né, comme on vient de le noter, des rituels religieux donne du plaisir visuel et auditif. Parallèlement, le besoin pour la sociabilité joue également un grand rôle : il fait que les personnes se réunissent autour de la table et que les spectateurs se retrouvent dans un lieu spécial pour assister à un spectacle.
La mythologie de la cuisine spectaculaire et du spectacle culinaire
29Historiquement, la prise de nourriture et de boisson cohabite avec le spectacle vivant (théâtre, mime, acrobatie, jonglerie, danse, etc.) dans des espaces conçus spécialement pour les banquets, en dehors du théâtre. Il s’agit d’événements à caractère parfois public mais surtout privé, où le spectacle, le discours et la gastronomie s’entremêlent. Dans ces cas, la dimension spectaculaire des banquets est mise en évidence, en mettant l’accent sur le plaisir sensoriel, absent le plus souvent dans l’espace conventionnel du théâtre.
30En Grèce antique, les spectacles de variété ont été développés à côté de la tragédie et de la comédie durant le συμπόσιον (symposion), dont l’étude nous permettra de comprendre l’esthétique païenne qui a exalté le spectacle de variété et le plaisir des sens. Le banquet se compose de deux parties : le repas, δεĩπνον (deipnon), où les gens mangent et le symposion – qui signifie « boire ensemble » – où les gens boivent. Ces deux composantes sont séparées et il s’agit de rituels qui ont un aspect sacré. Ainsi, à travers le banquet les hommes se rapprochent des dieux : ce n’est qu’un souvenir du temps où ils vivaient et dînaient ensemble.
31Dans le ἂνδρον (andron – la salle à manger – signifie littéralement « l’espace réservé aux hommes ») les dîneurs sont allongés à deux sur des lits. Durant les symposia des spectacles ont lieu au centre de l’espace. Quelques exemples concrets : Xénophon, dans son Banquet, soutient qu’un spectacle de variété stimule la conversation, alors que Platon, dans son propre Banquet, exclut tout acte spectaculaire.
32Au cours des siècles qui ont suivi, les spectacles de variété dans le symposion ont tiré de plus en plus leurs thèmes de l’univers théâtral. L’acteur célèbre Néoptolemos était invité au symposion chez Philippe de Macédoine, pendant les noces de sa fille, pour interpréter des extraits de pièces tragiques. Quelques siècles plus tard, dans Propos de table, Plutarque établit une liste de formes dramatiques adéquates au symposion : dialogues de Platon, poèmes de Sappho, la tragédie, les comédies d’Aristophane et de Ménandre, la satire, la pantomime, la farce et la musique instrumentale.
33En effet, il y a un lien éternel entre l’acte de boire et de manger et la parole : le symposion est la forme la plus classique et la plus fondamentale d’échange d’idées, des vérités et des sages paroles. L’ajout du spectacle stimule les sens et accompagne le travail spirituel accompli par la conversation et la beuverie.
34Mais, si l’esprit et le rapprochement des dieux sont à l’honneur dans le banquet en Grèce, les Romains s’adonnent plus aux plaisirs extravagants et à l’exhibition au niveau matériel. À Rome, le festin s’appelait cena15 et tenait en lui-même une dimension spectaculaire. Le théâtre ne se mêlait pas avec le dîner, cependant, il y avait de la musique et de la danse. Des musiciens et des danseurs venaient après le dîner, pendant que les convives buvaient encore. Cependant, le festin romain avait un caractère théâtral qui s’effectuait avec la stratégie de l’étonnement : le cérémonial était dramatisé et les plats inventés16. Quelques exemples notables : l’hôte sert aux convives des viandes inconnues (cigogne, patte d’ours) ou il présente des plats énigmatiques. Par exemple, le « porc troyen » se compose d’une tête de porc, ornée d’un bonnet phrygien, évoquant le cheval de Troie rempli de guerriers : il est farci d’oiseaux.
35Toute cette mise en scène avait pour but la réussite de la cena, qui venait avec le plaisir du partage, le plaisir alimentaire et la convivialité, liant ainsi les banqueteurs entre eux. Pour arriver à ce but, tout devait être bien dosé : la satisfaction ne devait pas être excessive et conduire au dégoût ; elle ne devait non plus être moins présente et ainsi ennuyer les dîneurs. Pour cette raison, le cérémonial de la cena était un art à la fois complexe et délicat : son échec signifiait la rupture de la sociabilité.
36À l’opposé de l’andron où les convives entouraient l’espace réservé aux performeurs, à Rome, le triclinium17 affrontait cet espace. Le centre d’attention était la porte d’entrée, d’où arrivaient les invités et les plats grandioses. Ainsi, l’espace devant la porte était l’aire du spectacle. On suppose donc que la disposition du dîner copiait l’arrangement de l’espace théâtral.
37Parallèlement, des banquets ont dû être servis également dans les théâtres ou des bâtiments similaires, où la restauration des invités était accompagnée de divertissements visuels, l’espace privé débordant sur l’espace public. Une telle occasion est décrite par le poète Statius (Silvae, 6,1) : il s’agit d’un banquet donné par l’empereur Domitien, destiné au peuple romain, peut-être dans le Colisée. La journée a commencé avec un sparsio18 : des noix, des dattes, des prunes, etc., ont été jetés d’en haut sur la foule, puis des spectacles de gladiateurs féminins et de gladiateurs-nains, de danseuses et de joueuses de flûte ont eu lieu. Plus tard dans la journée, l’empereur a offert un vrai banquet. Ainsi, le monarque satisfaisait le peuple en lui offrant du spectacle et de l’alimentation, afin de recevoir son soutien en échange. C’est cet échange de bons procédés entre classe dirigeante et peuple qui transparaît dans les fameux vers de Juvénal : « Le peuple romain, qui, en d’autres temps, distribuait magistratures, faisceaux, légions, s’est fait plus modeste : ses vœux anxieux ne réclament plus que deux choses, son pain19 et le Cirque20 ».
38À l’époque médiévale, les fêtes incluaient des amuseurs qui jouaient en solo. Un exemple liant théâtre et beuverie est illustré par le Jeu de la feuillée d’Adam de la Halle, écrit en 1276, représenté lors d’une cérémonie où les invités buvaient pendant toute une nuit. Ce spectacle a été effectivement donné dans un réfectoire, espace excluant la frontière entre la salle et la scène.
39Pourtant, entre l’époque médiévale tardive et la Renaissance, l’idée de la consommation d’un repas en public a commencé à gêner les sensibilités aristocratiques. En même temps, l’introduction de la fourchette a remplacé l’acte de manger avec les doigts ; ce fait souligne un changement d’habitudes, car il s’agit d’un désir de séparer le moi du corps, de son aspect physique. Les réfectoires ont continué à être utilisés pour donner des représentations, néanmoins, l’acte de manger a été graduellement séparé de l’acte de regarder. À cause de cette séparation, les troubadours ont laissé leur place aux acteurs.
40Ce changement, survenu à la fin de l’époque médiévale, est évident dans la nuit des Rois : cette commémoration de la nuit où les trois rois mages ont visité Jésus Christ, est devenue une occasion pour les vrais rois de festoyer et pour les faux rois de parodier cette fête royale. En 1494, le roi Henri VII a célébré la nuit des Rois dans Westminster Hall. À l’époque, le théâtre aristocratique était censé compléter le banquet. Ainsi, le repas (pendant lequel le roi avait mangé dans une salle séparée) était suivi d’une sorte de spectacle composé de trois présentations. La soirée se terminait par un « running banquet » – collation qu’on fait sans s’asseoir. Des courtisans déguisés prenaient le rôle des serviteurs, servant soixante plats au couple royal. Cependant, les plats n’avaient pas une vraie valeur nutritive, car ils étaient fabriqués avec des sucreries.
41La royauté mangeait isolée, à des tables séparées ou même dans des salles à part. Cet isolement n’excluait pas pourtant la théâtralisation du rituel de la table royale ou princière. En France, au xve siècle, le repas princier était mis en scène et observé par les spectateurs-convives, afin de démontrer la puissance de l’État. Par exemple, Philippe le Bon lors du banquet du Faisan, mangeait au milieu de la table haute, dans le fond de la salle. Deux autres tables étaient disposées perpendiculairement, afin que les invités puissent le voir.
42Quoique la nourriture se distingue du théâtre quand ce dernier devient un art autonome, la table et la scène continuent à coexister. Ainsi, le banquet constitue l’événement festif le plus « total » de la Renaissance, où tous les éléments qui en faisaient partie durant plusieurs siècles (la musique, la danse et la nourriture) se rassemblent, afin de produire un spectacle cohérent à sujet unique. L’opera gastronomica qui précède l’opéra musical d’un siècle devient un spectacle théâtral unifié en Italie, entre 1450 et 1475.
43Si au xve siècle c’est l’abondance qui caractérise le banquet, au xvie siècle, ce sont le raffinement et la rareté. La forme fusionnée des arts du spectacle et de la gastronomie se sépare en unités distinctes. Ceci est visible dans les entremets, à savoir les divertissements entre les différents services ; les entremets deviennent purement théâtraux, contenant de la musique, du mime, de la danse et de l’acrobatie. Pendant le xviie siècle, le banquet atteint son apogée en tant que forme artistique. Les banquets de Louis XIV à Versailles en sont un exemple remarquable. Les Plaisirs de l’île enchantée, fête d’une durée de trois jours donnée par le roi de France le 7 mai 1664, comportait plusieurs représentations (notamment des pièces de Molière et un opéra de Lully) précédées ou suivies d’un repas majestueux. Vers la fin du xviie siècle, lors des repas en ambigu, la salle à manger s’est convertie en une sorte de théâtre gastronomique : la succession des plats laisse place à un tableau unifié ; le repas devient alors un spectacle pour les yeux, puisque le plaisir de regarder s’avère alors être plus important.
44Quant aux banquets en Italie, au xviiie siècle, ils se concluent avec la présentation des monuments « comestibles ». Des exemples mémorables : la tarte aux vingt merles (les oiseaux étaient placés après la cuisson de la pâte pour être ensuite libérés à l’ouverture de la croûte) et la sculpture comestible macchina della coccagna. Cette dernière représente le paradis sur terre – imaginé comme le pays de Cocagne : un monde comestible, où des saucissons, du fromage et des pâtisseries poussent sur les arbres. Ces chefs-d’œuvre culinaires pouvaient même inclure des feux d’artifice sortant de la bouche d’un cochon, des fontaines de vin, ou des bassins pleins d’eau, avec des poissons et des canards vivants qui s’y baignaient. Toutes ces constructions élaborées, évoquant une grande richesse, étaient destinées à être contemplées, puis détruites, comme une œuvre d’art éphémère. Les convives se contentaient de les admirer, puis de les attaquer et les détruire, sans même songer à les goûter.
45Après la Révolution française, la prolifération des chefs professionnels et la création des restaurants donnent un mode différent de sociabilité à table. Ainsi, c’est la fin de grands banquets, puisque le restaurant devient le nouvel espace privilégié du repas. Toutefois, la théâtralité des banquets, ainsi que leur accompagnement par des actes provenant du spectacle vivant seront retrouvés plus tard, lors des performances et des happenings au xxe siècle, mais aussi au théâtre. En effet, ces formes performatives emprunteront beaucoup d’éléments aux banquets passés, à savoir leur mise en place dans un espace non théâtral, l’aspect improvisé et l’élément de la surprise, l’interaction entre artistes et spectateurs-convives, ainsi que la participation active du public.
La restauration des spectateurs au théâtre
46Dans l’histoire du théâtre, plusieurs sont les exemples où les spectateurs se restaurent dans la salle pendant la représentation, mais aussi dans des espaces nourriciers à l’intérieur du théâtre, avant ou après le spectacle et à l’entracte. En premier lieu, cela montre les changements dans le comportement du public à travers les âges, dont les habitudes liées à l’alimentation sont à la fois acceptables ou inacceptables. On pourrait dire que l’alimentation et le théâtre ont eu une relation d’amour et de haine, car les époques de mariage entre nourriture, boisson et spectacle alternent avec celles où les breuvages et les victuailles étaient interdites dans la salle et exclus du bâtiment du théâtre. Un recours à l’histoire du théâtre éclaircira sur cette évolution.
47La prise de nourriture durant une représentation théâtrale était très répandue dans les premiers temps : les Grecs anciens apportaient des aliments dans le koilon pendant les concours dramatiques, parce que les représentations duraient toute la journée. Comme le théâtre était accessible à toutes les classes sociales, les âges et les sexes, la consommation des nourritures était égalitaire : chacun avait le droit de manger et de boire pendant une longue journée au théâtre. Plus encore, la restauration, tout comme l’assistance au spectacle, n’était pas réservée aux plus privilégiés.
48En Espagne, au Siècle d’or, les spectateurs buvaient et mangeaient avant la représentation, dans l’alojaría, qui était située à l’entrée des corrales, au rez-de-chaussée. De plus, des fruits, des gaufrettes et des bières étaient vendus pendant la représentation. Au xviie siècle en France, dans le bâtiment de l’Hôtel de Bourgogne, puis, après 1680, au théâtre de la Comédie-Française, des jeunes femmes se promenaient dans les couloirs avant la représentation et pendant l’entracte, avec un panier suspendu au cou. C’était les limonadières (appelées aussi : « distributrices des douces liqueurs »), qui vendaient du sirop d’orgeat, des confitures sèches (fruits confits), des fruits frais, des petits gâteaux (gaufrettes) et quelques boissons non alcooliques. Au xviiie siècle, le nouveau bâtiment du Théâtre français, rue Neuve-des-Fossés-Saint-Germain21, disposait d’un espace appelé « café », où, pourtant, le café n’était pas servi ; en revanche, les spectateurs pouvaient se procurer des sirops ou des confits de fruits22.
49Loin de l’Europe, au Japon, les gens consommaient leur repas avec du saké ou du thé en regardant un spectacle de kabuki. Pendant la période Tokugawa23, le sajiki-seki, un cube scénique de deux mètres carrés paraissait comme un box de restaurant. Ainsi, la mobilisation de l’estomac durant la représentation renforçait l’humeur festive.
50Aux temps modernes, rappelons le bufet, café et tartines pris avant le spectacle en Russie, qui a été une vraie institution en Union soviétique. En Grande-Bretagne, les théâtres fleurissent toujours au-dessus des pubs (pub teatres) où les spectateurs peuvent boire avant et après le spectacle. En France, Jean Vilar avait introduit un restaurant au sein du Théâtre national populaire dans les années cinquante, afin de donner un caractère d’ouverture au grand public et un esprit de rassemblement et de fête. Considéré jusqu’alors comme un endroit inadéquat pour un lieu qui favorise la culture spirituelle, le restaurant de Chaillot a donné la possibilité aux gens de pouvoir dîner avant le spectacle, en y allant directement après le travail.
51À partir de l’exemple de Vilar, plusieurs restaurants ont ouvert leurs portes dans les théâtres parisiens et ceux de la proche banlieue. Par exemple, le restaurant du Théâtre du Rond-Point est connu pour sa cuisine inventive, le Théâtre de la Cartoucherie, où se base le Théâtre du Soleil, dispose d’un espace nourricier dont le menu thématique est lié à l’univers de chaque représentation. Quelques mariages mémorables entre cuisine et représentation au Théâtre du Soleil sont : la cuisine grecque servie avant le début du spectacle Les Atrides (1990-1993), les plats indiens consommés par les spectateurs dans L’Indiade (1987-1988) et la nourriture tibétaine offerte lors du Et soudain, des nuits d’éveil (1997). Cette pratique est due à l’influence du théâtre asiatique sur Ariane Mnouchkine, après un premier voyage en 1963, qui marque son trajet artistique d’une manière définitive.
52En dehors de la restauration des spectateurs au théâtre, la nourriture a servi également pour démontrer le mécontentement quand une représentation ou un acteur ne plaisaient pas. Depuis le Moyen Âge, les membres du public lançaient des fruits et des légumes sur scène ; cette pratique s’apparentait aux sifflets et aux huées et s’est dégradée au xixe siècle. En Angleterre, on lançait sur scène des trognons de pommes, alors qu’en Espagne c’étaient des morceaux de concombres. En France, au xviie siècle, les spectateurs déçus lançaient des fruits, surtout des pommes pourries. Un autre fruit connu pour ses vertus d’éclatement sur la scène c’était la tomate mûre. Bref, les produits venant du règne végétal ont été choisis pendant des siècles parce qu’ils n’étaient pas chers et en même temps ils étaient assez lourds pour être lancés de loin et assez mous pour éclater de manière spectaculaire sur la scène, sans être dangereux pour les acteurs qui les recevaient.
53La nourriture et la boisson sont liées au plaisir d’une sortie au théâtre. De cette manière, l’assistance à un spectacle conduit au besoin de la restauration, à cause de longues heures passées au théâtre ou à cause de la coïncidence du spectacle avec l’heure du dîner. Plus encore, la prise de nourriture et de boisson élargit la sociabilité, favorisant les propos concernant le spectacle en renforçant les liens entre les spectateurs. Il s’agit d’une nutrition à la fois du corps et de l’esprit.
54Pour conclure, la restauration au théâtre étant liée au corps, au quotidien et à la vie sociale a été exclue au cours du xixe siècle, jugée comme opposée à l’esprit. Les spectateurs devaient aller souper avant ou après le spectacle dans des restaurants à l’extérieur. Cependant, elle a regagné sa place, petit à petit, au cours du xxe siècle, faisant maintenant partie d’une soirée au théâtre en même temps qu’elle est intégrée dans la politique des directions artistiques des théâtres.
La nourriture et le spectacle dans l’histoire du spectacle vivant : les textes dramatiques et la représentation
55Dans le drame grec antique les textes comiques présentent plusieurs exemples de consommation de nourriture et de boisson, à l’opposé de la tragédie, où il y a très peu de scènes de restauration, puisque l’univers culinaire était considéré comme dégradant face aux idéaux présentés24. Quelques exceptions se trouvent dans deux pièces d’Euripide : un festin (deipnon et symposion) a lieu hors scène dans Ion, alors que dans Électre, on offre du fromage et du vin à Oreste. Les poètes tragiques réservaient les scènes de nutrition pour la quatrième pièce de leur tétralogie, le drame satirique.
56Au sein de la comédie, forme dramatique matérialiste par excellence, les produits alimentaires et le vin, la préparation de la nourriture, l’acte comique de manger et de boire, les festins et les ustensiles de cuisine sont souvent déployés pour commenter des sujets sociaux et politiques de la cité. Par exemple, Aristophane se moque des discours des philosophes contemporains, en concevant des termes philosophiques empruntés à l’univers culinaire (Les Nuées). Davantage, les corps humains, plus précisément leur structure et leur nature, sont mis en évidence pour accentuer l’effet comique. L’estomac joue un grand rôle, tout comme la nuque, endroit que l’on considérait comme le siège du plaisir gustatif. Le corps obèse fait l’objet de moquerie en posant un problème politique dans la comédie, évoquant la gloutonnerie des hommes politiques. À son opposé, le corps maigre est également ridiculisé, surtout dans le cas des philosophes.
57Plus que la comédie grecque, la comédie romaine porte un grand intérêt à la représentation des besoins alimentaires. Les mageiroi25 (cuisiniers) font très souvent partie de la liste de personnages dans les pièces comiques (par exemple dans La Marmite et Pseudolus de Plaute). Il s’agit de personnages qui s’adonnent à des jeux verbaux, signe qui prouve leur capacité en cuisine ; cependant, ils ne cuisinent pas sur scène. Quant à la tragédie, le cas le plus marquant est Thyeste de Sénèque, où Atrée, afin d’écarter la prétention au trône de son frère, Thyeste, dépèce et fait bouillir les fils de ce dernier. Ainsi, Thyeste mange ses propres enfants sans le savoir. Néanmoins, ce banquet monstrueux n’est pas montré sur scène.
58Le repas cannibale reste un sujet cher aux élisabéthains, l’exemple le plus connu étant Titus Andronicus de Shakespeare dans lequel Tamora mange ses fils, cuits dans un pâté, sans le savoir. En général, les personnages shakespeariens boivent et mangent souvent sur scène (Hamlet, Macbeth, Henry V) et, de manière plus extensive, les scènes de banquets sont très fréquentes dans les pièces du théâtre élisabéthain. Plusieurs didascalies se réfèrent à des tables dressées qui sont souvent révélées dans des espaces découverts (en tirant, par exemple un rideau) ou à des repas servis sur des tables déjà installées sur scène. Pourtant, les dialogues montrent que l’acte de manger sur scène était très court, puisque le temps passé pour mordre, mâcher et avaler était jugé trop long et, par conséquent, anti-dramatique. Ainsi, une convention a dû être employée, où la prise de nourriture n’était pas interprétée de manière réaliste.
59Quant aux aliments représentés, les didascalies et les dialogues dans les pièces écrites entre 1585 et 1642 font référence à plusieurs aliments, à savoir des viandes rôties, des noix, du pain, des pommes, des abricots, des prunes, des raisins, des gâteaux et des œufs, entre autres. Il y a l’hypothèse que de vrais fruits pouvaient être présentés quand, bien sûr, ceux-ci n’étaient pas difficiles à trouver contrairement aux fruits exotiques, trop chers ou hors saison. Pourtant, l’utilisation d’aliments fabriqués (ou bien par des matières comestibles ou par d’autres matières à sculpter) est évidente, grâce aux sources qui existent. Par exemple, dans le manuscrit de Timon26, on mentionne des pierres peintes pour ressembler à des artichauts servis au banquet. D’autres matériaux utilisés pour sculpter les mets ont été le bois et le carton-pâte. Autres exemples concrets : pour la fabrication du jambon on utilisait du buvard peint en rouge ; pour les custard pies (pâtes à la crème anglaise) de la mousse de savon. En ce qui concerne les matériaux comestibles, le marzipan (ou massepain), une pâte d’amandes moulues était ce qu’on utilisait le plus souvent, puisqu’il était facile à sculpter et permettait sa consommation par les acteurs sur scène. La pâte de sucre et le pain étaient également employés27.
60Les boissons telles que le vin étaient probablement préparées à partir d’eau pure ou colorée28. En revanche, une preuve d’utilisation de vraies boissons alcooliques pendant la représentation est un compte rendu de la mise en scène de la comédie Sir Noisy Parrot29 représentée en 1693 ; la pièce exigeait une telle consommation de punch, que les acteurs se sont enivrés sur scène et, par conséquent, les spectateurs ont été priés de quitter la salle du théâtre après la fin du troisième acte.
61En Italie, dans la Commedia dell’arte, le sujet de la nourriture et de l’alimentation prend une grande place dans le répertoire, dont les pièces étaient pour la plupart improvisées à partir d’un canevas ou un scénario. La construction-même des personnages-types est liée à leur besoin de manger. Un exemple est donné par les zanni, les serviteurs, qui ont tout le temps faim. Pauvres et affamés, ils viennent de Bergame afin de trouver du travail et de la nourriture. Quelques cas proviennent du théâtre de Goldoni, où on retrouve plusieurs scènes de repas (Il festino, Une des dernières soirées de carnaval) et de préparation de nourriture (des bonnes font du pain dans Les Cuisinières et Brighella - l’aubergiste - prépare à manger dans Serviteur de deux maîtres). Quant à l’utilisation de vraies nourritures sur scène, on dispose d’un document provenant des Mémoires de Goldoni, où, lors d’un dialogue avec son père, il fait référence à l’utilisation scénique des pâtes (maccaroni) dans une représentation du Festin de Pierre :
Comment s’appelle le Directeur ? – Il est Florinde sur la scène, et on l’appelle Florinde de Maccaroni. – Ah, ah ! je le connois ; c’est un brave homme : il jouoit le rôle de Don Juan dans le Festin de Pierre ; il s’avisa de manger les maccaroni qui appartenoient à Arlequin, voilà l’origine de ce surnom.30
62En France, dans le théâtre classique, on constate une privation sensorielle des personnages, fait qui s’explique par la croyance générale qu’aucune expression artistique sérieuse ne doit montrer l’existence et l’accomplissement des fonctions quotidiennes. Dans le théâtre de Racine, par exemple, il n’y a que deux banquets, qui se passent en dehors de la scène dans Britannicus et Esther.
63En revanche, les pièces de Molière sont très riches en références culinaires. Énumérons quelques exemples : tout d’abord, L’Avare est une « tragédie » de la malnutrition, puisque Harpagon a une relation problématique avec la nourriture, due à son côté radin. Dans Dom Juan ou le Festin de pierre, il est question d’un repas gouverné par une morale du contrat et le festin n’est qu’une idée permettant la réflexion sur les relations entre l’homme et Dieu. Quant au festin dans Le Bourgeois gentilhomme, il constitue un commentaire sur les rapports entre les classes sociales.
64Enfin, concernant le sujet de la présentation scénique des mets et des breuvages lors des représentations au temps de Molière, on dispose de très peu d’informations. Dans les archives de la Comédie-Française il y a des notes de frais pour des repas et, précisément, un petit bout de papier de la main de La Grange, qui règle un repas pour Le Bourgeois gentilhomme de Molière qu’il trouve apparemment trop coûteux.
Notes de bas de page
1 Schechner R., Performance Theory, New York, Routledge, 2003 [1re édition : 1994], p. 358.
2 Kirshenblatt-Gimblett B., « Playing to the Senses : Food as a Performance Medium », Performance Research, « On cooking », R. Gough (éd.), vol. 4, n° 1, printemps 1999, p. 25.
3 Pradier J.-M., « Le public et son corps », Théâtre/Public, n° 120, novembre-décembre 1994, p. 30.
4 Précisément, John Wilkins s’est intéressé au discours alimentaire dans la Comédie grecque antique (Wilkins J., The Boastful Chef : The Discourse of Food in Ancient Greek Comedy, Oxford, Oxford University Press, 2000), Chris Meads a publié un ouvrage sur la présentation scénique des banquets à partir des didascalies dans le théâtre de la Renaissance en Angleterre (Meads C., Banquets set forth, Banqueting in English Renaissance Drama, Manchester, Manchester University Press, 2001), Joan Fitzpatrick a effectué une analyse dramaturgique de la beuverie et de l’alimentation dans les pièces shakespeariennes (Fitzpatrick J., Food in Shakespeare, Early Modern Dieteries and the Plays, Aldershot, England/ Burlington, USA, Ashgate Publishing, 2007) et Ronald Tobin a touché à la question de la gastronomie dans les pièces de Molière (Tobin R., Tarte à la crème : Comedy and Gastronomy in Molière’s Theater, Columbus, Ohio State University Press, 1990). D’autres chercheurs ont également traité l’aspect culinaire dans les arts du spectacle sous forme d’articles ou de chapitres dans des ouvrages plus généraux.
5 Lévi-Strauss C., « Le Triangle culinaire », L’Arc, nº 26, 1965, p. 22.
6 Corbeau J.-P., « Socialité, sociabilité… sauce toujours ! », Cultures, Nourriture, Internationale de l’imaginaire, la revue de la Maison des Cultures du Monde, J. Duvignaud et C. Khaznadar (dir.), nouvelle série, no 7, Arles, Maison des cultures du monde, coll. « Babel », 1997, p. 76.
7 Corbeau J.-P., « Socialité, sociabilité… sauce toujours ! », art. cit., p. 77.
8 Duvignaud J., Fêtes et civilisations, Genève, Weber, 1973, p. 35, cité dans l’article de Corbeau J.-P., « Les “Jeux du manger” », XVIIe congrès de l’AISLF, Tours, juillet 2004, CR 17, « Sociologie et anthropologie de l’alimentation », [en ligne], p. 10. Disponible sur : www.lemangeur-ocha.com [réf. du 28 mai 2011].
9 Fischler C., L’Omnivore. Le Goût, la cuisine et le corps, Paris, Éditions Odile Jacob, 2001, p. 69.
10 Le principe de l’incorporation a été formulé par le sociologue Claude Fischler et par le psychologue Paul Rozin. Cf. Fischler C., L’Omnivore…, op. cit. et Rozin P., « Penser, manger magique », in C. Fischler (dir.), Manger magique. Aliments sorciers, croyances comestibles, Paris, Autrement, coll. « Mutations/Mangeurs », no 149, 1994, [en ligne], p. 22-37. Disponible sur : www.lemangeur-ocha.com [réf. du 28 mai 2011].
11 Corbeau J.-P., « Les “Jeux du manger” », art. cit., p. 2.
12 Durant la production du mélodrame de Murray, Cramond Brig, en 1826, en Écosse, il s’agissait d’une loi non écrite d’introduire sur scène la tête et les pieds d’un vrai mouton. Ce fait permettrait la nutrition des acteurs avec un bouillon le soir après la représentation et avec de la viande le lendemain.
13 Par exemple, le repas dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière à la Comédie-Française en 1764 qui sera présenté par la suite.
14 C’était le cas dans la Commedia dell’arte ou dans le théâtre élisabéthain.
15 Le mot cena est lié au partage et à la convivialité, car il renvoie au terme grec ϰοινόν (koi-non) qui signifie « en commun ».
16 Les Satires d’Horace et Le Satiricon de Pétrone contiennent des informations sur le déroulement de la cena.
17 Le triclinium est l’espace où avait lieu la cena.
18 Sparsio : distribution des présents au théâtre, faite à la volée.
19 « Panem et circenses » en latin.
20 Juvénal, Satires, 10, 81. Tiré du livre de Veyne P., Le Pain et le cirque, Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Éditions du Seuil, 1976, p. 93.
21 Aujourd’hui, rue de l’Ancienne Comédie, face au café Procope. La Comédie-Française s’y est installée en 1689 ; on ne sait pas pourtant si le café a existé dès le début du fonctionnement du nouveau théâtre.
22 Cet espace se trouvait au-dessous de la salle, au sous-sol.
23 Dynastie des shoguns, qui dirigea le Japon de 1603 à 1867.
24 Cette polémique entre, d’une part, la sérieuse tragédie méprisant l’univers de la cuisine et, d’autre part, la comédie qui l’utilise abondamment est ridiculisée par Aristophane dans Les Acharniens : le poète comique se moque d’Euripide, dont la mère vendait des légumes au marché, comme une occupation humiliante pour la mère d’un poète tragique qui méprise ces sujets bas dans son œuvre.
25 Le personnage du mageiros est emprunté à la Comédie moyenne et nouvelle (par exemple, dans le Dyskolos de Ménandre, le cuisinier entre en scène avec un mouton pour le sacrifice, qui sera suivi d’un repas – le ἄριστον (ariston) – et ensuite le symposion).
26 Pièce de Thomas Middleton qui est une première version de Timon d’Athènes qu’il a écrit, comme l’a fait aussi Shakespeare.
27 Dans les comptes d’un théâtre en 1573-1574, concernant la pièce Mask of Wyldeman, il y a une facture où on paye l’épicier pour avoir fourni des produits, tels que : sucre, gomme, amandes, coing conservé, des poires, des pommes et des citrons déjà fabriqués de marzipan.
28 Une allusion à cette façon de préparer le vin pour la scène se trouve dans le prologue de la pièce de Thomas Heywood, AWoman Killed with Kindness, où on demande au public de croire « notre eau fine, pour du vin ».
29 Comédie de Henry Higden, représentée sans succès au Theatre Royal.
30 Goldoni C., Chapitre VI, « Dialogue entre mon père et moi », in Mémoires, pour servir à l’histoire de sa vie et à celle de son théâtre, R. Jonard (introduction et notes), Paris, Aubert, 1992, p. 30.
Notes de fin
* Avertissement : quand le nom d’un traducteur n’est pas cité, les traductions sont effectuées par l’auteur.
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Un aliment sain dans un corps sain
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La Pomme de terre
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2011