Préface
p. 9-10
Texte intégral
1« La tragédie commence lorsque le ciel se vide » ! Cette affirmation de Jean Duvignaud me revenait à l’esprit comme un leitmotiv en découvrant la thèse d’Athéna Stourna parfaitement dirigée par Béatrice Picon-Vallin.
2Jean Duvignaud, évoquant l’émergence du théâtre dans l’Antiquité, affirme que l’anomie – c’est-à-dire la fin d’une norme, satisfaisante pour l’ensemble de ses membres, faisant consensus dans une société et sa substitution par une expérimentation, une effervescence de possibilités « expérimentées » de façons souvent utopique- est à l’origine de la création. Une condition nécessaire (sinon suffisante) de l’invention sociale, du refus ou de la transgression des académismes, des codes cristallisés et des lois obsolètes.
3Le texte d’Athéna Stourna conforte cette conception d’une anomie créatrice. Il débouche aussi sur une métonymie. On peut affirmer que « la cuisine commence lorsque le ciel se vide […] » L’écriture, la mise en scène novatrice, le jeu du comédien, la relation avec le public du théâtre varient parce que le consensus des normes anciennes s’effondre. La béance incite alors des groupes et des individus à imaginer d’autres valeurs qui deviennent, ou non, de futurs modèles. De même le choix des aliments, la façon de les cuisiner, les mutations gustatives, les peurs alimentaires et la façon de les gérer s’inscrivent dans un contexte d’incertitude et d’anomie qui est aussi celui de la liberté du mangeur, de la construction d’un nouveau répertoire du comestible (le symboliquement mangeable en dehors de toute considération toxicologique), du culinaire (la façon de conserver, transformer, présenter les produits pour les transformer en plats affirmant des appartenances culturelles et sociales) et du gastronomique (ce qui provoque du plaisir au mangeur par la qualité organoleptique, la valorisation de son ego, les affects déclenchés par les filiations symboliques, les références identitaires, les formes du partage, l’implication dans la construction des nourritures, etc.).
4Anomie, théâtre et cuisine constituent les premiers éléments de la métonymie. S’y en ajoute un autre : le jeu, lui-même polysémique, qu’utilise l’auteure tout au long de son étude. Côté théâtre, les jeux dramaturgiques, ceux des comédiens et comédiennes ou ceux des imaginaires liés aux représentations d’un aliment métaphorique ; jeux, enfin, d’une animation déplaçant, brisant la frontière entre la scène et la salle, participant à la reconstruction de la « tribu primitive » chère à Antonin Artaud. Côté cuisine, les jeux marqués par le genre dans une perspective sexiste, mais aussi ceux que mobilisent la présentation d’un aliment et son éventuelle incorporation : aléa du destin, agôn de la mise en scène de soi, de la distinction sociale, de la domination, mimicry oscillant entre le respect de l’ordre et la dérision subversive, ordalie des excès de vivres ou des excès de rien… Fertile congruence de la situation dramatique et de la situation sociale. Hypothèse bénéfique parfaitement démontrée et illustrée que cette imbrication du théâtre, du spectacle, de la cuisine et des nourritures qu’elle fournit, des jeux qui les sous-tendent…
5En prenant pour repère le théâtre français depuis la fin du xixe siècle, Athéna Stourna déconstruit et analyse les liaisons de la nourriture, de la boisson et du spectaculaire dont elle postule qu’elles caractérisent le théâtre depuis l’Antiquité, depuis que « le ciel s’est vidé », libérant l’homme et le responsabilisant.
6L’approche diachronique distingue un « pré-naturalisme » avec quelques cas de nourriture réelle et fabriquée sur la scène dès la fin du xviiie siècle. Suivent le naturalisme organique en France, le réalisme psychologique en Russie avec Anton Tchékhov dont les différentes mises en scène postérieures provoquent des glissements sémantiques de l’utilisation du boire et du manger.
7Athéna Stourna appréhende la polysémie de la cuisine à la fois lieu, acte et résultat. Elle trace un itinéraire, liant le théâtre à la société et aux arts visuels, qui cheminerait à travers trois grandes périodes : celle du xixe siècle avec les grandes transformations de la cuisine, celle des années cinquante où la cuisine est envahie par la société de consommation et celle des années soixante-dix dans laquelle émerge la solitude de la cuisine aseptisée.
8Plus récemment on distingue la fête carnavalesque puis les serate futuriste, les performances expérimentales de l’avant-garde des années 50-60 et l’apparition d’une nourriture partagée au sein d’une représentation théâtrale.
9La nourriture n’est plus simplement métaphorique mais aussi médiatrice. Elle dénonce symboliquement un ordre social inégalitaire et insupportable, des visions du monde tyranniques ; elle devient dans le même temps un moyen pour créer un monde nouveau, susceptible d’instaurer le lieu utopique des expérimentations conviviales.
10L’étude de la nourriture dans le théâtre contemporain appréhende parfaitement la façon dont la nourriture et son utilisation scénique ou/et partagée avec les spectateurs portent des logiques différentes : recherches identitaires pouvant aller jusqu’au nationalisme, réinvention du passé, dénonciation d’une société de consommation qui passe par le dégoût de nourriture, mais parallèlement désir de ritualiser, de créer des convivialités permettant des métissages, des rencontres. La nourriture prend ainsi une réelle dimension politique au théâtre : elle signifie à la fois le désir d’appartenance, de filiation et l’envie de se distinguer contre les autres ou comme acteur d’un nouvel humanisme.
11La lecture de cet ouvrage pluridisciplinaire est stimulante. A travers des exemples qui illustrent de façon vivante et érudite les « ombres collectives » de la création théâtrale, nous saisissons les mutations de notre société, de la façon dont nous nourrissons nos corps et alimentons nos identités.
Auteur
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