Introduction de la partie 1
p. 27-31
Texte intégral
Mais bientôt la guerre de Yougoslavie va charrier ses horreurs et la Roumanie souffrante cessera de figurer à la une de la presse. Les charniers de Yougoslavie relaient les orphelinats roumains. La Roumanie a ouvert la page de l’album des atrocités des Balkans et soulevé ce questionnement plein de réprobations des Occidentaux. Comment une telle puissance du malheur est-elle possible à deux heures d’avion de Paris ?
Catherine Durandin, Roumanie, un piège ?, Saint-Claude-de-Diray, Éditions Hesse, 2000, p. 37.
1Alors que la chute du mur de Berlin a été perçue comme un tournant historique, les événements qui ont suivi dans la péninsule balkanique ont produit pour les contemporains des perceptions contradictoires. Certains observateurs étrangers ont eu l’impression que rien ne se passait, sentiment dominant dans l’approche attentiste du gouvernement français au début de la crise yougoslave en 1991-1992. D’autres ont pensé assister à une répétition du passé, au retour de vieux ‘démons balkaniques’ et de haines ancestrales. Enfin, on a pu y voir des événements majeurs qui formaient un épisode révélateur des transformations de l’Europe, bien que leur sens restait confus. Au moment des faits, dans un contexte de désarroi des sciences sociales face aux bouleversements à l’est de l’Europe, ce qui arrive dans la péninsule balkanique a aussi du mal à être qualifié : on parle alors de ‘misère’, de ‘tragédie’ ou de ‘désastre’ du post-communisme en Roumanie, de ‘crise institutionnelle’, de ‘blocages’ et de ‘tensions’ en Yougoslavie, avant que brusquement les canons ne fassent basculer ce territoire dans une guerre jugée ‘fratricide’. La terminologie incertaine qui s’est propagée face aux événements a été propice aux métaphores et a alimenté l’imaginaire sur la ‘violence atavique’ des Balkans1.
2 L’usage du terme générique ‘crise’ doit ici prendre en compte l’étendue des variations temporelles et des acceptations subjectives. Derrière ce qui peut apparaître comme un euphémisme, la crise, extrême ou pas, est surtout le produit d’une déstabilisation plus ou moins profonde des États et d’une désintégration des sociétés plus ou moins grave selon les moments et les territoires. C’est bien la différenciation des situations entre les territoires au sein du même État qui fait la complexité de ces crises et de leur perception extérieure. On pourra parler de crises yougoslaves au pluriel étant donné que les événements se sont décomposés en plusieurs phases relativement indépendantes les unes des autres entre 1991 et 1999. Durant les différentes phases des conflits, les situations de violence extrême sur le territoire ex-yougoslave sont restées localisées, n’empêchant pas une vie (presque) normale de continuer une dizaine de kilomètres plus loin. Cette remarque vaut aussi pour la déshumanisation des institutions sociales et sanitaires ainsi que la pauvreté dans la Roumanie après la chute du pouvoir communiste. Le terme ‘crise’ paraît ici aussi adéquat parce que notre attention porte de façon plus soutenue sur les moments où se nouent les événements et où s’enclenchent les réactions. Enfin, il permet de mettre en évidence le fait que si l’émotion est provoquée par le spectacle d’événements tragiques, ce spectacle même empêche souvent de percevoir les mécanismes de destruction du social qui les ont causés. Le terme ‘crise’ masque autant qu’il décrit.
3Entre la fin de l’année 1989 et le début de l’année 1992, la péninsule balkanique redevient une zone d’interventions militaires et humanitaires souvent conjointes, effectuées par des acteurs occidentaux gouvernementaux et non gouvernementaux, qui proposent des formes nouvelles d’action. Ces interventions, plus réactives qu’offensives, sont l’objet de critiques pour des raisons contradictoires, dont leur manque d’efficacité. La notion d’‘intervention’, qui émerge alors dans le vocabulaire des relations internationales, n’est pas sans poser des problèmes d’interprétation : politique, militaire ou humanitaire, son champ reste mal défini. La France occupe une place décisive, autant dans le lancement des opérations humanitaires en Roumanie (1989-1990) que dans la configuration initiale de l’intervention onusienne en Croatie puis en Bosnie-Herzégovine (1991-1992). Le gouvernement français se distingue aussi par son soutien tacite ou assumé à l’unité de la Yougoslavie et pendant longtemps aux positions serbes, suscitant débats et mobilisations en faveur de la Croatie puis de la Bosnie-Herzégovine attaquées.
4Face à ces événements en Roumanie puis en Yougoslavie, des intellectuels et des artistes mais aussi des militants, des travailleurs humanitaires, des enseignants, des agriculteurs ou de simples citoyens se sont sentis concernés et ont commencé à agir. Ces mobilisations se sont produites dans un contexte d’intensification des échanges internationaux humains autant qu’économiques, de développement des nouveaux métiers dans l’action humanitaire, l’éducation ou le développement local, au moment où la révolution informatique bouleversait les moyens de communication. Pour les Français, c’est une période d’intensification des contacts directs avec l’étranger, contacts qui ne sont plus l’apanage des professionnels des relations internationales, tels que les diplomates, les missionnaires ou encore les journalistes. L’interaction est une matrice d’individualisation – des objets, des personnes, des événements –, de détermination des conduites et de formation des identités.
5En France comme aux États-Unis et ailleurs en Europe, la guerre sur le territoire yougoslave est un thème qui bouleverse les clivages politiques traditionnels entre droite et gauche. De l’extrême gauche à l’extrême droite, partisans du maintien de la Yougoslavie et supporters des indépendances croate, bosnienne et kosovare ont traversé les frontières des partis et des sensibilités politiques. Mais contrairement aux États-Unis où l’éclatement de la Yougoslavie – surtout à partir du déclenchement de la guerre en Bosnie-Herzégovine en 1992 – a provoqué d’intenses débats au Congrès ainsi que dans les organisations humanitaires et de défense des droits de l’Homme, en France c’est surtout dans la société que ces débats ont eu lieu, donc dans l’espace public.
6Les engagements militants de cette période s’inscrivent dans le contexte d’une double crise : une crise des pratiques militantes d’abord, dont l’un des effets les plus immédiats est le reflux des organisations politiques traditionnelles, mais aussi une crise que Luc Boltanski a qualifiée en 1993 de « crise de la pitié », caractérisée par
une perte de confiance dans l’efficacité de la parole engagée, par une centration sur les médias et sur les effets de spectacle qu’ils exercent, par une tentation de repli communautaire et enfin, plus profondément, par un scepticisme à l’égard de toute forme d’action politique orientée vers un horizon d’idéaux moraux.2
Bosniens et bosniaques
Le terme ‘bosniaque’ pose problème car il a changé de sens en français à la fin des années 1990. Il était utilisé avant 1991 avec une certaine élasticité pour qualifier tous les habitants de Bosnie-Herzégovine quel que soit leur appartenance ethnique ou nationale. En 1994, dans un contexte de surenchère identitaire et de redéfinition des États sur les ruines de la Yougoslavie, le gouvernement de Bosnie-Herzégovine a décidé d’utiliser le terme Bošnjak pour désigner un individu appartenant à ce qu’on appelait auparavant la nationalité musulmane [muslimanska nacija] et de remplacer officiellement ceux qu’on appelait les Muslimani [‘Musulmans’, avec une majuscule] par les Bošnjaci. La nationalité musulmane avait été adoptée lors des aménagements constitutionnels de 1971 préparant la nouvelle constitution de 1974 et les Musulmans avaient alors acquis le statut de peuple constitutif.
En français, la traduction officielle que les institutions ont adoptée pour Bošnjak, un terme ancien remis au goût du jour dans un usage de marqueur ethnique, a été celui de ‘Bosniaque’. En conséquence, la traduction française de l’adjectif bosanski/ bosanska et du substantif Bosanac (féminin : Bosanka ; pluriel : Bosanci) désignant un habitant de Bosnie-Herzégovine, quelle que soit son appartenance ethnique ou nationale, a changé : on utilise désormais le terme ‘bosnien’, usage auquel je me suis conformée. Cependant, cet usage ne s’est installé que dans les années 2000 et pas toujours de façon rigoureuse. J’ai donc conservé, dans les citations, le sens initial que leurs auteurs ont donné aux termes ‘bosniaque’ (par exemple pour qualifier une ville de Bosnie) et ‘Bosniaque’ (pour parler des citoyens de Bosnie-Herzégovine). L’ambiguïté de ces usages est aussi le signe de l’ambivalence de l’identification et de l’assignation ethnique. Le problème a été encore compliqué par la réticence de certains groupes, en particulier parmi les Serbes et les Croates, citoyens de Bosnie-Herzégovine, à accepter de se désigner comme des Bosniens [Bosanci], ce qui est une manière de ne pas reconnaître ce pays comme leur patrie.
7L’enquête sur laquelle s’appuiera cette partie a porté sur les réactions, opinions et débats qui se sont exprimés dans l’espace public français face à des événements fortement médiatisés ainsi que sur les mobilisations de groupes qui se sont présentés comme ‘citoyens’. Je me suis intéressée à des acteurs présents dans l’espace public, médiatique et politique, mais aussi dans les sphères culturelle et humanitaire. Cette diversité de sources et d’acteurs m’a semblée nécessaire pour appréhender les contextes émotionnels, la mobilisation d’éléments mémoriels, la construction d’une parole et la transmission des savoirs dans des engagements individuels et collectifs, protéiformes et de durées variables. L’attention principale portera donc sur la médiatisation des événements, sur des paroles subjectives et sur le récit des engagements individuels et collectifs.
8 L’analyse des cadres de l’expérience [frame analysis] élaborée par le sociologue Erving Goffman s’est particulièrement intéressée aux mobilisations collectives et à la lutte pour imposer de nouvelles significations ou cadrages aux événements publics. Le verbe ‘cadrer’ désigne ce travail de signification à l’œuvre dans l’action :
Contrastant avec l’appréhension traditionnelle des mouvements sociaux comme des porteurs de croyances et de significations préexistantes, classiquement conceptualisées en termes d’idéologies, cette perspective les appréhende comme des « agents signifiants » (signifying agent), engagés dans des activités de production, de maintien et de reconduction du sens pour leurs partisans, leurs opposants ou leurs sympathisants. Comme les médias, les autorités locales, l’État, et les représentants d’autres instances de décision, les mouvements sociaux sont impliqués dans ce qui a été appelé « une politique de la signification ».3
9Dans cette perspective, il est important de distinguer les représentations, leurs instrumentalisations politiques et les croyances individuelles. Cette distinction permet de mettre en évidence des convergences, mais aussi des écarts entre les catégories médiatiques, le cadre de l’expérience collective et celui de l’expérience individuelle. Comme dans des phénomènes déjà observés chez les militants communistes en France4, j’ai suivi l’hypothèse que les représentations et les savoirs qui s’élaborent dans ces expériences militantes se situent à la croisée de discours véhiculés par les médias ainsi que d’expériences et interprétations produites par les acteurs, envisagés comme des agents signifiants.
Notes de bas de page
1 J’ai choisi de réserver les guillemets doubles « » pour les citations dont j’indique la source et d’utiliser les guillemets simples ‘ ’ pour mettre en évidence des expressions soit utilisées par des acteurs soit circulant dans un contexte précis, ou encore pour marquer une certaine distance, sans pour autant qu’il soit possible ou nécessaire de mentionner une source précise. Dans les citations, j’ai cependant conservé au maximum les normes graphiques et lexicales originales, ce qui permet de constater, entre autres, la transformation des usages langagiers et des normes de traduction ou de translitération.
2 Luc Boltanski, La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Éditions Métaillé, 1993, p. 10.
3 David Snow, « Analyse de cadres et mouvements sociaux », in Daniel Cefaï et Danny Trom (dir.), Les formes de l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001, p. 27-49, ici p. 27.
4 Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire du communisme, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994, p. 43.
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