Conclusion. L’exception en question
p. 261-265
Texte intégral
1Exception est bien le mot qui revient au terme de cette analyse de la boisson identitaire du Japon. Elle apparaît dès la première tentative de classification du saké. « Vin » issu d’une céréale et brassé comme une bière avec un processus tellement différent que le résultat en devient tout autre, le saké ne se catégorise pas facilement et invite à être classé à part, laissant ainsi de côté toutes les autres boissons similaires qui pourtant existent. Exception aussi à l’échelle des civilisations du riz : le Japon est le seul pays de l’espace est-asiatique à ne pas faire une grande consommation de boissons distillées et il n’a pas suivi la tendance du reste de l’Asie qui a progressivement remplacé ses vins de riz par des alcools, conduisant à une inversion complète de la géographie de ces breuvages. Exception toujours dans les pratiques du boire, très caractéristiques, associant la boisson à de nombreux rituels, à une fonction religieuse et sociale, et à un mode de communication à l’intérieur du groupe. Exception enfin dans ses paradoxes, à travers son importance identitaire démesurée et sa difficulté à s’adapter à la modernité du comportement des nouvelles générations.
L’ancrage territorial comme explication
2Le saké est une véritable boisson identitaire, avec tous les enjeux et toutes les contradictions que cette dénomination peut poser. Les causes en sont multiples mais l’ancrage territorial dans la géographie de l’archipel nippon apparaît comme élément central. Le saké est une boisson géographique et cet aspect a été essentiel pour expliquer l’importance qu’il a conservée tout au long de l’histoire du Japon. L’imaginaire associé au vin de riz se base, au Japon, sur les paysages de montagne et de rizières, deux symboles du lien nature-culture et du dualisme particulier qu’il y revêt. Au Japon, le saké est le « soi primordial » de l’alcool selon un même processus que celui identifié par Emiko Ohnuki-Tierney pour la riziculture1. Dans les pratiques de boisson, il est le marqueur de la médiance nippone, c’est-à-dire selon la définition proposée par A. Berque : « [De la manière dont la société japonaise] aménage son environnement selon la représentation qu’elle s’en fait ; et réciproquement [de la manière dont] elle le perçoit et (se) le représente en fonction des aménagements qu’elle en fait2. »
3L’exception que constitue le saké dans tout l’espace de l’Asie orientale et la place qu’il garde dans l’imaginaire des Japonais est donc plus complexe que la simple trajectoire historique qu’à pu connaître leur pays ou que le lien entre le vin et le divin qui ressort de sa consommation rituelle. Le saké ne peut être séparé du territoire de la Japonésie, un espace qui a une profondeur historique et culturelle et qui donne du sens aux pratiques du boire de ses habitants.
4Le lien entre le saké et le territoire japonais apparaît ainsi bien plus fort que celui qui est associé au vin dans la culture méditerranéenne. Au niveau des territoires, pour le vin, le paysage matrice est blé-vigne avec une complémentarité des territoires et des productions. Pour le saké, il s’agit du riz uniquement, car le saké est un prolongement du riz et la montagne intervient sous forme symbolique comme origine de l’eau. Le riz étant une métaphore de l’identité japonaise, le saké est son accomplissement. Il ne peut donc y avoir de nihonshu que fait à partir de riz, et de saké, que japonais. Toutes les contradictions du saké et ses problèmes d’adaptation à la modernité se trouvent résumés dans ce constat.
Le saké comme révélateur de la culture japonaise et de ses contradictions
5Les aspects relevés par l’étude du saké permettent de confirmer ou de compléter différents éléments relatifs à la connaissance du Japon qui ont déjà été abordés dans la recherche en géographie et plus généralement en sciences humaines. D’abord, l’analyse des origines de la boisson et de ses pratiques confirme la diversité des origines de la culture japonaise de la même manière qu’elle l’a été par les recherches des géographes Jacques Pezeu-Massabuau, Augustin Berque ou Philippe Pelletier3. Le saké tel qu’il apparaît aujourd’hui, comme une expression de la japonité, est un mélange des influences des vins de riz chinois et des boissons d’Asie du Sud-Est et de Mélanésie. Des pratiques comme le mélange du saké avec des écorces pour l’otoso du Nouvel An se retrouvent par exemple aussi chez des tribus de Taiwan ou des Philippines, et, les pratiques rituelles du shintô reprennent quant à elles bien des aspects chamaniques du monde sibérien. Ces observations confirment l’origine diverse de la culture japonaise mais aussi son extraordinaire capacité à intégrer et à assimiler les différents apports pour les faire siens4. Cet aspect se retrouve dans la réappropriation du saké comme élément perçu comme une invention japonaise, mais aussi dans les constantes améliorations techniques dont la boisson a bénéficié au cours de l’histoire.
6Le saké est aussi, à travers son évolution récente, un révélateur de la difficulté du Japon à parler de lui-même et à promouvoir sa culture. Les problèmes rencontrés par le monde du saké sont aussi dus au fait que la boisson reste pour le moment cantonnée aux limites de l’archipel nippon. Or, derrière une réussite et une lisibilité à l’export, il y a une grande politique culturelle et commerciale. C’est ce qui manque au Japon pour beaucoup de ses produits traditionnels, d’où une identité mal connue et mal comprise. Le saké représente certes peu au niveau financier, mais sa réussite à l’étranger sera la réussite d’une branche traditionnelle, essentiellement rurale. La relance des régions, que les différents plans gouvernementaux veulent promouvoir, passe aussi par un succès des produits agroalimentaires de qualité à l’étranger5. Le saké serait un excellent ambassadeur de la culture japonaise, car c’est bien autour de la table qui les cultures s’apprennent et s’apprécient le mieux. Sur ce point, le Japon a encore beaucoup de progrès à faire.
Une trajectoire particulière qui révèle des constantes dans la géographie des boissons identitaires
7Le saké est très souvent assimilé à l’équivalent japonais du vin car ces deux boissons sont des marqueurs d’une culture et d’une tradition forte. Tant l’un que l’autre ont eu à l’origine un lien essentiel avec le religieux qui a ensuite évolué vers la sphère culturelle. L’Europe latine s’est appropriée le vin, sang du Christ, fruit du travail des hommes et de la terre, tandis que le Japon a privilégié le saké, boisson des divinités shintô, mariage des principes opposés du riz et de l’eau. Tous les deux furent au cours de leur histoire la boisson des rois et des princes, des empereurs et des shôguns avant de devenir des boissons populaires et nationales. Ils ont fait l’objet d’un commerce fructueux qui a fait la fortune de villes et de régions entières avant de connaître une crise de la consommation sous l’effet conjugué de la concurrence étrangère et de la modification des comportements alimentaires.
8Il faut néanmoins nuancer le parallèle. D’abord, parce qu’il convient de ne pas sous-estimer la différence de nature entre le vin et le saké. Le premier est produit à partir d’un fruit et le second à partir d’une céréale qui est aussi l’aliment principal des Japonais : le riz. Les conséquences se remarquent dans la fabrication, la conservation et les possibilités de transport. Elles se retrouvent aussi dans la concurrence très forte qu’il y a longtemps eu au Japon entre l’aliment et la boisson, puisqu’ils étaient tous les deux produits à partir du riz. Une concurrence qui ne se retrouve pas sur les vignobles de qualité européens. Ensuite les pratiques de la table ne sont pas les mêmes en Europe et au Japon. Si dans la tradition française, le vin accompagne le repas, le Japon n’a pas cette habitude. Le saké est généralement consommé en tant que « plat principal », en dehors des repas et les mets servis avec sont de simples accompagnements. Une nuance qui introduit des représentations et des comportements complètement différents de la part des consommateurs. Enfin, il existe une différence d’échelle importante entre les aires de production et de consommation des deux boissons. Le vin, dont la consommation s’est propagée sur tous les continents, accompagnant l’expansion européenne, s’analyse à l’échelle mondiale, tandis que le saké reste encore principalement confiné sur le marché nippon.
9Toutefois les deux boissons font face à des problèmes communs. Elles sont concurrencées dans leurs propres territoires d’origine par des tendances uniformisatrices auxquelles répondent des attributs d’originalité et de délimitation. Le point de rencontre entre le vin et le saké, au-delà de leurs différences de nature peut donc être le terroir. Non pas le terroir physique, encore trop souvent présenté comme unique facteur de la qualité des productions alimentaires, mais le terroir pris dans son acception complète associant les lieux, les hommes, les paysages et les savoir-faire. L’exemple du saké montre que, dans un processus de passage à l’échelle mondiale et dans un contexte de crise d’un marché hyperconcurrentiel, le terroir peut être un argument de différentiation pour les productions de qualité. La première crise de la mondialisation qui, depuis 2008, frappe l’ensemble des sociétés développées sonne certainement le glas d’un système de vérités posé par la domination occidentale du monde et dicté par le tout-économie dont les Japonais ont été les trop bons élèves. L’avenir des boissons au fort potentiel identitaire est à construire dans ce retour de la géographie et des singularités. Elles ne sont plus les expressions d’un passé idéalisé mais plutôt des expressions d’un lien culturel fort avec le monde.
10Le Japon est un vieux pays, dans lequel apparaît l’importance du territoire, comme espace construit et approprié sur lequel on projette une valeur. L’exemple du saké, une boisson pas si anachronique qu’elle n’y paraît au premier abord, apporte ainsi une pierre au débat sur les produits d’origine et les standards de fabrication. L’évolution actuelle du vin de riz japonais, pleine de contradictions, son retour ambigu vers des terroirs idéalisés permet donc de s’interroger sur la nature de ce concept et sur les facteurs de qualité qui lui sont généralement attribués. Par sa différence de nature avec le vin, le saké ne peut qu’avoir des terroirs construits socialement et produits d’une histoire. À l’inverse d’une évolution que l’on aurait tort de croire irréversible, l’adaptation à la modernité passe aussi par la tradition et l’enracinement et l’enjeu est celui de la maîtrise de la mondialisation.
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