Chapitre XI
Les nouveaux défis : repenser les déterminants de la qualité et s’adapter à l’international
p. 233-256
Texte intégral
1Jusqu’à présent, le saké a évolué dans un système borné aux frontières de l’archipel nippon, mais ces consommateurs sont désormais en train d’inventer de nouvelles façons de consommer ce qui a longtemps été leur unique boisson alcoolique tandis que le passage à l’échelle mondiale révèle l’anachronisme de certaines structures. La complexité de la législation et la faible prise en compte de l’origine font partie de ces problèmes. Ainsi, même si, lorsque l’on parle de saké, les Japonais savent évidemment de quoi il s’agit, il existe un hiatus entre l’appellation courante et la législation. Nihonshu, « vin japonais » est en principe utilisé pour désigner le saké mais il ne correspond à rien au niveau juridique. Le terme seishu indiqué sur les étiquettes n’est pas tout à fait synonyme de nihonshu. Si tous les deux sont du sake, seishu laisse de côté une partie de la production de vin de riz non filtré, le nigorizake. Il est donc difficile d’identifier le véritable saké, défini par ses ingrédients, sa fabrication et son espace de production (le Japon).
2Dans une période où les frontières s’ouvrent et où le monde du saké se retrouve malgré lui intégré dans un processus de mise en concurrence des territoires, la définition des déterminants de la qualité est une question primordiale pour son adaptation à l’international. Quels en sont les critères ? Le saké peut-il avoir une valorisation et une reconnaissance de certains de ses territoires ? Est-il possible d’adapter des standards internationaux de qualité au saké sans qu’il perde sa nature ?
Une législation à revoir
Une classification double difficilement lisible
3Le moins que l’on puisse dire au sujet de la classification du saké est qu’elle est très difficile à comprendre pour les non-initiés. Fruit de compromis et décisions non prises, elle rend la lecture du produit et sa nature difficile à appréhender.
4Le principe de la législation actuelle du saké, pour qu’il puisse être considéré comme un seishu, repose sur deux éléments techniques de fabrication. D’une part elle concerne les ingrédients en distinguant s’il y a ou non un ajout de produits autres que le riz, le kôji, l’eau et les levures dans le mélange de fermentation. Dans ce cas, c’est surtout le pourcentage d’alcool industriel ajouté qui détermine la catégorie (la limite maximum d’alcool ajouté ne peut pas dépasser 25 %), mais il peut aussi y avoir des ajouts d’acides aminés, de conservateurs ou de rehausseurs de goût dans les catégories de vin de riz les plus basses. D’autre part, la législation concerne le degré de polissage du riz utilisé lors de la fabrication. Les catégories les meilleures sont celles dont le riz a été le plus poli et les catégories inférieures sont celles dont les grains n’ont subi qu’un faible voire aucun polissage.
5L’origine de cette classification date du milieu des années 1970, lorsque la baisse de la consommation a commencé à se faire sentir et que les associations de fabricants ont éprouvé le besoin de donner à leurs produits plus de lisibilité pour les consommateurs après les différents scandales qui ont marqué ces années. Elle a remplacé l’ancienne classification en kyû qui datait du début de Meiji. L’ancienne classification comprenait trois niveaux et était simplement basée sur le degré d’alcool. Les tokkyû étaient les sakés les plus alcoolisés, les nikyû les sakés les moins alcoolisés. Ce choix s’expliquait à l’époque par la nature de la fabrication lors de la mise en œuvre de la législation. Lorsque le degré d’alcool ne pouvait être obtenu que de façon naturelle, un saké très alcoolisé révélait une bonne maîtrise du processus des fermentations. Avec l’évolution technique et les ajouts d’alcool, elle avait perdu tout son sens. La première tentative de rééquilibrage date de 1969 avec la création du saké de type honjôzo qui limitait l’ajout d’alcool à 10 % du volume de riz. Les catégories sur le polissage datent de 19821. Pendant un temps les deux systèmes ont coexisté et la classification en kyû a été définitivement abandonnée en 1992.
6La classification actuelle, basée sur ce que l’on pourrait qualifier de pureté des ingrédients et de polissage du riz, satisfait peu de monde. Elle est le résultat de la lutte qui se déroule toujours entre les fabricants et le débat non tranché de la véritable nature du saké. Est-il seulement un produit issu de la fermentation du riz dans de l’eau ou est-ce que l’ajout d’alcool est possible ? Lors de la mise en place de la législation, les grandes marques, principales pourvoyeuses de sakés ordinaires, n’ont jamais accepté que les sakés avec de l’alcool ajouté ne soient plus considérés comme des seishu, d’où le flou actuel concernant même les meilleurs produits dans lesquels une petite part d’alcool industriel peut être ajouté.
7Cette classification hybride et incomplète pose de nombreux problèmes. Tout d’abord les catégories se superposent sans avoir le même but. L’une part de l’idée qu’un bon saké est nécessairement sans alcool ajouté, l’autre qu’un bon saké est avant tout obtenu avec un riz très poli. Par exemple, un daiginjô peut être additionné d’alcool à hauteur de 10 %, ce qui revient à dire qu’il n’est pas un junmai. Toutefois un saké junmai (sans ajout d’alcool) peut être fait avec des grains non polis et, dans ce cas, sera très ordinaire. De même, dans l’une des catégories, le honjôsô fait partie des sakés supérieurs, dans l’autre, il fait partie des sakés ordinaires. Ensuite, certains éléments des deux catégories se confondent. Par exemple, pour bien préciser que leur junmai utilise des grains de riz polis à plus de 60 %, certains fabricants rajoutent l’adjectif tokebetsu (spécial) derrière leur dénomination, or, un junmai ginjô et un tokebetsu junmai correspondent exactement au même produit. Enfin, la législation présente des zones d’ombre mal définies qui autorisent des interprétations limites. De fait, les étiquettes des sakés sont extrêmement complexes à décoder car, si le fabricant veut vraiment expliquer ce qu’il fait, il doit composer avec les deux échelles de valeur. Les sakés sont donc le plus souvent dénommés de la façon suivante : junmai daiginjô, junmai ginjô, etc.
8Concernant l’étiquetage, la législation oblige simplement à faire figurer le nom du fabricant, la date et le lieu de mise en bouteille et interdit un certain nombre de points comme par exemple l’utilisation d’arguments publicitaires (meilleur saké du Japon, etc.) et, charme propre au Japon, des mentions concernant la famille impériale. En ce qui concerne les critères de qualité en vigueur, il faut juste faire figurer tous les ingrédients et de ne pas tricher sur les catégories. La mention des catégories n’est pas obligatoire et seule la mention seishu doit figurer sur la bouteille. Les fabricants proposant un saké supérieur font néanmoins toujours figurer le maximum d’informations pour bien l’identifier et, dès lors, parce qu’il fait intervenir un nombre très important d’informations techniques, le déchiffrage des étiquettes de saké est souvent très compliqué. Aux classifications par ingrédients et par degrés de polissage, s’ajoutent souvent des mentions comme saké nouveau, saké vieilli, saké non pasteurisé, des indications sur l’importance de l’eau ajouté ou sur la technique de moto utilisée. Lorsque l’on sait qu’il y a plus de dix critères qui peuvent être indiqués dans la dénomination d’un saké et que plusieurs se recoupent, seuls les vrais connaisseurs bien au fait des subtilités du brassage du saké et de ses différentes étapes peuvent s’y retrouver. Au final, avec des déterminants de la qualité aussi techniques, le consommateur est le plus souvent dérouté.
9L’origine du saké est le grand absent de la législation qui est basée sur la mise en avant de la marque et du processus de fabrication. Comme il ne faut indiquer sur l’étiquette que la date et le lieu de mise en bouteille, les ingrédients, ou bien le saké lui-même, peuvent donc venir d’ailleurs. C’est particulièrement le cas pour les mélanges effectués par les grandes marques, ce qui laisse apparaître une faille dans le système.
10L’indétermination fut à l’origine des nombreux scandales qui ont marqué les années 1970 et 1980 lorsque la Presse a révélé que la plupart des grandes marques de Nada et de Fushimi commercialisaient sous leur nom des coupages venant de tout le pays. Par rapport à la législation, rien n’était illégal, par contre les consommateurs ont ressenti cela comme une trahison. Aujourd’hui avec le renversement de l’image des régions, c’est plutôt le contraire qui se passe et bien des sakés industriels sont présentés à tort comme des sakés régionaux. Le hiatus qui existe entre la législation sur le saké et les attentes des consommateurs pose un sérieux problème. Il démontre que les Japonais sont particulièrement sensibles à l’origine, que celle-ci semble naturelle à beaucoup d’entre eux, et que l’indication de la région d’où vient le produit implique une confiance et une sensibilité particulière que les standards de fabrication ne donnent pas.
Décoder une étiquette de saké
Ici nous avons un seishu pur riz (junmai) de type ginjô (riz polis à 55 %). Son degré d’alcool est entre 15 et 16 %. Le brasseur a indiqué en plus le nom de la source d’eau, le type de riz utilisé (Omachimai 100 %) et précise qu’il s’agit d’une production limitée qui utilise des ingrédients de la région d’Okayama uniquement (la date de mise en bouteille figurait au dos).
En raison du flou de la législation, les brasseurs font figurer de plus en plus d’informations sur leurs étiquettes. Celles-ci sont bien révélatrices des tendances actuelles qui mettent en avant la qualité des produits. Elles peuvent concerner le nom du riz, le nom de la source d’eau, le filtrage ou non, la sorte de levure, le nom du tôji, des informations sur le goût, la façon de boire ou la température idéale pour déguster le saké.
Les abus et les réponses
11La manière de fabriquer le vin de riz et de réussir le processus de fermentation est le premier problème posé par le flou entourant la législation. Sur la question de l’alcool ajouté, la catégorisation en junmai a été une réponse à l’utilisation de plus en plus massive d’alcool distillé dans les mélanges de fermentation. Dans les années 1970, on pouvait considérer que dans une bouteille de saké ordinaire, plus de la moitié n’étaient pas du saké mais un mélange d’eau, d’alcool industriel et de divers additifs. À ces abus la législation a bien apporté une réponse satisfaisante en limitant au moins les quantités autorisées, mais le problème de l’alcool rejoint celui de la nature du saké. Ajouter de l’alcool, même à hauteur de 10 % dans un excellent saké change la nature de la boisson. C’est un souci qui concerne l’ensemble des sakés supérieurs de type ginjô et daiginjô et l’on peut se demander combien parmi eux sont vraiment pur riz. Les estimations à partir des chiffres de production par catégorie font état de 28 %, ce qui est plutôt faible et qui laisserait entendre que près des deux tiers des meilleurs sakés ne sont pas pur riz. À titre de comparaison, le problème de l’ajout d’alcool dans le saké rejoint celui des vins fortifiés et des vins doux naturels. Ces produits peuvent être excellents mais il s’agit d’autres boissons. Si pour les vins, au moins pour le cas français, la distinction est aujourd’hui bien claire, ce n’est pas le cas pour le saké et, pour le moment, aucune réponse satisfaisante n’a été apportée à cette question.
12Concernant le polissage du riz, la catégorie junmai est, malgré ses avantages, problématique en raison des zones d’ombre de la fabrication. Il faut savoir que « pur riz » ne signifie pas forcément « pur riz à saké » et ne signifie pas forcément non plus « grain de riz », ce qui veut dire que de la poudre de riz peut par exemple être utilisée sans que le saké perde son appellation junmai. Au mieux, il s’agira d’un bon moyen pour le brasseur de réutiliser les pertes dues au polissage des meilleurs sakés qui peuvent atteindre plus de la moitié du volume du riz blanc, au pire il s’agit d’achat direct de poudre de riz. Pendant un moment, pour éviter cette incertitude, les junmai ont été limités à des sakés produits avec des riz polis à hauteur de 75 %, mais cette disposition a été abolie en 2004. La meilleure solution pour les fabricants désireux de rendre compte au mieux de la qualité leur travail est donc d’indiquer le degré de polissage ou d’appeler son saké tokubestu junmai.
13La question de la date de fabrication du saké est aujourd’hui celle qui suscite certainement le plus de critiques. Pour le moment il est simplement demandé d’indiquer la date de mise en bouteille, ce qui veut dire que le saké peut tout à fait être conservé en fûts pendant une assez longue période. Lorsque l’on sait qu’il est préférable de boire un saké dans l’année, l’indication précise de la date de fabrication est donc très importante. La solution la plus simple serait d’indiquer la date du pressage. Le fait de ne jamais avoir pris une mesure aussi évidente en dit long sur les motivations et les pressions qui peuvent exister dans ce domaine et montre que, pour le législateur japonais, la qualité du saké est encore loin d’être la priorité.
14En ce qui concerne l’origine, la législation n’apporte aucune garantie à part le lieu de mise en bouteille. Les mélanges d’ingrédients de différentes origines sont possibles, les mélanges de sakés aussi, sans qu’il soit possible pour le consommateur d’en savoir quoi que ce soit. En dépit de ce qui est parfois affirmé par les tenants des standards de fabrication, l’origine a de l’importance dans les choix des clients, comme le prouvent les nombreux abus existants. Ceux-ci se remarquent en particulier dans la dénomination des sakés. Ainsi les noms des régions les plus reconnues sont inscrits sur les bouteilles où il peut être indiqué sans problème, « Saké produit avec du riz de… », « Saké fait par un tôji de… », « Saké à la manière de… ». Il est aussi possible de profiter d’une homonymie de toponymie entre régions. La langue japonaise qui permet d’être très concis et de jouer sur les divers sens des caractères permet des associations très subtiles2. Les reprises de noms de lieux connus se font sur le nom du saké et pas sur le lieu de fabrication ou la marque. Comme le nom du saké est indiqué en grand caractère contrairement à celui du producteur et de la région, le consommateur non attentif peut facilement être abusé.
15La question de l’origine est en général faussement abordée par l’intermédiaire de la mention jizake, « saké de pays ». Un problème de taille se pose pourtant sur cette dénomination qui est perçue comme une catégorie alors qu’elle ne correspond à aucune définition juridique. Un jizake peut donc être composé d’ingrédients venant de différentes régions ou de coupages de différents sakés en provenance de l’ensemble du pays. Le terme de jizake dérive simplement de l’opposition qui existait pendant l’époque d’Edo entre le kudarizake et le saké des provinces. Avec la modernisation des brasseries, les grandes marques de Nada, Itami, Ikeda et Nishinomiya auxquelles se sont ajoutées celles de Fushimi ont été dénommées par le terme emprunté à l’anglais de « National brand » et les autres sakés ont été appelées jizake, non sans une certaine condescendance. Avec l’image positive associée dorénavant aux sakés régionaux, les brasseurs usent et abusent de cette dénomination sans véritable règle de fonctionnement.
Peut-il exister des terroirs du saké ?
16Les problèmes posés au vin de riz depuis que ses pratiques se conjuguent dans un système ouvert sur le monde, obligent le Japon à chercher des solutions nouvelles pour rendre compte de la qualité et de l’identité du saké. Certaines régions comme Niigata par exemple envisagent une protection prenant en compte l’origine géographique3. Un regard extérieur, et en particulier français, verrait facilement se dessiner des terroirs du saké et des appellations derrière les différents territoires de production mais, sur ce point, au Japon, les avis sont extrêmement tranchés. Ils reflètent à la fois des oppositions de cultures régionales, de taille des fabricants ou bien, plus profondément, de conception quant à la véritable nature du saké. Le débat sur la prise en compte ou nom de l’origine du saké rappelle étrangement la crise qui a opposé en France au début du xxe siècle négociants et propriétaires et qui a vu l’institutionnalisation de la qualité se faire sur une appartenance ou non à une appellation d’origine contrôlée4. Pour le saké, les enjeux sont exactement les mêmes sauf que le vin de riz est un produit bien plus complexe que le vin. Il fait intervenir nombre d’ingrédients, de surcroît transportable et ne pouvant pas être aussi facilement relié à une origine géographique que les grands crus français (ceux-ci d’ailleurs sont aujourd’hui mis à l’épreuve par la mondialisation et la concurrence des marques et des cépages5). Pour le saké, aucune solution n’est a priori meilleure qu’une autre, mais les défis posés au vin de riz japonais obligent à des remises en question.
17La question de l’origine des produits et la qualité qui lui est associée est, au Japon, un critère pertinent. Malgré une législation et des pratiques en apparence très inspirées des standards anglo-saxons, les consommateurs japonais gardent dans leur appréciation de la qualité cette caractéristique que l’on observe en général dans les vieux pays de tradition agricole. Concernant le saké, la question de l’origine est un processus ancien car le vin de riz a fait partie des premiers produits à avoir indiqué son lieu de production, bien avant la période de modernisation et d’ouverture du pays. Au xviie siècle, lors du grand commerce entre les régions du Kinai et la capitale shôgunale, les sakés d’Ikeda et de Nada apposaient déjà la marque de leur région sur leurs tonneaux comme gage de qualité, et, déjà à cette époque, des contrefaçons existaient. Cet exemple montre que la maison de saké et l’origine du vin de riz étaient, autrefois, intrinsèquement liées dans l’appréciation de la qualité et de la valeur attribuée au produit. Finalement, ce n’est qu’avec l’industrialisation d’une partie du monde du saké que la marque et les critères techniques se sont imposés dans le processus de modernisation et d’industrialisation qui a caractérisé la plus grande partie du xxe siècle. Les renversements des représentations à l’œuvre aujourd’hui permettent de replacer l’origine au centre du débat et, dès lors, il est tout à fait possible de se poser la question d’éventuels terroirs du saké, comme réponse aux abus induits par la législation actuelle et aux désirs d’authenticité d’une partie des consommateurs.
Les expériences en cours
18Niigata a été la première région à essayer, par l’intermédiaire de son association des brasseurs, un label d’origine sur ses bouteilles en s’inspirant directement de la législation française des Appellations d’origine contrôlée dans le nom choisi : « Niigata-o-c ». Ce label, créé en 1997, combine des critères de lieu de production, d’origine des ingrédients, de technique de fabrication et de qualité minimale du produit. Il est représenté par 5 grains de riz figurant une fleur sur fond bleu apposé au dos des bouteilles de saké. Pour bénéficier du label, le fabricant doit présenter un produit respectant plusieurs caractéristiques : utiliser une source d’eau de la région (donc avoir sa brasserie dans la région), utiliser un riz produit uniquement dans la préfecture et le polir au moins à hauteur de 60 %, enfin, recevoir l’approbation d’une commission de contrôle de l’association des brasseurs. Aujourd’hui, plus de la moitié des fabricants de la région (48 sur 92) participent à ce label de qualité qui en fait le plus important du Japon. Après Niigata, et certainement en raison du succès rencontré, la préfecture de Nagano a développé en 2002 un système similaire où le riz utilisé pour le brassage doit être produit dans la préfecture et poli au moins à hauteur de 70 %. En 2004, ce sont les préfectures de Saga et d’Hokkaido qui ont créé leurs labels d’origine, tandis que cinq fabricants d’Ishikawa ont mis en place une appellation centrée sur la région montagneuse d’Hakusan.
19L’appellation d’origine de la préfecture d’Ishikawa appelée « Hakusan Kikusake » est la seule qui soit déposée à l’OMC depuis 2005. L’histoire de ce qui est en réalité un trademark associant plusieurs fabricants de la région est significative des enjeux de l’appellation. Ce qui a motivé cette expérience est la réutilisation du nom Hakusan pour des noms d’autres vins de riz, y compris hors du Japon. La raison est la victoire lors du premier concours de saké de l’International Wine Chalenge d’un saké d’Ishikawa qui a entraîné de nombreuses imitations. En 2004 un label a d’abord été créé avec les conditions suivantes : utilisation obligatoire d’un riz à saké (pas obligatoirement cultivé dans la région) polis au minimum à 70 %, obligation de réaliser toutes les étapes du brassage dans la limite de la région de montagneuse d’Hakusan et obligation d’utiliser l’eau du bassin du fleuve Tedorikawa, avoir un minimum de 20 % de riz-kôji dans le mélange et utilisation uniquement des méthodes traditionnelles pour le moto. Les producteurs doivent ensuite répondre aux exigences d’une commission de contrôle de qualité. Une fois le label en place, le ministère des Finances japonais a ensuite déposé une demande de protection du nom qui a été acceptée en 2005 par l’OMC. L’utilisation du nom Hakusan Kikusake est désormais protégée et limitée aux cinq fabricants du label.
20Ce qui apparaît en observant les différentes expériences en cours au Japon, c’est tout d’abord la référence au système français des appellations d’origine. Il se remarque dans les noms donnés, « Appellation control » ou « Niigata-o-c », mais aussi dans le rapport officiel de la National Tax Agency sur l’expérience d’Ishikawa où la législation française des AOC est mentionnée comme un modèle qui pourrait être suivi en cas de succès6. Cette référence aux AOC et aux terroirs intervient justement à un moment où en son sein même, en France, ce système est de plus en plus controversé et mis en question par la rente territoriale qu’il implique7. Pour les petits producteurs de saké dont les régions ont acquis une certaine reconnaissance, il apparaît néanmoins comme un idéal qui permettrait de redonner de la crédibilité à leurs produits.
21La prédominance de l’échelle régionale dans les découpages est une autre caractéristique. Mis à part Ishikawa, tous les autres labels géographiques ont pris pour échelle leur préfecture. Ce point s’explique facilement par l’organisation du système des associations de producteurs de saké qui sont justement organisées selon ce découpage et, dans tous les cas, c’est de ces associations que sont parties les tentatives. La question de l’échelle relève une importance fondamentale : « Si le découpage est trop petit, les brasseurs concernés manquent de moyens de reconnaissance, si le découpage est trop grand, les caractéristiques ne sont plus assez significatives pour parler de saké de terroir8. » L’échelle retenue n’est toutefois pas qu’une question de moyen d’action, elle doit signifier quelque chose pour le consommateur. Pour Hakusan, la montagne et son eau ont été choisies, tandis que pour Niigata, Hokkaidô, Nagano et Saga, ce sont les limites administratives de la préfecture qui ont fait l’objet d’un consensus. Selon les territoires, les conditions justifiant une originalité seront donc différentes. Si dans la plupart des cas, c’est l’échelle de la préfecture qui paraît la plus parlante au consommateur, pour les vielles régions du Kinai, les découpages pourraient se faire à beaucoup plus grande échelle car Nada, Nishinomiya ou Fushimi sont suffisamment reconnues dans l’ensemble du pays pour faire valoir leur origine si leurs fabricants de saké le souhaitaient.
22Une autre considération ressort des expériences associant qualité et origine, c’est l’absence pour le moment des territoires les plus fameux du kudarizake dans ces tentatives. Cette absence peut surprendre puisque, au fond, Itami, Nada, Nishinomiya, Ikeda ou Fushimi sont certainement les lieux de production de vins de riz les plus réputés. La raison de cette situation semble se trouver dans la conception différente du saké dans les régions de l’ancien Kinai. Finalement, les régions qui ont développé des processus de protection sont celles où la reconnaissance du saké est bien plus récente et qui ont basé sa qualité sur des critères reliés aux ingrédients. Ce sont aussi des régions où dominent les petits producteurs. En opposition, les régions de l’ancien Kinai sont dominées par des grandes marques de saké, déjà reconnues, pour qui une focalisation de la qualité associée à l’origine géographique aurait pour conséquence de valoriser d’autres producteurs du même espace en nivelant leurs avantages. La logique des grandes firmes et leur puissance dominent donc et empêchent, pour le moment, d’envisager dans leurs régions historiques d’autres pratiques, d’autant que le négoce et la possibilité d’achat de riz dans d’autres régions est pour elles d’une grande importance.
Vers des jizake de terroir ?
23Les raisons en général invoquées pour ne pas ouvrir le débat sur l’origine sont la multiplicité des ingrédients du saké et l’absence du concept de terroir dans la langue japonaise. Cette argumentation est partisane et peu convaincante. D’abord, un autre produit traditionnel, le shôchû, s’est doté de critères de qualité liés à l’origine pour protéger les régions historiques du sud du pays lorsque la boisson est devenue à la mode dans les années 1990. La législation sur le shôchû est aujourd’hui claire alors que ses ingrédients sont bien plus divers que ceux du saké. Ensuite, la question du concept de terroir et de sa traduction se pose dans plusieurs langues et il se trouve qu’en japonais, trois termes qui englobent chacun un aspect de la définition large du terroir9 sont souvent appliqués aux ingrédients ou au savoir-faire des productions agroalimentaires : nôsanchi (propriétés agronomiques du sol), chihô (territoire) et kyôdo (identité du lieu). Ce vocabulaire montre que l’idée de goût géographique n’est pas du tout étrangère à la culture japonaise.
24Parler de l’originalité, voire de l’authenticité des sakés régionaux a donc du sens. Les critères physiques concernant le lieu de fabrication du saké et de ses ingrédients introduisent une relation verticale liée au sol et au climat. Ils sont mis en avant par les labels et permettent aussi d’identifier des paysages spécifiques. Ces éléments sont importants dans les goûts du saké, même s’il est impossible de savoir à quel point. Parmi les quatre ingrédients du saké (eau, riz, levures, kôji), seuls l’eau et le riz sont à même d’être utilisés. L’eau est l’élément le plus déterminant car il ne peut pas être déplacé. Dans la localisation de la brasserie, la source d’eau est donc primordiale et la qualité de celle-ci fait intervenir des différences ponctuelles que l’on peut qualifier de géographiques dans les goûts des sakés. Le riz est un second aspect de la question. L’utilisation de divers riz à saké selon les régions donne une pertinence nouvelle à la notion de terroir agrocultural. Le riz n’est plus uniquement une matière première quelconque mais un élément territorialisé. Du fait de l’introduction de variétés nouvelles adaptées au climat de chaque région, une identité des riz qui résulte à la fois de choix humains et de contraintes physiques apparaît. Les variétés de riz peuvent donc être assimilées aux cépages du raisin, entraînant également une différenciation au niveau du goût.
25En raison de l’histoire de la fabrication du saké et des savoir-faire mis en œuvre, les délimitations uniquement physiques basées sur les ingrédients ne peuvent être totalement valables (le seraient-elles renverrait d’ailleurs à une vision très partielle de ce que peut être le terroir). L’absence de mot pour traduire directement le terroir en japonais est d’ailleurs peut-être une aubaine car il évite le piège de l’assimilation à des critères physiques uniques, ce qui a longtemps et qui est encore trop souvent le cas lorsque le terme est employé en France dans le contexte viticole10. Le saké est une boisson « cuisinée » faisant intervenir plusieurs ingrédients, qui peuvent être conservés et transportés. Les territoires actuels se sont mis en place selon d’autres logiques, de transport notamment et, de plus, la distinction entre les brasseurs de saké et les producteurs de riz correspond à une manière ancienne d’appréhender la boisson. La nature du saké, le nombre d’ingrédients et les combinaisons possibles laissent donc aux choix humains une importance plus grande qu’il est obligatoire de prendre en compte pour rendre à d’éventuels terroirs toute la complexité des territoires.
26Que le riz, le kôji ou les levures puissent être achetés ailleurs ne signifie donc pas forcement que la manière de faire le saké est identique partout. Il faut en cela comparer le saké à une cuisine de terroir. Les ingrédients des plats peuvent ne pas venir uniquement de la région sans que l’authenticité ne soit remise en cause. Pour le saké, les régions maritimes et fluviales, autrefois plus faciles d’accès, ont développé par l’intermédiaire de leurs négociants des approvisionnements plus lointains que les régions de montagnes où les brasseurs utilisaient, par défaut, un riz produit sur place. Le savoir-faire associé aux régions peut aussi s’identifier par les confréries de tôji. Chacune a son propre fonctionnement et chacune est en quelque sorte une école qui a sa manière de faire le saké et de mettre en avant tel ou tel élément. En prenant en compte ces différents éléments, il est donc possible de définir des manières de faire propres à chaque région regroupant l’utilisation prioritaire de telle ou telle variété de riz, de telle ou telle souche de levure, donnant des sakés d’un goût distinct. C’est en général ce critère que reprennent les labels régionaux, en soumettant les productions à l’approbation d’une commission de contrôle, lorsqu’ils souhaitent indiquer la différence de leur saké.
27Le terroir est donc avant tout une image et un slogan. Le commentaire d’un producteur de Fukuoka sur ce point est très éclairant : « Fukuoka a une grande production de saké, elle est la deuxième région produisant la variété Yamada nishiki, mais qui chez le consommateur le sait ? Fukuoka est à Kyûshû et a l’image d’une région du shôchû. Nos sakés apparaissent sous-côtés. Mettre en avant la région serait pour nous un désavantage. » Le terroir, qui est perçu comme réceptacle d’une originalité, est donc comme le paysage, « dans le regard, pas dans l’espace11 », et ce regard est celui du consommateur. Tant que la représentation fonctionne, le lien posé entre la qualité et le lieu de production est accepté. Dès lors que la chaîne est rompue, le lien est remis en question. L’image du territoire est donc primordiale et elle a finalement peu à voir avec des critères quantitativement mesurables. La question de l’origine est donc d’abord, pour les producteurs, une question de préservation de l’identité géographique dans un contexte de déterritorialisation de la singularité des productions rendue possible par la maîtrise technique.
28Dans le cadre de la promotion des différentes régions et du retour des consommateurs vers les produits régionaux, une législation simple sur le jizake serait certainement une bonne initiative. Les tentatives et expériences actuelles sont peu suivies par le ministère des Finances qui est responsable de la réglementation. En dehors de l’expérience faite pour le label « Hakusan Kikusake », il n’y a pas eu de volonté suivie de faire reconnaître les différentes origines des sakés. Cette indifférence continue à valider de fait la politique des grandes marques, mais la prise en charge de plus en plus insistante des productions locales par les régions elles-mêmes est peut-être en train de changer la vision des enjeux.
L’origine, un moyen de se protéger
29L’origine des ingrédients n’est pas qu’une question identitaire. Pour le jizake qui, par exemple, gagne aujourd’hui des parts de marché sur les sakés des grandes marques, l’absence de contrôle sur la qualité minimale et sur l’origine des ingrédients peut détourner rapidement des consommateurs qui ont l’embarras du choix parmi les boissons alcooliques de qualité. Le débat dépasse les oppositions entre régions ou entre petits fabricants et grandes firmes. Pour le moment, peu de Japonais le savent et beaucoup croient que le jizake est vraiment un saké de région. Or, en l’absence de critères précis concernant les ingrédients et leur origine, rien n’est assuré. Pour peu que certains commencent à importer des riz étrangers, il y a des scandales en puissance qui ne demandent qu’à éclater et qui risqueraient d’être fatals à ce succès fragile. Jusqu’à présent, la fabrication du saké était restée confinée au Japon, mais, aujourd’hui, la concurrence se fait aussi de l’extérieur des frontières. Des sakés parfois brassés en Chine ou en Corée se retrouvent sur le marché japonais avec des dénominations de régions japonaises. Certaines marques japonaises n’hésitent pas non plus, depuis la baisse de certaines barrières douanières sur les importations de produits agroalimentaire, à faire brasser leur saké en Asie du Sud-Est afin de profiter du coût de la main d’œuvre et du riz moins cher. Encore à l’état d’expériences, ces pratiques pourraient être amenées à se développer.
30Si la vague des sakés de qualité se maintient et si le produit se développe un peu plus à l’export, il risque aussi d’y avoir une évolution de la culture du riz à saké. Jusqu’à présent il s’agit d’une spécialité japonaise. Mais les producteurs de saké se plaignent beaucoup du prix élevé de ces riz et de la difficulté à s’en procurer. La tentation de les faire produire à l’étranger existe. Qu’est-ce qu’un saké produit avec des riz importés aurait encore de japonais ? La question mérite d’être posée, d’autant que l’origine représente aussi une question de sécurité alimentaire et de traçabilité. L’importation de riz par exemple et le passage par des intermédiaires divers peuvent poser de réels problèmes. En août 2008, un scandale de riz contaminé par des insecticides qui s’est retrouvé dans des bouteilles de saké et de shôchû a éclaté. Il s’agissait d’un riz importé de Chine, destiné à une utilisation industrielle pour la fabrication de colle, qui avait été mélangé à du riz de consommation puis réduit en poudre12. Au-delà de la question de la traçabilité, ce scandale a révélé au grand public, avec le rappel des bouteilles, l’utilisation de poudre de riz dans des sakés junmai chez des marques plutôt connues. Le même souci peut se poser avec l’alcool industriel parfois acheté en Chine, au Brésil ou en Corée et utilisé par les brasseurs, y compris dans les meilleures catégories de saké.
31La législation sur le saké gagnerait donc à prendre en compte quelques éléments concernant l’origine, simplement pour garantir la qualité du produit. Même si le terroir ne peut pas, en l’état actuel des choses, être érigé en but ultime, une prise en compte et une protection de ceux qui tentent de faire un produit original et représentatif des paysages de leur région et des hommes qui le produisent doit être envisagée. Une réflexion sur le jizake qui ne correspond encore à aucune définition aurait l’avantage de ne pas modifier les équilibres actuels. À partir des labels déjà existants, une véritable avancée pourrait ainsi se faire concernant les problèmes d’ajout d’alcool ou d’origine des ingrédients. Elle permettrait d’abord de donner plus de lisibilité aux sakés régionaux pour les consommateurs japonais mais elle permettrait surtout de donner plus de crédibilité au saké à l’extérieur des frontières du Japon.
L’internationalisation de la boisson
32Une des questions qui revient à la manière d’un serpent de mer depuis que les ventes de saké sont en baisse est celle de la vente du saké à l’étranger. La faiblesse actuelle des exportations fait par défaut du saké une boisson exclusivement japonaise, mais tant économiquement que culturellement cette situation est un non-sens. Les parts de marché perdues au Japon pourraient se regagner ailleurs et le saké devrait être un ambassadeur de la culture japonaise au moins aussi important que peut l’être le sushi.
Des exportations faibles mais en augmentation
33Les exportations vers l’étranger sont très faibles si on les compare à la production annuelle de saké. Par exemple, en 2006, pour une production nationale de 6,5 millions d’hectolitres seuls 103 000 hectolitres ont été exportés, soit à peine 1,6 % de la production annuelle. Si l’on fait la comparaison, la quantité de saké exportée cette année-là correspond environ à la consommation de deux mois à Tôkyô. La faiblesse des exportations de saké est toutefois à replacer dans le contexte d’une hausse générale des ventes. En 10 ans sur la période 1997 – 2007 celles-ci ont augmenté de plus de 30 %, passant de 84 000 à 111 000 hectolitres.
34L’observation des différents pays où le saké est vendu montre que les exportations de saké ont d’abord eu pour destination les régions concernées par une présence japonaise importante passée ou présente. L’ancien empire colonial où des brasseries avaient été créées et où une certaine culture de la boisson s’est maintenue est ainsi bien représenté. Dans ces régions, le transfert de technologie a permis aussi de relancer les productions locales de vins de riz et a maintenu des pratiques du saké surtout chez les anciennes générations (c’est le cas à Taiwan notamment)13. Cette zone géographique est aussi la zone traditionnelle des vins de riz où une certaine habitude de la consommation de ces boissons s’est maintenue. Ensuite, on retrouve le Brésil et les États-Unis (en particulier Hawaï et la Californie) où l’immigration japonaise a été importante. Enfin, l’Europe, le Canada, l’Australie et l’ensemble des pays de la triade en général où l’on constate la présence de migrations courtes de Japonais (principalement des cadres et leurs familles).
35Ces chiffres, ainsi que la répartition des ventes hors du Japon, montrent que le saké est, sauf en Asie, en priorité consommé par les Japonais ou les descendants de Japonais installés à l’étranger. D’après un rapport de Jetro de 2006 sur la question, entre 70 et 80 % des ventes de saké à l’étranger se font dans les restaurants et concernent des clients japonais14. Une cartographie des exportations de saké est donc encore une cartographie de la présence japonaise en dehors de l’archipel et des relations politico-économiques que le Japon entretient avec ces pays.
36Cependant, depuis une quinzaine d’années, il apparaît que le saké n’est plus consommé uniquement par les Japonais expatriés. Une évolution est donc en cours. Le cas est particulièrement vrai pour les États-Unis. Les Américains ont commencé à boire eux-mêmes du saké et les ventes ne se font plus exclusivement dans les restaurants japonais ou dans les boutiques de produits asiatiques mais aussi dans les magasins de vins et d’alcools. Les ventes en Amérique du Nord ont doublé et c’est cette zone géographique qui explique le plus l’augmentation générale des ventes de saké à l’étranger.
37L’évolution en Asie est beaucoup plus contrastée. Le pic du milieu des années 1990 et la chute qui l’a suivi correspondent pour l’essentiel à une chute importante des ventes à Taiwan qui reste le principal client de saké en Asie orientale. Cette chute s’explique par la conjonction de deux facteurs : un changement de génération chez les buveurs taiwanais avec la disparition de la génération d’avant-guerre qui, pour une partie d’entre elle, avait conservé un certain goût pour la boisson japonaise ; ensuite la fin d’une mode du saké qui a duré sur toute la période du début des années 1990 qui correspondait à l’introduction par les grandes marques japonaise de cup vendus au verre. Pendant cette période, les ventes de saké à Taiwan ont été multipliées par trois avant de revenir à leur consommation habituelle car des produits similaires, forcément moins chers, ont été fabriqués par des marques locales.
38Concernant l’Europe, les exportations de saké sont faibles. Le Royaume-Uni, l’Allemagne et les Pays-Bas sont les principaux clients avec des importations trois fois plus importantes que dans l’Europe latine (France, Espagne, Italie).
Le saké à la conquête du monde ?
39Malgré la faiblesse des exportations, le saké bénéficie d’un contexte favorable grâce à l’engouement mondial pour la cuisine japonaise. Depuis le milieu des années 1980, la cuisine japonaise se développe en effet à travers le monde. Cuisine exotique, auparavant connue seulement de ceux qui avaient fait un séjour dans l’archipel, elle a aujourd’hui une renommée mondiale que le saké pourrait très bien suivre.
40Un certain nombre d’exemples montrent que la réussite est possible. En mai 2008, le magazine Skyward de Japan Air Lines proposait un article sur le développement du saké à Londres15. Une mode qui laissait le journaliste sur son étonnement. En effet le saké fait maintenant partie de la carte des vins dans les grands hôtels et les restaurants haut de gamme. Il est proposé avec les mets les plus inattendus. Le véritable engouement concerne les cocktails et les apéritifs. ÀLondres, les ventes ont augmenté en 10 ans de près de 40 % dans les magasins spécialisés. L’expérience londonienne montre que c’est grâce à la cuisine des bars à sushi que les londoniens ont découvert le saké16.
41Pour comprendre l’évolution en cours, le cas des États-Unis est certainement le plus éclairant puisqu’il regroupe les différentes évolutions qu’a pu connaître le saké en liaison avec le développement de la cuisine. Les États-Unis sont tout d’abord un lieu important d’immigration japonaise à Hawaï et en Californie. Les premiers consommateurs américains de saké ont donc d’abord été les nikeijin, ces descendants de migrants japonais. À partir des années 1980, un changement est apparu dans la fréquentation de leurs restaurants de la côte Ouest. Les clients américains se sont faits de plus en plus nombreux. Parmi les raisons de ce changement il y a d’abord l’augmentation des échanges entre les deux pays depuis la seconde guerre mondiale et les visites de plus en plus fréquentes d’Américains au Japon pour différentes raisons (bases militaires, affaires, tourisme). Ensuite, on peut évoquer une image du Japon aux États-Unis particulièrement positive à cette époque et le début des préoccupations d’ordre alimentaire avec un changement de discours sur la consommation de viande et de matières grasses. La combinaison de ces facteurs a permis de lancer une mode de la cuisine japonaise qui a gagné la côte Est au début des années 1990. Les clients d’origine non japonaise voulaient de l’exotisme et ont été séduits par la consommation chaude en tokkuri. Le saké et la cuisine japonaise sont devenus à la mode dans le monde du show business et ont été popularisés par le cinéma. À partir de ce moment le saké a intégré le melting pot culinaire américain et a commencé à être servi dans d’autres établissements que les restaurants ethniques.
42De leur côté la France et les pays latins en général font figure de parent pauvre. Le saké y est resté très longtemps méconnu et assimilé à un alcool fort. La cuisine japonaise est pourtant en train de s’implanter dans le paysage et le saké devient un peu mieux connu par les consommateurs. Cependant, contrairement aux États-Unis ou à la Grande Bretagne, le saké ne passe pas encore dans la carte des vins des restaurants non japonais. Les restaurateurs traditionnels semblent dans les pays latins plus conventionnels et n’ont pas le même culot que leurs homologues anglo-saxons pour proposer un verre de saké sur certains plats bien choisis. Pourtant le mariage pourrait très bien réussir car les qualités gustatives du saké et sa finesse le prédisposent pour des associations avec des fruits de mer ou des poissons grillés. Quelques exceptions sont toutefois à signaler comme Joël Robuchon dans son restaurant de Monaco et le chocolatier Jean-Paul Hévin qui a tenté un coup médiatique en proposant des chocolats au marc de saké et un saké sucré pour certaines dégustations.
43Malgré un contexte finalement assez favorable, les tentatives de promotion de la part du Japon sont plutôt désordonnées. Le succès du saké à l’étranger et principalement aux États-Unis a été impulsé par la présence importante d’émigrés japonais avant de devenir une boisson à la mode pour les non-japonais. La réponse à cette demande s’est faite de manière originale car, au moins en ce qui concerne les États-Unis, plutôt que d’exporter leur saké, les marques japonaises ont préféré implanter des brasseries à l’étranger. Dans les années 1980, profitant de l’augmentation de la demande en saké, plusieurs grandes firmes japonaises de saké ont ouvert des annexes en Californie suivant l’exemple très particulier des brasseries ouvertes par des descendants de Japonais à Hawaï17. Elles sont aujourd’hui au nombre de six, représentées par les grandes marques (Takara, Ozeki, Hakutsuru et même Suntory qui pourtant ne fait pas de saké au Japon). Il est semble-t-il en train de se passer la même chose en Asie du Sud-Est. De ce point de vue la politique des grandes marques est la même que celle des constructeurs automobiles pour conquérir un marché, elles implantent des usines de saké à l’étranger. Cette manière de faire, très caractéristique des groupes industriels, leur permet notamment de ne pas payer de taxe d’importation, mais le saké peut-il être considéré comme un simple produit industriel ?
44De leur côté, les petits fabricants préfèrent jouer la carte plus classique de l’exportation. Peu vendent sur l’ensemble des zones géographiques et, à part les États-Unis qui semblent être le nouvel Eldorado, la plupart se spécialisent dans une ou deux destinations. Quelques importateurs étrangers ont senti la possibilité d’un lancement de l’importation de saké. Des sociétés étrangères comme Isake en Angleterre et Midori no shima en France se sont lancées dans l’aventure. Elles font produire du saké au Japon qu’elles commercialisent ensuite en Europe sous leur propre nom. Il est encore trop tôt pour savoir de quoi sera fait l’avenir, mais ces tentatives attirent l’attention des Japonais. Leurs sakés sont aujourd’hui vendus dans certaines grandes surfaces de Tôkyô et dans les boutiques hors taxe des aéroports. La clientèle visée est celle des touristes étrangers, et, leurs bouteilles, avec une étiquette simplifiée écrite en romaji, leur permet de proposer un produit tout à fait compréhensible pour les non-japonais.
Les blocages actuels
45Le principal blocage pour une diffusion du saké concerne la véritable nature de la boisson qui est encore mal connue hors de l’Asie. À l’étranger, le saké fait certes l’objet d’une intense curiosité chez les consommateurs des pays développés avides de produits exotiques mais peu d’entre eux ont déjà goûté un saké de qualité, y compris dans les bons restaurants japonais. Pour réussir à vendre le saké hors des frontières du Japon, il faut d’abord le faire connaître. Deux problèmes se posent : le prix et le manque d’informations.
46Le prix de vente reste une donnée majeure. Une analyse faite à partir d’un échantillon de restaurants aux États-Unis en 2005 montrait que les bouteilles de saké sont en général 2 à 3,5 fois plus chères à la vente qu’au Japon. En conséquence, le consommateur va rarement sans connaissance préalable vers un saké cher en ne sachant pas ce qu’il va boire et la majorité des sakés consommés par les non-Japonais aux États-Unis sont des sakés très ordinaires, servis chauds18. Des bouteilles qui sont vendues 1 500 yens au Japon se retrouvent en France sur la table du restaurant à plus de 50 euros. C’est largement trop pour lancer une consommation et une mode, surtout en comparaison avec les vins disponibles au même prix.
47La vente à l’étranger est pour les producteurs de saké difficile. Elle demande beaucoup de temps, des investissements de traduction des étiquettes, des voyages de promotion. Lorsqu’elle est effectuée sous forme directe, elle reste souvent cantonnée à des boutiques spécialisées et des restaurants qui achètent peu de quantité et, lorsque l’on passe par des importateurs, ceux-ci prennent une marge importante. Le problème vient également du Japon et de la taxe sur l’alcool. Une taxe à la production puis à la vente qui met les kura dans une situation délicate. Cette taxe qui se comprenait au xixe siècle quand le monde du saké était dans une situation florissante et qui constituait une grande part du budget de l’État est aujourd’hui proprement incompréhensible et plombe le monde du saké, qui lorsqu’il veut exporter doit encore payer des taxes d’importation et passer par divers intermédiaires. En 1998, le président de Hakutsuru, lors d’une enquête sur les modifications à apporter au monde du saké, relevait déjà ces handicaps par rapport au vin : une taxation trop importante, une matière première chère (à acheter ou à produire) et l’absence de pression des autorités japonaises pour la baisse des tarifs douaniers19. Depuis, rien n’a véritablement changé.
48Pour expliquer cette absence de promotion de la part du Japon, il y a d’abord un problème administratif et de partage des compétences. Le saké dépend du ministère des Finances, ce qui montre bien qu’il n’y a pas de grande politique commerciale de la part du Japon derrière les brasseurs et les exportateurs. L’exportation de produits électroniques ou de voitures est un succès redémontré chaque jour, partout dans le monde les produits japonais sont disponibles, reconnus et appréciés, mais le saké n’est pas une priorité nationale comme la culture de manière générale.
49Ensuite, il y a de la part des Japonais une difficulté à promouvoir leurs produits. Dans les pays anglo-saxon, la mode actuelle du saké se fait plus dans les bars et les restaurants branchés de cuisine internationale que dans les véritables restaurants japonais. À New York comme à Londres, la première mode du saké s’est faite dans un restaurant japonais pour célébrités, où le saké était servi dans des coupes de bambous coupés. Des restaurants que les puristes de la cuisine japonaise et les Japonais eux-mêmes dénigreraient facilement, et pourtant le succès a été au rendez-vous. Il serait temps comme le préconisait Umesao Tadao dès les années 1970 que la culture japonaise s’ouvre au monde, qu’elle ne soit pas prise comme un ensemble indivisible et immuable, perçue comme uniquement la propriété des Japonais20. Il est tant de comprendre au Japon que des non-Japonais peuvent apprécier un saké à sa juste valeur, même en le consommant peut-être un peu différemment. Après tout le Cognac, la vodka ou le Porto sont bien consommés différemment selon les pays, pour le plus grand profit de leurs fabricants. Cette révolution culturelle est encore à faire.
50Ce qui est difficile à comprendre, c’est de ne pas se servir du réseau des restaurants japonais installés à travers le monde. Les restaurateurs japonais, dans beaucoup de pays étrangers, n’ont jamais franchi le pas de proposer systématiquement du saké avec leurs menus. ÀParis par exemple, la carte des sakés des restaurateurs japonais est souvent désespérante. Pauvre, chère, sans explication. Le consommateur même le mieux disposé se retourne facilement vers un Riesling, un Muscadet ou un Vouvray, faute d’avoir été conseillé. L’attitude des restaurateurs japonais s’explique certainement par la place traditionnelle de la boisson dans le repas, puisqu’au Japon, jusqu’à récemment, le saké ne se buvait pas au restaurant mais dans les izakaya et les restaurateurs japonais sont restés souvent dans cette configuration. Ainsi, en Europe où la tradition veut que l’on associe les mets et les vins, ils ont généralement associé leur cuisine avec les boissons locales et ne se sont pas faits les ambassadeurs de leur boisson nationale. Toutefois, maintenant que la demande de la part des clients étrangers existe, qu’un minimum d’informations peut être proposé et qu’au Japon même, les pratiques du repas changent, le problème culturel est peut-être en voie de résolution. Dans cette optique le modèle à suivre est celui de la cuisine italienne qui s’est développée partout dans le monde, emportant avec elle ses vins et ses eaux minérales.
51Il est important pour les Japonais de ne pas trop tarder afin de ne pas se faire déposséder de leurs sakés comme ils sont en train de se faire déposséder d’une partie de leur cuisine par les autres restaurants asiatiques. Pour cela, une meilleure présentation du saké est indispensable pour accorder au produit sa lisibilité internationale. Elle oblige à reprendre les préoccupations concernant la nature du saké, sa législation et son origine. Les oppositions d’un autre âge, comme la prise en charge du produit par le ministère des Finances, sont dans le contexte actuel autant de boulets que traîne la boisson et qui freine son adaptation à l’échelle internationale.
52Dans les nouveaux défis que doit relever le saké, repenser la législation est central. La plupart des fabricants en sont mécontents car elle représente un compromis sur un débat non tranché. Les appréciations concernant les critères de la qualité (marque, fabrication, origine) divergent car le saké est dans une phase de transition qu’il n’a pas encore dépassé. La prise en compte plus importante de l’origine fait l’objet d’un débat très vif. Il n’oppose pas forcément les petits brasseurs aux grandes firmes mais plutôt les régions déjà reconnues aux autres. Dans cette lutte pour une mise en avant de la qualité régionale des sakés nous retrouvons l’opposition entre les vieilles et les nouvelles régions du saké. Ces dernières, à l’image de Niigata, mettent en valeur des critères comme la qualité de l’eau ou du riz, alors que Kyôto ou Hyôgo mettent en avant leur savoir-faire et leur longue histoire.
53La nature des enjeux a toutefois changé d’échelle et la question de l’origine n’est plus de favoriser ou non tel ou tel territoire mais aussi de se protéger et d’offrir une lisibilité au regard du marché international qui constitue le seul véritable moyen de sortir de la crise des ventes. Pour cela deux pistes pourraient être envisagées. D’abord une définition juridique du nihonshu qui n’accepterait que des sakés purs riz et qui prendrait comme échelle, pour l’origine des ingrédients et le lieu de fabrication, le Japon. Ensuite une définition du jiizake qui prendrait comme base l’échelle des régions et qui définirait des normes de fabrication reprenant au cas par cas les pratiques autorisées ou non. Entre crise et renouveau, les décisions prises dans les prochaines années vont être fondamentales.
Notes de bas de page
1 Pour le junmai, plusieurs évolutions ont eu lieu depuis les années 1980 afin de donner ou non un minimum de polissage du riz sur cette catégorie. La dernière, de 2004, va dans le sens contraire.
2 Le jeu de mots est beaucoup plus subtil que les traductions françaises. Comme le nom du saké est libre, il est possible de faire des associations simples utilisant un nom de lieu ajouté au caractère riz, ce qui est assez fréquent dans les noms de saké. Plus subtil mais efficace « à la manière de… », prononcé fû qui est une autre lecture du caractère du vent (kaze) et qui renvoie donc très facilement au sentiment de la nature toujours très apprécié.
3 Obata (2007).
4 Laferté (2006).
5 Garcia-Papet (2004).
6 www.nta.go.jp/shiberu/senmonjoho/sake/hyoji/chiri/kokuji941228/02.html.
7 Hinnewinkel (2002).
8 Commentaire d’un producteur de Niigata, cité par Baumert (2009), p. 354.
9 D’après Casabianca & al. (2008), le terroir est « un espace géographique délimité où une communauté humaine a construit, au cours de l’histoire, un savoir intellectuel collectif de production fondé sur un système d’interactions entre un milieu physique et biologique et un ensemble de facteurs humains. »
10 Pitte (1997), p. 195-202. L’auteur parle pour qualifier la confiance absolue au terroir physique de « pseudo-terroir ».
11 Maby (2003), p. 274.
12 Daily Yomiuri, 2 septembre 2008.
13 Yoshida (2003), p. 35-47.
14 Jetro (2006).
15 Noji (2008), p. 49-52.
16 Ibid.
17 À Hawaï, la première brasserie de saké date de 1908 et s’appelait Honolulu Shuzô. En 1941, il y avait 7 kura implantés sur l’île américaine. Tous ferment pendant la guerre, mais Honolulu Shuzô rouvre dans les années 1950. En 1986, elle est rachetée par le groupe Takara Shuzô.
18 Jetro (op. cit.).
19 Mitsui & al. (2006), p. 36.
20 Umesao (1983).
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