Chapitre X
Le monde du saké face à la crise
p. 215-232
Texte intégral
1La modification des pratiques des Japonais intervenue au cours du dernier demi-siècle, la baisse de la consommation de saké depuis 1973 et la concurrence des autres boissons se sont traduites pour les professionnels par une baisse très importante des ventes. Le monde du saké est donc globalement un monde en crise. En partant des données statistiques, l’évolution est en effet très inquiétante. Le nombre de brasseries est passé en 2006 en dessous de la barre symbolique des 2000 kura. De même, fin 1997, une préfecture, Kagoshima, a vu son dernier fabricant fermer, ce qui signifie que, pour la première fois depuis l’Antiquité, une région du Japon n’a donc plus de brasserie de saké.
2Tout un système est donc en recomposition. Vu du côté des producteurs, le monde du saké doit faire face à une perte de confiance de la part des consommateurs japonais et à une faible renommée internationale qui empêche de retrouver, hors de ses frontières, les amateurs perdus. Mais les brasseurs ne sont pas les seuls acteurs de cette filière. En amont, les fournisseurs de riz, de kôji et de levure, en aval, les distributeurs et les vendeurs voient aussi leurs activités évoluer. Une redéfinition totale des pratiques et des certitudes est donc en cours. Elle est indispensable car la mauvaise image qu’a pu avoir le saké dans la seconde partie du xxe siècle est autant le résultat d’erreurs répétées que d’une évolution incontrôlable du goût et des habitudes de consommation. La crise oblige ainsi à changer, à s’adapter et à trouver ou retrouver des solutions nouvelles.
Un monde qui doute
Douze grandes firmes qui concentrent la moitié de la production et une multitude de petits fabricants
3Le monde du saké est un monde divers d’abord par la taille des brasseries. Sur les 1807 producteurs possédant une licence en 2008, quoi de commun entre les plus grandes brasseries comme Hakutsuru et Gekkeikan, qui emploient des centaines de salariés et produisent chaque année plus de 50 millions de litres de saké, et les toutes petites brasseries, souvent familiales, qui peinent à atteindre la production minimale nécessaire au renouvellement de leur licence ? La majorité de la production annuelle est faite par un nombre réduit de fabricants. En suivant les chiffres de production de 2008, douze brasseurs concentraient plus de la moitié de la production et ces grandes firmes étaient presque toutes localisées dans les vieilles régions de production comme Kyôto, Itami, Nada. Deux autres se localisaient aussi près de Tôkyô et étaient, dans ce cas, des brasseries industrielles nées après la restauration de Meiji. La première brasserie du classement que l’on pourrait qualifier de « régionale » était Ashahi Yama, une brasserie de Niigata qui arrivait en 15e position. Sa production était plus de huit fois inférieure à celle des premières.
4Les grandes firmes sont connues pour être les principaux fournisseurs de saké ordinaire. Ces sakés sont vendus en packs de carton d’un litre ou en verre dans des contenants appelés one cup. Ce sont les produits les plus courants des grandes marques. D’après les chiffres donnés par les deux premiers fabricants de saké, Hakutsuru et Gekkeikan, ce fait est vérifié. Pour la marque Hakutsuru, la production de saké ordinaire correspond à 82 % de sa production annuelle, et, pour Gekkeikan, il correspond à 92 %.
5Même si elles sont les principaux vendeurs de saké ordinaire, il ne faut pas uniquement associer les grandes marques nationales à ce type de produit. Toutes commercialisent également des sakés de haute qualité et l’exemple de la marque Hakutsuru est tout à fait représentatif de la politique de ce que les Japonais appellent les national brand et de la diversité de leurs sakés proposés. Sa gamme de produits va de 100 yens pour les cup, à plus de 100000 yens pour leurs taru de prestige de 18 litres. Elle commercialise tous les types de saké, y compris d’excellents junmai daiginjô, des sakés pur riz utilisant des grains de riz très polis. Dans leur communication, les grandes marques de saké se veulent des entreprises dynamiques produisant tous les types de vin de riz et associant recherche, qualité et développement. Sur ses publicités, Gekkeikan l’indique très clairement. Sa politique tient en 3 points : « Qualité, humanité, créativité1 » et ses représentants, même s’ils admettent qu’ils font pour le moment l’essentiel de leur chiffre d’affaire dans le saké ordinaire, estiment que l’avenir est à l’innovation et à la qualité.
6Les grandes firmes ont leur propre production mais se comportent également en négociants. Une partie de la production commercialisée sous leur marque est achetée dans l’ensemble du Japon. Une partie de la notoriété de leurs produits hauts de gamme tient aussi dans la possibilité d’effectuer des mélanges subtils et de proposer à leurs clients des sakés de qualité rigoureusement sélectionnés par des professionnels qui gardent une identité de goût d’une année sur l’autre, assurant une continuité aux produits de la marque. Malgré cette présentation avantageuse faite au consommateur averti, cette pratique n’est jamais indiquée sur les bouteilles à la vente, ce qui laisse perplexe quant aux véritables motivations de ces achats qui se sont surtout développés après la seconde guerre mondiale. Pour une firme industrielle, le négoce est un moyen commode de s’adapter rapidement à la demande et de faire des économies. La qualité est assurée par un cahier des charges précis imposé au fournisseur, mais quelques enquêtes permettent rapidement de se rendre compte que, grâce au manque de clarté de la législation sur ce point précis de l’origine des sakés, c’est surtout une grande partie de la production de vins de riz ordinaire qui est ainsi achetée à des fournisseurs et ensuite commercialisée après mélange.
7Si le volume total de la production est largement dominé par les brasseries de type industriel, en considérant le nombre de brasseries, le monde du saké est encore un monde de petits producteurs, ce qui en fait sa diversité. Contrairement aux grandes firmes qui sont presque toutes localisées dans l’ancien Kinai, la localisation des petites brasseries concerne, elle, l’ensemble du Japon et montre encore le maintien de la géographie de l’époque d’Edo et de l’opposition entre le kudarizake et le saké des provinces. Si le poids économique des petits fabricants est dérisoire, ils constituent assurément l’ossature culturelle du monde du saké. La tradition, le folklore et l’identité de la corporation se maintiennent dans les régions par leur présence. C’est en effet dans ces petites brasseries que se perpétue le savoir-faire artisanal des tôji et que s’élaborent des sakés vraiment typés utilisant parfois un riz cultivé à proximité de la fabrique. En observant le type de saké fabriqué, il est indéniable que certains brassent les meilleurs sakés du Japon et concentrent leur production, forcément limitée, uniquement sur les produits haut de gamme tandis que d’autres continuent, comme autrefois, à brasser du saké ordinaire et à en revendre une partie aux grandes marques. Ces derniers servent donc d’adaptateurs de la demande, un peu comme les paysans de l’époque d’Edo, même si leur image a bien changé.
8Pour les petites brasseries régionales, souvent familiales et employant peu d’ouvriers, la situation est souvent difficile. Pour eux, il n’est pas possible de réaliser des économies d’échelle ni de s’adapter rapidement à l’évolution de la commande. Une des solutions est donc de se tourner vers des niches spécifiques, de se trouver une clientèle particulière et de jouer la carte de la qualité. Pour la partie, difficile à estimer, des petites brasseries qui servent de fournisseurs aux grandes marques, la situation est en général précaire. Bien sûr, vendre une partie de sa production de saké ordinaire à une grande marque permet d’éviter les problèmes de distribution, mais, d’une année sur l’autre, ces contrats avec un seul client peuvent ne pas être renouvelés, ce qui risque de mettre le fabricant dans une situation très difficile. De fait, la majorité des petits brasseurs font les deux. Ils vendent une partie de leur saké ordinaire et même certains sakés supérieurs à des grandes marques, ce qui leur assure des revenus minima, et ils gardent le haut de gamme sous leur nom, ce qui permet de faire reconnaître leur kura, particulièrement si leurs produits peuvent être primés à des concours.
9La domination du marché du saké par une petite dizaine de grandes firmes les place en position de force vis-à-vis des petites brasseries et la rivalité entre ces deux familles du saké est forte. Si les grands fabricants s’efforcent toujours de présenter de leur métier et de leurs concurrents une image aseptisée, beaucoup des petits fabricants n’hésitent pas à faire part de leur opposition et de l’incompréhension qui peut régner. Un renversement de l’image du fabricant de saké est en cours et explique les enjeux de cette rivalité. Avant le retournement des années 1970, la qualité était associée aux grandes marques et les sakés régionaux étaient considérés comme des « petits vins de riz de pays » sans importance. Aujourd’hui ce sont les petits kura qui bénéficient de l’a priori de qualité et d’authenticité. Le retour des grands brasseurs vers une politique de qualité avec des prix forcément plus attractifs ou le rachat de leur part de petites brasseries renforce les rivalités. Ces observations montrent qu’il y a véritablement plusieurs types de producteurs de saké et qu’il ne faut surtout pas opposer systématiquement les sympathiques petits fabricants, gardiens de la qualité et de la tradition aux grandes firmes industrielles. Les grandes firmes font aussi du bon saké et certains petits kura se contentent encore de fournir un piètre saké ordinaire.
10Toutefois, l’opposition entre le saké des grandes marques et celui des petits fabricants, qui rappelle celui des paysans d’Edo contre les grandes sakaya du Kinai, est aujourd’hui d’un enjeu tout autre. En comparant les fabricants de saké avec leurs concurrents que sont les marques de bières, les grands brasseurs de saké font figure de très petits joueurs. Les quatre grandes marques japonaises de bière et de boissons (Asahi, Kirin, Sapporo et Suntory) ont des activités très diversifiées et font partie des plus grands groupes agroalimentaires mondiaux, ce qui n’est absolument pas le cas des fabricants de saké2. À titre de comparaison, Gekkeikan n’a que 560 employés. Pour le monde du saké, c’est peut-être beaucoup mais, comparé au groupe Suntory et à ses 20000 salariés, ce n’est rien. En termes de stratégie commerciale et de publicité, aucun des grands brasseurs de saké ne peut rivaliser avec les marques de bière. Le seul groupe important dans le saké est le groupe Takara Shuzô qui commercialise ses sakés sous la marque Shôchikubai. C’est une ancienne brasserie du milieu du xixe siècle qui s’en transformée en 2004 en un grand groupe de boissons alcoolisées. La marque Shôchikubai est aujourd’hui le troisième producteur de saké du Japon, mais le groupe a désormais une activité très diversifiée dans le monde des alcools. Il produit du vin, de la bière, du shôchû et des liqueurs en tout genre. Il commercialise surtout du saké ordinaire et ses prix les plus élevés sont seulement autour de 5 000 yens car le saké n’est plus sa branche principale. Cet exemple pose clairement la question de la place du saké dans l’univers des boissons. En se basant uniquement sur des critères commerciaux, le vin de riz peut difficilement avoir une place centrale dans la politique de grands groupes.
Les symptômes de la crise
11La concurrence des autres boissons sur le marché intérieur qui touche de plein fouet les ventes de saké et la baisse de la consommation des Japonais font que, depuis 30 ans, le marché connaît une surproduction par rapport à la demande. À leur échelle les productions japonaises de saké sont donc dans une situation comparable à celle des vins français, elles sont concurrencées sur leur propre marché par d’autres boissons et des productions extérieures, avec toutes les interrogations et les doutes qui peuvent naître de cette situation.
12En conséquence, beaucoup de brasseries ferment chaque année. Plus du tiers a disparu en 30 ans et ce sont surtout les petits fabricants qui sont touchés. Parmi les grands producteurs classés dans le top 15, aucun n’a fermé ces vingt dernières années et l’adaptation du nombre des brasseries de saké à la baisse de la consommation se fait par le bas, ce qui a renforcé la domination des grandes firmes sur l’ensemble de la profession. Au niveau de la répartition de la baisse des brasseries, toutes les régions sont concernées, sans exception. Même Niigata, qui est la seule région à avoir augmenté sa production de saké entre les années 1980 et 2000, a vu le nombre de ses kura se réduire. Dans le détail cependant, les baisses les plus importantes sont dans le sud du Japon, à Kyûshû et Okinawa particulièrement, là où le vin de riz correspond le moins à une tradition régionale. Ainsi, il ne reste plus que deux brasseries à Miyazaki, une seule à Okinawa et aucune à Kagoshima. Inversement, les régions qui ont une véritable culture du saké, dans l’ancien Kinai ou sur la mer du Japon, se maintiennent mieux. Cette évolution, révélée par la baisse du nombre de brasserie, tend donc à accentuer les différences régionales en montrant les faiblesses de certaines régions.
13La baisse du nombre des brasseries inquiète depuis longtemps les associations de producteurs et alimente les discours catastrophistes. Pourtant, une étude sur l’évolution des brasseries depuis Meiji montre qu’elle n’est absolument pas un phénomène nouveau. La baisse la plus importante date en réalité de la fin du xixe siècle lors de l’instauration de la taxe de 1881 et ensuite, pendant tout le xxe siècle le nombre des brasseries n’a cessé de se réduire dans un processus constant de concentration de la production. La chute la plus importante est due à la seconde guerre mondiale. Après 1945, ce sont les grandes firmes industrielles qui ont surtout profité de la reprise de la consommation, obligeant les fabriques régionales à cesser leurs activités. L’arbitrage politique allant sans discontinuer depuis l’époque Meiji dans le sens des grands brasseurs, peu se sont souciés du sacrifice de nombre de kura sur l’autel de la modernisation. Jusque-là, les national brand reprenaient globalement le marché des petits producteurs et il s’agissait, dans la logique de la période, d’une adaptation de la filière aux exigences de la modernité, associée, à ce moment-là, à la consommation de masse. La nouveauté réside, depuis les années 1980, dans le fait que la baisse ne profite plus aux grandes marques et que tous sont touchés par une crise qui prend une tournure beaucoup plus dramatique. En considérant que la productivité a continué d’augmenter et que la consommation moyenne des Japonais n’a cessé de baisser depuis 30 ans, le recul du nombre de fabriques est malheureusement inévitable.
14La crise augmente également l’opposition entre les petits brasseurs et les grandes marques industrielles, de même que la critique du système d’imposition. Avec la mévente, les critiques du système en place qui, depuis les premières législations de 1881, favorisent les grandes firmes, se font de plus en plus vives. Les petits producteurs se plaignent beaucoup des taxes qu’ils ont à acquitter et qui leur causent d’importants soucis. Le saké est en effet taxé trois fois. D’abord le producteur doit acheter une licence de fabrication, ensuite il paye une taxe sur la production de 140 000 yens par 1 000 litres. Enfin, la vente au consommateur est taxée à 5 %. Dans ces conditions il est très difficile pour les petits kura de rivaliser avec les prix des grandes marques, qui, elles, peuvent se permettre des économies d’échelle. Beaucoup trouvent que le système fiscal avantage les grandes firmes et demandent une adaptation de la fiscalité par rapport à la taille des kura.
15Les petits brasseurs sont les plus touchés par la morosité qui tend à s’emparer du monde du saké. Cette morosité se ressent particulièrement dans leur manière de s’exprimer avec des expressions du type : « Les jeunes ne boivent plus de saké », « Les Japonais ont perdu le goût traditionnel, ils préfèrent maintenant la bière et le vin », « C’est la fin. » Un pessimisme et une résignation qui montre l’ampleur de la crise et du choc subi par une branche professionnelle qui, une génération plus tôt, était encore florissante. Ces constations rejoignent et abreuvent des discours plus généraux sur la perte de la japonité et la « dilution de l’identité culturelle face au monde moderne et à la vie urbaine3 ». Dès lors, devenir tôji ne fait plus rêver et reprendre une brasserie familiale n’est pas pour les enfants un héritage facile. Derrière les fermetures, il n’y a pas que des dépôts de bilan liés à la crise des ventes. L’augmentation du nombre de fermetures depuis une dizaine d’années correspond aussi au départ à la retraite des brasseurs de l’après-guerre. Beaucoup ferment parce que les enfants ne souhaitent pas reprendre. Cette inquiétude est particulièrement vive chez les kura de moins de 10 salariés où les propriétaires se demandent souvent qui va reprendre la brasserie.
16Plusieurs fabricants très dynamiques sur le plan de la relance du produit le disent : « le monde du saké est un monde encore très conservateur, plutôt âgé et assez réticent lorsqu’il faut changer » ; « il est difficile de s’unir, de proposer des actions communes4 », alors qu’aujourd’hui la survie semble à ce prix et qu’ils sont condamnés à changer ou à disparaître. Dès lors, la baisse du nombre de brasseries ne doit-elle pas être considérée comme une adaptation nécessaire ? Le nombre est passé sous la barre des 2000. Un seuil symbolique inquiétant mais pour les producteurs les plus virulents en ce qui concerne la qualité, c’est encore trop. Aux discours pessimistes, ils objectent que « de toute façon ce sont les mauvais brasseurs qui ferment », qu’« il y a encore trop de saké ordinaire », que « trop de petits fabricants jouent l’image sympathique du petit producteur traditionnel sans pour autant viser la qualité5 » et que cela continue à porter préjudice à l’image générale du saké. D’après eux, il faut prendre en compte que beaucoup de ceux qui ferment depuis une dizaine d’années sont principalement les fournisseurs des grandes marques dont les contrats ne sont plus renouvelés.
17Les producteurs de saké traversent donc une grave crise identitaire, qui va de pair avec celle du vin de riz japonais. Tout un équilibre, où ils avaient la place centrale, est en train de se modifier, voire de se décomposer. C’est la conséquence inévitable de choix politiques visant à soutenir une production industrielle à une époque où les collusions entre le monde des riches brasseurs et celui des dirigeants étaient importantes. Aujourd’hui l’opposition entre les différentes familles du saké est renforcée par la crise, toutefois, la taille des brasseries a finalement peu à voir avec un processus plus culturel qu’économique, dont ils ne maîtrisent pas toutes les clefs, et toute la filière du saké est, en conséquence, en adaptation face à ces changements.
Fournisseurs et distributeurs en adaptation
18La crise du saké et la mévente de la boisson se répercute sur les fournisseurs des brasseurs qui, en cherchant à répondre aux nouvelles attentes des consommateurs, modifient leur approche du métier. Que se soient les fournisseurs de riz, ceux de kôji ou de levure, les adaptations ne sont pas minimes. La conséquence du tournant vers la qualité sont une augmentation de la demande en riz à saké pour les boissons haut de gamme ainsi qu’une augmentation des achats de levure et de kôji pour assurer un goût sans surprises.
19Ainsi, si la production globale de saké est en baisse, l’évolution vers des sakés mieux faits entraîne toutefois une augmentation de la demande en riz à saké. La production spécifique de riz pour le saké qui avait commencé au début du xxe siècle suite aux recherches du Centre national sur le brassage du saké et à l’élaboration des premières variétés à gros grains, n’a au début concerné que les grandes firmes de Hyôgo et de Kyôto. Ce sont elles qui en ont d’abord encouragé la production par les paysans locaux. Pendant les années 1950 – 1990, suite à l’augmentation de la demande, la production s’est étendue à d’autres régions du Japon mais la majorité des petits producteurs de saké achetaient eux par l’intermédiaire des coopératives agricoles et des associations régionales avec toutefois les inconvénients inhérents à ce système, les récoltes étant mélangées puis redistribuées. Depuis les années 1990 et l’augmentation de la demande à la fois de sakés supérieurs et d’une typicité de goût, les contrats directs entre les brasseurs de saké et les producteurs de riz se multiplient. Pour les paysans il s’agit d’un contrat extrêmement intéressant dans un marché du riz qui ne se porte pas si bien que cela, puisque les prix des riz à saké sont bien plus élevés que ceux des riz de consommation. Par exemple, le kilo de riz à saké se vend selon les variétés entre 300 et 660 yens, soit bien trois fois plus que la majorité des riz de consommation. La culture de variétés de riz à saké est en train de devenir une agriculture spécialisée et de qualité. Maintenant que chaque région a sa variété et que des terroirs du riz, associés à un climat, sont en construction, il est fort probable que la production de riz à saké continue de progresser, encouragée par la demande de plus en plus forte des brasseurs.
20Les souches de levures sont, elles, fournies par les associations de recherche sur le brassage du saké qui existent dans chaque région. La grande majorité des brasseurs s’y fournissent, sauf quelques grandes firmes qui, par l’intermédiaire de leurs laboratoires de recherche établissent leurs variétés propres. Le choix de levures spécifiques s’explique par une volonté de garder un goût suffisamment standard d’une année sur l’autre pour ne pas dérouter le consommateur et, pour cela, une levure industrielle est la meilleure garantie contre les mauvaises surprises. Pour le kôji, la situation est différente, puisque les fournisseurs sont soit les associations de brasseurs soit des entreprises privées. La tendance à produire soi-même son kôji est tout de même en augmentation chez les meilleurs fabricants en quête d’originalité.
21Les fournisseurs des brasseurs sont donc moins touchés par la crise que les brasseurs. La crise des ventes de saké ordinaire permet même de réactiver des professions spécifiques qui permettent de répondre à une demande de qualité et d’authenticité, ce qui révèle le rôle décisif des consommateurs qui au fond, dans le système actuel, sont vraiment les nouveaux décideurs.
22Une autre adaptation révélée par la crise est que la filière du saké est de plus en plus dépendante de l’aval. Ceux qui sont à même d’influer sur les choix des consommateurs ou de s’y adapter au plus près sont donc les vendeurs et les distributeurs. Leur rôle prend une importance croissante car, finalement, c’est leur approche de la nature du vin de riz qui fait, dans les ventes, la balance entre le saké et les autres boissons. Au niveau des achats de boissons alcoolisées, ceux-ci se font de plus en plus dans les espaces de grande distribution. C’est un fait qui se vérifie dans l’ensemble des pays développés et le Japon n’échappe pas à la règle. Ainsi, la vente en magasins spécialisés tend à diminuer. Beaucoup ferment ou sont, dans les centres-villes, de plus en plus intégrés aux sous-sols des grands magasins. Aujourd’hui le saké est majoritairement vendu dans un même point de vente avec le vin et les alcools et les magasins spécialisés uniquement dans le saké se font rares. Ceux qui subsistent se spécialisent généralement dans les sakés de haut de gamme. C’est le cas par exemple dans le sous-sol du magasin Isetan à Shinjuku. Il constitue une exception notable en proposant un comptoir de dégustation avec accompagnements réalisés par un chef de kaiseki et un personnel conseillant fort judicieusement les clients.
23Depuis une dizaine d’années, le nombre de points de vente de boissons alcoolisées tend à augmenter. D’après les chiffres du Bureau des impôts, entre 1996 et 2006, ils ont augmenté de près de 15 %, passant de 179 580 à 210 452 points de vente. Cette augmentation est principalement due à l’autorisation de vente d’alcool qui s’est largement ouverte à l’ensemble des konbini6. Le paysage urbain est véritablement en train de changer. Aux vieilles boutiques se substituent les enseignes lumineuses des petites surfaces présentant le caractère sake. A priori cette augmentation des points de vente aurait pu se révéler positive. En fait ce n’est absolument pas le cas et bien des brasseurs de saké regrettent cette évolution car les rayons de saké de ces petites surfaces sont généralement pauvres. Ils proposent peu de choix et toujours des produits bas de gamme. De fait, les konbini sont avant tout des vendeurs de bière. Dans leurs rayons « alcools », la différence de traitement entre le saké et le vin est frappante. Pour les vins étrangers, il y a souvent des produits intéressants, des offres limitées sur un producteur dont la photographie est affichée avec les commentaires d’un sommelier. Rien de tel pour le saké, au contraire. Une ou deux bouteilles de marques connues sans originalité et une vente en packs de carton et en cannettes. Le but des enseignes générales est de proposer des produits pas chers. Elles attirent des commentaires acides de la part des fabricants de sakés pour qui elles sont un des vecteurs du succès de la bière et du vin et surtout de la mauvaise image du saké auprès des jeunes générations.
Une nécessaire redéfinition des pratiques
24Le saké se vend mal et les Japonais ont tendance à perdre le goût du saké. Ce qui est considéré comme une crise ou comme une adaptation selon les points de vue n’est toutefois pas une fatalité comme le prouvent les frémissements introduits par de nouvelles pratiques porteuses d’espoir chez un certain nombre de consommateurs. L’inadaptation ou l’anachronisme du saké dans les modes modernes de consommation peut se rétablir à condition toutefois de redéfinir des manières de faire qui, elles, sont inadaptées.
L’insuffisance des solutions économiques
25Au problème de la surproduction, les fabricants ont d’abord répondu par des solutions classiques. Si le saké se vendait mal, pour éviter la chute des prix, ils ont commencé tout naturellement par réduire l’offre en baissant leur volume annuel de production, en pratiquant la distillation ou le vieillissement du saké.
26La distillation du saké en shôchû est un bon moyen de s’adapter à la chute des ventes de saké. Elle permet facilement d’écouler les stocks d’autant plus que le shôchû se pose désormais en principal concurrent du saké sur le marché japonais. Cette pratique concerne principalement les grandes marques qui, paradoxalement, au niveau des modifications des habitudes de consommation, sont donc aussi les responsables de la mode du shôchû. Pour les petits brasseurs, se lancer dans la distillation de shôchû est plus délicat. D’abord parce qu’ils n’ont pas forcément assez de stock pour distiller leur saké mais surtout, parce qu’il leur faut acheter une seconde licence de fabrication pour les alcools.
27Le vieillissement du saké peut aussi être envisagé, ce qui permettrait de faire monter les prix en associant une valeur à l’âge des bouteilles qui, aujourd’hui, ne se gardent qu’un an environ. C’est une option plus complexe car le saké n’est pas un « vin de garde ». Vieilli en bouteille, il perd une grande partie de ses saveurs, un peu comme la bière. Malgré son degré d’alcool assez fort, c’est donc au niveau du goût que le saké vieillit mal7. La solution pour un bon vieillissement est l’élevage en fûts qui est pratiquée pour le koshu. Le souci est l’immobilisation d’une partie de la production pendant une période assez longue et surtout, pour le moment, le manque d’amateurs pour ce type de boissons.
28Les fabricants de saké tentent également de diversifier le plus possible leurs offres. Au-delà des traditionnelles productions de mirin ou d’amazake que faisaient la majorité des kura, certains producteurs se lancent à présent dans la fabrication d’autres boissons à la mode auprès des consommateurs, comme les liqueurs à base de shôchû ou de saké et parfois du vin ou du whisky. La diversification se fait aussi sur des produits différents comme les tsukemono (légumes vinaigrés d’accompagnement) ou des produits de beauté utilisant le marc de saké.
29Pour contrer les problèmes d’approvisionnement et de distribution, d’autres s’associent, ce qui leur permet d’acheter en gros riz, étiquettes et bouteilles et de ne commercialiser que sous une seule marque. On observe l’union de brasseries entre elles, ainsi que l’union de brasseurs avec d’autres fabricants de produits agroalimentaires. C’est le cas par exemple de la Japan Food and Liquor Alliance de Niigata fondée en 2006 et qui regroupe des producteurs de shôyu et une dizaine de brasseries de Niigata, Aichi et Kagawa8.
30Enfin la dernière solution est d’éviter au maximum les intermédiaires. Cette solution se caractérise d’abord par une action vers l’amont avec une production personnelle de riz et de kôji de la part des brasseurs. La solution de produire son riz soi-même, si elle paraît séduisante, est plus complexe qu’elle n’y paraît, puisqu’elle oblige le brasseur à se transformer en paysan, à acheter des terres en quantité suffisante et à changer complètement les temporalités de son métier. Il doit dès lors associer deux calendriers : celui de son riz et celui du saké. Contrairement au vin, où la vinification se fait juste après les vendanges, la période de brassage du saké est longue et, paradoxalement, ce sont donc plus facilement les grandes marques qui peuvent se permettre cette pratique, associées à d’autres comme la culture de son propre pain de kôji. Un certain nombre de petits producteurs s’y mettent également, dans une optique de qualité (ils contrôlent ainsi tous les ingrédients et leur fabrication) et proposent ce que l’on pourrait appeler un « saké de terroir ». Ensuite, vers l’aval, il est désormais possible d’éviter les intermédiaires par un développement de la vente directe, en particulier sur Internet. La multiplication des intermédiaires, qui chacun prennent une marge sur les produits, est une caractéristique du marché japonais dans tous les domaines. L’internet est en train de réaliser une petite révolution permettant de s’offrir à moindre coût une clientèle particulière et des débouchés vers d’autres régions du Japon ou à l’étranger.
31Toutefois, les solutions économiques ne résument pas tout car, dans l’ensemble, au vu de l’évolution depuis une trentaine d’années, elles sont un échec. D’abord les solutions de diversification de l’offre et de réduction des coûts entraînent une uniformisation des produits, ce qui est l’une des raisons de la désaffection des consommateurs. Ensuite, si les solutions allant vers la production personnelle de riz sont séduisantes, elles doivent se placer dans une problématique plus large que l’unique aspect économique. Ce qui pose un grand problème au saké, c’est principalement son côté identitaire, qui peine aujourd’hui à trouver une place claire sur le marché des boissons et, au préalable de toute solution, il convient de mener une réflexion sur la nature du produit.
Un préalable : en finir avec l’indifférenciation concernant la nature du saké
32Les problèmes de dénomination et de définition du saké, qui s’expriment dans le hiatus entre l’appellation courante nihonshu et le terme seishu indiqué sur les étiquettes, ne posent pas que des interrogations purement théoriques. Les professionnels tournent pour le moment autour du sujet sans véritablement y apporter de réponse, car, ce qui fait débat, c’est la nature du saké depuis les années de modernisation en permettant divers ajouts. Le saké est-il seulement le produit d’une fermentation de riz dans de l’eau pure ou bien peut-il y avoir différents ajouts ? Plus généralement, et paradoxalement pour une boisson identitaire, la question est : qu’est-ce que le saké ?
33La première interrogation qui se pose est donc celle des limites de la boisson. Elle ne peut être tranchée que par le législateur, qui en l’occurrence s’en préoccupe peu. Une seconde interrogation se pose également, beaucoup plus centrale, celle qui concerne la place du vin de riz dans l’univers du boire au Japon. Le saké est-il une boisson populaire et ordinaire comme il l’a été depuis Meiji ou bien est-il la boisson de l’extraordinaire, comme avant la modernisation du pays ? Dans ce cas quelle peut être sa place dans une tendance générale à l’individualisation des consommations ? Pour aborder les choses autrement, il est possible de reformuler la question sous la forme suivante : le saké est-il sur la table l’équivalent du vin, de la bière ou bien d’un apéritif ?
34Les fabricants de saké sont aujourd’hui conscients qu’il faut désormais s’adapter à la demande des consommateurs et que les Japonais ne reviendront plus aux habitudes du début du xxe siècle. La bière ne pourra plus être détrônée et il faut considérer le shôchû et le vin comme des concurrents.
35Le questionnement sur la nature fondamentale du saké montre ainsi trois approches bien distinctes. Il y a d’une part ceux qui continuent de voir le saké comme une boisson de consommation courante. Ce sont des partisans d’une plus grande latitude dans la fabrication pour pouvoir diminuer leurs coûts. Ils souhaitent se concentrer sur le goût en demandant l’autorisation de plus d’ajouts. Il y a chez eux une volonté de faire renaître une boisson populaire et de regagner des parts de marché face à la bière. Leur production se situe dans le cadre du saké ordinaire, vendu en canettes, en packs de carton ou en verre one cup. À l’opposé, il y a ceux pour qui le saké est une boisson de l’extraordinaire et de la fête, et, sur la table, l’équivalent d’un grand vin. Ce sont des partisans de la haute qualité qui ont une image plus élitiste de la boisson. Cela se remarque à leur volonté de ne présenter que des bouteilles de verre et des taru. Pour nombre d’entre eux, un saké n’est que pur riz, ils bannissent les mélanges et les ajouts et leurs sakés sont autant que possible l’expression d’un vrai savoir-faire. Ils recherchent une originalité, utilisant le plus souvent un riz produit dans leur région ou bien produit par eux-mêmes. Enfin, il y a ceux qui voient dans le saké une base pour des boissons alcooliques bien adaptées au goût des Japonais. Pour eux le saké doit s’inspirer des liqueurs, des cocktails. Ils cherchent à lui donner une image plus jeune, plus fun, en jouant sur les couleurs, les goûts, ou en le rendant pétillant.
36Ces trois approches ont chacune leur propre logique. Au changement du discours posé sur le vin de riz par les consommateurs, les interprétations et les solutions sont multiples et le saké hésite sur la place à prendre. À part quelques convaincus de l’une ou l’autre des trois tendances évoquées ci-dessus, beaucoup de brasseurs, dès lors qu’ils peuvent se le permettre, font un peu de tout dans une approche pragmatique qui n’est peut-être pas la plus favorable pour trouver une véritable réponse car ce qu’il est à présent absolument indispensable de réaliser est un consensus sur ce que doit être le saké. Un signe encourageant est la multiplication des rencontres de travail et de réflexion qui deviennent de plus en plus fréquentes, que se soit au niveau des associations régionales où les travaux se multiplient ou au niveau national, comme en mars 2008, où il y a eu, à Tôkyô, une rencontre entre plusieurs petits brasseurs de différentes régions du Japon pour réfléchir sur l’avenir de la boisson et sur les ventes à l’étranger. Les grandes marques participent pour le moment peu à ces débats et se contentent de jouer un peu sur tous les tableaux. Au vu des problèmes rencontrés par le saké, une participation de chacun serait nécessaire. Il n’est pas inutile de rappeler comme l’énonçait avec tant de justesse Nicolas Boileau que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » et que, pour regagner les faveurs des consommateurs exigeants, il faut d’abord être bien clair sur ce qui leur est proposé, ce qui n’est aujourd’hui pas encore le cas.
Reconquérir les consommateurs
37Le fait est paradoxal pour une boisson qui se veut encore identitaire, mais beaucoup de jeunes Japonais ont perdu le goût du saké, tandis que leurs aînés en ont le plus souvent une image fausse. Pour les fabricants, ce constat est un problème auquel il faut absolument faire face et qui passe par une nécessaire ré-éducation des consommateurs nippons au goût de leur boisson nationale.
38Pour les consommateurs de plus de 50 ans, le goût du saké est le plus souvent un goût ordinaire et ils n’ont, pour la majorité d’entre eux, que peu intégré les améliorations dans la qualité intervenue depuis 30 ans. Dès lors, pour eux le saké ne peut être qu’une boisson bon marché et ils ne vont pas naturellement aller vers des bouteilles de saké raffiné coûtant entre 5 000 et 10 000 yens qui pourtant, au vu de leur qualité, et en les comparant par exemple aux prix équivalents pratiqués pour le vin, sont d’un excellent rapport qualité prix. Cette attitude s’observe facilement dans les bars. Hasegawa Koichi, propriétaire de plusieurs bars à saké, le résume très bien lorsqu’il évoque son cas personnel 20 ans en arrière :
Alors que je me trouvais dans une taverne izakaya, quelqu’un me proposa de goûter un ginjôshu. Ce fût mon chemin de Damas. Jamais je n’aurais pu penser qu’un saké puisse avoir si bon goût !
cité par Torikai (2008), p. 15
UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE BRASSEURS
Les années 2000 voient l’apparition d’une nouvelle génération de brasseurs de saké au parcours sensiblement différent de leurs aînés. Si l’image du monde du saké est celui d’un monde plutôt âgé et traditionnel, un certain nombre de jeunes dans la trentaine se lancent dans l’aventure et dynamisent la profession.
Fils et filles de brasseurs, ils se sont souvent très tôt désintéressés de la brasserie familiale, ont préféré faire des études et travailler dans un autre domaine, laissant leurs parents continuer jusqu’à un âge avancé. Un jour, suite à une maladie ou au décès de leur père, il a fallu prendre une décision lourde : le choix de continuer une entreprise familiale souvent en difficulté ou d’abandonner un héritage de plusieurs générations. Ceux qui ont pris le parti de continuer se sont donc remis au travail, ont réappris le métier et aujourd’hui, forts de leur expérience passée dans d’autres domaines, apportent des idées nouvelles et font preuve de surprenantes réussites. Deux exemples sont particulièrement intéressants, ceux d’Obata shuzô et de Ninki sake :
Obata shuzô est un des rares kura à être dirigé par une femme. Après avoir fait des études universitaires dans la mode et travaillé à Tôkyô, Mme Obata a finalement pris la décision de reprendre la brasserie familiale située sur l’île de Sado. Une petite brasserie régionale excentrée, difficile à approvisionner en riz et distribuant ses sakés uniquement dans sa région. Pourtant, en jouant sur les attributs de l’île de Sado soumise aux conditions météorologiques difficiles traduites comme pureté des éléments, en jouant aussi sur la qualité des riz de Niigata, les handicaps de localisation se sont inversés. En faisant le choix de ne produire que des sakés haut de gamme et en gagnant plusieurs fois de suite des concours nationaux, la brasserie s’est faite reconnaître comme une des toutes meilleures du Japon. Aujourd’hui ils proposent leurs sakés comme accompagnement des repas de première classe sur les vols d’Air France et surtout continuent leur patient travaild’information en venant faire personnellement la promotion de leurs produits dans les grandes villes de la mégalopole.
Ninki sake, dirigé par Yusa Yujin est quant à lui le kura le plus récent du Japon, créé en 2007. Dans un moment où le nombre de fabriques est en baisse, cette création interpelle. M. Yusa n’a rien d’un novice dans le saké. Son parcours est semblable à celui de Mme Obata. Il a d’abord travaillé dans la publicité à Tôkyô avant de reprendre avec succès la brasserie familiale Oku no matsu à Fukushima. Il dirige maintenant sa propre brasserie avec une orientation commerciale très jeune et internationale. Il est partenaire de la course automobile Formula Nippon pour laquelle il fournit un saké mousseux lors de la remise des trophées. Il cible particulièrement la clientèle étrangère en allant faire la promotion de son saké par exemple au festival de Cannes et en proposant des étiquettes traduites en anglais.
39De même, pour les jeunes, le goût du saké est un goût presque inconnu. À part la coupe de saké bue lors de la cérémonie des vingt ans ou celle consommée lors du mariage, certains n’ont quasiment aucune idée de ce que peut être un bon saké. Les consommateurs japonais sont donc, pour beaucoup d’entre eux, des consommateurs à reconquérir. Il faut tout leur réapprendre pour refaire de ce produit culturel et identitaire un véritable produit de consommation.
40L’éducation au goût est donc fondamentale. À ce titre, le Japon bénéficie d’un réseau particulièrement dense de bars, fréquentés tous les soirs et particulièrement les fins de semaine : les izakaya. Ils sont un outil parfait pour effectuer la promotion du saké. Depuis l’époque d’Edo, ce sont ces établissements qui ont été les vecteurs de la diffusion de la boisson dans toutes les classes de la société. Le problème qui se pose aujourd’hui est que, dans les izakaya, le saké n’est plus la boisson la plus vendue. Les jeunes serveurs le connaissent mal et, il ne correspond plus très bien aux cuisines grasses qui y sont servies. Lorsque les consommateurs ont commencé à se détourner des sakés ordinaires, la cuisine des bars s’est adaptée et, dans les années 1980 – 1990, au moment où ces changements ont commencé à se faire, les sakés haut de gamme étaient peu vendus, car ils étaient considérés comme « une boisson pour gourmets9 ». La plupart des Japonais se sont alors déconnectés des changements intervenus dans la qualité et le goût du saké.
41Retrouver ces consommateurs perdus oblige à une modification du type de bars. Les fabricants doivent aller au devant des consommateurs et faire connaître leurs produits. Hasegawa Koichi est dans ce domaine un précurseur, mais il n’est pas le seul. Depuis une dizaine d’années on observe la naissance de bars spécialisés dans le saké, ne servant que cela. Curieusement, ils ne s’appellent plus izakaya, mais nihonshu bar ou sake bar, dans ce souci, si courant au Japon, de se donner plus de modernité par l’usage d’une expression empruntée de l’anglais. La clientèle visée est celle qui effectue son retour au saké : les jeunes urbains, plutôt aisés. Les bars de M. Hasegawa se trouvent dans les quartiers huppés de Tôkyô : Omotesando hills et le nouveau Grand Sta de la gare de Tôkyô. D’autres enseignes bâties sur le même concept existent à Ginza, présentant des bars luxueux permettant de siroter un bon saké accompagné de sakana haut de gamme. Les marques de saké commencent à se lancer elles aussi dans la promotion de leur boisson. Par exemple, le kura de Fushimi, Tama no Hikari, a ouvert une chaîne de nihonshu bar où il ne sert que les produits de la marque dans plusieurs grandes villes du Japon. La greffe semble prendre et, par un effet de retour, les clients de ces bars à la mode reviennent peu à peu vers les izakaya les plus traditionnelles, celles des vieux résistants du saké, qui s’étaient maintenues envers et contre tout, et en rajeunissent considérablement la clientèle. Les bars à saké, basés sur la haute qualité des produits proposés sont aussi un excellent vecteur de diffusion des sakés régionaux. Sur leurs cartes, ils proposent souvent une bonne centaine d’appellations et les régions et la typicité sont particulièrement mises en évidence. L’intérêt porté aux régions se confirme donc et permet d’associer goût et origine. Les classements des sakés sont plus effectués par préfectures que par type de saké et ils influencent la carte des autres izakaya. Toute personne présente au Japon dans la première décennie des années 2000 a pu constater cette nette amélioration de la présentation des cartes de saké dans la plupart des bars et notamment les chaînes qui, d’habitude, ne sont pas les plus attentives à cet aspect des choses.
42Le retour progressif du saké chez les gourmets, la connaissance des vins étrangers et la place importante toujours associée à l’image du vin de riz dans l’imaginaire font aussi évoluer le discours autour du saké. Pour y répondre, une culture parallèle et fortement influencée par la culture œnophile est en train de naître. Elle est caractérisée par une gestuelle et un vocabulaire professionnel et se fonde sur la passion de goûter, de comparer, de classer, en mettant en œuvre un goût éduqué. Le sommelier de saké, kikizakeshi, est en train de prendre une importance qu’il n’avait pas auparavant lorsque son rôle restait confiné au monde professionnel. Le nombre de sommeliers de saké est en progression, désormais le kikizakeshi va au devant des clients dans les établissements spécialisés, dans les magasins de vins et alcools, et, même dans certains restaurants japonais de nouvelle cuisine. La tendance se confirme avec les guides et les divers manuels et magazines qui permettent aujourd’hui au consommateur de se retrouver et de choisir ses sakés. Si, depuis longtemps, les magazines réservés aux professionnels existaient, l’apparition récente de revues comme Taru est significative. Taru existe depuis 1998 et présente des numéraux spéciaux par thématique ou par région, un classement des bars et des boutiques ainsi que des conseils pour s’y retrouver dans les différents jizake. Au vu des traitements donnés et des sujets abordés, l’importance du territoire et l’ancrage du saké dans les réalités locales y sont manifestes.
43Au regard des pratiques des consommateurs et des résultats des brasseurs qui réussissent le mieux, la mise en avant des territoires n’est pas en opposition avec les obligations économiques. Elle est même totalement en accord, dès lors que l’accent est mis sur la qualité. Finalement, sur les vingt dernières années, Niigata est la seule région dont les ventes ont progressé et c’est aussi la région qui met le plus en avant l’origine de ses sakés. Derrière ce qui s’est passé depuis le renversement de l’image du jizake, apparaît une importante modification des critères associés à la qualité. Alors qu’auparavant le consommateur japonais jugeait sur la marque et lui accordait sa confiance, il associe désormais intuitivement la qualité à la tradition et au lieu. La crise des ventes et la baisse de la consommation est la combinaison de divers facteurs, mais elle est surtout une crise identitaire. Pour y remédier, le retour du territoire est une tentative de réponse qui est manifeste sur le haut de gamme mais pas uniquement. Un exemple significatif est celui de l’onigoroshi de Hakutsuru, un saké que l’on pourrait qualifier d’industriel, vendu en packs de carton mais qui, depuis peu, indique désormais sur ses étiquettes 100 % Nada no sake. La renommée d’une marque ne suffit plus, elle s’associe de plus en plus à un espace.
44La crise touche de plein fouet une profession qui une génération plus tôt était encore florissante. Coincés entre une demande de qualité et un impératif de baisse des prix à la vente, les brasseurs de saké semblent les victimes de l’évolution du monde et de la société japonaise. Cette affirmation est en partie vraie, mais beaucoup d’entre eux sont aussi responsables du désamour des Japonais pour le saké. Les scandales répétés, la mauvaise approche des changements des consommateurs, la difficulté à s’unir leur a fait un tort énorme. Derrière l’image négative que beaucoup déplorent, il y a aussi beaucoup de vérités. La crise est donc difficile mais peut-être nécessaire car elle permet de révéler les producteurs et les régions les plus dynamiques. Elle marque en tout cas la fin de l’indifférenciation. Le saké n’est plus une boisson ordinaire ni une boisson de consommation de masse. Il faut qu’il réponde à de nouveaux défis et pour se maintenir, ses professionnels doivent aller au devant de ses consommateurs car, alors que ceux-ci sont en train de regagner une représentation intuitive de la qualité associée à un espace de production et à un savoir-faire, dans le même temps, ils perdent le goût et l’habitude du saké.
Notes de bas de page
1 Site Internet de Gekkeikan, décembre 2008.
2 D’après CIAA (2007). Kirin est le 16e groupe agroalimentaire mondial avec un CA de 11 milliards d’euros, Ashahi bewery est lui classé 19e avec un CA de 9 milliards d’euros. Le classement est bien sûr sujet à de fréquentes modifications. Il permet toutefois de donner un ordre de grandeur. À titre de comparaison, Gekkeikan a un CA de 212 millions d’euros.
3 Colloque Vin et saké dans la mondialisation, MFJ, novembre 2005, intervention de l’écrivain Ooka A., Baumert (2006).
4 Baumert (2009), p. 330.
5 Ibid.
6 Konbini : troncation de convenience stores, petites surfaces ouvertes 24-24 et qui servent de magasins de proximité.
7 Ce qui doit être une caractéristique des boissons fermentées issues de céréales. Il faut sur ce point prendre en compte que leur sucre est différent de celui des fruits.
8 Kobayashi (2008), p. 14.
9 D’après l’expression d’Hasegawa K., Torikai (2008), p. 15.
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