Chapitre VIII
De Meiji à nos jours : modernisation, industrialisation et apparition de nouvelles régions
p. 169-187
Texte intégral
1En un siècle et demi le Japon passe d’une société féodale à une société industrielle moderne. À l’image des autres pays développés, l’archipel japonais passe ainsi d’un pays essentiellement rural à un pays urbain ouvert sur le monde, ce qui transforme radicalement le consommateur de saké. Ces presque 150 années représentent une accélération de l’histoire, ponctuée de catastrophes et de renouveaux où l’histoire du saké y rejoint celle du Japon. De l’adoption des techniques étrangères à l’exacerbation des caractères nationaux, à leur rejet puis à leur renouveau, la perception de ce qu’est le saké et sa place parmi les autres boissons change. Les territoires du saké évoluent donc d’une manière plus rapide, poussés par les nouvelles législations, l’amélioration des techniques et les possibilités nouvelles offertes par les transports.
De la restauration de Meiji à la guerre du Pacifique : vers la consommation de masse
Les impulsions décisives de l’État : l’instauration de la liberté de production et l’amélioration des techniques
2À partir de la loi de 1871 qui instaure l’unification politique et administrative du pays, le système des quotas associés aux licences est aboli et dans un décret intitulé « Règlement relatif aux licences pour le sake, le nigorizake, le shôyu ainsi qu’aux modalités de prélèvement de l’impôt », la liberté de production et de commercialisation est établie. La première conséquence est une augmentation de la production. Les chiffres ne sont pas connus pour les premières années de Meiji mais à partir de 1876. La comparaison des volumes de saké brassés au Japon entre 1876 et 1879 montre une production qui double presque, passant de 4,4 à 8,7 millions d’hectolitres1. L’autre conséquence est une augmentation du nombre de fabricants qui se lancent dans l’aventure. Les paysans aisés, les anciens samurai ayant des moyens suffisants pour acheter des bâtiments et du matériel, se reconvertissent dans le saké2. Entre 1870 et 1880, il y aurait eu près de 30 000 producteurs de saké dans l’ensemble du pays3. Pour nombre d’auteurs, le début de Meiji correspond au nombre de brasseries le plus important qu’il y ait eu au Japon. C’est effectivement le cas, mais si l’on compare avec les données de l’époque d’Edo, les chiffres ne sont pas sensiblement supérieurs à ceux de l’enquête de 1698 qui évaluait les possesseurs de licences de fabrication autour de 27 000. L’augmentation ne serait donc que de l’ordre de 3 000 fabricants.
3Dans les premières années de la restauration impériale, il y a eu une redistribution des cartes. Avec la concurrence, beaucoup de fabricants installés ont abandonné tandis que de nouveaux brasseurs sont apparus. Plusieurs familles de petits notables locaux qui s’étaient lancées dans la fabrication du saké au début du xviiie siècle ont vu leurs revenus baisser à partir de Meiji et commencé à diversifier leurs activités. Au bout de quelque temps, ils ont vendu la brasserie. Grâce à une puissance financière accumulée pour certains depuis le Moyen Âge, nombreux sont les brasseurs de saké qui se sont reconvertis dans les nouvelles activités en croissance telles que la filature, l’armement ou la finance4. À l’opposé les nouveaux producteurs de saké donnent des exemples de réussites fulgurantes mais aussi d’échecs cinglants. Beaucoup d’entre eux vont aussi rapidement disparaître. Une génération plus tard, à la fin de l’ère Meiji en 1912, les possesseurs de licence ne seront déjà plus que 11 000.
4La grande majorité des nouveaux brasseurs de saké apparus au début de Meiji servaient un marché de proximité. L’appât du gain et la fortune facile ont souvent été les moteurs dans cette période d’euphorie. Peu exerçaient la brasserie à temps plein et la qualité d’ensemble du saké semble, d’après les descriptions disponibles, assez médiocre. Les commissions de contrôle mises en place à cette époque font part de problèmes d’hygiène récurrents et de nombreuses fraudes : mélange des différentes catégories, ajout d’eau pour augmenter le volume après paiement de la taxe5.
5La baisse rapide des producteurs est due en grande partie à la législation. Le texte de 1881 qui confirme les taxes sur la vente et la production va dans le sens d’une concentration de la production par les grands brasseurs. L’assemblée des brasseurs étudiée par Pascal Hurt montre l’échec des petits producteurs pour s’unir face à la politique du gouvernement de Meiji et face aux gros fabricants6. La nouvelle législation consacre ainsi le retour des grands brasseurs de Nada, Itami et Nishinomiya. Leur succès n’est cependant plus basé sur la qualité supérieure de leurs sakés comme pendant l’époque d’Edo, elle est aussi le résultat de la plus grande capacité de production de leurs fabriques qui leur a permis de répondre à une demande croissante.
6Pendant tout le début de la phase de modernisation et d’industrialisation du pays, le saké a été une source de revenus majeurs pour l’État, qui a ainsi encouragé la production et la consommation. Durant la première moitié de l’ère Meiji, jusqu’au début du xxe siècle, l’agriculture et ses produits transformés occupaient une place prépondérante dans la production nationale et ont servi de base à la spectaculaire croissance du pays. En 1874, le saké représentait 16,8 % de la production manufacturière, 5 % du total de la production nationale et absorbait le sixième de la production rizicole. En cela, il représentait la branche la plus prospère et la plus moderne de l’industrie japonaise, devant le tissage. Une manne financière particulièrement intéressante pour les recettes de l’État. Après la mise en place des différentes taxes à partir des années 1880, le saké va assurer jusqu’au premier tiers du xxe siècle entre 15 et 30 % des recettes ordinaires7.
7Avec une telle part dans ses revenus, l’État s’est intéressé de très près aux techniques de fabrications et aux améliorations possibles. Sur ce point, son intervention est globalement positive et il s’agit d’un bel exemple d’une application de la science moderne à une technique artisanale japonaise, et des enrichissements mutuels qu’ont pu apporter les échanges avec l’Occident8. De la même manière que la politique de mise en valeur de hautes terres de Hokkaidô, les autorités japonaises ont d’abord fait appel à des spécialistes étrangers. Les chimistes britanniques et allemands R.W. Atkinson et T.E. Hoffman ont ainsi été employés par le gouvernement japonais en tant que professeurs à l’université de Tôkyô. Tout comme Pasteur à peu près à la même époque en France, Atkinson s’est intéressé au processus de brassage, l’a expliqué et en a clarifié les mystères. Il laisse une trace encore sensible dans le monde actuel du saké et fait partie de son histoire. Son article de 1878 dans la revue Nature puis son mémoire en 1881 constituent les premières descriptions de la fabrication du saké en langue occidentale9.
8La création du Centre national de recherche sur le brassage en 1904 illustre bien cette implication de l’État dans la volonté d’améliorer le brassage du saké. Le centre a réalisé un gros travail sur la technique des ajouts dans le mélange et sur la qualité des eaux de brassage. De son côté, le Laboratoire sur les fermentations (Jôzô shikenjô) fondé en 1903 par le ministère des Finances s’est spécialisé dans l’étude du kôji et des levures. Grâce à ces travaux à la pointe de la recherche scientifique de l’époque, les techniques de brassage se sont considérablement améliorées. La compréhension des phénomènes biochimiques à l’œuvre a permis d’éviter les erreurs lors du brassage. Le problème des bactéries indésirables a été résolu par une attention particulière portée sur l’hygiène. Un autre exemple est l’importance de l’acide lactique pour la stabilisation du mélange. Par sa simple adjonction, le moto devient plus efficace et après cette découverte, il en est résulté une évolution très positive sur la qualité moyenne de l’ensemble des sakés.
9Un important travail de recherche a aussi été effectué sur les variétés de riz. Par des expériences comparatives, ce travail a permis de déterminer les variétés les meilleures pour le brassage du saké. Dans les années 1920, les ingénieurs agronomes sont allés encore plus loin en élaborant des variétés nouvelles issues de croisements, spécialement mises au point. Durant cette période riche en innovations, il y a eu un aller-retour entre la recherche nationale et les brasseurs locaux. À partir de 1905, des centres régionaux avaient été créés dans les différentes préfectures sous la direction du ministère de l’Agriculture et du commerce. Leur rôle était double : collecter des informations dans les régions sur les techniques locales, comprendre ce qui faisait la qualité de certains crus et permettre aux brasseurs locaux de se familiariser avec les méthodes nouvelles de fabrication10. Ces centres ont diffusé les souches de levures et de kôji les mieux adaptées aux différents brasseurs. Par la suite, ils ont mis au point des variétés de riz correspondant aux caractéristiques climatiques des différentes régions.
10Dans un autre domaine, l’introduction dans les années 1910 de la bouteille de verre, fermée avec une capsule à vis a aussi eu un impact positif sur la qualité du saké. Elle a permis une consommation individuelle et évité l’altération qui affectait rapidement le saké lorsqu’il était auparavant tiré du taru et transvasé dans les tokkuri. Une des conséquences de cette transformation du contenant est l’accessibilité beaucoup plus grande de la bouteille de saké à l’ensemble du pays. Alors qu’auparavant seuls les tonneaux faisaient l’objet d’un transport, la bouteille peut, elle, entrer dans les foyers. Combiné à l’accessibilité des différentes régions par le chemin de fer, il s’agit d’une véritable révolution. Au final, pour les grands brasseurs qui ont pu se permettre les investissements d’une chaîne d’embouteillage, il en est résulté une baisse sensible des coûts de production. Pour les autres, la concurrence des grandes régions est devenue très rude.
Un changement radical des habitudes de consommation
11L’augmentation de la production de saké qui suit l’ouverture du pays et la fin du shôgunat répond à une demande de la part des consommateurs dont les pratiques changent considérablement par rapport à la période précédente. Pendant Meiji, la combinaison de l’élévation du niveau de vie général et de la quantité de la production ont banalisé le vin de riz. De produit de luxe, il est devenu une boisson populaire.
12Les années de modernisation du Japon ont vu la croissance des villes. Dans un processus tout à fait analogue à ce qui s’est passé en Europe occidentale, pour répondre à la demande en main d’œuvre de l’industrie naissante, des milliers de ruraux ont afflué vers les villes. La population de Tôkyô est passée par exemple entre 1898 et 1920 de 1,4 à 3,3 millions d’habitants, et celle d’Osaka, sur la même période, de 0,8 à 1,7 million. Les nouveaux urbains en ont considérablement modifié la composition sociale et les habitudes de consommation du saké. Grâce aux progrès de la technologie, à la fin des corporations de marchands et à la proximité des nouvelles brasseries industrielles, les prix ont baissé. Les descriptions de Yanagita Kunio sur les ères Meiji et Taishô font part de cette atmosphère de joie et de plaisir de la boisson dans une période où tout semblait possible11. Le saké est devenu la boisson des rencontres et de l’amitié. La possibilité de boire enfin pendant les périodes ordinaires et plus seulement pendant les fêtes est le symbole des nouveaux droits accordés au peuple par la restauration de Meiji dans une société plus moderne et plus égalitaire, où chacun pouvait boire le saké à satiété.
13Dans la capitale, le passage d’Edo à Tôkyô12 voit la transformation radicale du consommateur de saké. Alors que, pendant l’époque d’Edo, le buveur de saké était surtout un samurai, homme de goût et de culture, connaisseur et raffiné, adepte de l’iki13, qui buvait lors des fêtes du quartier de Yoshiwara et regardait peu les prix, le consommateur à partir de Meiji est avant tout un ouvrier, ancien paysan, ravi de pouvoir consommer en quantité importante après son travail un saké autre que le nigorizake de son village. Une habitude de la consommation régulière prise pour de nombreux hommes de cette génération au cours de leurs années de service militaire, lequel est instauré à partir de 1873.
14À cette époque charnière, les élites, elles aussi, ont changé et les sakés raffinés du Kansai les intéressaient moins. Les guerriers des clans de Satsuma et Chôshô qui ont pris le pouvoir en 1868 et qui se sont transformés en diplomates et hommes d’affaire étaient des provinciaux des clans du Sud, des samurai de bas niveaux pour la plupart. Ils étaient loin de connaître et d’apprécier le kudarizake. En avaient-ils déjà consommé d’ailleurs ? C’est peu probable pour beaucoup d’entre eux car, rappelons-le, Kyûshû fait partie des régions où le shôchû s’était peu à peu imposé depuis le milieu du xviie siècle. Leur culture était loin du raffinement de celle de la Cour du Shôgun à Edo et leur éducation s’est faite, à partir de l’ouverture du pays, au contact de l’Occident et de ses valeurs. Pendant les années de transition et de troubles, de 1853 à 1868, profitant de la liberté procurée par l’éloignement géographique de leurs clans, beaucoup d’entre eux avaient voyagé en Europe et en Amérique et avaient rapporté des pratiques nouvelles.
15Le luxe de ces nouvelles élites était aiguillonné par la rareté des cuisines étrangères. Leurs codes et leurs valeurs devenaient, de fait, inaccessibles au peuple et aux anciens déchus de l’époque précédente dont la culture classique était dépréciée. Par exemple, un des premiers établissements à servir une véritable cuisine occidentale, le Club du Rokumeikan, construit en 1883, symbole de la modernité du Japon et vitrine pour les étrangers, était, en dehors de la mince élite occidentalisée, complètement inaccessible par son étiquette et ses codes. La table à l’européenne, les vins, le service « à la russe »14, les grandes salles, les ustensiles, tout différait des pratiques anciennes. À Tôkyô, les grands sakés n’avaient plus leur place.
16À partir de Meiji, le saké devient également une boisson pour le peuple et même, une boisson pour les pauvres. Dans les doléances de l’assemblée des producteurs de saké de 1881, dont le but est une révision de la taxation, les auteurs insistent fréquemment sur la nature sociale de la boisson pour les humbles : « Si le saké venait à disparaître, les indigents, à peine capables de se nourrir et de se vêtir, ne pourraient passer l’hiver, ils mourraient gelés15. » De la même manière que les « soleils » décrits par Didier Nourrisson dans la France du xixe siècle16, pour les ouvriers ou les pêcheurs japonais l’alcool permettait, à moindre coût, de compenser un déficit calorique dans les prises de nourriture, avec l’avantage que le saké non filtré a un apport calorique encore plus important que le vin.
17La boisson et ses abus ont ainsi fini par devenir un problème national. Les journaux du début du xxe siècle faisaient souvent la description de pères de familles ruinés qui précipitaient la déchéance de leur famille par leur alcoolisme et leur violence. Pour remédier à ce qui devenait un fléau social, plusieurs motions ont été discutées à la diète concernant la restriction de la boisson pour les mineurs et, sur le modèle anglo-saxon, des ligues anti-alcooliques ont été créées. Cette évolution vers une législation n’a pas été sans peine car elle s’est heurtée à une vision morale et à une place de la boisson dans les relations sociales bien différente de ce qui peut exister en Occident. De plus, l’importance de la taxe sur le saké dans les finances publiques incitait peu les députés à légiférer sur la consommation17.
18La période qui va de la restauration de Meiji à la guerre du Pacifique est donc le moment où le saké devient véritablement la boisson nationale des Japonais. Riches et pauvres, jeunes et vieux, hommes et femmes, tous en boivent et en quantité relativement importante. Même s’il n’existe pas de statistiques de consommation, en prenant comme référence la consommation de boissons alcoolisées entre 1872 et 1935 estimée par Aoki Takahiro, un pic de consommation très important est observable durant la première moitié de l’ère Meiji. Il se réduit ensuite petit à petit avec l’augmentation des taxes et la mise en place de la loi sur l’interdiction de consommer pour les mineurs de moins de 20 ans. Si nous considérons qu’en 1880 et 1912, le saké représentait 95 % des boissons alcoolisées produites au Japon et qu’en 1935 il représentait toujours 78 %, nous pouvons avoir une idée assez précise de son importance dans les pratiques du boire des Japonais de cette époque. Ils ont consommé en moyenne entre 25 et 30 litres de saké par an entre 1878 et 1882. C’est autant que dans la ville d’Edo à l’époque précédente et près de trois fois plus qu’aujourd’hui.
Une première concentration des territoires
19La mise en place de la nouvelle règlementation en 1881 permet d’avoir, pour cette période, des informations statistiques concernant la production régionale de saké et d’observer les évolutions territoriales de sa fabrication18. En 1881 la répartition de la production de vin de riz était relativement homogène sur l’ensemble du pays et elle ressemblait encore beaucoup à celle de l’époque d’Edo. Sur un total de 9 millions d’hectolitres produits, la préfecture de Hyôgo, avec les sakés de Nada, d’Itami et de Nishinomiya, dominait la production nationale avec 9 % du total, mais les autres régions existaient encore. Ainsi, Osaka et Aichi représentaient chacune 6 % de la production, tandis que Kyôto en représentait 5 %. En termes de répartition, la géographie était la suivante : pour le Japon de l’Ouest, les régions productrices de saké étaient les régions peuplées et urbanisées des rivages de la mer intérieure que ce soit sur Honshû, Kyûshû ou Shikoku ; pour le Japon de l’Est la répartition était un peu différente. Nagano, Niigata, Fukushima et Yamanashi avaient une production raisonnable, mais, toutes les régions côtières situées sur la vieille route des kudarizake produisaient très peu, en raison de la concurrence historique des sakés du Kinai.
20Une génération plus tard, à la fin de l’ère Meiji, en 1912, la situation avait évolué dans le sens d’une concentration de la production dans le Kinai. Sur un total de 8 millions d’hectolitres, Hyôgo produisait à ce moment plus de 15 % de la production annuelle de saké, tandis que le second département, Fukuoka, n’était qu’à 5 %, soit trois fois moins. Aucune autre région ne dépassait ensuite 3 % de la production. Pendant l’ère Meiji, la production régionale à baissé dans quasiment l’ensemble du pays. Les seules préfectures qui avaient augmenté leur production en dehors de Hyôgo étaient Hokkaidô et Tôkyô avec une croissance de plus de 50 %. L’évolution d’Hokkaidô s’explique par la conquête récente de l’île qui s’est fait justement pendant l’ère Meiji et la production de saké, dans ces terres nouvellement japonaises, était alors partie de zéro. De son côté, la croissance de Tôkyô est révélatrice du lancement du saké dans le Kantô et de la modification des consommateurs qui recherchaient alors plus un saké bon marché qu’un saké prestigieux. De fait, la majorité du saké produit dans la préfecture de Tôkyô était du nigorizake.
21Ces informations permettent de comprendre ce qui s’est passé dans les premières années de l’ère Meiji. Après une première période de remise en question et de redistribution des rôles qui a vu la production de saké augmenter partout dans l’euphorie générale, les grandes marques du Kinai ont repris leur prépondérance sur le marché des sakés de qualité. Elles ont été aidées en cela par la législation de 1881 et la mise en place de la taxation de la production qui a favorisé les grandes fabriques. Pendant toute l’ère Meiji, la fabrication du saké avait encore peu évolué et restait encore largement artisanale. En 1912, les centres de recherche sur le brassage dataient de moins de dix ans et on n’était qu’au tout début de la mise en place de la bouteille de verre. L’évolution de l’ère Meiji est donc le résultat de la libéralisation du marché et de la taxation qui a favorisé les grands producteurs et fait concurrence aux brasseurs locaux. L’exemple d’Hiroshima illustre bien cette concurrence faite aux sakés régionaux par les anciennes régions du kudarizake. À partir de la restauration de Meiji, ses producteurs voient apparaître dans leur région du saké d’Itami. Une estampe de 1884 montre un marchand de saké d’Hiroshima qui affiche devant sa porte l’inscription « Saké d’Itami ». La présence des taru et les clients venant se servir avec des tokkuri montre que le commerce du saké a, à ce moment, encore peu changé. Du fait de la concurrence d’Itami, les fabricants de la région connaissent des difficultés et 30 % de ses brasseurs disparaissent ainsi avant 190019.
22L’évolution, qui va du début de l’ère Taisho (1912) aux années précédant la guerre du Pacifique, montre la véritable première phase de la modernisation du saké. À ce moment des brasseries modernes sont véritablement installées et les conséquences des améliorations techniques s’appliquent à l’ensemble du pays. Le saké produit est alors de plus en plus un saké de consommation courante qui accompagne les évolutions de la société et la sociologie des buveurs. Derrière la domination de Hyôgo, d’autres régions apparaissent peu à peu. Ainsi en 1935, juste avant le début des premières opérations militaires japonaises en Chine, trois préfectures avaient un peu repris de l’importance : Fukuoka, Hiroshima et Kyôto. Sur 8 millions d’hectolitres produits, la part relative de Hyôgo avait alors légèrement baissé, à 13 %. Le développement des régions de Fukuoka et d’Hiroshima semble principalement dû à leur situation portuaire qui leur permettait de vendre une partie de leur production de saké bon marché au-delà de leur région et de toucher, soit les marchés d’outre-mer, soit les marchés de Tôkyô et d’Osaka. Pour des raisons similaires de situation, les premières années de l’ère Taishô marquent le grand retour du saké de Kyôto. Les brasseries se localisent majoritairement à Fushimi, qui peut enfin profiter des avantages que le protectionnisme appliqué par Kyôto pendant toute l’épode d’Edo lui interdisait. Au début du xxe siècle les efforts de modernisation de ses brasseries, la qualité de son eau et sa bonne situation géographique lui permettent enfin de se développer. Cette évolution consacre donc la prédominance des grandes fabriques et montre un premier recul des sakés régionaux.
23Entre 1881 et 1930, sous l’effet direct de la législation, le nombre de fabricants diminue de moitié, passant de plus de 27 000 à 8 241. L’évolution qui va du début de Meiji aux années 1930 montre ainsi le passage d’une production assez bien répartie à l’échelle du territoire à une production dominée par quelques grandes régions. Pendant cette période, il faut pointer le rôle majeur joué par le chemin de fer. La couverture du territoire par le réseau ferré s’étend justement des années 1880 aux années 1930. En 1881, seules quatre petites lignes séparées existaient. La plus importante reliait Kyôto à Otsu, c’est-à-dire le lac Biwa à la baie d’Osaka. Les transports de saké entre Hyôgo et le Kantô se faisaient donc toujours par les voies classiques. En 1910, le Tokaidô est doublé d’une ligne ferrée, ainsi que tout le pourtour de la mer intérieure. La progression jusqu’aux années 1920 se fait ensuite vers le Tôhoku tandis que les réseaux se densifient dans le Kansai et la Kantô. En 1935, l’ensemble du territoire était accessible par le fer et aucune préfecture n’était dépourvue de ligne la reliant aux autres. La corrélation entre l’arrivée du chemin de fer dans les régions et la baisse de leur production de saké face à la concurrence des grandes marques est significative. En 1912, dans le Japon de l’Ouest, les régions rurales de la mer du Japon qui maintenaient leur production étaient pour l’essentiel celles qui n’étaient pas encore touchées par le réseau ferré. Dans les années 1930, lorsque l’essentiel du pays fut accessible, seules les régions situées au nord de l’archipel, comme Akita ou Hokkaidô ont été moins touchées par la concurrence des grandes régions productrices, certainement en raison de leur éloignement et du coût du transport par rapport à la distance. Toutefois, les ventes de leurs brasseurs sont restées régionales et il n’y a pas de création d’un pôle secondaire permettant de desservir les grandes agglomérations du Kantô.
24À la veille de la guerre du Pacifique et des bouleversements qui allaient en résulter, le saké restait toujours la boisson nationale des Japonais. Les grandes marques de bière apparues au début du xxe siècle ou les distilleries de shôchû ne lui faisaient alors qu’une faible concurrence. L’amertume de la bière plaisait encore peu à des consommateurs qui lui préféraient encore les boissons sucrées. En 1935, le saké représentait donc toujours 78 % du volume des boissons alcoolisées produites au Japon et il était encore la boisson alcoolique par excellence dans l’esprit des consommateurs. Les territoires du saké avaient évolué pendant cette période de changements dans le sens d’une concentration encore plus importante de la production dans l’ancien Kinai, appelé dorénavant le Kinki. La région dominait non seulement la production de la qualité comme dans les périodes précédentes, mais avait, grâce aux évolutions permises pas la modernisation du pays, pu prendre un ascendant dans la production de saké ordinaire.
De la catastrophe de la guerre à l’apparition de nouveaux territoires
Les années de guerre, matrices de tous les maux
25À partir des années de guerre, le saké prend une dimension industrielle encore plus favorable aux grandes firmes. Les législations de l’ère Meiji puis la crise de 1929 avaient déjà porté un rude coup aux petits fabricants les plus fragiles mais le pire était à venir. Le début des opérations de guerre en Chine en 1937 marque l’entrée de l’intervention de l’État dans la production de saké avec un programme bien précis : en faire un produit industriel. Plusieurs éléments guidaient ce choix. D’abord le passage dans une économie de guerre où le contrôle des prix du riz redevenait peu à peu une priorité. Ensuite, la nécessité d’organiser le territoire dans une perspective de production tournée vers l’armement. Cette nécessité majeure du temps de guerre s’exprime à partir de 1943 avec le Plan de réorganisation de l’industrie du saké où, sur les 6919 brasseries en activité à cette période, la moitié (3 340) est reconvertie en dépôts d’armes ou en fabriques de munitions alors que, de leur côté, les brasseries restantes se sont vues rationnées en riz et que leur production s’est tournée vers la fabrication massive de saké de basse qualité. Enfin, le plan se justifiait par l’obligation d’abreuver en quantité suffisante et à moindre coût les différents groupes d’armées stationnées un peu partout en Asie. C’est une constante de la guerre des masses qui s’était déjà exprimée en Europe pendant la première guerre mondiale : l’alcool était une donnée importante du moral des combattants. La composante culturelle des Japonais envers le vin de riz s’est ainsi exprimée dans ces moments extrêmes, mais elle n’en est pas sortie grandie, surtout au niveau de la qualité des productions.
26La production de guerre et ses impératifs a fait évoluer les techniques. Elle a ainsi transformé une grande partie de ce qui restait des brasseries artisanales en brasseries industrielles. Dans les colonies de Mandchourie, de Corée et de Taiwan, les usines à saké ont commencé à mettre au point des techniques d’ajout d’alcool pur, de sirop de glucose et de poudre de riz afin de faire baisser la quantité de riz à utiliser dans le mélange de fermentation tout en augmentant les rendements. Des techniques qui permettaient de tripler ou de quadrupler le volume de production20. À partir de 1941, certains sakés furent même produits sans utiliser de riz. Il ne s’agissait plus que d’un mélange d’alcool industriel, de sucre et d’eau, additionné d’arômes synthétiques.
LA BOUTEILLE DE SAKÉ
La bouteille fabriquée spécifiquement pour contenir le saké est un transfert de technologie occidentale qui date de l’époque Meiji. Le verre permettant de voir le liquide, sa pureté et sa couleur, il aurait été naturel qu’avec l’esthétique qui s’était développée pendant l’époque d’Edo, certains des ustensiles de boisson dont les bouteilles aient été fabriqués de la sorte.
Ce ne fut pas vraiment le cas. Un dessin de 1732 montre bien un artisan souffleur fabricant des flacons, des coupes et des tokkuri1, mais, si le soufflage du verre s’était développé, devenant fameux dans les villes comme Edo, il n’a que peu concerné le saké et cet exemple est une exception. Le saké restait en général conservé en tonneau et était ensuite transvasé dans les tokkuri en terre cuite ou en porcelaine.
À partir de l’époque Meiji, ce sont d’abord les fabricants de bière qui vont utiliser les bouteilles de verre. La première usine, Shinagawa garasu kaisha, ouvre en 1889. Elle fabriquait uniquement des bouteilles de bière en utilisant la technique du soufflage à la bouche. Mais, à cette époque, sa production dépassait tellement la demande que l’usine a fermé dès 18922. Les brasseurs de saké ont commencé à introduire la bouteille de verre en 1908. La firme Gekkeikan a été une des premières à se lancer dans la vente de saké en bouteille. Elle proposait une bouteille avec choko intégré sur le goulot pour pouvoir être transportée et bue dans le train. La bouteille était alors un des attributs de la modernité.
Lesformesdesbouteillesaudébutduxe siècle étaient très hétéroclites : Frontignan aux épaules carrées, Bourguignonne ventre, plates et rondes façon gourde d’Armagnac, etc. Elles reflétaient les tendances des premières années de l’ouverture du pays où la majorité des fabricants ayant commencé à vendre le saké en bouteille les importaient de l’étranger. La production japonaise a ensuite rapidement évolué vers un standard avec l’apparition des premières usines à soufflage mécanique : des bouteilles de 1,8 litre et 72 centilitres avec une forme proche de celle de la bouteille bourguignonne et une fermeture à vis. L’adoption s’étant faite rapidement en provenance de l’extérieur, il n’y a pas de tradition régionale et artisanale de la forme des bouteilles et du style comme ce peut être le cas pour les tokkuri.
Aujourd’hui les formes classiques dominent même si les sakés bas de gamme sont souvent vendus dans des packs de carton. Pour leurs produits hauts de gamme, les fabricants recherchent souvent l’originalité avec des formes très libres évoquant les premières années de l’ouverture. De son côté, le taru continue d’exister sous différents contenus (de 3,2 à 72 litres). Il se maintient pour les grandes occasions et représente l’équivalent des Magnums et autres Nabuchodonosors de prestige des grandes maisons de vin.
1. Pauer (1995) p. 5.
2. Inoue (1995) p. 25.
27À la fin du conflit, le monde du saké est sorti ravagé. Il aurait certainement pu s’en remettre si les mauvaises habitudes de la guerre s’étaient pas prolongées jusque dans les années 1970. L’absence d’une réglementation sur la qualité mais aussi la confiance aveugle dans la technologie ont été les causes d’une perte d’identité du saké. Qui s’en est soucié alors que la consommation dans les années de reconstruction continuait à augmenter ? Les tôji ont peu à peu laissé leur place à des techniciens spécialisés. Dans les usines, les mélanges étaient mécaniques et la biochimie décryptait les derniers mystères des fermentations, permettant d’améliorer encore la technique et de produire, à moindre coût, des sakés sans originalité au goût uniforme.
Un saké industriel concentré dans les mains d’un petit nombre de grandes brasseries
28La brasserie industrielle qui se met en place pendant la guerre du Pacifique et qui donne ensuite sa pleine mesure jusqu’au milieu de années 1970 correspond à un monde bien particulier : celui du fordisme. Elle implique donc une nécessaire standardisation des produits qui doivent être bon marché, facile à vendre et plaire au plus grand nombre. Ce qui est apparu pendant cette période, c’est donc le renforcement de la place des grandes productions calquées sur leur capacité de réaliser des économies d’échelles et de distribuer ses produits. Les grandes firmes de Hyôgo et Kyôto sont celles qui ont dominé le marché et qui abreuvaient l’ensemble du Japon.
29Le problème majeur des années 1950 – 1980 est que la qualité n’a presque jamais été au cœur des préoccupations, l’authenticité encore moins. En ces temps de haute croissance et de modernisation du pays, la distinction entre ce qui était un saké et ce qui n’en était pas était difficile, puisque le saké obtenu par fermentation naturelle n’était plus qu’un parmi d’autres. De son côté, pendant les années d’après-guerre et singulièrement celles de l’occupation américaine qui ont vu le monde du saké se réorganiser sur des bases industrielles avec un mélange détonant de productivisme, de scientisme et de course au profit, la législation ne s’est bornée qu’à instaurer des standards de fabrication. Ce choix, qui a été dans bien des domaines à l’origine de la spectaculaire croissance du Japon a été extrêmement néfaste pour le saké. Les résultats en termes d’image de la boisson ont été catastrophiques.
30On aurait cependant tort de croire que la technologie mise en avant pendant ces années est tout simplement mauvaise et qu’elle est à elle seule responsable de la baisse de la qualité du saké. De même, il ne faut pas non plus opposer de manière systématique les petits producteurs régionaux aux grands brasseurs de Fushimi ou de Nada. Durant cette période, les grandes marques ont continué à produire des sakés de qualité que la technique a rendu meilleurs et bien des petits brasseurs ont utilisé des méthodes de fabrication controversées. La technique est ce que l’on en fait et, à ce moment, il s’agissait encore de répondre à une demande de masse. Le profit était dans la quantité, pas dans la qualité, en bons industriels les grands brasseurs y ont répondu. Qui pouvait penser que les Japonais arrêteraient de boire du saké ?
31L’évolution des territoires pendant l’après-guerre est donc la suite logique du processus entamé depuis l’ère Meiji. Hyôgo et Kyôto ont continué de prendre de l’importance et celle-ci s’est renforcée au cours du temps. La répartition de la production ne se modifie absolument pas entre les années 1950 et les années 1980. Les territoires du saké se divisent toujours en deux catégories. Ceux de l’ancien Kinai d’une part avec les grandes firmes de saké de Nada, Nishinomiya, Itami, Ikeda et Fushimi qui assurent une production destinée au marché national et qui sont désignées sous le terme « National Brand », et, d’autre part, les autres régions.
32L’après-guerre correspond donc à la chute des sakés de pays face aux sakés des grandes marques. Le processus, dans la logique industrielle qui prévalait à ce moment, apparaissait irréversible. Moins chers, plus réguliers au niveau du goût et de mieux en mieux distribués, les sakés des grandes marques avaient un avantage considérable sur les sakés des petits brasseurs. La guerre et la baisse du nombre de fabricants avaient enlevé aux firmes industrielles une grande partie de leurs concurrents locaux et le développement du transport par camion dans les années 1960 avait annulé les derniers avantages de situation que pouvaient encore avoir les petites fabriques des régions éloignées.
L’apparition de nouveaux territoires au Nord-Est
33Contre toute attente pourtant, au plus fort de la logique industrielle, les années 1970 marquent la fin d’une époque. Certainement sous l’effet de l’accroissement de la richesse du pays et de son ouverture sur le monde, les consommateurs japonais ont changé en profondeur leurs pratiques de la boisson. Ces modifications se remarquent d’abord par la baisse de la part relative du saké par rapport aux autres boissons qui s’est traduite, à partir de 1973, par une baisse régulière de la consommation nationale de saké. Elles se remarquent ensuite, sur le plan de la qualité, par le désintérêt progressif des consommateurs pour les sakés industriels et par le retour des sakés régionaux.
34Le renversement de l’image du jizake, ce saké de pays que l’on traitait avec mépris et qui est devenu un « saké de terroir » est à la base de l’évolution en cours. Il permet un retour des régions et, dans une certaine mesure, il constitue la revanche des paysans et des petits brasseurs. Paradoxalement, ce sont donc les brasseries qui avaient raté la première phase de la modernisation, dans des régions autrefois enclavées, où le saké n’était destiné qu’à une consommation locale, qui émergent. Elles profitent d’une image de qualité et de maintien d’une tradition ancestrale désormais mise en valeur.
35L’apparition de régions rivales à celle des grands brasseurs de Kyôto et de Hyôgo est révélatrice du retournement des consommateurs. Entre 1983 et 2003, dans une période difficile pour l’ensemble des fabricants de saké, la seule région du Japon qui a vu sa production augmenter de 10 % n’est pas située dans le Kinai mais dans le Nord, sur la mer intérieure. Il s’agit de Niigata. Cette évolution est un renversement des équilibres en place. Pour la première fois depuis le xvie siècle, et encore plus depuis Meiji où s’était amorcée la phase de concentration industrielle du saké, une autre région prend de l’importance face à l’ancien Kinai.
36Les nouveaux territoires qui se dessinent bénéficient d’une inversion des avantages qui avaient fait le succès des vieilles régions. L’accessibilité et la baisse des coûts de transport jouent désormais en sens inverse. Alors que, jusque dans les années 1970, elles permettaient aux grandes firmes d’abreuver l’ensemble du pays, elles permettent à présent aux petites marques locales de leur faire concurrence. Cette inversion fonctionne car les valeurs associées au saké et les représentations des consommateurs se sont modifiées. Les sakés des régions du nord correspondent en effet à un saké rural, qui base sa qualité sur les critères de pureté de l’eau et sur ses variétés de riz. Il plaît de plus en plus aux amateurs, contrairement au saké des anciennes régions du kudarizake, aujourd’hui pratiquement toutes incluses dans la conurbation Osaka-Kobe-Kyoto, qui représentent certes un saké de vieilles maisons, mais qui est perçu comme un saké industriel et urbain.
37L’apparition de ces nouveaux territoires au nord-est est une phase en cours, relativement récente. Cette modification de la géographie est encore difficile à mettre en valeur avec la production totale annuelle où la part relative de Hyôgo continue d’augmenter. Cependant, deux indicateurs révélateurs de la qualité du saké permettent de la mettre en évidence : celui de la production de riz à saké qui révèle une véritable spécialisation et celui de la production de saké de qualité supérieure (ginjô). Ils montrent que ce ne sont plus seulement les anciennes régions du Kinai qui dominent le saké haut de gamme. La production de saké supérieur indique clairement la mise en place d’un pôle rival autour de la préfecture de Niigata dont les volumes produits dépassent même ceux de Hyôgo. La croissance des sakés du Nord concerne aussi les régions voisines de Niigata comme, Ishikawa, Akita et Yamagata. La tendance qui apparaît aujourd’hui est donc celle d’une opposition de plus en plus marquée entre le Japon de l’Est et le Japon de l’Ouest. Chacun ayant à présent son territoire du saké. Le Kinki pour l’Ouest et Niigata pour l’Est.
38Dès lors, les différentes manières de faire les vins de riz selon les régions reprennent du sens. Le saké a en général un goût plus frais et sec dans les régions de l’Est et plus doux et intense à l’Ouest. Le savoir-faire associé aux régions peut s’identifier par les confréries de tôji, car chacune est en quelque sorte une école ayant sa propre manière de faire le saké et de mettre en avant tel ou tel élément. Malgré la baisse du nombre de confréries et l’uniformisation des goûts, l’opposition Est-Ouest dans la manière de faire le saké perdure et apparaît comme la conséquence d’une forte distinction culturelle au niveau culinaire. La frontière passe grosso modo à l’est de la ligne qui joint Nagoya à la péninsule de Noto21. L’alimentation de l’Ouest se distingue par les grosses nouilles de blé (udon) et des assaisonnements légers préparés à base d’algues, tandis qu’à l’Est prédominent les fines nouilles de sarrasin (soba) et des assaisonnements plutôt salés au goût de shôyu très prononcé. Les choix dans la façon de faire le saké sont donc très influencés par les traditions locales des accompagnements et il est indéniable que la cuisine du Kantô se marie mieux avec les sakés du Nord comme ceux de Nagano, Niigata ou Akita, qu’avec ceux de Kyôto pour lesquels une cuisine plus délicate correspond mieux. Le succès des sakés du Nord est ainsi à relier à une consommation qui se fait essentiellement dans la capitale.
39Au cours des presque 150 années écoulées depuis Meiji, le saké a subit des évolutions qui en ont modifié la nature. Au niveau de la technique, il s’est modernisé, il est devenu meilleur par les améliorations du brassage permises par la science, mais il est aussi devenu un produit industriel. Au niveau de sa consommation, il a vu le cercle des buveurs s’élargir et les occasions de boire se multiplier. Cette évolution est à la base de son spectaculaire développement dans la première moitié du xxe siècle et de son recul depuis l’après-guerre où l’évènement le plus important est le fait que, pour la première fois de son histoire, le saké n’est plus, depuis la fin des année 1950, la première boisson consommée au Japon.
40La baisse générale qui caractérise aujourd’hui la production de saké a la conséquence imprévue de faire apparaître des régions qui auparavant étaient masquées par la domination d’un seul territoire. Hyôgo et Kyôto avaient parfaitement su profiter de leurs avantages historiques pour s’adapter au système du saké industriel qui a prévalu jusqu’au milieu des années 1970. Aujourd’hui, ces deux régions de l’ancien Kinai, malgré leur domination sur le plan de la production totale, sont en régression. L’évolution récente permet ainsi de distinguer, sur un terrain finalement majeur, celui de la qualité et de l’authenticité, un nouveau pôle régional dans le Nord. Il s’agit d’une révolution dans l’histoire du saké. En raison des caractéristiques de la boisson et de la possibilité, finalement, de produire du saké partout, les critères de géographie physique sont en train de prendre une place de plus en plus importante dans l’élaboration d’une spécialisation territoriale qui met à mal les équilibres anciens. D’autres territoires aux possibilités jusque-là sous-exploitées sont désormais en mesure de concurrencer les anciennes régions du kudarizake en mettant en avant leur eau, leur riz, ou leur savoir-faire.
Notes de bas de page
1 Chiffres donnés par Sakurai (1982).
2 D’après les enquêtes effectuées par Baumert (2009), la majorité des brasseries actuelles ont effectivement été créées à cette période.
3 Les chiffres sont donnés par Aoki (2006). Il s’agit d’une estimation car les premières données datent de 1876.
4 Cet exemple est tout à fait significatif des transformations qui ont affecté le monde des artisans et des petits industriels pendant la première période de modernisation du Japon et les capitaux du saké sont à la base du processus d’industrialisation du pays et de la création de plusieurs grands groupes industriels.
5 Hurt (2000), p. 111.
6 Ibid.
7 Aujourd’hui les recettes de la taxe sur les alcools (tous alcools confondus) représentent environ 4 % dans les recettes de l’État.
8 Morris-Suzuki (1995).
9 Atkinson (1881).
10 Ibid., p. 110.
11 Yanagita (1993), p. 127.
12 Lors de la restauration de l’ère Meiji, la capitale shôgunale Edo change de nom et devient Tôkyô.
13 L’iki est une notion d’esthétique née pendant l’époque d’Edo dans les quartiers de plaisir. Il correspond à une sorte d’élégance naturelle très distanciée.
14 Dans le service dit « à la russe » les plats sont présentés à chaque convive un par un dans un ordre convenu. Ce type de service s’oppose au service dit « à la française » où tous les plats d’un même service étaient présentés au milieu de la table.
15 Hurt (op. cit.), p. 113.
16 Nourrisson (1990). Il appelle « soleils » les ouvriers journaliers.
17 Aoki (op. cit.).
18 Pour mettre en évidence l’évolution des territoires sur la période qui va de 1868 à la guerre du Pacifique, les données statistiques des ères Meiji, Taishô et Shôwa existent mais sont incomplètes pour le début de la période. Concernant les données régionales, la quasi-totalité des données des ères Taishô et Shôwa sont disponibles, par contre, pour Meiji, seule la production totale est connue et quelques années manquent. Les premières données régionales existent à partir de 1881, en raison de la nouvelle règlementation et du besoin de contrôler la mise en place de la taxation.
19 Hiroshimashi Kyoiku Iinkai (1973).
20 Kondo (1996), p. 53.
21 Cette opposition date de l’Antiquité. Les Japonais entendent par Ouest (Nishi Nihon) la partie sud de Honshû et les îles de Kyûshû et Shikoku. L’Est (Higashi Nihon) comprend tout ce qui est au nord de Nagoya. L’Ouest correspond au cœur historique de la civilisation japonaise tandis que l’Est a fait l’objet d’une conquête plus tardive.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un aliment sain dans un corps sain
Perspectives historiques
Frédérique Audouin-Rouzeau et Françoise Sabban (dir.)
2007
La Pomme de terre
De la Renaissance au xxie siècle
Jean-Pierre Williot et Marc de Ferrière le Vayer (dir.)
2011