Chapitre VII
Du milieu du xvie siècle à Meiji : le grand commerce vers l’est
p. 149-167
Texte intégral
1Le saké franchit au milieu du xvie siècle un nouveau palier. L’importance des villes, la naissance d’une véritable société urbaine, ainsi que la puissance financière des marchands permettent d’élargir le cercle des consommateurs. Grâce à des routes sûres et régulières et aux progrès de la conservation, produire et vendre du saké devient un commerce fructueux. Pour la première fois, de véritables spécialisations régionales sont à même d’apparaître. Il ne s’agit plus de vendre à proximité mais d’exporter d’une région à l’autre.
2À cette période, on observe une inversion de la polarité de l’espace sur l’archipel. Les tendances politiques centrifuges font place à la volonté d’unifier le pays. Autant que les évolutions internes, il semble que ce soient les premiers contacts avec l’Occident qui aient fait prendre conscience aux élites militaires japonaises de l’importance d’une construction étatique de type moderne1. Après une période de conflits pour la suprématie qui ruine la capitale entre 1569 et 1603, le pouvoir échoue à Tokugawa Ieyasu qui, par des mesures fortes (le choix d’une nouvelle capitale, la fermeture du pays et l’alternance des seigneurs entre les fiefs et la Cour) va imprimer au pays un nouveau modèle géographique capable de lui assurer une paix de deux siècles et demi.
3Dans ce nouvel espace qui n’est plus centré sur Kyôto, le vieux centre de production du Kinai évolue vers une spécialisation dans les productions de qualité. Cette évolution qui va marquer durablement les territoires du saké permet de comprendre les logiques à l’œuvre dans la création d’une région productive.
Un nouveau modèle géographique
La fermeture du pays et la création d’une nouvelle capitale à l’est
4À l’origine de la nouvelle distribution qui établit un double pôle entre le Kantô et le Kinai se trouvent les trois grandes mesures des Tokugawa : la création d’Edo, la fermeture du pays et le système des résidences alternées. Elles expliquent le succès et la croissance de la nouvelle capitale qui, contrairement à Kamakura quatre siècles plus tôt, n’apparaît pas comme excentrée mais va développer sa propre centralité.
5La mesure de fermeture du Japon est à mettre en parallèle avec la décision similaire prise par la Chine des Ming et la pression des Occidentaux qui commencent, au début du xviie siècle, à se faire de plus en plus importante sur les côtes de l’archipel. Cette fermeture quasi-totale du pays, appelée sakokku, a contraint les marchands japonais à rester sur leur marché national à un moment où, s’ils avaient pu bénéficier des mêmes débouchés outre-mer que leurs homologues européens, ils auraient pu établir des relations avec la Chine, la Corée ou l’Asie du Sud-Est, là où des comptoirs japonais s’étaient déjà implantés pendant les époques Sengoku (1493 – 1573) et Momoyama (1573 – 1603). À partir du moment où le commerce avec l’extérieur leur a été interdit, les débouchés des marchands sont donc devenus exclusivement les grandes villes japonaises et principalement Edo. La situation très au nord de la nouvelle capitale ne l’handicape pas outre mesure puisque la plus petite échelle du système des échanges était l’archipel japonais et que les progrès de la navigation côtière permettaient de la relier au Kinai en une vingtaine de jours.
6En dehors de l’archipel, le monde n’existait pour ainsi dire plus. Le Japon est devenu pendant près de deux siècles un système-monde en vase quasiment clos2. Dans un système ouvert sur l’Asie, la mer intérieure et ses ports constituaient le centre de gravité du pays et la croissance de cités marchandes comme Hyôgo et Sakai situées dans la baie d’Osaka aurait pu continuer. Edo aurait été excentrée comme Kamakura l’avait été lors de la période précédente. Par contre, dans un système fermé, ces villes marchandes n’avaient qu’un seul débouché principal : Edo. La polarité des échanges des ports de la mer intérieure s’est donc inversée. L’interface maritime, qui auparavant importait les marchandises vers Kyôto, s’est mise à exporter vers Edo.
7Ces mesures ont entraîné la marginalisation de Kyôto et par contrecoup la croissance d’Osaka. La prépondérance que va prendre cette ville portuaire par rapport aux autres cités de la baie est due à une décision politique. Déjà capitale économique au temps de Toyotomi Hideyoshi, le Bakufu d’Edo a placé la ville sous administration directe avec un gouverneur chargé de surveiller les provinces de l’Ouest. Ce rôle politique, associé à un très bon site portuaire et à sa fonction de marché du riz, a soutenu le développement économique de la ville. Ainsi, contrairement au Moyen Âge où Kyôto représentait le centre urbain du pays et où les villes portuaires étaient ses débouchés vers la mer, à partir du xviie siècle, sa situation à l’intérieur des terres l’handicape par rapport à Osaka. Pendant l’époque d’Edo, le Kinai reste la région des grandes productions de produits de qualité, mais ceux-ci sont destinés pour l’essentiel à Edo. Les ports de la baie prennent de l’importance par ce commerce et la région apparaît de plus en plus comme leur arrière-pays.
Le moteur du système : les allers-retours capitale/province
8La stabilité du système des Tokugawa s’explique par une autre mesure : la résidence alternée des seigneurs (sankin kôtai). Ceux-ci devaient rester un an à la Cour du Shôgun puis accomplir une année de service dans leur fief, pendant que leur famille restait en otage à Edo3. Ce système des résidences alternées a non seulement tué dans l’œuf toute velléité de révolte, mais il est aussi à l’origine de la croissance spectaculaire de la ville d’Edo.
9L’obligation faite aux seigneurs de retourner périodiquement à Edo, d’y laisser leurs familles et d’y mener grand train, a fait d’Edo une ville atypique. Les seigneurs, leurs familles, leurs hommes et leur suite formaient l’essentiel de la population de la ville. À la fin du xviie siècle, soit moins d’un siècle après sa création, la capitale shôgunale comptait un million d’habitants. Elle était une des plus grandes villes du monde et sa sociologie était bien différente de celle des autres cités du pays. Dans la population, les samurai dominaient. Alors que sur l’ensemble du pays, la classe des guerriers se situait à environ 8 %, ils représentaient la moitié de la population d’Edo. La ville était pour les deux tiers masculine et les samurai qui vivaient des revenus alloués par leurs seigneurs avaient pour la plupart un niveau culturel élevé. Ils représentaient un marché important pour tous les produits de luxe dont le saké.
10Les allers-retours ont aussi eu des conséquences sur les provinces. Malgré une évidente centralisation des pouvoirs, le Japon des Tokugawa est pourtant resté d’essence féodale. Les grands daimyô étaient de véritables princes territoriaux qui un an sur deux régnaient sur leurs territoires avec des gouvernements autonomes. Conséquence du système des résidences alternées, ils sont restés des administrateurs de leurs fiefs et il ne s’est pas développé le problème inhérent à toute société de Cour, où l’élite finit par devenir complètement coupée de son assise territoriale et perd son pouvoir et sa légitimité4.
11Les grands seigneurs étaient maîtres sur leurs terres. Ils ont édité des lois propres à leurs domaines, concédé des fiefs à leurs vassaux et levé des redevances sur leurs paysans. Sur le plan économique, leur autonomie était très marquée. Ils ont encouragé les défrichements, se sont occupés de la gestion des eaux, ont créé des conditions favorables à la proto-industrie. À partir du xviiie siècle, ils ont pour la plupart déployé une politique mercantile pour protéger les industries locales et encouragé l’exportation en dehors du fief des spécialités de leur pays5. Habitués à boire le saké à la Cour, ils ont donc aussi développé des productions et des savoir-faire dans leurs propres fiefs.
L’évolution au cours de la période : vers une complémentarité Kinai/Kantô
12Alors que, depuis l’Antiquité, l’espace des productions de qualité et celui de leur consommation étaient restés proches, centrés sur le Kinai et ses environs, avec le système d’Edo, l’essentiel des productions reste dans la région du Kinai, mais celle-ci ne constitue plus le bassin de consommation principal. C’est Edo, la nouvelle capitale, qui va le remplacer. La rivalité et la complémentarité entre les deux régions vont stimuler les échanges et assurer la prospérité des marchands. Le développement d’un commerce entre ces deux pôles entraîne un trafic intense sur les routes, particulièrement le Tokaidô par la terre et le Nankaidô par la voie maritime.
13La géographie de l’archipel explique en grande partie le tracé des routes. La présence de reliefs importants aux pentes fortes dans toute la partie centrale de l’archipel situé sur une zone de subduction rend les transports intérieurs très difficiles. Les principales routes sont donc côtières et la politique de cloisonnement des fiefs par les Tokugawa qui interdisait la construction de ponts obligeait en outre à de nombreuses ruptures de charges. Pour les transports vers Edo de pondéreux comme le saké, la voie la plus aisée était le Nankaido par la mer.
14Au début de la période, la ville d’Edo manquait de tout. Pour ce qui concerne les productions de qualité et les services spéciaux, c’est donc vers le Kinai et Osaka qu’elle s’est tournée. Il en allait de même pour les différents fiefs, pour qui Edo représentait simplement le centre politique du pays, alors que le Kinai en était le poumon économique. Ensuite, au xviiie siècle, Edo va pourtant réussir à développer ses propres activités et à assurer des productions de qualité dans le Kantô. Il s’est ainsi développé entre les deux centres une complémentarité teintée de rivalité. À la fin de la période, Edo était devenue le second centre économique du pays et était, pour tout l’est du Japon, un pôle rival du Kinai dans pratiquement tous les domaines, sauf quelques-uns, très spécialisés, dont le saké. Cette impossibilité à produire du saké de qualité à proximité de la nouvelle capitale interpelle particulièrement.
Place du saké dans la société d’Edo
L’évolution des pratiques du boire
15Pendant les deux siècles et demi de la « Pax Tokugawa », la consommation de saké a évolué de pair avec l’amélioration de la production, des transports et de la distribution. Bien que ces différents éléments soient liés, l’élément constitutif paraît bien être une rupture dans les modes de consommation. La ville qui pose les bases d’une nouvelle société implique des pratiques différentes et, pendant la période d’Edo, l’avènement d’une véritable culture urbaine, principalement à Edo et à Osaka, a permis aux différentes couches sociales d’accéder aux modes culinaires de la classe dirigeante et de consommer plus régulièrement du riz, du poisson frais et du saké6. Ce n’était donc plus uniquement les banquets qui donnaient lieu exceptionnellement à des prises de repas et de boisson à l’extérieur du foyer.
16À Edo et à Osaka, la cuisine se faisait dans la rue et les repas se prenaient souvent dehors. Les bourgeois et le petit peuple ont participé à ce mouvement de « démocratisation » de la cuisine. On observe ainsi le développement de restaurants où l’on servait des préparations rapides (nouilles, sushi, fritures)7. Le saké était servi dans deux types d’établissements : les niurizakaya et les ryôrijaya (maisons de thé servant des repas).
17Les niurizakaya étaient de simples échoppes qui servaient des nouilles ou du poisson bouilli. Elles ont permis, chez le petit peuple, une première popularisation du saké comme boisson servie en dehors des repas, soit pendant une pause, soit pour discuter entre amis. Le plus souvent, le saké était servi avec des concombres crus et un peu de pâte de miso8. Le prix d’un verre de 180 millilitres variait entre 8 et 24 mon9. Peu à peu il y a eu une certaine « gentryfication » de certains niurizakaya lorsque les samurai y sont venus s’y encanailler et la qualité de leurs préparations s’est améliorée.
18De leur côté, les maisons de thé ont suivi le cheminement inverse. Faisant suite à ce qui se passait déjà au Moyen Âge avec la mode du thé chez les grands seigneurs, elles se sont diffusées dans toutes les classes de la population, associant le plus souvent le thé et le saké. Il en existait plusieurs types, soit en ville, soit le long des routes : des mizujaya qui ne servaient que des boissons et des plats simples, car dépourvues de cuisines, aux ryôrijaya que l’on peut assimiler à des auberges. Dans celles-ci, les repas se sont rapidement unifiés. Après un apéritif souvent constitué de miso, plusieurs spécialités se succédaient, suivies de sashimi et d’une soupe. Le thé était apporté à la fin.
19Un autre lieu de consommation de saké était les maisons de plaisir associant l’alcool, les jeux, la musique et les femmes. Elles étaient aussi appelées maisons de thé mais, comme au Moyen Âge dans la société des guerriers, la réunion de thé y était un prétexte à d’autres plaisirs et à l’ivresse. Au cours de l’époque d’Edo, leur institution assure une diffusion de ces pratiques de la boisson à la bourgeoisie. Ces établissements attiraient une population exclusivement masculine pour qui le saké faisait partie de l’ensemble des activités récréatives. Les autorités ne sont jamais arrivées à juguler leur développement, se contentant de promulguer diverses lois jamais appliquées10. Faute de pouvoir arrêter leur développement, elles finiront par l’encadrer en autorisant leurs activités dans des quartiers réservés comme le fameux Yoshiwara à Edo. Par leur importance et les abondantes littératures et iconographies auxquelles elles ont donnée lieu, les maisons de thé étaient un élément incontournable de la vie citadine. Le saké y coulait semble-t-il à flots.
20Au regard des documents d’époque, il apparaît que le saké faisait à Edo l’objet d’un véritable engouement pour les urbains. La consommation de la ville est à peu près quantifiable grâce aux données d’importation connues entre 1784 et 1866. À cette période la capitale shôgunale importait environ 1 million de taru de 72 litres par an. Ramené à la population de la ville cela représente une consommation annuelle moyenne par personne de 40 à 50 litres de saké avec toutefois des variations nettes selon les années. Lors du pic de la consommation des années 1817 – 1821, la consommation peut être estimée à plus de 70 litres par personne et par an, alors qu’elle pouvait tomber à moins de 20 litres les années de disette11.
21Même si les données chiffrées ne sont pour le moment connues que pour Edo, celle-ci n’est pas la seule ville à connaître un engouement pour le saké et nous pouvons supposer qu’elle sert de modèle au reste du pays. Dans les divers recueils d’estampes de l’époque les scènes de liesse représentant l’arrivée du saké nouveau sont fréquentes. Une des illustrations du Kii no kuni meisho zue montre la foule qui se presse le matin devant une sakaya à Wakayama pour acheter le saké nouveau. Les gens viennent avec leur tokkuri ou bien avec des seaux à hauts bords en « cornes de vache » (ushi no tsuno) pour acheter le saké. Un peu partout, quand le premier saké arrivait en automne, les restaurants faisaient un meilleur chiffre d’affaire.
22Pour la période d’Edo, malgré tous ces éléments, il ne faut pas toutefois surestimer la consommation. Par rapport au Moyen Âge, certes, elle connaît une augmentation considérable, mais il convient d’en nuancer l’importance.
23Dans les villes, même pour les samurai, le saké restait principalement consommé à l’extérieur lors d’occasions exceptionnelles, tout d’abord lors des fêtes, ensuite dans les établissements de plaisirs et il fallait bien compter 200 mon pour passer une soirée dans une maison de thé12. Quand au petit peuple qui prenait son repas dehors, il ne buvait dans les niurizakaya que de temps en temps, pour célébrer quelque chose. Le saké lui revenait cher et il lui était impossible pour lui d’en prendre tous les jours. De même, dans les campagnes, la prospérité de la période s’est traduite certes par une nette amélioration des conditions de vie, mais les habitudes des villageois face à la boisson ont peu changé. Ils ont continué de boire le saké principalement lors des fêtes.
24Au-delà du prix du saké et des occasions de boire encore reliées aux fêtes, les limites à la consommation se sont aussi heurtées à un problème de conservation. Même si celle-ci était assurée pendant le transport grâce à la pasteurisation, la vente se faisait en taru de 72 litres. Le vendeur ouvrait le tonneau et les clients venaient chercher le saké dans des tokkuri, ce qui impliquait qu’à partir de ce moment il ne se conservait pas très longtemps. À part pour une fête importante où un maître décidait l’achat d’un taru, il était difficile d’avoir une consommation individuelle chez soi.
25Enfin la consommation dépendait largement de la conjoncture. Selon les années, elle pouvait complètement chuter, notamment en cas de famines. Certaines ont touché Edo, d’autres plus souvent le Tôhoku. Lors de ces famines, la consommation de saké s’effondrait. En 1837, lors de la famine de l’ère Tempo, elle est tombée à Edo à 20 litres par personne et par an.
Le saké, un moyen subtil de contrôle du prix du riz
26L’augmentation de la richesse du pays, la demande des élites seigneuriales et des populations urbaines a fait de la production de saké au cours de la période d’Edo le moyen le plus sûr de s’enrichir facilement. L’écrivain Ihara Saikaku (1642 – 1693), célèbre poète de haïku de l’époque d’Edo a laissé plusieurs farces mettant à chaque fois en scène des personnages maladroits tentant de faire fortune en se lançant dans la fabrication du saké. À le lire, brasser le saké était une activité (presque) ordinaire.
27La fabrication était pourtant encadrée. Selon la loi, seuls les fabricants ayant une licence kabu rei et appartenant à une corporation pouvaient effectivement produire du saké. Les licences étaient un privilège accordé aux corporations. D’après la législation de 1643, « les paysans ne sont pas autorisés à brasser du saké eux-mêmes et surtout pas à le commercialiser13 ». Le but était de pouvoir maintenir la redevance seigneuriale (nengu) qui était payée en riz mais, dans les faits il était très difficile de faire respecter cette interdiction auprès des paysans, surtout dans les régions éloignées. Dès lors que l’on était près d’une ville ou sur un axe de communication et qu’il était possible de vendre du saké, les paysans se mettaient à en fabriquer pour le commercialiser. Brasser du saké était, disait-on, la richesse assurée et la période d’Edo voit apparaître dans les villages un personnage amené à connaître une grande postérité dans l’imaginaire populaire : le brasseur de saké. Équivalent du laboureur dans les campagnes européennes, il brassait avec le surplus de riz un nigorizake qui lui assurait des revenus appréciables.
28Selon les années il a existé des autorisations spéciales pour la fabrication du saké. Par exemple en 1754 et en 1806, deux lois de liberté totale de brassage (katte tsukuri rei) ont été promulguées. Selon les périodes, le nombre de paysans fabricant le saké a considérablement évolué et la législation a été très changeante. Elle a oscillé entre un strict contrôle de la production et de la commercialisation et des périodes où les autorités du Bakufu étaient moins regardantes.
29La raison des fluctuations du contrôle de la fabrication du saké se trouve dans la volonté du pouvoir de contrôler le marché du riz. Produit à partir de la même matière première, le saké était pour le pouvoir d’Edo un régulateur efficace des prix du riz. Les années de surplus, pour éviter la baisse des prix, le pouvoir encourageait la production de saké ; les années de mauvaise récolte, lorsque les stocks étaient bas, il limitait la production et appliquait fermement les interdictions.
30Comme le pouvoir avait du mal à intervenir directement sur les sakaya qui étaient une source importante de revenus par les taxes qu’elles payaient, il lui était plus facile d’intervenir contre les paysans, moins influents et moins unis. Les paysans étaient les régulateurs de l’offre et de la demande et ils en étaient les victimes lors des brusques retournements. Inversement, pour les sakaya, la baisse du volume de saké autorisé par le système des licences était toujours ajustée de manière plus progressive, ce qui leur permettait de s’adapter à la conjoncture. Les marchands de saké avaient un rôle économique important dans le système d’Edo, surtout à cause de leur rôle de prêteur d’argent, et le pouvoir les a constamment ménagés.
La qualité des productions
31Alors qu’au Moyen Âge, la fabrication et la vente se faisaient au travers des corporations, le développement économique a fait évoluer les sakaya. Au cours de l’époque d’Edo, les corporations et la spécialisation des étapes du brassage ont éclaté. Les fabricants de saké se sont mis à produire leur kôji eux-mêmes, de même que les fabricants de kôji ont commencé à fabriquer du saké. Les plus grandes sakaya se transforment au cours de la période en entreprises de négoce assurant la vente de plusieurs produits comme le shôyu, le vinaigre ou le miso. Une évolution qui ne s’est pas faite sans heurts dans les villes où les corporations étaient puissantes, comme par exemple pour Kyôto14.
32La fabrication s’étant complexifiée, il n’était plus possible de tout faire seul et les sakaya, devenues des entreprises commerciales, ont fait appel à des artisans spécialisés, les tôji, pour brasser leur saké. Un groupe de tôji comprenait au moins neuf personnes, chacune ayant une tâche spécialisée. C’étaient des paysans des régions voisines qui peu à peu se sont spécialisés dans le brassage pendant la saison hivernale. Le brasseur leur fournissait les locaux et les matières premières et ils apportaient leur savoir-faire. Sur leur talent reposait la qualité du saké. Pour ces hommes, il s’agissait d’un excellent moyen de promotion sociale.
33À l’opposé, le saké produit par les paysans était un nigorizake qui attirait le mépris des buveurs venant des villes. Le manque de moyens, certainement plus que l’absence de technique, explique la mauvaise qualité de ce saké campagnard. L’importance du saké brassé dans les villages est une conséquence de l’apparition des confréries de tôji qui ont diffusé vers les campagnes les techniques de brassage. Les tôji étaient des paysans et ils ont souvent, malgré les interdictions, brassé du saké eux-mêmes avec leur surplus de riz. Pour eux, il était impossible de polir le riz et le filtrage dans des linges de soie ou de coton coûtait beaucoup trop cher pour être utilisé. Par manque d’hygiène, leur saké était souvent infecté par des bactéries. Ce saké des campagnes se conservait donc mal et restait un saké de pays, à boire sur place.
34Concernant la saison du saké, au début de la période, les vins de riz étaient brassés toute l’année et d’après les descriptions, leur goût était plutôt sucré. Avec le temps, les bons sakés n’ont plus été brassés qu’en hiver. Le meilleur contrôle des fermentations dû aux températures froides a permis d’obtenir un taux d’alcool plus fort. La mode du koshu lors de l’époque Edo s’explique ainsi par l’augmentation du degré d’alcool qui permettait de conserver et de faire vieillir plus facilement le saké.
35Tous les documents parlant du bon saké font état des mêmes critères : beaucoup de kôji, utilisation d’un filtre et polissage. Ihara Saikaku explique dans son livre Oritome les éléments qui font la popularité du saké d’Itami et d’Ikeda. Pour le saké d’Itami à l’époque Genroku (1868 – 1704), trois critères expliquent selon lui la qualité : un bon riz, une utilisation généreuse du kôji et l’hygiène irréprochable. Dans les kura d’Itami par exemple, il était interdit pour une femme ayant ses règles d’entrer dans les bâtiments et tous les employés devaient se changer avant de commencer à travailler. Ihara Saikaku ajoute un dernier élément qui à ses yeux est le plus important, la divinité qui protège la brasserie et les brasseurs, très pieux, qui lui rendent souvent hommage.
36Quelques fabricants actuels ont tenté de reproduire des sakés de l’époque d’Edo en suivant fidèlement des indications contenues dans les écrits de l’époque comme le Zoshu tokudo ki. C’est le cas du kura Katsuyama à Miyagi qui produit un saké appelé Genroku à partir d’une méthode de fabrication datant de la fin du xviie siècle. Le résultat est complètement déstabilisant pour un palais moderne. L’œil est cuivré et ambré, le nez acétique avec des odeurs de noix verte. Il est à la fois sucré et très dur en bouche, avec des connotations métalliques. Si ce type de saké est révélateur du goût des sakés du xviiie siècle, alors il explique peut-être pourquoi si peu de plats pouvaient l’accompagner et pourquoi le saké a, la plupart du temps, été consommé à part.
L’évolution des régions productives
Kudarizake et saké des provinces
37En termes de commerce, il faut distinguer les régions qui pouvaient commercialiser en dehors de leurs fiefs et les autres. Le Japon des Tokugawa était un monde féodal et chaque fief protégeait ses propres productions. Pour pouvoir vendre hors de son fief, il fallait un accord commercial. À part la fourniture de prestige des châteaux de quelques puissants daimyô, les débouchés pour les grands marchands de saké du Kinai étaient principalement Edo et Osaka, deux villes gérées par le Bakufu. Les deux grandes agglomérations du pays représentaient toutefois un marché important de respectivement un million d’habitants pour Edo et 500 000 habitants pour Osaka. Le Bakufu n’autorisait pas n’importe quel fief à commercer avec lui et la liste a varié selon les années. Par exemple pour 1792, 11 régions étaient autorisées à commercer avec Edo : Shiro, Kawachi Izumi Setsu, Harima Tamba, Ise, Owari Mikawa, Mino, Gifu et Kii, toutes situées sur le trajet entre le Kinai et le Kantô.
38Le saké du Kinai envoyé à Edo était appelé kudarizake, ce qui signifie « saké descendu (du Kinai) ». Une des preuves de la spécialisation progressive des régions du Kinai dans le saké est le système de paiement des impôts qui certaines années pour Itami ou Nada était payé en saké et non en riz15. Ce kudarizake était de loin le saké le plus prisé et le plus estimé. Une des raisons de son succès tient dans son taux d’alcool plus élevé, conséquence d’une meilleure maîtrise des fermentations parallèles. À part Edo et Osaka, peu de régions avaient du kudarizake. Même à Nagoya, qui était pourtant une cité prospère, jusqu’au milieu du xixe siècle, seul le saké de la région était vendu dans les magasins de saké et les productions de prestige du Kinai restaient réservées aux grandes familles16.
39La place prise par le kudarizake dans la littérature et les iconographies de l’époque d’Edo peuvent être trompeuses. Un décompte des brasseries effectué en 1698 par les autorités d’Edo permet de s’en rendre compte. Le but de ce recensement était la révision de la loi sur les licences afin de limiter l’utilisation trop massive du riz pour le saké qui, à cette date, représentait environ 30 % de la production annuelle. Il donne une bonne idée du paysage du saké à la fin du xviie siècle.
40Les licences accordées en 1698 avant la loi de limitation de la production montrent un nombre de producteurs très important, de plus de 27 000 kura, pour une population du pays estimée à 26 millions d’habitants. Elles permettent de voir que le brassage du saké dans chaque région est relativement équilibré. Les concentrations les plus importantes sont bien sûr le Kinai, mais aussi le nord de Kyûshû et les axes de transports. La moyenne de l’utilisation du riz permet aussi de se faire une idée de la taille des fabriques de saké. Le Japon de l’Est était une région de petits fabricants et de saké de paysans, alors que le Japon de l’Ouest, plus ancien et plus urbanisé était déjà une région marquée par des brasseries importantes. Ce qu’il faut retenir de ce décompte des kura de 1698, c’est que la production était plutôt équilibrée dans l’ensemble du pays. Le Kinai ne dominait pas la production globale de saké qui restait encore une production de proximité. Par contre, il dominait largement la production de qualité, réservée aux élites et aux amateurs éclairés, la seule production qui finalement pouvait justifier les coûts de transport.
41Si le Kinai est resté la grande région productrice de sakés de qualité pendant toute l’époque d’Edo, cela ne veut pas dire que dans les autres fiefs, la production de bon saké était inexistante. Le vin de riz était un bien de prestige que les seigneurs cherchaient à développer. Il faut garder à l’esprit que les daimyô passaient pour la plupart d’entre eux un an sur deux à Edo et qu’ils s’étaient familiarisés avec la vie de Cour, ses pratiques et ses goûts. À leur retour, ils cherchaient à les reproduire dans leurs propres fiefs. Ils encourageaient donc la production de saké de qualité pour leur consommation personnelle et recrutaient des spécialistes à Itami ou Nada pour enseigner les techniques. Le cas du seigneur d’Akita de Satake Yoshinobu (1570 – 1633) est très révélateur. Dans son journal, il révèle qu’il encourage une production locale et considère que son saké est plutôt bon. Pourtant lors de la visite de personnages importants d’Edo, il achète du saké du Kinai et le fait venir à cheval de la capitale17. La mention de ce kudarizake dans son journal semble indiquer que pour les fiefs du nord, des achats de ce type restaient très rares.
La descente vers Edo et l’organisation du commerce
Ce grand commerce a commencé par la route sur une initiative personnelle. En 1657, un marchand de saké, Katsuya Saburo Uemon de Ikeda comprend rapidement le profit à tirer d’une capitale shôgunale en manque de saké. Il fait transporter à cheval quelques tonneaux de 53 litres. Malgré le prix élevé du voyage et le temps (plusieurs semaines), son initiative est un succès. Les daimyô et les riches samurai du Kinai en exil à Edo étaient près à payer des fortunes pour avoir un saké de qualité1.
Dans les premières années, il y a eu une joyeuse improvisation. Pour la plupart des marchandises néanmoins, le transport par route était délicat. La géographie physique du pays est largement en cause (pas de grand fleuve qui puisse servir d’axe, barrières montagneuses…), le tout aggravé par le choix du Bakufu de ne pas construire de ponts pour éviter des insurrections et l’indépendance des fiefs qui mettaient en place des droits de péage. En raison des nombreuses ruptures de charge et du coût très élevé des transports, pour les pondéreux lourds comme le saké, la voie maritime était la plus simple.
Le transport maritime fût organisé d’abord par les grossistes, tonya, d’Osaka et il commença dans les années 1660 avec la location de caboteurs d’Itami qui au départ assuraient également le transport du vinaigre et du shôyu, des laques, du papier et des étoffes. Rapidement, les grossistes en saké, qui faisaient de loin les plus gros bénéfices, se sont séparés des corporations habituelles des grossistes et ont confié à la fin du xviie siècle le transport à des caboteurs spécialisés : les tarukaisen (taru est le tonneau de saké, kaisen signifie « navire qui fait le tour »). Mis en place par les marchands du Kinai, ces navires faisaient le tour de la péninsule de Kii en s’approvisionnant dans les diverses provinces pour ensuite vendre sur le marché d’Edo. Ils assuraient avec une périodicité régulière le transport des tonneaux de saké des ports de Nishinomiya et Osaka vers Edo. Leur temps de parcours était au départ d’une trentaine de jours, à la fin d’Edo, il était de 10 à 15 jours, ce qui faisait des tarukaisen les navires les plus rapides sur le trajet Osaka-Edo.
Le Bakufu n’a jamais vraiment été en mesure de contrôler ce commerce. Après les premières tentatives, il y a eu une évolution vers un système de grossistes par adjonction du commerce privé avec celui du Bakufu et des Han. ÀOsaka, il existait 24 associations créées en 1663, à Edo, 10 à partir de 1694. Toutes étaient des corporations auxquelles le Bakufu réservait des droits d’exclusivité contre le versement d’une redevance annuelle et qui exerçaient un monopole de fait sur le saké. Avant de parvenir au consommateur d’Edo, le saké passait donc par de nombreux intermédiaires : le fabricant, les négociants, les grossistes d’Osaka puis d’Edo et enfin le vendeur à Edo. Ce système fut arrêté lors de la restauration de Meiji.
1. Kondo (1994), p. 37.
Évolution des régions à l’intérieur du Kinai : l’appel de la mer
Nara ou le problème de l’enclavement
42Nara, dont les monastères ont été au milieu du xvie siècle à la base de l’invention des techniques de fabrication modernes et du célèbre morohaku, n’a jamais vraiment donné lieu à une spécialisation régionale dans le saké. Passé les premiers temps où les amateurs de Kyôto ont fait venir le saké de Nara, les techniques ont été reprises par les brasseurs de la capitale et le saké de Nara est resté un saké de consommation locale. Plusieurs raisons peuvent expliquer cet échec. Tout d’abord, au milieu du xvie siècle Nara était loin d’être la capitale qu’elle avait été pendant l’Antiquité. La ville, à la surface considérablement réduite par rapport à celle de la capitale impériale, sommeillait à l’ombre de ses monastères. Il n’y avait donc à Nara, ni un marché de consommation important, ni des corporations puissantes pour se lancer dans la fabrication et le commerce. Les monastères auraient pu tenir ce rôle mais la fin du siècle est justement la période de la remise au pas de toutes les sectes bouddhistes par le pouvoir. Enfin, le bassin de Nara est enclavé et mal relié au reste du Kinai, les routes sont difficiles, les cours d’eau ne permettent pas un grand trafic. Par rapport à Kyôto, bien placée au centre des terres, Nara est isolée par des montagnes qui rendent les communications difficiles.
Gloire et chute de Kyôto
43À la fin du xvie siècle, les brasseurs de Kyôto ont été les premiers à adopter les techniques de Nara. Dans un système de consommation où leur ville constituait encore le centre du pays, les sakaya de Kyôto continuaient à être les plus puissantes et leur saké était considéré comme le meilleur du Japon. Les événements politiques ont tout bouleversé en stoppant net la croissance de la ville, en la ruinant et en la plaçant à l’écart du réseau des échanges. Pendant la période des guerres civiles, le commerce du saké a commencé à sortir de la ville. Le développement de Fushimi, ville sous le château créé par Toyotomi Hideyoshi pour surveiller la capitale, a entraîné la création de nouvelles brasseries, bien mieux situées dans les chenaux de la rivière Uji. Ces nouveaux kura ont pris de l’importance à partir de 1580, instaurant une première concurrence face à Kyôto. Les marchands de Fushimi ont ensuite installé un comptoir à Osaka et ont commencé à commercer avec les autres fiefs, condamnant les brasseurs de Kyôto à rester dans leur ville.
44Avec la création d’Edo, pendant tout les xviie et xviiie siècles, le saké de Kyôto va reculer. La ville offre l’image d’une capitale déchue qui ne comprend pas qu’elle n’est plus le centre du pays. Elle a gardé des structures archaïques avec un monopole des marchands et l’interdiction de vente des sakés des autres régions. Pour sauver ses sakaya en perte de vitesse Kyôto a même adopté un système de subventions. Rien n’y a fait. Les interdictions se sont succédées pendant toute la période d’Edo, apparemment sans effet, puisqu’elles ont été à chaque fois renouvelées jusqu’au milieu du xixe siècle où, finalement, pour survivre face à la contrebande, les marchands ont été obligés de vendre des sakés venant de l’extérieur. Les diverses mesures de protection et la contrebande continuelle qui a marqué l’époque d’Edo prouvent que le saké de Kyôto n’était pas bon. Très sucré, utilisant des grains de riz peu polis et peu de kôji, ils étaient très loin de la qualité des sakés du Kinai et les visiteurs d’Edo en parlaient souvent avec condescendance et mépris18.
L’importance des rivières navigables : Itami et Ikeda
45Au xviie siècle, avec le grand commerce qui se met en place pour approvisionner Edo, deux régions ont pris de l’importance : Itami et Ikeda. Mieux situées sur des rivières navigables, utilisant des techniques de pointe et se spécialisant véritablement dans le saké, elles ont détrôné Fushimi, trop éloignée et handicapée par les barrières douanières de Kyôto qui aurait dû être son marché de proximité.
46Il s’agit de la première spécialisation d’une région dans le saké puisque Itami et Ikeda vendaient la quasi-totalité de leur production à Edo. Le transport du saké se faisait par voie fluviale vers Osaka où les marchands l’exportaient ensuite vers Edo par bateau. Itami était le fournisseur du Shôgun ce qui a contribué à son prestige. En 1666, il y avait dans la ville 36 sakaya, ce qui était peu face à Kyôto, mais leur production était beaucoup plus importante. D’après les descriptions, les brasseurs avaient développé des techniques très poussées et investi dans du matériel spécialisé comme des moulins actionnés par la force humaine utilisés pour le polissage. Petit à petit lorsque le saké n’a plus été brassé qu’en hiver, Itami a eu du mal à satisfaire la demande croissante d’Edo. À cause de la petite taille de son territoire, la région manquait de riz certaines années et elle devait en acheter ailleurs. Au milieu du xviiie siècle Ikeda s’effondre sur le marché d’Edo et les sakaya d’Itami commencent à connaître des difficultés. La raison est l’arrivée de nouveaux concurrents comme Nada et Nishinomiya.
Les sakés des régions côtières : Nada et Nishinomiya
47Nada, aujourd’hui située dans la conurbation Kôbe-Osaka, était la ville la plus importante d’une région côtière comprenant les villes d’Imazu, Nishinomiya, Uozaki, Mikage et Nishigo. Ces villes se sont toutes spécialisées à la fin du xviiie siècle dans le brassage du saké destiné à Edo. Il n’y a jamais eu à l’échelle du pays de concentration de brasseurs plus importante. La situation géographique explique une grande partie du succès de cette région car la proximité de la mer diminuait les coûts de transport, les intermédiaires et les ruptures de charge.
48Au xixe siècle la technique de fabrication avait toujours beaucoup d’importance et Nada a innové en utilisant des moulins à eau pour polir son riz, ce qui lui permettait de le polir environ 15 % de plus qu’avec des moulins manuels. Les quelques archives de brasseurs de Nada ayant fait l’objet d’analyse par Yunoki Manabu ont montré que les fabricants avaient mené une réflexion pré-scientifique sur leur travail avec le développement de nouvelles souches de kôji et de kôbo19. Résultat, le saké de Nada était plus sec et plus alcoolisé que les autres, ce qui semblait particulièrement plaire aux consommateurs d’Edo.
49Dans les toutes dernières années de l’époque d’Edo, Nishinomiya ressort dans les journaux des amateurs comme la région produisant les meilleurs sakés. Il semble que ce soit en raison de la qualité de son eau, très pauvre en éléments minéraux, qui donnait, à technique égale, un saké mieux équilibré que les autres. Nishinomiya ne sera pourtant jamais un très grand producteur de saké. Les troubles de la fin d’Edo vont stopper sa croissance.
L’échec d’une production de qualité dans le Kantô
50En dehors de la grande région du Kinai, certains fiefs ont fait des tentatives pour vendre du saké à Edo les années fastes. Des informations existent pour Akita et Echigo à la fin du xviiie siècle. Ces tentatives furent des échecs. La difficulté des transports et le manque de relation commerciale autant que la faible renommée de leurs marques ont fait que ces tentatives n’ont pas débouché sur des véritables spécialisations. Il faut aussi ajouter que le marché d’Edo était contrôlé par les corporations de grossistes et qu’il était très difficile d’y pénétrer.
51Au regard des coûts de transport, de leurs difficultés et des profits engendrés par le commerce du saké, le Kantô a aussi tenté de développer ses propres productions pour approvisionner Edo. Cette tentative a eu lieu à la fin du xviiie siècle lorsque le pouvoir d’Edo est devenu conscient de la perte de capitaux engendrée par le commerce effectué en un seul sens. Ce qui était compréhensible pour approvisionner la ville lors des premières années de la période ne l’était plus pour une agglomération qui dépassait le million d’habitants. Il a donc tenté de mettre en place des productions de remplacement dans le Kantô. Le vinaigre, le shôyu et le saké étaient les principales productions visées. Si pour le vinaigre et le shôyu, la tentative a été un succès, pour le saké, elle a été un échec complet.
52Les mesures avaient été bien pensées. À partir de 1786, une augmentation des taxes sur le transport devait limiter l’arrivée de saké en provenance du Kinai. En parallèle, les paysans du Kantô ont été aidés pour se lancer dans la vente du saké à Edo. Le choix de sites de production, facilement accessibles par bateau le long de rivières, était judicieux. Le pouvoir d’Edo avait même recruté des tôji dans la région de Nada et prêté des outils aux brasseurs. La fourniture en riz était gratuite pendant les premières années et la vente devait être réalisée sans intermédiaires. Pourtant, au bout de cinq années, il était clair que les consommateurs n’avaient pas suivi. Certes des problèmes climatiques sont venus perturber les premières années et les vendeurs ont augmenté leurs marges, ce qui fait que le prix n’était pas très inférieur à celui du saké du Kinai, mais elles ne suffisent pas à expliquer l’échec. Le saké du Kantô était moins bon que le kudarizake. Il semble bien que ce soit surtout une affaire de qualité et de maîtrise technique. Faire du saké à cette époque restait une affaire complexe. Il fallait beaucoup de moyens et d’expérience. On ne pouvait pas s’improviser brasseur en quelques années.
53Dans cette tentative, tout comme pour celles d’Akita et Echigo, le Bakufu a certainement mal pris en compte la sociologie des buveurs de saké d’Edo qui étaient constitués d’un public de connaisseurs et d’habitués sachant faire la différence et ne se contentant pas de boire n’importe quel vin de riz. L’échec s’explique peut-être aussi par une question de goût. Le riz et l’eau de Kantô étant différents de ceux du Kinai, tout comme les levures, leurs goûts étaient forcément différents. Même bien fait, les sakés du Kantô ne convenaient peut-être pas à l’habitude des exigeants consommateurs d’Edo, qui leur ont préféré les sakés du Kinai.
54L’évolution des territoires du saké pendant l’époque d’Edo est paradoxale. Le nouveau système géographique institué par les Tokugawa avec la création d’une nouvelle capitale au nord aurait dû permettre au Kantô de développer une importante production de saké de qualité. Or, alors qu’il était possible de brasser du saké à proximité des grands centres urbains, seul le Kinai s’est spécialisé dans les sakés de qualité.
55De fait, la situation du commerce du saké pendant Edo ressemble beaucoup au grand commerce du vin européen qui a vu le développement des vignobles de la façade atlantique pour approvisionner les marchés anglais et hollandais. Au xviie siècle, le Kinai est devenu le fournisseur quasi-exclusif de la nouvelle capitale de l’Est et de véritables spécialisations territoriales sont apparues. La fabrication du saké étant très complexe, ce sont donc les critères de maîtrise technique du brassage et de capacité financière des grandes maisons de saké qui ont joué. Ces deux critères de localisation, finalement peu influencés par des éléments physiques comme l’eau ou le riz, expliquent que les régions du Kinai se soient maintenues malgré le changement de système géographique apparu avec la prise du pouvoir des Tokugawa.
56C’est donc finalement à l’intérieur du Kinai que se situent les évolutions géographiques les plus importantes de la période. Pendant les deux siècles où s’est maintenu le système territorial de la descente vers Edo, les régions exportatrices se sont, pour des raisons de coût de transport, de plus en plus rapprochées de la mer et, ce n’est qu’à l’intérieur de zones délimitées par la capacité technique, les barrières politiques et l’accès à une voie de communication, qu’est intervenue la recherche des meilleures sources.
Notes de bas de page
1 Vié (1975), p. 77.
2 Baten (2003). La fermeture n’a jamais été totale. Ezo au nord et les Ryûkyû au sud servaient de sas, tout comme l’îlot de Dejima dans la baie de Nagasaki.
3 Certaines exceptions pouvaient exister. Par exemple le seigneur d’Ezo (dont le fief occupait la partie sud de l’actuelle Hokkaidô) venait dans la capitale environ un an sur trois. Berque (1981).
4 Ce phénomène est très bien identifié par Alexis de Tocqueville pour le cas français. Tocqueville (1952), p. 38-39.
5 Hérail (1990), p. 341.
6 Ishige (2001b), p. 117-122.
7 Id. (1990), p. 79-82.
8 Kanzaki (2003), p. 66.
9 Ce qui n’était pas très cher. Par comparaison un bol de nouilles valait 16 mon. Mi-Edo, on estime le salaire journalier d’un ouvrier artisan qualifié à 250-300 mon.
10 Par exemple, en 1734, une ordonnance impériale indiquait : « récemment, les samurai des maisons des daimyô en résidence à Edo ont commencé, en l’absence de leur seigneur, à fréquenter des maisons de thé pour se rencontrer et festoyer ensemble avec des femmes. Dorénavant, ceci sera interdit et les rencontres devront avoir lieu dans la maison de leur seigneur. » De même, en 1808, pour éviter la prostitution, une autre ordonnance a obligé aux maisons de thé d’employer « des serveuses âgées de moins de 14 ans ou de plus de 39 ans », tout en leur interdisant de porter des vêtements voyants. Kanzaki (op. cit.), p. 71.
11 Estimations établies à partir des données recueillies par Yunoki Manabu. Yunoki (1987).
12 Kanzaki (op. cit.), p. 65-66 et p. 71.
13 Cité par Ishige (2001b), p. 110.
14 Yoshida (1997), p. 30-31.
15 Yoshida (1997), p. 67.
16 Nihon Fukushi daigaku chita hantô sôgô kenkyûjyo (1998), tome 1, p. 49.
17 Yoshida (op. cit.), p. 179.
18 Ibid. Voir particulièrement le chapitre 1.
19 Yunoki (op. cit.).
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