Chapitre VI
Des origines au milieu du xvie siècle : l’émergence d’un centre de production de qualité autour de la vieille capitale
p. 121-147
Texte intégral
1L’histoire des premiers développements des vins de riz au Japon est une question encore mal connue. S’il est à peu près certain que la technique vient de Chine, sa diffusion et l’individualisation du saké dans la famille des boissons fermentées issues du riz font l’objet d’hypothèses diverses. L’étude du saké se heurte en effet au problème de l’arrivée tardive de l’écriture au Japon et au manque de sources évoquant directement le saké.
2Pendant cette longue période de gestation du vin de riz japonais qui s’étend des origines au xvie siècle, le Japon est en marge du pôle de civilisation que constitue la Chine et reçoit ses influences. Pendant l’Antiquité, que se soient les techniques, les sciences ou le système de gouvernement, tout vient du continent. Le saké ne fait pas exception, mais, comme pour l’ensemble des apports chinois, l’insularité du pays lui permet de ne pas subir de manière frontale les modes et les manières de faire. Elle permet au Japon de choisir et d’adapter tout se qui provient du continent. Le saké ancien, à l’origine très proche des vins de riz chinois, évolue donc de manière sensiblement différente, tant dans les techniques de fabrication que dans ses modes de consommation.
3Le système de production et de consommation pendant la période est relativement simple. Il est marqué par la difficulté de la conservation des vins de riz et donc de leur transport. Cette caractéristique influe sur les territoires et justifie le découpage historique de ce chapitre. Jusqu’au milieu du xvie siècle, les techniques de fabrication du saké encore rudimentaires ne permettent pas d’envisager une conservation de plus de quelques jours et donc, un transport sur de grandes distances. Produit périssable, le saké devait être consommé sur place.
Origine des boissons alcooliques au Japon
Une question en débat
4Lorsque les premières boissons fermentées apparaissent en Chine vers le ve millénaire avant notre ère, le Japon est encore en pleine période Jômon (-10500 – -400 avant notre ère). Les Jômons sont des populations de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs qui ont adopté à la fin du Pléistocène (vers - 6000) un mode de vie plus sédentaire lié à des activités multiples et à l’exploitation de leur environnement forestier. En termes de domestication des céréales et de maîtrise des techniques agricoles, le Japon est très loin à cette période de ce qui pouvait se passer sur le continent.
5Savoir si les Jômon connaissaient l’alcool est une question en suspens. Il est certain qu’ils ne maîtrisaient pas la technique de la fermentation des céréales, mais peut-être la fermentation des fruits était connue. Certaines fouilles peuvent le laisser croire car des noyaux de fruits et des pépins de raisin ont été retrouvés dans des poteries de l’époque Jômon sur des sites près de Nagano et d’autres dans la préfecture d’Aomori1. Pour certains, il s’agirait de vases de fermentation qui feraient remonter entre -2000 et -3000 avant notre ère les premières boissons alcooliques fabriquées sur l’archipel japonais. Toutefois, selon d’autres spécialistes du saké comme Yoshida Hajime, on peut douter qu’il y ait eu au Japon des boissons alcooliques avant l’arrivée du riz et des boissons fermentées de céréales. Son argumentation se base sur le fait qu’aucune boisson à base de fruits fermentés n’a existé par la suite jusqu’à l’arrivée de la viticulture au xixe siècle. C’est aujourd’hui la thèse communément admise depuis les travaux très complets sur le vin au Japon de Asai Usuke qui base son argumentation non seulement sur les données de l’archéologie, mais aussi sur une fine étude des pratiques de consommation des fruits de l’Antiquité à nos jours. Selon ses conclusions la fermentation ne pouvait être connue car les fruits n’étaient jamais conservés. Un fruit mûr était déjà un fruit à jeter2.
6Il paraît donc peu probable que des boissons alcooliques aient existé au Japon pendant l’époque Jômon. Les boissons à base de fruits développées par la suite et dont de nombreuses références existent à l’époque d’Edo étaient toutes macérées dans le saké. L’abandon d’une technique relativement simple, celle de la fermentation des fruits, pendant près de deux millénaires est en effet surprenant. Pourquoi l’adoption de boissons à bases de céréales, beaucoup plus complexes aurait-elle conduit à la disparition totale des boissons à base de fruits fermentés3 ? La thèse de Yoshida invite à penser que les boissons alcooliques ont été apportées au Japon de l’extérieur avec la riziculture dans des sociétés qui ne les connaissaient pas, ce qui expliquerait que le saké ait pris par la suite cette place centrale au point de devenir l’alcool par excellence.
7Le vin de riz ne peut absolument pas être une invention japonaise. Un trop grand décalage dans le temps existe entre l’adoption de la riziculture irriguée en Chine et au Japon (environ 3500 ans). Il est aussi certain que l’utilisation du ferment à partir du blé, qui est attestée sous les Han (-221 – 207) et peut-être même avant, ne pouvait pas exister au Japon à une époque où les techniques d’encadrement en place sur l’archipel n’étaient pas suffisantes pour mettre en œuvre un processus de fermentations aussi complexe. Les recherches actuelles sont d’accord sur le fait que le saké est arrivé de l’extérieur avec la riziculture, par contre elles divergent sur sa nature et son origine.
8La technique s’est-elle transmise au Japon tout de suite par l’intermédiaire des premiers riziculteurs de l’époque Yayoi (-iiie siècle – iiie siècle) ou bien un saké plus primaire a-t-il préexisté avant une seconde diffusion technique ? Face à cette interrogation, trois hypothèses sont possibles : soit une transmission directe de la technique du kôji par les premiers peuples de riziculteurs arrivés au Japon (Katô Hyakuichi4), soit l’utilisation d’une première technique plus rudimentaire de mastication avant une amélioration technique ultérieure avec l’invention japonaise du kôji de riz (Ishige Naomichi5), soit deux arrivées distinctes dans le temps, d’abord celle du saké mastiqué puis celle du saké utilisant le kôji (Ueda Seinosuke6).
9L’hypothèse de Katô Hyakuichi est la moins probable. Tout d’abord il est attesté que du saké obtenu par mastication du riz kuchikami no sake a existé au Japon. Ensuite, à la date de l’arrivée des premiers riziculteurs au Japon vers le ive siècle avant notre ère, il n’est pas certain qu’en Chine la technique du ferment à l’aide des moisissures ait vraiment été maîtrisée. Le point de vue d’Ishige Naomichi est plus convainquant quant à l’antériorité du kuchikami no sake. Son argumentation concernant l’évolution vers le vin de riz se base sur le fait que le ferment japonais est produit à partir de riz et non de blé comme en Chine. Il n’y a pourtant aucune certitude qu’un ferment de blé n’ait pas été introduit au Japon, puis que la fabrication n’ait pas ensuite évolué au cours des siècles suivants. Pour Ueda Seinosuke, il y aurait deux arrivées distinctes, celle du kuchikami no sake avec la riziculture vers la fin de l’époque Jômon, entre le premier millénaire et le iiie siècle avant notre ère, puis une seconde lors de l’arrivée de la culture chinoise au Japon qui apporterait la technique du kôji vers le ive siècle. C’est l’hypothèse la plus séduisante.
Le vin de riz japonais à la croisée des origines
10Pour étayer ces arguments, peu d’informations sont disponibles. La Préhistoire japonaise se prolonge relativement tard car, avant le vie siècle, le Japon ne connaissait pas l’écriture. Les premières sources écrites à notre disposition sont encore plus tardives puisqu’elles ne datent que du viiie siècle. Seule l’archéologie et les données protohistoriques chinoises peuvent apporter des informations qui sont toutefois très imprécises.
11Afin de faire le point sur les différentes hypothèses, il est d’abord nécessaire de revenir sur l’arrivée du riz au Japon et ses routes de diffusion, car elles datent certainement l’arrivée des boissons fermentées à base de riz. D’après les dernières avancées archéologiques, le riz a été introduit au sud de Kyûshû aux alentours du premier millénaire avant notre ère. Dans les prélèvements effectués sur des sites de l’époque Yayoi (-iiie – iiie siècle), deux types de riz différents ont été mis en évidence. L’oryza sativa ontai japonica de type tempéré originaire de Chine orientale et une variété de type tropical oryza sativa nettai japonica cultivé sur brûlis en Asie du Sud-Est. Le Japon aurait été au croisement des routes apportant les deux variétés car il est prouvé qu’à l’époque Yayoi, riziculture irriguée et riziculture sur brûlis ont bien coexisté dans l’île de Kyûshû jusqu’au iie siècle puis que l’irrigation se soit imposée et ait progressé vers le nord en suivant la mer intérieure7.
12La thèse des deux origines du riz et du Japon, carrefour des influences continentales et méridionales est néanmoins compliquée par le fait qu’on a aussi retrouvé des traces de la variété tropicale dans le bassin du Yangtze. Les variétés retrouvées au Japon sont-elles issues directement de l’Asie du Sud-Est ou sont-elles passées d’abord par le Yangtze ? L’hypothèse de la route méridionale n’a pour le moment pas été confirmée par l’archéologie qui penche plutôt pour une origine de la Chine orientale et, dans ce cas, la transmission a pu se faire, soit directement depuis la mer de Chine, soit par la Corée. Toutefois, en prenant en compte les apports de l’anthropologie et de la linguistique, il apparaît que la société japonaise possède des caractéristiques qui la rapprochent aussi des sociétés du Pacifique. Des rites saisonniers à l’architecture des maisons traditionnelles étudiés par Jacques Pezeu-Massabuau8, en passant par les boissons fermentées à partir de céréales mastiquées, de nombreux traits anthropologiques relient le Japon à cette civilisation du kuro shio mise en évidence à partir des thèses de Yanagita Kunio. Une remontée de la variété de type tropical par la façade orientale de la Chine puis les Ryûkyû n’est pas donc à exclure. La géographie de la façade Est de l’Asie place en effet Kyûshû dans une position de carrefour entre les influences des différentes régions et les pratiques religieuses du shintô ancien et celles observées chez certaines sociétés du Pacifiques qui sont très proches.
13À partir des informations de l’Engi shiki, un recueil de lois et de règlement qui date du xe siècle, sur les festivités et de la localisation des sanctuaires ayant une divinité tutélaire du saké, il est possible par leurs déplacements successifs de se faire une idée de la progression du saké sur l’archipel japonais. Elles montrent une progression similaire à celle de la riziculture le long de la mer intérieure9. Les deux types de divinités, présentes à des dates différentes, laissent supposer une origine double. La présence des sanctuaires des divinités du saké sur la même route que la riziculture permet d’étayer la thèse d’une première arrivée simultanée du riz et du saké. D’un autre côté, la présence de certains sanctuaires sur les rivages de la mer du Japon permet d’avancer l’hypothèse d’une autre arrivée par le continent de certains cultes du shintô ancien, ce qui confirme que le début de la construction étatique du Japon dans le Kinai est à la croisée des influences.
14Concernant le saké, les anciennes chroniques chinoises rapportent plusieurs descriptions du Japon de l’époque Yayoi et peuvent aussi aider à cerner son utilisation. La première expédition dont il est fait référence aurait été envoyée en 57 de notre ère. Elle est indiquée dans les Mémoires des Han postérieurs compilée en 445. La première mention connue du Japon se trouve dans les Chroniques du royaume des Wei (220 – 265), compilées en 297. L’une des sections comprend la description des contrées barbares entourant la Chine et notamment du pays des Wa. Elle parle du saké, mais ne le décrit pas :
Le pays des Wa est chaud et humide. En hiver comme en été, les gens vivent principalement de légumes et vont pieds nus. […] Ils servent la nourriture sur des plateaux de bambou ou de bois et mangent avec les doigts. Quand une personne meurt, ils préparent un simple cercueil, ils recouvrent les tombes avec de la terre pour faire un monticule. Le deuil est observé pendant plus de 10 jours, période durant laquelle personne ne mange de viande. Le chef de deuil se lamente pendant que les amis chantent, dansent et boivent de l’alcool. Quand les funérailles sont terminées tous les membres de la famille entrent dans l’eau pour se purifier.
Tsunoda & al. (1958), p. 5
15À la date de la compilation de la chronique, au iiie siècle, le Japon se situe à l’époque Kofun (iiie – mi vie siècle) et la riziculture est déjà connue depuis plus de cinq siècles, il est donc fortement possible que l’alcool mentionné soit une boisson de riz fermenté. Toutefois, comme les auteurs ne décrivent pas son aspect, un doute subsiste et il pourrait s’agir d’une boisson issue d’une autre céréale que le riz.
16La première mention du saké dans un document japonais date, quant à elle, du viiie siècle. Elle est issue des chroniques du règne de l’Empereur Ojin dans la seconde partie du Kojiki (712) et décrit l’arrivée d’un artisan spécialisé dans le brassage du saké envoyé par le roi de Paechke en Corée.
Pendant son règne, l’Empereur [Ojin] fit dire au roi de Paikhe [en Corée], « Si vous avez des savants envoyez-les-moi. » […] Le roi de Paechke offrit dix volumes des entretiens de Confucius plus un autre volume du livre des mille lettres, en tout onze volumes envoyés avec le savant [Wanikishi]. Aussi il envoya un forgeron et deux tisserandes chinoises, Hata l’ancêtre des suzerains Aya et l’expert en brassage du saké dont le nom est Susukori. Susukori brassa un saké qu’il offrit à l’Empereur. L’Empereur devint gai par ce saké et il fit une poésie : « Je me suis enivré au saké de Susukori. Je me suis enivré au saké paisible, au saké égayant. »
Shibata (1969), p. 196
17La mention de la Corée permet de dater ce récit assez précisément, lors de l’intervention du royaume du Yamato en Corée, au cours du conflit entre Silla et Paechke au ve siècle. Le fabricant de saké y apparaît comme un expert et un savant. Le brassage est donc d’importance égale aux arts du métal ou du tissage. Les quelques lignes de développement indiquent la place importante que prend le bon saké au moins pour le plaisir de l’Empereur et certainement aussi pour les rituels de la Cour. Il laisse supposer que de Corée vient un saké différent, mieux fait que celui produit au Japon et meilleur.
Une adoption en deux temps ?
18Quel saké buvaient les habitants du Japon au début de notre ère ? Trois réponses sont possibles. Une boisson fermentée obtenue par mastication ; une boisson obtenue par germination ou une boisson obtenue par la technique du ferment. Il n’est pas possible sans documents écrits d’avoir des informations précises, mais les sources disponibles permettent tout de même d’avancer quelques hypothèses.
19La présence très tardive du kuchikami no sake au Japon exclut une transmission directe des vins de riz obtenus par ferment à partir de la Chine à la fin de l’époque Jômon. Rappelons que la technique du ferment n’est attestée avec certitude que sous les Han (-221 – 207) et que les premiers riziculteurs du Japon sont bien antérieurs (de 500 à 800 ans selon les hypothèses retenues). De plus il ne semble pas que les régions du Yangtze aient développé des boissons alcoolisées par mastication puis recrachement du riz cuit. Le kuchikami no sake et ses techniques ont donc certainement été apportés par les premiers riziculteurs sur brûlis à Kyûshû par la route du sud entre le premier millénaire et le ive siècle avant notre ère. L’adoption de la riziculture irriguée n’a semble-t-il pas apporté de techniques plus évoluées dans le domaine des boissons alcooliques avant le ve siècle. Deux raisons peuvent être invoquées : soit les techniques n’existaient pas encore sur le continent lors du début de la période Yayoi ; soit les sociétés vivant sur l’archipel japonais n’étaient pas encore capables de les mettre en œuvre.
20Concernant l’utilisation du kôji, nous pouvons suivre l’hypothèse qui est partagée par Yoshida et Ueda que la technique parvient au Japon entre la fin du ive et le début du ve siècle. La mention de l’arrivée d’un brasseur en provenance de Corée dans le Kojiki est peut-être celle de l’arrivée du véritable vin de riz. Les dates semblent correspondre. La seule incertitude concerne l’origine. Doit-on faire confiance à la mention du Kojiki et penser que la technique vient plutôt de Corée, ou doit-on penser que la technique serait venue directement de Chine ?
21En prenant en compte les différentes informations, il est possible d’envisager qu’avant le ive siècle la technique la plus primaire du masticage aurait donc été la règle au Japon. La mention du saké dans les chroniques des Wei parle certainement d’une boisson obtenue de cette manière et la boisson du temps des dieux décrite dans le Kojiki et les Nihon shoki aurait donc été un kuchikami no sake. Pour confirmer son hypothèse, Ueda se base sur le fait que certains sanctuaires Shintô ont continué à produire rituellement du saké à partir de mastication de riz jusqu’en 1945. Ce sont les Américains qui, lors de l’occupation, ont interdit ces pratiques pour des raisons d’hygiène10.
22Si cette hypothèse est exacte, cela voudrait dire que les riziculteurs de la route nord n’ont pas apporté avec eux la technique du ferment avant le règne de l’Empereur Ojin, donc vers le ve siècle. Ce n’est pas impossible car le niveau de connaissances et de spécialisation pour maîtriser cette technique nécessitaient une civilisation relativement avancée pour l’époque. En Asie orientale, seule la Chine connaissait dans les premiers siècles de notre ère une civilisation urbaine avec des artisans spécialisés, des traités techniques et théoriques sur les fermentations. Le Japon en était encore très éloigné, ce qui est attesté par les descriptions des sources chinoises et l’archéologie11. Ce n’est qu’avec les changements importants de l’époque Kofun (développement du patriarcat, apparition de fonctions hiérarchiques, etc.) et les contacts importants avec la Chine et la Corée, que le Japon a pu apprendre et utiliser les méthodes plus élaborées des fermentations parallèles.
23Un dernier problème concerne la nature du ferment : était-il obtenu à partir de blé ou de riz ? Actuellement le saké est fabriqué au Japon avec un ferment de riz, contrairement à ce qui se pratique en Chine et en Corée. Rien ne prouve cependant que les sakés de l’Antiquité l’aient aussi été. Aucune description de fabrication et de l’utilisation du kôji n’existant au Japon avant celles de l’Engi shiki au début du xe siècle, il est difficile de savoir exactement comment étaient obtenus les premiers sakés. Certaines mentions de l’Engi shiki concernant la préparation des sakés rituels indiquent la présence de deux ferments, l’un issu du riz, l’autre du blé, servant à fabriquer des sakés distincts. Les défenseurs de l’originalité du Japon considèrent ces sakés rituels comme anecdotiques en se fondant sur leur disparition par la suite, mais leur présence intrigue12.
24Le kôji de riz est-il une invention japonaise ? Le passage d’un ferment fabriqué à partir de blé à un ferment fabriqué à partir de riz parait plus aisé qu’une évolution du kuchikami no sake vers une technique plus complexe. Nous pouvons donc estimer que le ferment de blé a été apporté de l’extérieur. Si nous faisons confiance à la mention du Kojiki qui indique une arrivée de techniques en provenance de Corée, les premiers sakés utilisaient, au moins au début, un ferment de blé, car en Corée seul le ferment élaboré à partir du blé existe. Le caractère servant à écrire le mot japonais renforce cette hypothèse : kôji s’écrit avec la clef du blé et sa lecture kiku a été reprise directement du chinois. En l’absence de données archéologiques supplémentaires, il est possible d’avancer l’hypothèse que l’utilisation du ferment de riz est une invention japonaise. Il existe d’ailleurs un caractère japonais (yamatokotoba) désignant le kôji qui n’existe pas en Chine. Il s’écrit avec la clé du riz et la fleur. Comme la Cour de Heian utilisait avec certitude du ferment de riz (l’Engi shiki le mentionne), nous pouvons dater son apparition avant, entre les ve et viiie siècle, en sachant que dans les textes du xe siècle décrivant la fabrication du saké, le ferment de riz est central et le ferment de blé ne sert plus qu’à fabriquer un saké rituel pour des occasions spéciales.
25Pour conclure sur cette question de l’arrivée du saké au Japon, il y a assurément eu plusieurs étapes. Tout d’abord l’arrivée du saké obtenu par mastication et recrachement du riz cuit en provenance d’Asie du Sud-Est lors de l’arrivée de la riziculture entre le premier millénaire et le ve siècle avant notre ère. Ensuite la technique du ferment qui est venue lors des bouleversements de la fin de la période Yayoi. Les premiers ferments étaient certainement obtenus à partir de blé, avant une utilisation progressive du bara kôji (ferment de riz) entre les ve et viiie siècle. L’importance de la consommation dans les premiers siècles est impossible à estimer. On peut néanmoins penser qu’il ne pouvait pas s’agir d’autre chose que d’une consommation très occasionnelle reliée aux pratiques rituelles.
L’Antiquité : l’apparition des premiers territoires autour de la Cour et des sanctuaires
L’adaptation d’un système chinois à la réalité japonaise
26À partir du ve siècle, commence au Japon un processus d’alignement sur le pôle continental de civilisation qui s’achèvera deux cents ans plus tard avec l’institution de l’État régie par les codes (702). Alors que l’archipel avait développé en marge du monde chinois une culture en partie originale, il semble que ce soit l’unification de la Chine par les Tang et leur reprise en main de la Corée qui aient constitué un danger géopolitique important pour le jeune État japonais et l’aient incité à se moderniser selon le modèle continental. À l’égal du Tibet, protégé par ses montagnes de l’autre côté du continent, le Japon, protégé quant à lui par l’insularité, a poussé très loin l’identification à la Chine et s’est librement soumis au modèle continental tout en proclamant son autonomie13.
27Au niveau de son inspiration, le système mis en place se définit par la prépondérance de la Cour et de l’aristocratie dont dépend le fonctionnement de l’ordre du monde14. Le souverain est l’axe central de cet univers, il a un rôle rituel et un prestige induit qui n’est pas contesté. L’assimilation à la culture chinoise a concerné tous les domaines : administration, techniques, religion, conception du monde, écriture, médecine. Le bouddhisme, qui jusque-là n’avait pas pénétré l’archipel, est devenu la religion officielle des empereurs à partir de 604.
28L’influence du modèle chinois, même s’il a été adapté à la réalité japonaise, a été forte et a marqué profondément la géographie du Japon central. Il est à l’origine de la ville comme centre et réalisation de l’ordre impérial tandis que les provinces avaient pour rôle de l’alimenter par l’impôt. Comme selon l’ordre ancien il fallait construire un nouveau palais à chaque règne, environ six cités éphémères ont vu le jour dans le Kinai entre le vie et le viiie siècle, avant que la capitale ne s’établisse définitivement à Heian Kyô, l’actuelle Kyôto. Le Kinai comprenait les provinces de Yamato, de Yamashiro, de Settsu, de Kawashi et d’Izumi, c’est-à-dire l’actuelle région de Kyôto, d’Osaka et de la péninsule de Kii. Dans l’esprit chinois la capitale devait être au centre des terres. Le Japon a adapté cette préférence. Heian Kyô n’est pas sur la mer intérieure qui est l’axe majeur des communications de la moitié sud de l’archipel japonais, mais la ville a pourtant une situation avantageuse, au carrefour des routes qui mènent à l’est et reliée à la mer du Japon par l’intermédiaire du lac Biwa. L’accès à la mer intérieure est assuré par voie d’eau vers l’actuelle baie d’Osaka.
29Le système antique a donc créé un centre à la fois géographique et culturel à partir duquel a gravité, pour près d’un millénaire, l’ensemble du pays. L’accroissement des terres qui ont été intégrées au domaine étatique et administrées par des gouverneurs s’est étendue du vie au xie siècle et marque la prise de possession de la totalité du territoire de Honshû face aux « barbares », repoussés toujours plus vers le nord. Pour faire fonctionner ce système total, il fallait toute une armée de fonctionnaires, mais la Cour n’avait pas les moyens de contrôle suffisants pour parvenir à son but d’organisation du monde15. Au-delà du Kinai, le reste du pays était largement méconnu.
30L’apparition du fait urbain, de la ville vers laquelle tout converge, a permis une première distinction entre les productions de saké jusqu’alors réservées aux fêtes claniques. La naissance de la capitale a entraîné l’éclosion d’une première fabrication d’un saké de qualité destiné aux dieux, à l’Empereur et aux nobles. Un saké utilisant les techniques venues du continent et déjà très différent du saké grossier fabriqué pour les fêtes des communautés villageoises.
Le saké de la Cour, rituels et plaisirs autour du vin de riz raffiné
31En se basant sur les descriptions de la Cour de Heian (794 – 1185), il apparaît que le saké de l’Antiquité était avant tout une boisson sacrée. Sa consommation servait à la fois de relation avec le divin et de lien social. Un parallèle très net ainsi apparaît entre les pratiques claniques villageoises et celles de la Cour, qui les ont reprises tout en les instituant. On retrouve ainsi le rôle des femmes, comme anciennes prêtresses du shintô, mais aussi des influences d’origine chinoise visant à donner par le rite un rôle central à l’Empereur dans le fonctionnement du monde. Au total, les rites de Cour d’origine chinoise visaient à maintenir l’ordre du monde tandis que les rites du shintô maintenaient le lien avec les divinités locales et servaient d’intercesseur entre elles, l’Empereur, les sujets et les bouddha16.
32Par sa symbolique, le saké servait à la fois dans les cérémonies d’origine chinoise et dans celles du shintô. Il avait une place majeure dans les rites d’un État dont la raison d’être était justement d’être gouverné par les rites. Malgré l’adoption du bouddhisme comme religion officielle des empereurs, les véritables dieux restaient les divinités japonaises du panthéon shintoïste. Dans la complexe hiérarchie administrative, le ministère des dieux était d’ailleurs le premier. Les offrandes alimentaires et le saké devaient être présentés aux divinités lors des fêtes. La fabrication de ce saké de cérémonies était extrêmement codifiée, car le brassage faisait aussi partie intégrante des rites. Au côté des fabricants désignés, il y avait toujours un rôle majeur incarné par des prêtresses, qui rappelait la place des femmes dans le saké mastiqué des origines.
33À la lecture de l’Engi shiki, le saké associé au divin apparaît dans pratiquement toutes les cérémonies. Voici un exemple parmi d’autres de cérémonie réalisée : « Le rite du premier jour de la première lune ». L’Empereur devait accomplir les actions suivantes dès son lever : bain de purification, boire trois coupes de saké pour chasser les mauvais flux, recevoir les fonctionnaires de la Cour, présider un banquet en respectant les rangs de chacun17.
34Un bureau du saké existait également au sein de la complexe administration de Heian, ce qui montre l’importance de la boisson dans les représentations. Ce bureau zôshushi ou miki no tsukasa, se composait « d’un directeur, d’un fonctionnaire de 3e classe, d’un fonctionnaire de 4e classe et de soixante fabricants, appelés les sakabe18. » Un cellier, sakadono a doublé le bureau du saké à partir de la seconde moitié du ixe siècle. Les sakés fabriqués à la Cour étaient de trois sortes : les sakés de l’Empereur qui servaient uniquement aux cérémonies ; les sakés pouvant être bus par l’Empereur et les hauts fonctionnaires du palais ; les sakés fabriqués pour les fonctionnaires ordinaires19. Les informations sur les quantités produites montrent que la consommation était assez faible. Toujours d’après l’Engi shiki, où les différents districts fournisseurs sont indiqués, on y fabriquait du saké avec du riz principalement fourni par les provinces de Heian, Nara et Harima (actuellement Hyôgo), trois provinces relativement proches de la capitale, situées à moins de 100 km.
Les sakés de la Cour de Heian
Sakés fabriqués uniquement pour l’Empereur
(fabrication : 64 litres/an) :
Le shiroki et le kuroki. Il s’agissait de sakés filtrés fabriqués à l’aide de riz cuit à la vapeur de kôji et d’eau. Le saké noir était obtenu par l’ajout d’écorces et de cendres, ce qui rappelle les pratiques que l’on observe toujours aujourd’hui en Asie du Sud-Est. Ils étaient utilisés pour les grandes cérémonies comme le niinamesai ou le daijôsai .
Sakés de l’Empereur et des hauts fonctionnaires du palais
(fabrication : 918 litres/an)
Le goshu. Un saké filtré obtenu avec du riz cuit à la vapeur, du kôji et de l’eau. Sa fabrication prenait dix jours en renouvelant quatre fois la même étape du mélange des ingrédients.
Le goishu. La fabrication était la même que le goshu, mais on utilisait moins d’eau. C’était un saké de l’automne.
L’amazake. Différent de l’amazake actuel, il utilisait moins de riz et plus de kôji qu’on laissait agir pour obtenir plus de sucre. On ajoutait ensuite un peu de saké dedans pour augmenter l’alcool. Très sucré, il se buvait en été.
L’anshuso. Saké fait à partir d’une première base de saké déjà brassé. Le riz était mélangé à hauteur de 50 % à d’autres céréales (millet et orge). On utilisait du kôji de blé pour le fabriquer. Peu alcoolisé, il était bu pour le Nouvel An.
Le surikasu. C’était un saké très léger fabriqué avec beaucoup d’eau (trois fois plus que pour une fabrication ordinaire). Il était filtré.
Sakés pour les fonctionnaires ordinaires
(fabrication : 180 litres/an)
Il y a peu d’information sur leur fabrication. Nous savons juste que tous utilisaient beaucoup plus d’eau et moins de kôji. Ils n’étaient pas filtrés. Ces sakés comprenaient : le tonshu, le tukushu, le jôsô et le kozake.
[D’après les données de l’Engi shiki, Fujiwara (1978)]
35Dans le monde antique, la vie de Cour était tournée vers les rites qui prenaient dans la vie des hommes une importance considérable. En tant que boisson du rite, les libations de saké étaient donc très encadrées, ce qui n’empêchait pas qu’il soit aussi devenu une boisson de plaisir. Dans la capitale, bien approvisionnée par les provinces, s’est développée une vie d’oisiveté et d’intrigues, ponctuée par les fêtes et les banquets dont le Genji monogatari rend bien compte (même si malheureusement la description de la nourriture et de la boisson ne sont pas son propos). La culture de Heian était un subtil mélange de sensibilité et de rigueur classique. S’y mêlaient entre les traditionnels rites qui jalonnaient l’année, poésie et contemplation de la nature, du passage du temps et des saisons.
36Les poètes et lettrés du début de Heian, à l’égal de leurs modèles chinois, ne dédaignaient pas de prendre le saké comme thème de leur composition. Les poésies mentionnant le saké sont nombreuses dans le Manyôshû et les Contes d’Ise. Certaines sont d’ailleurs composées par des femmes, ce qui montre que les deux sexes prenaient un plaisir égal dans la boisson. Le Manyôshû en contient des exemples qui montrent que le plaisir ou l’oubli procurés par l’ivresse sont bien des données universelles et atemporelles. Les poèmes du viiie siècle parvenus jusqu’à nous, et qui constituent la série des poèmes sur le saké, sont pour la plupart loin d’être des écrits d’ivrognes. Ils distinguent la sagesse authentique de ceux qui devisent tranquillement en profitant des joies de la vie, de la sagesse austère et feinte. Par ce biais, ils expriment le scepticisme d’une certaine partie de la société nobiliaire de leur époque face aux espoirs de salut après la mort que promet le bouddhisme20. Malheureusement, sous l’influence du nouveau culte, ce thème bien plus sérieux qu’il n’en a l’air au premier abord, va disparaître dans les recueils ultérieurs.
37La consommation de plaisir est donc une donnée qu’il faut prendre en compte au moins chez les nobles. Il est bien sûr impossible pour cette époque d’avoir une estimation de la consommation, mais, dans les notes journalières de Fujiwara no Michinaga, ministre à la Cour de 995 à 1018, il est fait mention pas moins de 44 fois de scènes de beuveries ou d’ivresse21. La consommation était suffisamment importante pour que les autorités s’en préoccupent et des ordonnances impériales ont été prises pour éviter une consommation trop importante. Par exemple, en 914, une ordonnance a « interdit de banqueter dans la ville et par les villages, en permettant cependant de boire à deux ou à trois, entre proches22. »
Le saké des campagnes, un vin de riz grossier
38Même si Heian Kyô faisait partie entre le viiie et le xie siècle des grandes villes de son temps, elle était la seule et unique ville du pays. Dans le système antique, cette capitale était une exception qui représentait un symbole pensé comme une image du monde et le rôle des provinces était de la pourvoir en denrées provenant des impôts en nature. Ces provinces qui vivaient largement d’autosubsistance étaient administrées par des gouverneurs à qui il était laissé une assez grande autonomie, mais le monde rural semblait totalement étranger de celui de la Cour. Les Fudoki en témoignent par leurs descriptions. Rites, mœurs, coutumes, langue, tout était différent du monde feutré de la Cour au point qu’il a été nécessaire aux compilateurs de rendre en caractères phonétiques les légendes locales.
39Les campagnes consommaient un saké non clarifié, non filtré, obtenu avec une technique certainement rudimentaire. Il est probable qu’il s’agissait encore dans bien des endroits d’un saké obtenu par mastication. Un passage des Fudoki décrit la fabrication dans un village de la province de Harima, Hagihara, situé dans l’actuelle préfecture de Hyôgo :
L’eau de ce puit est pure et abondante. La princesse a une brasserie de saké construite tout près. […]. Près de la brasserie se trouve le lieu où les jeunes filles fabriquaient le saké en mâchant le riz. Les sujets de la princesse ont marié ces servantes. Depuis la place s’appelle Hototachita […].
Aoki (1993), p. 214
40La province de Harima est relativement proche de la capitale. Si les compilateurs font mention de cette manière de fabriquer, c’est certainement pour souligner la différence avec ce qui se passe à la Cour. L’emploi du passé incline à penser qu’au moment de la rédaction la technique du masticage a été abandonnée dans la capitale et les grands sanctuaires et qu’elle ne se perpétuait plus que dans les campagnes.
41Le saké qui était fabriqué et consommé dans les campagnes était donc celui d’un monde peu touché par la vague de la civilisation chinoise. Il restait proche du saké ancien, une boisson des rites et des fêtes qui permettait de souder la communauté et de la renouveler à l’aide de rites de fondation dans des pratiques certainement proches de ce qui se passe encore aujourd’hui dans les villages des minorités ethniques d’Asie du Sud-Est.
42Il existait probablement d’autres céréales que le riz employé pour la fabrication de ces sakés primitifs. D’après les travaux de Charlotte von Verschuer, il est à présent certain que l’économie des campagnes japonaises reposait plutôt sur les « cinq céréales » (go koku) que sur le riz qui n’avait pas encore la place prépondérante qu’il a prise par la suite . Ces céréales étaient offertes aux dieux pendant les cérémonies et, comme en Chine, un vin de millet a existé. Il est mentionné dans certains poèmes du Manyôshû. De même, dans quelques îles des Ryûkyû, on offre encore aujourd’hui dans les sanctuaires, des boissons de ce type aux divinités.
L’absence de commerce ?
43La question du commerce du saké dans l’Antiquité se heurte comme la plupart des analyses concernant cette période au manque de sources. Cependant, en raisonnant à l’échelle de l’archipel, comme les techniques de conservation du saké étaient rudimentaires et les voyages longs et difficiles, il est quasiment certain qu’il n’y ait pas eu dans l’Antiquité de régions spécialisées dans la production et le commerce du saké. Par contre, à l’échelle locale, dans les sanctuaires les plus importants fréquentés par la noblesse, la vente ou les dons de saké étaient courants. Les nobles ont donc mentionné certaines localisations dans leurs journaux. Ainsi, par exemple, le mont Miwa aux environs de Nara revient à plusieurs reprises23. Cela montre qu’il existait déjà des crus que les connaisseurs savaient apprécier et, qu’au-delà du Bureau du saké de la Cour, certains sanctuaires avaient un savoir-faire. Ils sont situés dans les environs de la capitale en général à moins de trois jours de voyage.
44Pour les régions plus éloignées de la capitale, il est difficile de se prononcer. Par exemple, les descriptions dans le journal Shin sarugakuki qui énumère les activités des fils d’un petit fonctionnaire de la garde des portes au xie siècle ne font pas mention de saké. Les listes indiquent toujours les produits de base tels le riz, le sel, les produits de la pêche, les algues, la viande. Une seule fois il est fait mention d’argent pour l’achat de saké mais pas de son transport24, ce qui signifie probablement que ce saké était soit bu sur place pour une consommation de plaisir, soit utilisé comme offrande. Comme dans l’Antiquité, il n’y avait pas à proprement parler de villes, peu de marchés et que les quelques bourgades commerciales qui s’étaient développées le long des routes ou des ports regroupaient au maximum quelques centaines d’habitants25, l’absence d’un produit aussi délicat que le saké dans les voyages de commerce est tout à fait compréhensible.
45Au-delà de l’archipel, les contacts avec la Chine étaient fréquents aux viiie et ixe siècles, mais les distances ne peuvent permettre de penser qu’un transport de saké ait été possible pour de simples raisons de conservation. Les moines bouddhistes, qui ont souvent fait le voyage, ont rapporté de Chine nombre de documents techniques concernant le brassage mais il n’est jamais question de vins de riz dans les listes officielles26. Pour expliquer cette absence, il faut repenser à la mention très révélatrice du Kojiki concernant l’Empereur Ojin, même si elle est antérieure : à cette époque on faisait venir le brasseur, pas le saké. L’Engi shiki le montre également avec les règles pour le daijosai : il est indiqué que le riz de la rizière sacrée, qui peut être assez éloignée du palais, doit être amené dans le sanctuaire provisoire et, seulement à cet endroit, le saké est brassé27.
46On peut donc conclure que, s’il y a eu un commerce, il a été très limité autour de la capitale et sur les routes empruntées par les nobles et officiers de la Cour. Du fait de la maîtrise encore incomplète du processus des fermentations parallèles, le saké ne se conservait pas et devait être consommé sur place ou à proximité.
47Ainsi, le saké de l’Antiquité reste une boisson des rites et de l’exceptionnel dont le centre de production principal se situait dans un rayon de quelques jours de marche autour de la capitale. Seuls quelques privilégiés issus de la noblesse pouvaient en faire une consommation de plaisir. Si le saké produit à la Cour et dans quelques grands sanctuaires était filtré et utilisait un procédé de fabrication assez élaboré, le saké produit dans les campagnes restait un saké grossier, produit certainement encore en bien des endroits avec la technique de la mastication.
Le Moyen Âge : réaffirmation du centre de production de qualité du Kinai après une diffusion des techniques à l’ensemble du pays
48Le Moyen Âge japonais est plus qu’un simple découpage chronologique. Il représente une véritable transition. La période qui va de 1185, date de la prise effective du pouvoir par les guerriers, au début du xvie siècle est le début de l’affranchissement par rapport au modèle chinois. Pour de nombreux auteurs, la féodalité qui se met en place crée une situation favorable à l’évolution vers la modernité28. Comme en Europe, elle naît de la chute d’un modèle antique qui a échoué et a fait son temps.
49Dès le xie siècle, le système antique s’est défait dans ses contradictions et a vu la ruine de la capitale Heian Kyô et de l’aristocratie. L’effondrement qui accompagne la société est marqué par un émiettement des pouvoirs et une militarisation générale. La mise en place du shôgunat et la création d’une nouvelle capitale au nord, à Kamakura, même si elle ne dure qu’un temps (de 1192 à 1333), est le début d’une bipolarisation des pouvoirs, autant politique que géographique qui va longtemps influencer le pays.
50La période est très troublée. Se succèdent de nombreuses guerres civiles, des révoltes et les deux tentatives d’invasion par les Mongols en 1274 et en 1281. L’État peinant à imprimer son autorité sur les territoires qu’il est censé contrôler et le modèle bureaucratique impérial s’étant décomposé, les gouverneurs des provinces, les guerriers les plus influents et les monastères se constituent des fiefs où s’établit une autonomie de fait. L’émiettement des pouvoirs et la militarisation des couches dirigeantes entraînent une individualisation des territoires.
51Au-delà des troubles, le Moyen Âge est une période très riche sur le plan des idées, des lettres et de l’évolution de la société. Pendant ces quatre siècles, le pays passe d’une économie basée sur le troc à une économie monétaire. Les contacts avec la Chine et la Corée qui s’étaient distendus à la fin de l’Antiquité reprennent et le Japon trouve une place originale dans le commerce de la façade Est de l’Asie. Il n’est plus seulement, comme au début de l’Antiquité, tributaire des marchandises et des innovations venues du continent, mais devient un membre à part entière de ce système des échanges29.
La diffusion du saké dans les domaines
52La diffusion des techniques de fabrication du saké au cours des xiie et xiiie siècles est une des conséquences de la chute de Heian et de son déclin. Pour satisfaire les besoins des domaines, il fallait une main d’œuvre spécialisée. La constitution des domaines a donc eu pour conséquence un déplacement des individus appartenant aux couches les plus basses de la société. Les hommes ont afflué vers les fiefs où la main d’œuvre faisait défaut. L’accroissement des défrichements et du rendement des terres qui est aussi une des caractéristiques de la période a ainsi eu des répercutions sur la demande en services d’artisans de la part des seigneurs, des temples et des sanctuaires. Les anciens sakabe, ces artisans spécialisés dans le saké, se sont vendus au plus offrant, apportant avec eux leurs techniques permettant une diffusion du saké raffiné au-delà de l’ancienne capitale.
53Ces mutations ne concernent pas que le saké. La métallurgie, le tissage par exemple ont connu la même évolution, chaque seigneur tirant prestige à avoir ses propres productions. De plus, lors des périodes troublées, les communications entre les fiefs étaient très limitées. Jusqu’à la fin du xiiie siècle, mis à part pour le sel et les métaux, les échanges sont demeurés rares et l’économie des domaines était largement autarcique.
54L’individualisation des territoires et l’action des forces centrifuges ont eu pour conséquence paradoxale une harmonisation des comportements culturels dans l’ensemble du pays. Le modèle antique a continué de servir de référence aux guerriers qui, à l’échelle de leurs domaines, ont tenté de le reproduire tout en l’adaptant. Dans les fiefs, le saké a donc pris une place semblable à celle qu’il avait à la Cour. À l’échelle de chaque domaine, il servait aux rites des sanctuaires, aux fêtes villageoises et à la consommation de plaisir des guerriers. Chacun a ainsi tenté de développer et d’encourager sa propre fabrication de vin de riz.
55Au niveau des techniques, le bon saké du Moyen Âge ressemble beaucoup à celui de l’Antiquité. Aucun élément nouveau n’apparaît avant le xvie siècle. La différence est que ses territoires sont à présent dispersés dans l’ensemble du pays et non plus seulement concentrés dans et autour de la capitale. Au niveau social, la fin des interdictions somptuaires concernant les sakés filtrés a permis une première diffusion à l’intérieur de la société des guerriers.
56L’évolution de la consommation du saké chez les guerriers est à mettre en parallèle avec la pratique des banquets. Autour du xiie siècle, la prise de nourriture en commun est devenue un élément important des relations vassaliques. Elle a évolué vers des éléments de plus en plus somptueux caractérisés par la multitude des plats et des tables du service dans ce que l’on nomme le honzen ryôri. En même temps, le développement du bouddhisme zen au xiiie siècle apporte la diffusion de cérémonies du thé d’origine civile qui rencontre un grand succès chez l’élite. La simplicité affichée de l’art du thé n’est pas incompatible avec le saké, bien au contraire, elle a d’ailleurs été un des éléments majeurs de la diffusion de la boisson par les maisons de thé des domaines. L’exemple suivant extrait d’un journal de l’époque Muromachi est très révélateur de la réalité des pratiques du thé et du saké. Il permet également de montrer le développement d’une vaisselle spécialisée pour le saké, en laque, proche de celle utilisée pour les banquets :
Le soir, quand la cérémonie du thé fût terminée, les ustensiles furent enlevés et le saké fut apporté dans de splendides récipients. Les coupes passaient de main en main et chacun but jusqu’à plus soif. Nos visages devinrent rouges comme des feuilles d’automne et nos vêtements étaient aussi mal arrangés que des arbres sous un vent violent. […] Je ne peux décrire l’extraordinaire plaisir que je pris à ce banquet.
Schalow (2003), p. 81
57Un récit de ce type est loin d’être une exception dans la société des guerriers. Au xive siècle, les grands seigneurs en résidence dans la capitale « se vêtaient de brocard et prenaient pour nourriture les huit sortes de mets les plus rares, ils formaient des groupes et, à commencer par les assemblées de thé, tenaient des réunions tous les jours, s’adonnant à tous les plaisirs et divertissements30 ». Un comportement inacceptable pour le Bakufu qui a tenté à plusieurs reprises de le juguler par la loi31.
58Dans les villages, l’évolution politique est allée dans le sens d’une prise d’autonomie et d’un renforcement de la structure de la société villageoise. Conséquence des périodes troublées, l’habitat s’est regroupé, les solidarités se sont faites plus fortes et les seigneurs ont dû composer avec elles32. Les communautés villageoises ont développé leur propre justice mais aussi leurs propres fêtes aux sanctuaires, qui ont pris une importance considérable dans le rôle de souder le groupe et de le définir par rapport au seigneur. Par exemple, lors des festivités du Nouvel An, le seigneur faisait préparer pour les villageois du saké, de la nourriture et des présents. Ils procédaient ensemble à des rituels au cours desquels ils prêtaient serment sur trois points : d’abord organiser chacun des fêtes pour les divinités ; ensuite, pour le seigneur, encourager les travaux agricoles du printemps ; enfin, pour les villageois, payer les redevances à l’automne33. La consommation de saké restait épisodique mais massive lors de ces évènements exceptionnels.
59Au regard des diverses interdictions concernant la fabrication du saké par les paysans promulguées pendant le Moyen Âge, il semble que certains se soient mis à faire du saké pour eux-mêmes dans les campagnes. Avant la prise en main du pays pendant la période d’Edo, les administrations seigneuriales n’ont pas toujours été capables d’en interdire la fabrication et ce saké a représenté un manque à gagner pour les fiefs, à une époque où leur richesse s’évaluait en boisseaux de riz.
Les bases d’un développement spécialisé : le début d’une économie monétaire et l’émergence d’un réseau urbain
60Au cours de la période Muromachi (1336-1573), les structures commerciales de l’archipel se modifient de façon radicale. Le Japon rejoint l’expansion générale des échanges qui se développent en Asie de l’Est. La naissance d’un grand commerce international et le développement d’une bourgeoisie urbaine à Kyôto et sur les ports de la mer intérieure, l’introduction de pièces de monnaies en provenance du continent permettent le développement d’une catégorie de marchands spécialisés dans le saké.
61Au niveau du fait urbain, le Moyen Âge est d’abord le passage fondamental d’un type urbain à un autre34. Il représente la fin du modèle de la cité antique, provenant du rassemblement autonome de tribus et de clans groupés autour d’institutions politico-religieuses communes et sa transformation en une société urbaine complexe, formée d’une réunion organique de constructions, d’hommes et de professions. Le shôgunat de Kamakura crée aussi un fait jusque là inconnu avec le développement d’une autre capitale au nord. À ce moment, les catégories d’artisans spécialisés, les zakko et shinabe, qui à l’origine travaillaient à la Cour ou pour les gouverneurs des provinces se sont peu à peu émancipés après la chute du système antique. Pour écouler leurs marchandises, dans les villes et les bourgades en croissance, ils ont installé des échoppes donnant sur la rue, alignées les unes à côté des autres. Peu à peu, aux xiiie et xive siècles, elles ont fini par border des rues entières et créer des quartiers spécialisés.
62Bien sûr Kyôto et plus modestement Kamakura restent des exceptions jusqu’aux développements du xive et xve siècle qui marquent vraiment le développement du fait urbain35. Le commerce, qui se développe principalement sur la mer intérieure, permet le développement de cités marchandes comme Sakai ou Hyôgo dans l’actuelle baie d’Osaka. De même, à l’intérieur des fiefs, des cités prennent naissance sous les châteaux ou les monastères.
63Le commerce du saké, dans le sens d’une activité unique faite dans le but d’un profit par la vente du produit, est avant tout un phénomène lié à la ville. C’est en effet dans ces villes en formation qu’existe un marché, un système monétaire et une population aisée en nombre suffisant pour pouvoir servir de client. Au début du Moyen Âge, seules Kyôto et Kamakura avaient atteint le seuil critique. Ensuite, le développement de leurs maisons de saké, les sakaya, va servir de modèle au reste du pays.
64Le début du commerce du saké est aussi à mettre en relation avec le développement d’une économie monétaire au xive siècle. Cette transformation radicale des échanges sur l’archipel japonais est principalement due aux contacts plus fréquents avec le continent. Ainsi, au début du xive siècle, les navires affectés par les autorités japonaises pour la reprise du commerce avec les Chinois ont rapporté au Japon des pièces de cuivre. Ce commerce, dit des étiquettes, a permis aux marchands des villes portuaires de se constituer des fortunes considérables d’autant plus que la décision par la dynastie Ming de fermer les ports en 1368 et de ne pratiquer qu’un commerce d’État à État a fait perdre, à partir de cette époque, la maîtrise de la mer aux Chinois. Nous savons, d’après les travaux sur le commerce de Charlotte von Verschuer, que le Japon exportait des armes et des métaux, tandis qu’il importait des tissus, de la soie et parfois des alcools distillés36. Auparavant il régnait au Japon un système de troc où le riz avait une place centrale et il n’y avait jamais eu d’émissions de monnaies impériales ou shôgunales (les fiefs n’ont commencé à battre monnaie qu’au milieu du xvie siècle). Les forgerons, les fabricants d’armes et les producteurs de saké ont été les premiers à véritablement entrer dans ce type d’économie. Pour ces professions, les impôts ont petit à petit été payés en numéraire.
65Parmi les premiers à passer à l’économie monétaire, les fabricants de saké ont rapidement amassé des fortunes considérables et ont développé le prêt à intérêt. En 1426, soit à peine après une centaine d’année d’utilisation des monnaies chinoises, 347 maisons de saké de Kyôto faisaient déjà crédit37. Au xve siècle, nous pouvons estimer qu’un grand brasseur avait des revenus supérieurs à ceux d’un gouverneur de province. Ces sakaya, qui pratiquaient le prêt à intérêt et l’usure, ont vite attiré l’attention des autorités. Source très importante de revenu pour le pouvoir, autant que détestées par les petites gens, les lois du Bakufu de Muromachi font plusieurs fois mention des fabricants de saké et des impôts qu’ils devaient acquitter38.
66La création en nombre de maisons de saké a induit un besoin en artisans spécialisés et a permis la formation de puissantes corporations. C’est un phénomène typique des sociétés précapitalistes : les sociétés de marchands ont préféré s’associer en corporations pour défendre leurs activités plutôt que de laisser jouer les lois du marché. La naissance de ces corporations, appelées za, est une conséquence à la fois du développement des villes et du passage à l’économie monétaire. Selon Toyoda Takeshi, l’extension du marché au xve siècle a favorisé la spécialisation des activités, donc l’autonomie des corporations qui se retrouvaient en position de force face à leurs anciens maîtres. Grâce à une protection seigneuriale, les za ont défendu le monopole du commerce et leurs membres bénéficiaient de privilèges importants.
67C’est à Kyôto que le développement des sakaya a été le plus rapide. En 1420, 32 fabriques de saké étaient présentes dans la ville, en 1468, elles étaient déjà plus de 400. Au xvie siècle, leur nombre évolue peu du fait de l’institutionnalisation du système des za. À l’origine, les sakaya étaient localisées plutôt sur les collines de l’Est, vers le temple Kiyomizu dera. Le passage se fait ensuite vers la ville même, principalement dans les quartiers compris entre shijô et nijô où leur concentration est la plus importante. Ces fabricants installés en milieu urbain utilisaient pour la fabrication l’eau des canaux souterrains construits lors du drainage du bassin de Kyôto qui était certainement de bien moins bonne qualité que celle des collines, mais à cette époque, il importait plus d’être dans un quartier spécialisé sur le lieu de vente que dans un bon site de source.
68Le fonctionnement des corporations de saké passe par une spécialisation des différentes phases de la fabrication. Il existait ainsi à la fois des fournisseurs de kôji et des brasseurs et les deux ne pouvaient se mélanger. Ainsi, la corporation des fabricants de kôji ne pouvaient fabriquer du saké mais avait le monopole de la fabrication de la moisissure et interdisait aux brasseurs de cultiver eux-mêmes leur kôji. Une autre activité proche, celle du vinaigre de saké, était attribuée à une autre corporation. Chacune avait ses lieux de ventes, ses privilèges, sa place lors des fêtes et y veillait jalousement, comme le montre les nombreuses plaintes déposées auprès des autorités lorsque les règles n’étaient pas respectées39.
Le développement de nouvelles techniques venues des monastères
69À partir du milieu du xvie siècle, un nouveau saké, appelé morohaku, fait son apparition dans les monastères de Nara. Fait à partir d’un riz beaucoup plus poli, utilisant plus de kôji et présentant un degré d’alcool beaucoup plus important, il devient rapidement très prisé chez les amateurs de la capitale. Ceux-ci le mentionnent dans leurs journaux et sa concurrence faite aux sakés de Kyôto occasionne de nouvelles plaintes de la part des corporations de la ville40.
70Le développement de ce nouveau saké peut être suivi grâce aux chroniques des monastères. Si l’on suit leurs indications, le début du saké moderne commence vers 1450 à Nara, Kyôto et au nord de Kyûshû41. Les annales du Goshu no nikki un document qui explique le processus de brassage dans plusieurs monastères de Nara et qui est aujourd’hui conservé dans le monastère Shogu Ji dans la province d’Ibaraki, mentionnent un premier début de polissage du riz au lieu d’utiliser du riz paddy ou blanc, comme c’était le cas avec les vieilles techniques chinoises. En ce qui concerne les fermentations, un système de deux ajouts commence à se mettre en place. C’est un autre temple, le Tamon in à Nara qui développe la technique des trois ajouts dans le moromi. Les documents indiquent l’utilisation de filtres en soie pour le filtrage. Au xvie siècle, l’ensemble du riz des temples de Nara était semble-t-il poli par moulins, mais il n’y a pas d’informations sur le degré de polissage. À cette époque le saké était brassé deux fois par an, en été et en hiver et la conservation du saké de l’été posait problème. Une technique proche de la pasteurisation basse commence à être utilisée au milieu du siècle. Elle a réglé une partie des soucis posés par les bactéries aux brasseurs de saké, tandis que le taux d’alcool plus important permettait au saké de mieux se conserver. Ces innovations, d’abord utilisées par les temples de Nara, ont rapidement été adoptées par les brasseurs de Kyôto.
71Une question non élucidée est celle de la paternité de certaines techniques. Sont-elles des découvertes japonaises ou sont-elles d’origine chinoise ? Pour l’apparition de la pasteurisation au milieu du xvie siècle, il y a concomitance entre les deux pays mais aucune certitude ne peut être vraiment avancée pour savoir qui l’a inventée. On sait que les sectes bouddhistes comme le zen sont venues de Chine et ont gardé des contacts. Pour les boissons il est attesté que huangjiu et shôchû ont été apportés par des marchands du xve siècle et qu’ils faisaient aussi partie des cadeaux envoyés au Japon par les Chinois. Dans les documents japonais par contre, il n’y a jamais de mention de saké envoyé42. Ces éléments inclineraient à penser que les techniques sont d’origine chinoise, mais la comparaison de la fabrication des vins de riz dans les deux pays au début du xviie siècle montre que la technique japonaise semble déjà plus élaborée et son utilisation bien plus systématique.
72Une autre interrogation est : pourquoi les monastères bouddhistes et non pas les sanctuaires shintô ont-ils été à l’origine de ces innovations ? Cela apparaît effectivement illogique lorsque l’on sait que le bouddhisme interdit normalement la consommation des boissons alcooliques, contrairement au shintô qui lui donne une place centrale dans ses cultes. Le système monacal est-il en lui-même propice au développement des boissons alcooliques ? La comparaison avec l’Europe offre immédiatement un parallèle historique, mais il convient de rappeler que le christianisme peut le justifier par le fait que le vin est assimilé dans ses cultes au sang du Christ, alors que, pour les bouddhistes, le saké est une « soif » dont il convient de se débarrasser.
73Différents point permettent de comprendre pourquoi les temples bouddhistes se sont lancés dans la fabrication du saké :
74Tout d’abord, le bouddhisme du Moyen Âge n’est pas le bouddhisme actuel et les communautés monastiques de cette époque étaient autant des communautés guerrières que de méditation. Tout comme en Europe, une partie des hommes qui rentraient dans la vie monacale le faisaient aussi par stratégie familiale ou comme échappatoire. Une pratique déjà courante dans l’Antiquité et qui n’a fait que s’accentuer avec les troubles de la période43. Dans les monastères, bien qu’apparemment largement consommé par certains moines amateurs de bonne chère, le saké n’a jamais été désigné comme tel ni autorisé. Officiellement il n’était produit que pour abreuver les hôtes de passage ou pour récompenser les « bénévoles » qui venaient effectuer des corvées dans les temples.
75Ensuite il faut indiquer que le syncrétisme entre les deux cultes shintô et bouddhiste est relativement poussé. Dans les faits, les deux religions cohabitent. Par exemple dans le palais de Heian, les ordres étaient d’inspiration bouddhique car il s’agissait de la religion de l’Empereur, mais l’adaptation au shintô était palpable. Le Premier ministère était le ministère des dieux (japonais) et le saké était associé aux rites. Le Palais impérial avait à la fois une chapelle bouddhique et un sanctuaire shintô. Ce qui s’observe dans le palais s’observait (et s’observe toujours aujourd’hui) dans les temples et les sanctuaires. Un petit sanctuaire shintô était toujours présent dans les temples bouddhiques et inversement. Ainsi les cultes associant le saké faisaient partie intégrante des monastères.
76Enfin, dans cette période troublée par les guerres féodales, les monastères étaient en quelque sorte les gardiens de la culture et le bouddhisme a couvé la science de la même manière qu’a pu le faire le christianisme en Europe. Par sa vocation à l’universel, par les nombreux contacts entre les monastères et par l’étude des sources chinoises et indiennes, le bouddhisme était prédisposé à améliorer les différentes techniques. La vie monacale y était propice et ses monastères étaient des lieux de savoir et de recherche. Comme le saké était aussi à cette époque associé à un remède, ce n’est donc pas étonnant que des découvertes et des innovations aient eu lieu dans ces endroits, peut-être en partie grâce à des échanges d’informations avec la Chine.
77À l’opposé, pour le shintô, très ancré dans des rites où la fabrication du saké est elle-même ritualisée, les conditions permettant des innovations étaient moins réunies. Innover nécessite une certaine distance avec le sacré, ce que permettait le bouddhisme car il ne considérait pas l’alcool comme tel. Dans les sanctuaires shintô où la fabrication était encadrée par des codes innombrables et où la consommation était ritualisée, le saké a continué à être produit comme dans l’Antiquité. Personne ne s’est soucié d’en améliorer le goût, puisqu’il ne s’agissait que d’accomplir un acte sacré en le fabriquant. Dans nombre de sanctuaires locaux, la boisson des dieux était encore certainement un kuchikami no sake.
78Les différentes hypothèses évoquées concernant l’arrivée du saké permettent d’identifier un élément central déjà évoqué pour expliquer l’exception japonaise : le développement du saké, au départ essentiellement rituel, s’est fait de pair avec le développement de la riziculture et de l’État impérial. Ensuite la création de la capitale Heian Kyô a lancé une première consommation de plaisir chez les nobles et cette consommation de plaisir s’est ensuite diffusée chez les guerriers pendant le Moyen Âge.
79La ville en tant qu’objet géographique a eu une importance majeure dans la création d’une activité de brassage spécialisée. Les exemples de Kyôto et de Kamakura ont montré que les sakaya du Moyen Âge avaient une localisation urbaine. Elles ont remplacé le saké des sanctuaires de l’Antiquité, mais la faiblesse du réseau urbain et la constitution encore balbutiante d’une véritable classe de marchands ne pouvaient encore lancer un grand commerce.
80Malgré le développement des transports et la progressive maîtrise de l’espace de l’archipel, l’unité de la période est donnée par une constante : la difficulté de la conservation du saké au-delà de quelques jours, ce qui rend aléatoire un commerce sur de longues distances. Jusqu’au milieu du xvie siècle, le saké était donc obligatoirement produit à proximité de son lieu de consommation.
81Au niveau des territoires, même si les techniques du vin de riz produit avec la technique du kôji se sont diffusées dans l’ensemble du Japon, la région centrale du Kinai a continué de dominer la production de qualité tout simplement parce que l’essentiel de la population (et surtout les élites) y était concentrée. Région où le réseau de communication était le plus dense, région où se développait un premier réseau urbain, elle était le cœur du Japon. C’est donc toujours autour de Kyôto que l’on retrouvait le plus grand nombre de fabricants et les meilleurs sakés.
Notes de bas de page
1 Ueda (1999), p. 48.
2 Asai (1992), p. 21-40.
3 Yoshida (1997), p. 87.
4 Katô (1987).
5 Ishige (1998).
6 Ueda (op. cit.), p. 19-24.
7 Akazawa (1986).
8 Pezeu-Massabuau (1981).
9 Ce développement reprend les arguments développés dans l’article de Katô (1977).
10 Ueda (op. cit.).
11 Nespoulous (2008), p. 19-23.
12 Il pourrait aussi s’agir d’une transmission plus ancienne consécutive à celles des autres céréales (sarrasin, millet, blé) que le riz qui semble-t-il s’est faite par le nord vers le deuxième millénaire avant notre ère. Néanmoins, il n’a pour le moment pas été fait mention de découverte antérieure de traces de boissons fermentées de céréales dans le nord de Honshû. von Verschuer (2003), p. 16.
13 Herail (1990), p. 40.
14 Hérail (1995), p. 8.
15 Hérail (2006), p. 667.
16 Hérail (1995), p. 52.
17 Ibid., p. 58-59.
18 Hérail (2006), p. 375.
19 Katô (op. cit.), p. 158.
20 Sieffert (2002), p. 299.
21 Hérail (1987-1991).
22 Sieffert (op. cit.), p. 283.
23 Antoni (1998).
24 Fujiwara (1983), p. 133 et 152.
25 Hérail (1990), p. 131-136.
26 von Verschuer (1985), p. 42-43 et p. 131-159.
27 Elwood (1973).
28 Souyri (2008), p. 26-34.
29 Gipouloux (2009).
30 Satô (1995), p. 335.
31 L’exemple suivant extrait du deuxième article coutumier de l’ère Kenmu (1334-1335) est tout à fait significatif de la volonté des autorités de contrôler les réunions festives : « Les actes désignés ici sont particulièrement et formellement interdits : boire et se divertir en groupe, se livrer aux plaisirs de la chair avec les femmes, la pratique des jeux d’argent et aussi tout ce qui sous le nom d’assemblées de thé ou de réunions poétiques est l’occasion de paris aux sommes astronomiques. » Ibid., p. 336.
32 Herail (1990), p. 272-276.
33 Fujiki (1995), p. 396-397.
34 Fiévé (1996), p. 104.
35 Hérail (op. cit.), p. 198.
36 von Veschuer (1988), p. 113.
37 Gay (2001), p. 40.
38 Grossberg & al. (1981), p. 18-19, p. 80-82 et p. 140. Une grande partie de ces impôts pouvaient être transformés en dons à caractère religieux. Par exemple, l’article 147 des lois supplémentaires de l’ère Meitoku indique que : « pour les sakaya prêteurs de saké qui ne payent pas leurs taxes, lorsque le Bakufu est informé, les taxes seront collectées de force et elles seront utilisées pour les réparations des temples et des sanctuaires. » (Ibid., p. 82).
39 Yoshida Hajime en dresse une liste non-exhaustive dans son ouvrage Edo no sake. Yoshida (1997), p. 16-36.
40 Ibid., p. 36.
41 Kamatani (1995), p. 117.
42 von Verschuer (1998), p. 111-113.
43 « L’échec et ses palliatifs : l’entrée en religion », Hérail (1995), p. 186 sq.
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