Les politiques de la pomme de terre pendant la Grande Guerre en Europe
p. 297-310
Texte intégral
1À l’automne 1916, la Belgique était sous occupation allemande depuis deux ans et demi et vivait une des périodes de guerre les plus traumatiques de son histoire. Des milliers de Belges au chômage étaient déportés de force en Allemagne pour travailler. Pendant ce temps, un autre drame se jouait dans les marchés et les cuisines de toute la Belgique et le rôle principal était tenu par l’humble pomme de terre.
2Élément de base de l’alimentation européenne, la pomme de terre était devenue une denrée rare. Des douzaines d’hommes, de femmes et d’enfants purgeaient de courtes peines de prison pour trafic ou recel de pommes de terre et des centaines d’affiches réglementaires concernant cet aliment tapissaient les murs des lieux publics. Dans certains foyers, les familles survivaient exclusivement de pommes de terre ; à Liège par exemple, à l’automne 1916, une famille de huit personnes vivait de cinq kilos de pommes de terre par jour, cultivées dans son jardin, de torréaline (substitut du café) et de pas grand-chose d’autre. Un journaliste bruxellois écrivait en octobre :
Les pommes de terre font à présent l’objet du plus grand intérêt ; tous ceux qui peuvent en récolter les cachent afin de ne pas avoir à les vendre au prix fixé par nos « maîtres temporaires » qui en ont interdit la vente libre. Les trafics auxquels les gens ont recours donnent lieu à de nombreux épisodes cocasses mais la situation est toutefois tragique car des milliers de personnes ont faim et veulent des pommes de terre et du pain.1
3Brand Whitlock, l’ambassadeur des États-Unis en Belgique, accorde la même importance aux pommes de terre lorsqu’en 1919 il entreprend d’écrire un essai sur les terribles années de guerre où il a été en poste à Bruxelles. Dans le long exposé de ses tentatives pour atténuer les problèmes alimentaires de la Belgique occupée, il considère la pomme de terre comme emblématique, à la fois des luttes des civils pour leur subsistance pendant la guerre, et du souvenir des privations qui ont suivi la fin du conflit. Il écrit dans son essai :
L’histoire des pommes de terre… sous l’occupation allemande, pourrait faire l’objet du travail de toute une vie, pour un économiste ou un philosophe. Les murs étaient couverts d’affiches expliquant pourquoi le gouverneur général avait pris des mesures concernant les pommes de terre. Ces affiches déclaraient que les pommes de terre n’étaient pas expédiées en Allemagne, rappelaient qu’elles étaient exclusivement destinées aux classes ouvrières, demandaient aux classes aisées de remplacer les pommes de terre par d’autres aliments et interdisaient aux hôtels et restaurants de servir des pommes de terre épluchées avant cuisson.2
4Ainsi que le fait remarquer Whitlock, l’examen de l’infrastructure qui s’est développée autour du contrôle de la pomme de terre en Europe permet de connaître le scénario que les civils ont dû respecter et les rôles qu’ils ont joués pour pouvoir survivre à la guerre. Pendant la première guerre mondiale, les pommes de terre étaient au cœur du conflit politique, culturel et social. Alors que les batailles faisaient rage sur les fronts Est et Ouest, les civils et les populations occupées luttaient pour faire face à la hausse des prix des aliments de base et combattre la réglementation stricte de l’approvisionnement alimentaire. Des « raids de la pomme de terre » aux alentours de Vienne aux émeutes de Berlin ou aux arrestations pour trafic de pommes de terre à Bruxelles, au niveau de leurs foyers les petites gens essayaient de traverser la guerre en résistant au contrôle que l’État exerçait sur leurs besoins élémentaires. Dans ces controverses, la pomme de terre, principal élément de l’alimentation européenne au début de la guerre, occupait la première place. En 1914 par exemple, la ration alimentaire quotidienne en Allemagne comptait plus de 1800 calories apportées par les pommes de terre ; le pain et les pommes de terre étaient les deux principaux éléments des repas français. Les tubercules riches en amidon et les céréales étaient parfois les seuls aliments consommés par les pauvres dans une journée3. Cette dépendance plaça la pomme de terre au centre des débats sur l’alimentation et la guerre. Sur le plan politique la pomme de terre était un exemple à la fois symbolique et concret de la militarisation de la consommation civile en temps de guerre : son prix était réglementé et elle était rationnée et réquisitionnée dans de nombreux pays. Du point de vue culturel, la pomme de terre s’invitait dans le discours public sur la guerre et y devenait un symbole du mercantilisme de guerre, des pénuries, de l’occupation et des sacrifices. Enfin, dans certains pays, la pomme de terre fut à l’origine d’un clivage social dans la mesure où il existait une compétition entre les citoyens vis-à-vis du contrôle de ce produit. Comme l’a dit un historien, la première guerre mondiale fut davantage une « guerre de pain et de pommes de terre » qu’une guerre d’acier ou de munitions4.
5Les politiques alimentaires en temps de guerre comportaient plusieurs aspects. Tout d’abord, l’approvisionnement des aliments était une constante préoccupation pour de nombreux gouvernements et de ce fait la gestion des ports, de l’agriculture et des transports était cruciale, notamment dans les régions qui subissaient le blocus des alliés. Ensuite, le rationnement des aliments, visant à assurer l’égalité et à maintenir l’approvisionnement, était un processus complexe et délicat. Par ailleurs, l’augmentation du prix des aliments provoquait des soulèvements, les producteurs et les consommateurs critiquant à de nombreuses reprises les politiques des États. Enfin, le développement du marché noir, des trafics et du mercantilisme de guerre compliquait, certes, la gestion des aliments par l’État mais d’un autre côté il permettait la survie des populations des pays où l’approvisionnement, la fixation des prix et le rationnement n’étaient pas correctement gérés par les gouvernements. De tous les aliments visés par ces préoccupations politiques, la pomme de terre était celui qui soulevait le plus de polémiques. Le pain, bien qu’il fut aussi un aliment de base, pour les armées comme pour les civils, était géré et contrôlé par les boulangers, les meuniers, et les fonctionnaires tandis que la pomme de terre était un aliment que chacun pouvait cultiver pour sa propre consommation. La réquisition civile et militaire des pommes de terre, y compris celles qui provenaient de petites parcelles de jardins familiaux plaça encore davantage les pommes de terre au cœur de la lutte des civils pour la survie. Ce court article défend la thèse selon laquelle la pomme de terre est au centre des troubles sociaux dans les communautés civiles dans toute l’Europe pendant la première guerre mondiale.
6Pour les États, l’approvisionnement alimentaire des armées au combat et des civils restés au pays était une question politique majeure. À tout moment, entre 1914 et 1918, les gouvernements ont dû fournir de grandes quantités de nourriture pour les soldats sur de nombreux fronts tout en veillant à ce que les besoins de la population civile soient également couverts. Le blocus des alliés contre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Empire ottoman restreignait les ressources de ces États, pendant que la campagne sous-marine des Allemands perturbait l’approvisionnement alimentaire du Royaume-Uni et de ses alliés. Au fur et à mesure que la guerre se prolongeait, les pouvoirs centraux souffraient de plus en plus de la pénurie de l’approvisionnement ; lorsque les États-Unis entrèrent en guerre, le blocus se resserra en juillet 1917, avec l’embargo général des États-Unis5. L’entrée en guerre de certains pays allait de pair avec la nécessité immédiate d’un contrôle des produits alimentaires et des prix, comme ce fut le cas pour l’Empire ottoman, qui vit le prix des pommes de terre augmenter de 40 % et celui du sucre de 200 % pendant la première semaine du mois d’août 1914, avant même que les Ottomans n’entrent en guerre6. Dans d’autres pays, le contrôle de l’approvisionnement alimentaire fut mis en place en ordre dispersé. L’Allemagne commença à rationner le pain pendant l’été 1945, la Bulgarie créa un Comité de coordination de l’alimentation en 1915, mais le Royaume-Uni n’a pas mis en place de système de rationnement concerté avant l’été 19187. En plus de la réglementation de certains produits, les gouvernements coordonnaient et géraient de manière inédite les entreprises industrielles, l’agriculture et le transport/expédition. En 1917, au Royaume-Uni, la part des dépenses de l’État atteignit 38,7 % du PIB, ce qui donne une bonne indication des dépenses engagées pour la guerre elle-même et pour la gestion de l’économie de guerre et de la société8. Les États ont adopté des politiques diverses concernant l’alimentation mais dans tous les cas l’importance politique et émotionnelle de l’alimentation des citoyens restés au pays était un facteur primordial.
7Les pommes de terre étaient largement cultivées à travers l’Europe mais leur disponibilité en temps de guerre était limitée par divers facteurs. Il fallait en premier lieu trouver de la main-d’œuvre pour les planter et les cueillir et les pays avaient souvent recours aux enfants d’âge scolaire et aux prisonniers de guerre pour pouvoir obtenir des récoltes. Ainsi les enfants allemands travaillaient-ils dans les champs, certains d’entre eux au titre des « vacances de pommes de terre », qui leur permettaient de ne pas aller à l’école pour aider à la récolte9. En outre, pendant la guerre, il y a eu en Europe une série de mauvaises récoltes, dues aux gelées précoces, aux dommages de guerre et aux maladies. Les pommes de terre destinées au marché étaient souvent détournées à d’autres fins que l’alimentation de la population civile, entre autres pour nourrir les animaux, ou pour servir de lest ou de substitut à la farine dans la fabrication du pain, ou encore pour alimenter les armées sur le terrain. Avec tous ces facteurs conjugués, il n’était guère difficile de prédire que le prix de la pomme de terre allait s’envoler et que des pénuries s’ensuivraient.
8Le célèbre hiver 1916-1917 fut très rude et fut surnommé l’« hiver des navets » à cause des mauvaises récoltes et des sévères pénuries de pommes de terre qui ont affecté une grande partie de l’Europe centrale. Le navet (en fait il s’agit du rutabaga) a une moins bonne valeur nutritionnelle que la pomme de terre et beaucoup de gens se plaignaient de leur amertume. Piete Kuhr, une jeune fille allemande de 13 ans appréciait ces substituts :
Chez nous, à l’Est, les navets sont appelés rutabagas. Ma grand-mère met toujours des graines de cumin dans les rutabagas. Je ne peux pas m’empêcher de trouver cela bon mais je n’ose pas le dire. Tout le monde se plaint des rutabagas.10
9Piete ne souffrait pas vraiment de la faim mais une véritable famine frappait de nombreuses régions à cette époque, notamment dans les zones urbaines ou dans les institutions (prisons, asiles) où il était difficile de compléter les maigres rations fournies par l’État11. La famille de Liège, qui vivait essentiellement de pommes de terre à l’automne 1916, par exemple, a dû subir de terribles épreuves lorsqu’il n’y a plus eu de pommes de terre. Les ruptures d’approvisionnement et les longues queues qu’il fallait faire pour tous les aliments ont généré des mouvements d’humeurs, des émeutes et des reproches à l’égard des soldats et des fonctionnaires gouvernementaux. En mars 1916, Christl Lang, une jeune Autrichienne écrivait à son fiancé parti au combat et lui décrivait ainsi les pénuries :
De nombreux produits comme le sucre, le café, le lait, le pain, la farine, entre autres, ne peuvent être obtenus que sur prescription. Des centaines de personnes font la queue en rangs par deux… il faut de nombreuses heures pour faire passer tout le monde et les derniers repartent en général chez eux les mains vides.12
10Un an plus tard, Ethel Cooper à Leipzig écrivait à un membre de sa famille et lui racontait les dures restrictions que les civils subissaient :
Il n’y a plus de charbon. L’électricité est coupée dans de nombreuses maisons (j’ai la chance d’avoir le gaz, Dieu merci), les tramways ne fonctionnent plus… On ne peut même plus avoir de pommes de terre ou de navets.13
11En 1917, les civils des pays occupés et en guerre passaient énormément de temps chaque jour simplement pour se procurer de la nourriture. On leur demandait de se sacrifier pour les hommes partis au front, en leur rappelant que cette restriction alimentaire permettrait de nourrir les soldats. Une affiche française représentait même un soldat réprimandant les civils en ces termes : « nous ne vous demandons pas de mourir mais simplement de vivre chichement »14. Ce sacrifice devenait cependant de plus en plus difficile. Ainsi, en mai 1917 à Toulouse, « les prix des denrées de base – pain, beurre, œufs, viande et pommes de terre – ont augmenté de 50 à 300 pour cent alors que les salaires n’ont pratiquement pas changé… »15. Certains civils se sacrifiaient volontiers et considéraient que la réduction des biens auxquels ils avaient accès et les attentes interminables qui s’ensuivaient étaient des actes patriotiques, mais les restrictions qui leur étaient imposées devenaient de plus en plus drastiques au fur et à mesure que la guerre avançait. Beaucoup de gens essayaient de respecter les règles, même lorsque celles-ci vacillaient devant eux. Certains essayaient de protéger les civils contre la cupidité ou l’avidité des autres. Au Luxembourg, pays sous occupation allemande, des guides scoutes féminines se sont mises au service de la communauté pour surveiller les charrettes de pommes de terre pendant les distributions.
Certaines personnes charitables parcouraient la campagne pour acheter des pommes de terre qui étaient ensuite distribuées dans des charrettes. La livraison avait généralement lieu la nuit dans des rues maintenues dans l’obscurité à cause du danger de raids aériens. La pauvreté était si grande que souvent des charrettes entières de pommes de terre disparaissaient en route. Les guides accompagnaient les charrettes pour s’assurer que la distribution était faite équitablement.16
12Les idéaux d’équité, de loyauté, de sacrifice partagé existaient pendant la guerre mais étaient souvent ridiculisés par les politiques des gouvernements, ce qui créait un sentiment de désillusion. Les politiques strictes de réquisition et de rationnement mises en place par les États ont conduit certains producteurs à désobéir aux ordres du gouvernement et à cacher leurs récoltes ou à corrompre des fonctionnaires, d’autres encore écoulaient leurs produits au marché noir qui se mettait en place17. Les consommateurs aussi faisaient du trafic, surtout dans les territoires occupés, où la haine de l’occupant ennemi attisait le ressentiment né du contrôle des denrées alimentaires. Yves Congar, un petit garçon français âgé de 10 ans décrit les efforts que fait sa famille pour empêcher que ses pommes de terre soient réquisitionnées par les Allemands, d’abord en les cachant dans la cave puis en « se levant à six heures du matin pour aller piquer des pommes de terre dans les champs environnants »18. Dans certaines régions, des circuits de trafic organisé ont été mis en place dans l’espoir de contourner les réglementations sur la pomme de terre. Un rapport des services d’espionnage belges décrit un trafic organisé mis à jour dans le quartier du palais de justice de Bruxelles. Des femmes et des jeunes filles se rendaient à la campagne à pied ou en prenant les trains locaux. Surenchérissant auprès des fermes, elles ont fini par créer des prix élevés dans ce soi-disant marché. Chaque expédition fructueuse générait un profit net de 20 à 30 francs sur les pommes de terre et davantage encore sur la farine (1000 francs par sac à Bruxelles) et le beurre ». Les trafiquants soudoyaient les sentinelles allemandes pour qu’elles les laissent passer mais les restrictions se faisant plus sévères, les expéditions eurent par la suite lieu la nuit pour éviter les sentinelles19.
13Les programmes de rationnement ont été l’un des moyens adoptés par les gouvernements pour contrôler les pénuries de nourriture et réguler la demande des consommateurs. Généralement, chaque personne ou chaque ménage (selon les pays) avait une carte pour chaque produit sur laquelle étaient attachés des tickets. La plupart des programmes nationaux de rationnement se sont mis en place progressivement, au fur et à mesure qu’il devenait difficile de se procurer certaines denrées alimentaires. En Hongrie par exemple, les cartes de rationnement concernèrent d’abord le lait (novembre 1915), le pain (janvier 1916), le savon (mars 1917), et enfin les pommes de terre (avril 1917)20. L’Allemagne rationna le pain dès janvier 1915, alors que d’autres pays n’ont mis en place des programmes de rationnement que bien plus tard : l’Italie en 1917, le Royaume-Uni en 1917 et la France en 191821. Les cartes les plus répandues concernaient le pain et le sucre mais d’autres denrées étaient également rationnées : les corps gras, le café, le thé, la farine, les pommes de terre et des produits comme le charbon et le savon. Piete Kuhr décrivait ainsi la situation concernant le pain en juillet 1915, en Prusse orientale :
En ville, le pain n’est plus vendu sans les « cartes de pain », il en va de même pour les petits pains et les biscuits. Ces cartes de pain sont imprimées tous les quinze jours, avec une couleur et un numéro différents et la « commission municipale du pain » les distribue individuellement aux ménages à raison d’une carte par personne vivant au foyer… Les miches de pain ne sont pas les mêmes qu’en temps de paix. Là où il y avait du pain blanc fait avec de la farine de blé, il y a maintenant du « pain de guerre » fait avec de la farine de seigle et de pomme de terre. Le pain est marqué d’un grand K pour Kriegsbrot [pain de guerre] ou Kartoffelbrot [pain de pomme de terre]. De plus chaque lot porte la date de cuisson. On n’a pas le droit de vendre du pain frais.22
14Comme Piete le faisait remarquer, l’achat de pain par les ménages était contrôlé, mais les boulangers l’étaient également car ils étaient responsables du poids des pains, du mélange de céréales utilisé et de la qualité. Les boulangeries et les fonctionnaires devaient gérer l’ensemble du système de rationnement et affronter les foules en colère enclines à la violence pendant les pénuries ou les périodes où la distribution était perçue comme inéquitable. Les consommateurs ont compris que la menace de la violence était une arme efficace et ils la brandissaient si nécessaire. En Russie par exemple, pendant l’été 1915, de grands groupes de femmes ont investi un marché de Moscou, refusant de partir tant que les marchands n’auraient pas baissé le prix des pommes de terre. Dans un autre incident en Russie un an plus tard, des femmes ont détruit des étalages, volé des denrées et violemment agressé un policier suite à une augmentation des prix23. Des bureaux municipaux servaient parfois de cible, comme ce fut le cas pendant les troubles de la pomme de terre à Bruxelles. ÀBerlin les bureaux de la Commission du pain étaient régulièrement vandalisés et volés24. Parfois la violence devenait incontrôlable et les marchés étaient témoins de scènes de coups de poings et de bagarres. Une Londonienne écrivait à son fils soldat, lui racontant la guerre pour la pomme de terre qui faisait rage dans le pays :
Du côté de l’East End, les émeutes alimentaires ont commencé le samedi après midi et ont « mis le feu » à certains magasins. Des incidents vont certainement avoir lieu si la nourriture devient rare. Nous avons mis des provisions de côté et chacun en fait autant pour essayer de survivre. Non, je n’ai pas encore été mêlée à des bagarres pour la pomme de terre. Plusieurs personnes ont été légèrement blessées samedi dernier à Dawes Road, alors qu’elles cherchaient à s’en procurer.25
15À Berlin, la police tentait de maîtriser les « scènes de foule » où « des milliers de femmes et d’enfants… essayaient de resquiller et où des femmes arrachaient des articles des mains de leurs voisines » en piétinant parfois les enfants dans la mêlée26. Ces incidents violents n’étaient pas de nature à rassurer les fonctionnaires municipaux et nationaux chargés de « gérer » la guerre sur l’ensemble du territoire.
16La plupart des pays en guerre sont également passés à l’économie planifiée, créant des monopoles d’État qui fixaient les prix et contrôlaient la distribution. Sur les fronts en Allemagne et en Autriche, ou dans les zones occupées, ces structures étaient appelées Zentralen. Le principe en était simple :
Les entreprises privées spécialisées dans la production d’un bien donné se regroupaient en cartels placés sous la tutelle du gouvernement et devenaient l’organisme centralisateur de ce produit.27
17Ce contrôle exigeait souvent la confiscation généralisée des biens et la planification intégrale des récoltes, ce qui posait problème au niveau de la population locale. En Belgique, deux témoins oculaires décrivaient ainsi cette situation :
La réquisition des pommes de terre par la « Centrale de la pomme de terre » a provoqué une véritable panique au sein de la population. Des expéditions ont immédiatement été organisées dans la campagne pour se procurer illégalement des pommes de terre. Des trains de dix à douze voitures… débordaient de voyageurs.28
18Les civils, paniqués à l’idée de perdre le contrôle d’une denrée aussi importante et aussi facile à obtenir que la pomme de terre, eurent recours à l’action sociale comme moyen de reprendre un certain contrôle sur leurs vies. Malgré toutes les tentatives de régulation et de contrôle de l’approvisionnement alimentaire, les pénuries et la pratique de prix abusivement élevés persistaient, entraînant inévitablement la constitution de stocks par les marchands et le développement du marché noir et des activités de trafic. Le marché noir des aliments comme la pomme de terre et la viande permettait aux civils de survivre dans les régions où les politiques de rationnement et de contrôle des prix étaient inefficaces ou dont les infrastructures de transport étaient endommagées. Des citoyens habituellement respectueux de la loi désobéissaient maintenant aux règlements officiels, ce qui avait des répercussions négatives sur le moral des civils. Un universitaire décrit le « traumatisme moral » créé par l’impossibilité où se trouvaient les gouvernements de mettre à la disposition de leurs citoyens les denrées alimentaires de base. En d’autres termes, les pays comme l’Allemagne « acculaient leurs citoyens à enfreindre la loi »29. Les défaillances et les incohérences du système de régulation étaient peut-être encore plus frustrantes. À Leipzig, Ethel Cooper, décrivait de façon poignante les événements d’août 1916 dans une lettre :
Il est à nouveau impossible de se procurer des pommes de terre, bien qu’on soit en pleine période de récolte. La raison en est la suivante : il y a quinze jours la municipalité a stupidement annoncé que jusqu’au 1er août les pommes de terre seraient à 10 pfennigs la livre et qu’ensuite chaque semaine leur prix baisserait de 1 pfennig jusqu’à ce qu’il arrive à 6 pfennigs la livre. Du coup, pour bénéficier du ⅛ de penny supplémentaire avant le 1er août, les producteurs ont ramassé les pommes de terre plantées pendant l’hiver alors qu’elles n’étaient pas encore mûres. Ils les ont mises sur le marché et bien évidemment, elles se sont abîmées en quinze jours et des centaines de personnes ont été malades en les consommant. On a été obligé de les donner aux cochons…30
19Un tel gaspillage est non seulement déprimant mais oblige des consommateurs à rechercher d’autres moyens de se procurer des aliments comme la pomme de terre. Cooper, dans une lettre postérieure, explique avec précision comment cela se passait :
Willy revenait de ce qu’on appelle communément une expédition de hamster, c’est-à-dire une quête dans la campagne, pour essayer de persuader les fermiers et les paysans de vendre quelques produits alimentaires. Il avait pris le train pour se rendre dans une ferme où il s’était souvenu qu’il connaissait quelqu’un et avait réussi, non sans mal, à acheter 20 livres de pommes de terre, 10 livres de pommes, et 4 œufs au double du prix maximum. Il avait mis ses achats dans un sac à dos et avait marché lourdement jusqu’à l’arrêt de bus le plus proche, personne n’osant revenir en train de ce genre d’expéditions car il y avait des inspecteurs à toutes les gares… lorsque tout est interdit, il faut enfreindre la loi si l’on veut demeurer en vie.31
20La conclusion de Cooper, selon laquelle la seule solution était parfois d’enfreindre la loi, devint une opinion largement répandue à travers tous les pays en guerre en Europe. En fait, à partir d’un certain moment, les civils n’essayèrent plus de comprendre « la succession des ordonnances, bien souvent incompréhensibles, incohérentes ou rapidement remplacées » et firent ce qu’ils jugeaient nécessaire de faire pour se procurer des denrées alimentaires32. Les relations entre les consommateurs urbains et les producteurs ruraux devinrent plus tendues et la solidarité nationale entre les classes sociales fut mise à mal. Les femmes surtout devinrent des soldats, engagées pour la pomme de terre dans les batailles contre l’État, les marchands et les producteurs. Elles faisaient la queue, écrivaient des lettres aux fonctionnaires locaux, géraient les maigres ressources de leurs foyers et, s’il le fallait, trafiquaient, volaient et achetaient illégalement les provisions dont leurs familles avaient besoin. Certaines femmes devinrent des spécialistes dans ce domaine et furent surnommées « écureuils » ou « hamsters » en Allemagne. La guerre se poursuivant, les « trains d’écureuils » qui partaient à la campagne, pour rechercher et voler de la nourriture devinrent monnaie courante. Un historien rapporte que l’Allemagne « tenait compte de l’auto-approvisionnement illégal de la population dans ses calculs de rationnement alimentaire »33. Le civil Ernst Gläser décrivit très bien la situation en écrivant :
Un nouveau front s’est créé entre les femmes d’un côté et l’entente des gendarmes de terrain et des contrôleurs de l’autre. Chaque livre de beurre obtenue illégalement, chaque sac de pommes de terre subtilisé nuitamment étaient fêtés dans les foyers avec enthousiasme, comme deux ans plus tôt on aurait célébré une victoire de l’armée…34
21Ces femmes changèrent de rôle dans la structure du pouvoir familial, se transformèrent en chasseuses cueilleuses et devinrent le soutien de famille de leurs proches pendant les années de guerre.
22Les gouvernements essayèrent de répondre à ces pressions. Dans de nombreuses localités, les cuisines municipales et les structures d’assistance aux pauvres contribuèrent à alléger un peu la pression alimentaire mais ces structures étaient elles aussi tributaires de l’approvisionnement et du transport, souvent déficients. En 1918, à Vienne, les familles avaient atteint un point de rupture. L’État des Habsburg fut contraint de « poster des régiments pour protéger les pommes de terre contre ses propres citoyens » lors de la « guerre des pommes de terre » en 1918. Ces troubles culminèrent avec les événements des 28 et 29 juin 1918. Selon les estimations, près de trente mille personnes se sont rendues dans les fermes cultivant des pommes de terre dans les alentours de la ville, « des bandes essaimèrent dans les champs pour voler les pommes de terre, nouvelles et anciennes…, de larges bandes de terrain furent saccagées et pillées »35. De telles actions de guérilla contre les producteurs ruraux illustrent bien les fractures sociales et culturelles, réelles et perçues, que la guerre avait révélées. Le problème de la pomme de terre montre bien comment la guerre distendait les liens communautaires, perpétuait les fractures sociales et culturelles qui existaient avant la guerre et créait de nouvelles fissures. La plupart des civils avaient quelque difficulté à se procurer de la nourriture, mais les familles de la classe ouvrière, dont l’alimentation était basée sur la pomme de terre, ont eu le sentiment d’être les seules à se sacrifier et participer à l’effort de guerre car elles devaient faire face à la pénurie, à la forte augmentation des prix et aux longues files d’attente. Dans les manifestations publiques, vers le milieu de la guerre, les consommateurs de la classe ouvrière demandaient au gouvernement d’agir pour faire cesser ce qu’ils estimaient être le mercantilisme de guerre pratiqué par les marchands et les producteurs ruraux36. Les pénuries, les longues files d’attente, la restriction des rations et la pression psychologique ont favorisé la délation publique des « profiteurs de guerre » ou des « traîtres de guerre » pendant et surtout après la guerre. Ainsi, les tensions qui existaient avant la guerre ont-elles été exacerbées par la compétition vis-à-vis des maigres ressources disponibles. Les personnes qui ne semblaient pas se priver ou qui semblaient tirer profit de la guerre étaient traitées avec sarcasme, voire avec violence. Comme le rapporte l’historien Roger Chickering à propos de Freiburg, les producteurs et les marchands de pommes de terre étaient devenus des employés de l’État.
De gré ou de force, ils sont devenus des entreprises publiques. Les détaillants sont passés du statut d’entrepreneurs privés à celui d’employés de bureau, de gestionnaires de magasins d’État, administrant des quantités limitées de biens à des prix fixés, en contrepartie d’une rémunération fixée par les autorités.37
23Cela compliquait considérablement les systèmes de distribution et contribuait à répandre la crainte de voir certains s’enrichir alors que d’autres mouraient de faim. De nombreux pays poursuivaient ceux qui profitaient de la guerre, que ce soit à petite ou à grande échelle. Les paysans furent particulièrement souvent dénoncés comme des profiteurs de guerre par ceux qui vivaient en ville. Ceux qui tentaient d’accumuler des provisions ou d’en vendre à prix plus élevé étaient agressés verbalement et physiquement. Les marchés français furent le théâtre d’« échauffourées… entre les paysans qui vendaient leurs produits et les femmes de la ville ; les policiers prenaient le parti des consommateurs et étaient enclins à arrêter les paysans pour pratique de prix abusivement élevés »38. Les consommateurs des villes allemandes tenaient également les producteurs égoïstes et cupides pour responsables de leurs difficultés et en Autriche, les attaques visaient principalement les zones rurales hongroises, accusées d’affamer l’Autriche pour en tirer bénéfice39. Dans tous les pays, les inimitiés et les peurs provoquées par les pénuries ont contribué à généraliser les appels des civils à davantage d’équité. Le plus souvent les civils acceptaient l’idée que leur pays leur demande des sacrifices en temps de guerre. En revanche, ils refusaient que certaines personnes se sacrifient pendant que d’autres en tirent profit. Au fur et à mesure que la guerre avançait et que les pertes entamaient le moral des civils, de plus en plus de personnes soutenaient le concept de service et de sacrifice « équitable ». Les civils voulaient punir les « tire-au-flanc » et les « profiteurs ». Le sentiment d’injustice se répandait dans certaines communautés en guerre et coïncidait avec les efforts accrus consentis au niveau national pour mobiliser l’ensemble de la société et de l’économie.
24Le problème de la pomme de terre met en évidence deux stratégies utilisées par les civils pour s’affranchir des bureaucraties et des privations quotidiennes tout en montrant leur volonté de se sacrifier pour la nation. En premier lieu, ils devinrent experts en matière d’achat de denrées alimentaires. Ils consacraient une bonne partie de leurs journées à rechercher de la nourriture pour leurs familles car leur échec pourrait entraîner la privation et la maladie. En deuxième lieu, les Européens, pris au cœur de la guerre, apprirent à exprimer leur colère contre les mécanismes de contrôle alimentaire, les profiteurs, les collaborateurs, les fonctionnaires du gouvernement et même leurs voisins. Le développement des réseaux d’achat (trafic et marché noir) et de la violence (émeutes, agressions) entraîna de nombreuses fractures le long de divers axes : urbains/ruraux, soldats/civils, célibataires/chargés de famille, occupants/occupés, ouvriers/nantis. Finalement, la guerre de la pomme de terre a mis en évidence les contraintes qui pesaient sur la société civile et a été emblématique du problème fondamental posé par toute union sacrée ou Burgfried prolongée et généralisée, à la fin de la première guerre mondiale.
Notes de bas de page
1 Dossier 3236, Office central belge pour les prisonniers de guerre, Stadsarchief Leuven ; Phillip Pratt Report, 126.11 CRB files, Hoover Institution ; Anonyme, « Local Gossip and ‘‘side-shows’’ of the war during the German occupation of Belgium », journal privé non publié, Documentariecentrum Ieper, 5 volumes manuscrits, 1916-1919.
2 Whitlock B., Belgium : a Personal narrative, volume II, New York, D. Appleton and Company, 1919, p. 217-219.
3 Grigg D., « The Starchy Staples in World Food Consumption », Annals of the Association of American Geographers, 86 : 3, 1996, p. 418.
4 Offer A., The First World War : an Agrarian Interpretation, Oxford, Clarendon Press, 1989, p. 1.
5 Vincent C. P., The Politics of Hunger : the Allied Blockade of Germany, 1915-1919, Athens, Ohio University Press, 1985, p. 48.
6 Ahmad F., « War and Society under the Young Turks, 1908-1918 », dans Hourani A., Khoury P., Wilson Mary C. (ed.), The Modern Middle East : a Reader, London, I. B. Tauris, 2004, p. 133.
7 Vincent C. P., The Politics of Hunger…, op. cit., p. 11 et 20 ; Berov L., « The Bulgarian Economy during World War I, », dans Király B. (ed.). East Central European Society in World War I, New York, Columbia University Press, 1985, p. 172.
8 Broadberry S., Howlett P., « The United Kingdom during World War I », dans Broadberry S., Harrison M. (ed.), The Economics of World War I, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 229-230.
9 Kuhr P., There We’ll Meet again, trad. Walter Wright, Gloucester, Walter Wright, 1998, p. 191.
10 Ibidem, p. 227.
11 Offer A., The First World War…, p. 29, et Vincent C. P., The Politics of Hunger…, p. 45.
12 Hämmerle C., « ‘‘You Let a Weeping Woman Call You Home ?’’ Private Correspondences during the First World War in Austria and Germany », dans Earle R. (ed.), Epistolary selves : letters and letter-writers, 1600-1945. Aldershot, Ashgate, 1999, p. 170.
13 Cité par Offer A., op. cit., p. 29.
14 Bonzon T., Davis B., « Feeding the Cities », dans Winter J. & Robert J.-L. (ed.), Capital Cities at War : Paris, London, Berlin 1914-1919. Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 324-325.
15 Becker J.-J., The Great War and the French People, Trad. Arnold Pomerans, New York, St. Martin’s Press, 1986, p. 213.
16 Kerr R. The Story of a Million Girls, London, Girl Guides Association, 1937, p. 290.
17 Pamuk Ş., « The Ottoman Economy in World War I », dans Broadberry S., Harrison M. (ed.), The Economics…, op. cit., p. 124.
18 Cité par Palmer S., Wallis S., Intimate Voices from the First World War, New York, William Morrow, 2003, p. 43.
19 Secret intelligence report (filed by Capt. General Staff – L of C. area) – Confidential IS1656 (30 August 1917) from Hector Lambrechts (Directeur de l’Industrie et du Travail at Brussels) ; Folder Belgium, General Conditions ; Brand Whitlock Papers, Library of Congress.
20 Szabó Dániel I., « The Social Basis of Opposition to the War in Hungary », dans War and Society in East Central Europe, Király B., Dreisziger Nándor F. (ed.), New York, Columbia University Press, 1985, p. 139.
21 Beckett Ian F. W., The Great War, 1914-1918, Harlow, Pearson Education Ltd., 2001, p. 269-271.
22 Kuhr P., There We’ll Meet…, op. cit., p. 142.
23 Engel B., « Not by Bread Alone : Subsistence Riots in Russia during World War I », The Journal of Modern History, 69 : 4, 1997, p. 703-704.
24 Whitlock B., Belgium…, op. cit., p. 203 ; Allen Keith, « Sharing Scarcity : Bread Rationing and the First World War in Berlin, 1914-1923 », Journal of Social History, 32 : 2, Hiver 1998, p. 371.
25 Lettres de Mrs. E. Fernside, 2 590 Con Shelf, 92/49/1, Imperial War Museum, Londres.
26 Davis B., Home Fires Burning : Food, Politics, and Everyday life in World War I Berlin, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2000, p. 51.
27 Healy M., Vienna and the Fall of the Habsburg Empire : Total War and Everyday Life in WWI, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 45.
28 Gille L., Ooms A., Delandsheere P., Cinquante mois d’Occupation allemande, 1917, vol. 3, Bruxelles, Librairie Albert Dewit, 1919, p. 437.
29 Offer A., The First World War…, op. cit., p. 58-59.
30 Denholm D. (ed.), Behind the Lines : One Woman’s War 1914-2018, The Letters of Caroline Ethel Cooper, Londres, Jill Norman & Hobhouse, 1982, p. 154-155.
31 Ibidem, p. 270.
32 Chickering R., The Great War and Urban Life in Germany, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 178.
33 Daniel U., The War From Within : German Working-class Women in the First World War, trad. Margaret Ries, Oxford, Berg, 1997, p. 197-198.
34 Cité par Vincent C. P., The Politics of Hunger…, op. cit., p. 21.
35 Healy M., Vienna…, op. cit., p. 54-55.
36 Davis B., Home Fires Burning…, op. cit., p. 49-50 et 71-75.
37 Chickering R., The Great War…, op. cit., p. 227.
38 Darrow M. H., French Women and the First World War : War Stories of the Home Front, Oxford, Berg, 2000, p. 199.
39 Davis B., Home Fires Burning…, op. cit., p. 125, et Healy M., Vienna…, op. cit., p. 49.
Auteur
Maître de conférences en histoire contemporaine,
Wittenberg University de Springfield, États-Unis.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un aliment sain dans un corps sain
Perspectives historiques
Frédérique Audouin-Rouzeau et Françoise Sabban (dir.)
2007
La Pomme de terre
De la Renaissance au xxie siècle
Jean-Pierre Williot et Marc de Ferrière le Vayer (dir.)
2011