La pomme de terre dans les tea cafés de Hong Kong
p. 267-293
Texte intégral
En plus de la meilleure cuisine chinoise, régionale et cantonaise, les visiteurs peuvent déguster un vaste choix de cuisines asiatiques et occidentales. Les dim sum et les fruits de mer frais sont les spécialités locales, qu’il faut absolument goûter. Les meilleurs sont servis dans les restaurants qui ont reçu la distinction de Best of the Best.
Office du tourisme de Hong Kong
Introduction : identité visible et invisible de Hong Kong
1Les dim sum et les fruits de mer ont longtemps été vantés par le gouvernement de Hong Kong et considérés par beaucoup de gens comme les plats les plus emblématiques de la cuisine hongkongaise1. Depuis 1997 néanmoins, date qui marque la fin des 140 ans d’administration coloniale anglaise, les habitants de la ville sont de plus en plus nombreux à penser que ce sont les cha chaan teng (茶餐廳), une version unique des tea cafés, qui représentent l’« héritage culturel » de Hong Kong. En 2004 par exemple, la cuisine servie dans les cha chaan teng a été choisie comme la « plus emblématique de Hong Kong ». En 2005, le nom du bor law yau (菠蘿油), un petit pain doré et sucré, croustillant mais tendre à cœur, servi avec une lamelle de beurre fondant, a été proposé pour baptiser un cyclone tropical à Hong Kong. Plus récemment, en avril 2007, le DAB (Alliance démocratique pour l’amélioration de Hong Kong), parti politique pro-chinois, a proposé la candidature du cha chaan teng au patrimoine mondial2 de l’Unesco. En outre les tea cafés ont été désignés comme destination culinaire incontournable pour les touristes. Les cha chaan teng sont de plus en plus souvent associés à l’identité de Hong Kong, localement mais aussi partout dans le monde. De nos jours, on trouve des cha chaan teng partout où il y a des Chinois et, plus intéressant, ils sont fortement associés à l’identité de Hong Kong. Cet article utilise les tea cafés de Hong Kong et leurs plats spécifiques, notamment la pomme de terre, comme loupe anthropologique pour comprendre l’évolution de l’identité culturelle des Hongkongais dans la période pré et post-coloniale. Il existe de nombreuses études universitaires portant sur la cuisine et sur l’identité3, mais les recherches sur la relation qui existe entre la cuisine et l’identité de Hong Kong n’ont commencé que vers le milieu des années 1990, et ont cherché à déterminer quel était le type d’identité véhiculé par les tea cafés. Pour David Wu par exemple, le cha chaan teng a un « style véritablement hongkongais » dans lequel « l’Orient rencontre l’Occident » car la nourriture y est préparée en mêlant les principes culinaires orientaux et occidentaux. Selon Wu, la cuisine des cha chaan teng est par ailleurs une cuisine simple, ces établissements étant réputés pour la rapidité de la préparation, de la cuisson et du service. S’appuyant sur ces arguments, Wu explique que le cha chaan teng reflète les racines rurales (chinoises) du propriétaire et des employés, qui appartiennent aux classes non-occidentales et à revenus modestes de Hong Kong, ville internationale et cosmopolite. En un mot, pour Wu le cha chaan teng est la quintessence du style de vie hongkongais, rapide, pratique, changeant et égalitaire et reflète bien la ville de Hong Kong4. Les universitaires ne sont pas tous d’accord pour dire que dans les tea cafés « l’Orient rencontre l’Occident ». Selon Sydney Cheung, certes les cha chaan teng proposent des plats simples, typiquement hongkongais, et qui renforcent l’identité propre de Hong Kong, mais les tea cafés n’appartiennent ni à la culture chinoise, ni à la culture britannique5. Bref, les anthropologues s’accordent à dire que les tea cafés caractérisent bien les Hongkongais : pragmatiques, terre à terre, d’origine modeste et ayant des racines rurales. Ils divergent néanmoins quand il s’agit de savoir si l’identité des cha chaan teng est chinoise ou occidentale ou uniquement hongkongaise. Par ailleurs, comment expliquer qu’avec un tel consensus sur les caractéristiques des cha chaan teng, ceux-ci ne soient devenus des icônes6 de l’identité de Hong Kong qu’après 1997 ? Quels éléments spécifiques de la cuisine des tea cafés de Hong Kong les Hongkongais reconnaissent-ils comme faisant partie de leur identité ? Presque toutes les études décrivent les tea cafés comme des établissements proposant une cuisine modeste pour des personnes modestes. Si cela est vrai, pourquoi les cha chaan teng du quartier de Central7 sont-ils toujours bondés de clients de classe moyenne, de cadres ou de personnes appartenant à l’élite, en costumes de grandes marques, notamment à l’heure du déjeuner ou du thé ? Selon de nombreux universitaires, les tea cafés sont nés du désir de la population locale de traverser les frontières en imagination et de retrouver un goût de pouvoir colonial. Pour de nombreux chercheurs, les restaurants occidentaux hauts de gamme de Hong Kong symbolisent l’administration coloniale britannique tandis que les tea cafés sont des imitations des restaurants occidentaux. Cet argument a pu être valable pendant la période précoloniale, mais l’est-il toujours de nos jours ?
2Cette différence semble révéler une erreur fréquente dans les études actuelles sur les tea cafés et l’identité de Hong Kong : elles ne prennent pas en compte la dimension espace-temps. Dans cet article, plutôt que de déterminer en quoi les cha chaan teng représentent l’Occident ou la Chine et au lieu de considérer l’identité comme quelque chose de statique, je m’efforcerai de mettre en évidence la logique de la relation « savoir-pouvoir » qui donne des significations multiples aux cha chaan teng au cours du temps, à Canton et à Hong Kong, et pour diverses catégories de personnes. J’exposerai mon approche théorique en détail dans la section suivante.
Pouvoir, savoir et identité
3Dans cet article, j’adopterai le concept de « pouvoir-savoir » défini par Michel Foucault et j’essaierai de comprendre la logique qui sous-tend la construction sociale du cha chaan teng en tant qu’élément de l’identité de Hong Kong. Foucault m’éclaire sur la coexistence du savoir et du pouvoir et l’impossibilité de la vérité ou de la connaissance objective :
Il faut plutôt admettre que le pouvoir produit du savoir […] que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre, qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir… En bref, ce n’est pas l’activité du sujet de connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir-savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance.8
4Ceci influence directement la manière dont je pose les questions : Quelles sont les structures du pouvoir social, économique et politique qui ont une influence sur la logique déterminant l’apparition du sens à diverses périodes ? Comme il l’a démontré dans son travail historique sur la naissance de la clinique, de la sexualité et du système de punition, Foucault nous explique qu’il est important de considérer l’histoire comme un moyen de comprendre comment le pouvoir et le savoir travaillent ensemble à façonner la réalité. Foucault nous rappelle à juste titre que ses écrits sur l’histoire de la prison sont « une façon d’écrire l’histoire du présent »9 et une façon de comprendre la relation dialectique entre pouvoir et savoir. Je me propose de retracer la chronologie du développement de la nourriture « occidentale » à Canton et à Hong Kong, à partir du xviie siècle. Je distinguerai cinq grandes périodes : 1400-1949 : la cuisine « occidentale » à Canton et les chinois progressistes ; 1950-1969 : le goût nouveau et l’identité internationale de Hong Kong ; 1970-1984 : la « McDonaldisation » et l’identité cosmopolite ; 1985-2000 : le désir de cha chaan teng et de la Chine non continentale ; depuis 2000 : la pomme de terre et la nouvelle identité de la femme.
1400-1949 : la cuisine « occidentale » à Canton et l’identité chinoise progressiste
5Dans cette section je vais défendre la thèse selon laquelle les premiers plats de style occidental qui ont été servis au restaurant Tai Ping Koon à Canton étaient des mets chinois avec une aura occidentale, révélant une identité chinoise et un désir de pouvoir qui ne peut être compris qu’en lien avec le pouvoir central dominant de l’Occident.
Le Tai Ping Koon à Canton et le commerce de l’argent, de la soie et des épices
6La mondialisation de la pomme de terre10 a commencé au xvie et au xviiesiècle, et ce produit du colonialisme européen a probablement été introduit en Chine par les commerçants portugais qui jouissaient d’une position dominante dans le commerce de la soie, de l’argent et des épices entre la Chine et le Sud-Est asiatique via Canton, un des plus anciens ports internationaux de Chine. Il n’est donc pas surprenant que les pommes de terre soient apparues pour la première fois dans un restaurant chinois à Canton (廣州), au Tai Ping Koon (太平館), premier restaurant de style occidental de la Chine méridionale. Canton et Macao sont les zones maritimes où les Portugais avaient le plus de contact11. Les Chinois appréciaient énormément l’argent mais les mines d’argent étaient essentiellement situées à Honshu au Japon. Les conflits politiques entre la Chine et le Japon ont conduit la Chine à imposer en 1557 une interdiction totale de tout commerce direct avec le Japon. De ce fait, les Portugais ont pu établir un quasi-monopole sur le commerce sino-japonais. Ils échangeaient des épices contre des soies et des porcelaines chinoises. Ils vendaient ensuite celles-ci aux Japonais, qui les préféraient à celles qu’ils produisaient eux-mêmes. Ils leur vendaient également certains produits européens, comme des armes à feu, en échange d’argent provenant des mines japonaises. L’argent était finalement ramené en Chine où il était échangé contre de l’or à un taux très avantageux. Au xxviie siècle arrivèrent les commerçants hollandais et britanniques. La Compagnie britannique des Indes orientales installa un comptoir (résidences des commerçants étrangers et bureaux commerciaux) à Canton en 1685 et mit en place des opérations commerciales annuelles à partir de 1699. Tout au long du xviiie siècle les Français, les Hollandais, les Américains et d’autres nationalités établirent des relations commerciales avec Canton, créant les « Treize comptoirs » sur les quais.
7Dans ce décor de firmes commerciales étrangères ayant un fort pouvoir économique à Canton, il est tentant d’associer les cuisines occidentales aux identités et aux pouvoirs occidentaux. Dans la section suivante, en retraçant l’histoire et le développement du Tai Ping Koon, emblème de la cuisine « occidentale » en Chine, je vais montrer que ces cuisines, qui ont été fortement localisées, font maintenant partie de la culture chinoise et symbolisent le progrès et le modernisme à la chinoise.
Identité chinoise, pouvoir et résistance
8L’histoire de la fondation du Tai Ping Koon est un parfait exemple de la résistance locale vis-à-vis du pouvoir économique et colonial étranger vers le milieu du xixe siècle. Suite à une vive dispute, Chui Lo Ko, le fondateur du Tai Ping Koon, quitta son travail de chef cuisinier chez Ji Cheong Hong, une entreprise de commerce et de négoce américaine des « Treize comptoirs ». Au lieu de chercher du travail chez une autre firme commerciale, Chui préféra gagner sa vie en vendant du rosbif à l’occidentale dans la rue. Il devint populaire grâce à la créativité avec laquelle il cuisinait les aliments « occidentaux » en appliquant les principes de la cuisine chinoise. Sa recette secrète de sauce légèrement sucrée élaborée avec des composants chinois (tels que la sauce soja et le vin de cuisson chinois), des épices venant d’Asie du Sud-Est et un mélange d’ingrédients chinois et occidentaux dont les os de poulet, les os de bœuf et les carottes, faisait merveille pour mariner et rôtir la viande. Sa cuisine « occidentale » était si populaire qu’il put bientôt ouvrir son propre restaurant dans le quartier de Tai Ping Sha à Canton (廣州太平沙), nœud stratégique du commerce et du transport en Asie du Sud-Est, et auquel le restaurant emprunta son nom. Il commença ensuite à essayer d’autres plats de cuisine fusion, parmi lesquels le poulet à la portugaise, les ailes de poulets à la sauce soja sucrée, le pigeon rôti et le pomfret (Pampus argenteus) fumé. Ces « plats occidentaux » sont des créations locales qui empruntent aux cultures portugaise, britannique, hollandaise, française et américaine ainsi qu’à l’Asie du Sud-Est. Ce style de cuisine est maintenant connu sous le nom de cuisine occidentale à la sauce soja (sih yauh sai chaan). Ces plats ne sont plus seulement associés au Tai Ping Koon mais sont devenus la signature des tea cafés hongkongais contemporains dans le monde entier. Nous allons expliquer en détail que ces plats sont préparés selon les principes de la cuisine chinoise mais dans un esprit occidental.
Galinha à Portuguesa
9Malgré son nom de Galinha à Portuguesa (poulet à la portugaise) qui indique une origine portugaise, ce plat centenaire du Tai Ping Koon est une création chinoise qui ne ressemble que de très loin à une quelconque recette traditionnelle portugaise. Le chef Chiu a créé sa recette maison de Galinha à Portuguesa en empruntant des éléments occidentaux (les techniques de cuisson portugaises) mais en s’inspirant également des recettes familiales des femmes de l’Asie du Sud-Est (Goa, Malacca, Indonésie, et même Japon), établies à Canton comme épouses ou servantes de commerçants portugais. Les condiments originaires d’Asie du Sud-Est, comme le safran ou le lait de coco, sont utilisés pour le poulet et les pommes de terre, apportant un arôme et un goût particuliers.
Promfret fumé à la sauce soja
10Bien que l’Europe ait une longue tradition culinaire en matière de poisson fumé, aliment de premier plan dans la cuisine russe, juive et scandinave, le promfret fumé du Tai Ping Koon est une création locale utilisant des ingrédients locaux et des méthodes de cuisson chinoises. Chiu commença par faire mariner le promfret avec de la sauce soja, du sucre, du gingembre, des oignons nouveaux et du vin chinois, entre autres, pendant six heures. Puis il utilisa la technique chinoise de fumaison au thé. Il l’appliqua, de manière innovante, au poisson car cette méthode était habituellement réservée au canard et au poulet. Et surtout, il donna une touche « occidentale » au pomfret en utilisant du thé de Ceylan et non du thé de Chine.
Ailes de poulets à la sauce « suisse »
11Ce sont des ailes de poulet rôties, dans une sauce soja sucrée dont la recette spéciale comporte plus de dix ingrédients coûteux de la cuisine chinoise, parmi lesquels les escalopes chinoises séchées, le gingembre, la sauce soja dense, la sauce soja légère, etc. L’anecdote associée au nom de ce plat est intéressante et reflète bien la société de Canton au xixe siècle. Un jour un client étranger, impressionné par les ailes de poulet à la sauce soja sucrée s’est exclamé : « So sweet, so good ! ». Le serveur, comme la plupart des chinois de la dynastie Qing, ne comprenait pas l’anglais. Un client chinois, qui avait appris l’anglais au contact quotidien des occidentaux dans les « Treize comptoirs », traduisit par erreur cette expression, qui se transforma en « So swiss, so good ! ». Voilà l’origine de cette appellation. L’étude des trois recettes et méthodes de cuisson les plus renommées du Tai Ping Koon nous permet de dire que ces plats « occidentaux » sont des créations locales innovantes, empruntant à la cuisine occidentale et à la cuisine du Sud-Est asiatique. Ils sont préparés selon les principes de la cuisine chinoise mais avec une touche occidentale. C’est sans doute pour cette raison qu’ils ont été acceptés par les Chinois. Dans cette hypothèse, pourquoi les gens pensent-ils que ce sont des plats « occidentaux » ? C’est une question importante parce qu’elle reflète non seulement des différences de culture alimentaire mais aussi des perceptions du monde différentes, au sens plus large, si nous nous en tenons à l’explication que Roland Barthes donne sur la nourriture. Selon Barthes, la nourriture est un système de signes qui fait référence aux éléments objectifs mais également au thème et aux situations. Afin de comprendre comment s’incarne le rêve occidental, je vais comparer la structure d’un repas chinois et celle d’un repas occidental. Je montrerai que la pomme de terre joue un rôle important en tant que « transformateur ontologique » de la cuisine du Tai Ping Koon. En modifiant la logique de classification, elle transforme les plats chinois en plats « occidentaux ».
La pomme de terre : transformateur ontologique
12Claude Lévi-Strauss, dans son célèbre « triangle culinaire » nous explique en quoi « la cuisine d’une société est un langage qui traduit inconsciemment la structure de cette société et révèle, toujours inconsciemment, ses contradictions ». Il nous incite à étudier la cuisine comme un système grammatical. Mary Douglas, quant à elle, nous amène à observer la structure du repas. Dans son article « Décoder un repas », elle remarque judicieusement que l’analyse des habitudes alimentaires familiales en Occident permet d’« identifier les frontières sociales codées par la signification des aliments en utilisant une approche qui évalue les paires binaires en fonction de leur position dans une série »12. Elle distingue par ailleurs, dans le menu quotidien, une structure primaire et une structure secondaire. Elle analyse les éléments composant le plat principal, par exemple, et classe ceux-ci en différentes catégories : une protéine (par exemple de la viande ou de la volaille), un aliment de base (par exemple des pommes de terre ou du riz) et un complément (par exemple des légumes verts ou des légumes racines). On voit que dans la cuisine occidentale, la pomme de terre est classée dans les aliments de base. K. C. Chang, pour sa part, tente de déchiffrer le code, au sens linguistique du terme, qui régit le système des repas ou les habitudes alimentaires des anciens Chinois13. M. Douglas nous dit que « la paire antagoniste la plus importante est constituée par la nourriture solide versus les boissons14. Chang, de son côté, signale avec pertinence que :
Il existe, en chinois ancien et en chinois moderne, le mot yin-shih pour désigner le mélange d’aliments solides et liquides (yin signifie boisson et shih aliments solides), ce qui n’est pas le cas en anglais. […] Dans la catégorie shih il existe une dichotomie claire et forte entre shih au sens strict de fan (riz) ou céréales et la nourriture d’accompagnement représentée par la viande et les légumes (ts’ai dans le langage actuel). Cette classification des aliments, ainsi que les croyances et les règles qui y sont associées, constitue à mon avis l’essence même des habitudes alimentaires chinoises. Elle n’a pas changé depuis la période Chou et reste valable actuellement.15
13Selon Chang,
dans la culture chinoise, l’ensemble du processus qui consiste à préparer des bouchées prêtes à consommer à partir des ingrédients bruts fait intervenir des variables complexes et interconnectées, et se distingue fortement des autres traditions culinaires majeures. La distinction entre fan, riz, céréales et autres aliments riches en amidon, d’un côté et t’sai, légumes et viandes de l’autre constitue la base de ce système complexe. […] Les céréales sont cuites entières ou sous forme de farine et constituent, sous diverses formes, la partie fan du repas : le fan (au sens strict de « riz cuit »), le blé cuit à la vapeur, le millet ou le pain de maïs, les ping (« crêpes »), et les nouilles. Les légumes et la viande sont coupés et mélangés de différentes façons pour constituer la partie ts’ai du repas. Même lorsque la partie aliment de base et la partie viande et légumes semblent mélangées, comme par exemple dans les chiao-tzu (raviolis chinois) les pao-tzu (petits pains fourrés cuits à la vapeur), les hun-t’un (« bouchons » chinois), et les hsien-ping (petits pains fourrés frits), elles sont en fait mises côte à côte mais pas intimement mélangées et chacune garde une proportion identifiable et un rôle propre (p’I [ « peau », « enveloppe »] = fan ; hsien [ « garniture »] = ts’ai). Pour préparer le ts’ai on utilise de nombreux ingrédients et on mélange des saveurs, ce qui veut dire que les ingrédients ne sont en général pas utilisés entiers mais coupés ou hachés et qu’ils sont combinés de diverses manières pour créer des plats de saveurs très variées.16
14Cheung nous indique en outre que le principe du fan-t’sai est également respecté en ce qui concerne les ustensiles de cuisine chinois : le fan kuo (marmite à riz) est utilisé pour le fan et le ts’ai kuo (wok) pour le t’sai. Si on se base sur le principe chinois du fan-t’sai, les pommes de terre jouent le rôle de « transformateur ontologique » et rendent les plats chinois « occidentaux ». Les pommes de terre des plats « occidentaux » servis au Tai Ping Koon, au même titre que d’autres marqueurs culturels (que nous évoquerons brièvement), ont modifié la logique de classification et ont fait que des plats chinois, préparés selon les principes culinaires chinois se sont retrouvés dans la catégorie « nourriture occidentale ». La pomme de terre transforme la cuisine chinoise de deux façons :
- la pomme de terre, ingrédient nouveau, originaire d’Amérique et pour lequel il n’existe pas de recettes traditionnelles chinoises, est adoptée de façon ambivalente ;
- la pomme de terre pose un problème au principe du fan-t’sai car elle peut à la fois être t’sai (sous forme hachée et assaisonnée) ou fan (servie séparément), comme dans le langage culinaire occidental, pour remplacer le riz ou les nouilles.
15Dans ce cas, elle enfreint le principe chinois du fan-t’sai et perturbe la structure du repas. Par conséquent, les plats préparés avec des pommes de terre, s’ils ne respectent pas le principe chinois du fan-t’sai, ne peuvent pas être chinois. J’illustrerai ce rôle transformateur de la pomme de terre à travers l’étude d’un des plats emblématiques du Tai Ping Koon, le poulet à la portugaise, qui est toujours servi avec du riz et des pommes de terre. Cette coexistence de la pomme de terre et du riz peut paraître surprenante puisque, pour la cuisine occidentale, la pomme de terre est un aliment de base. Dans ce cas, pourtant, elle est considérée comme t-sui (légume) : nous pouvons voir, d’après les éléments du plat, que le riz étant l’aliment de base, la pomme de terre est un légume. Elle sera donc hachée et assaisonnée de sauce afin d’être suffisamment aromatique pour accompagner le riz nature. La présence des pommes de terre dans la recette du poulet à la portugaise remet en cause le principe du fan-t’sai et les gens pensent que ce plat est exotique et étranger. Autrement dit, bien que les plats servis au Tai Ping Koon soient essentiellement chinois dans le principe, ils sont transformés par la pomme de terre, marqueur culturel qui les rend « occidentaux ». Comme la pomme de terre, les produits boulangers, le café, le thé et les conserves de fruits importées sont des marqueurs culturels importants qui contribuent à ce ressenti « occidental ». Presque toutes les soupes sont accompagnées d’un petit pain. Ce pain est une création locale, l’équivalent du petit pain cuit à la vapeur dans le nord du pays. Dans une interview, Andrew Chiu Shek On, qui représente la cinquième génération de la famille fondatrice, affirme que ce petit pain rond a été inventé par sa famille, en utilisant la méthode de cuisson occidentale et en respectant la forme du pain de blé chinois (mang-tou). Andew Chiu fait remarquer que pour les Chinois, la nourriture occidentale se résume à « des pommes de terre et du pain ». Les plats du Tai Ping Koon ne peuvent être présentés comme « occidentaux » que parce que des pommes de terre accompagnent presque tous les plats servis dans le restaurant.
Espace : cadre, présentation, classe et relations
16Comme la nourriture, l’espace est un marqueur culturel essentiel. Lorsqu’on entre au Tai Ping Koon, on peut immédiatement dire que c’est un restaurant « occidental » en observant quelques éléments essentiels, comme le cloisonnement caractéristique de l’espace en un certain nombre d’espaces privés. À la fin du xixe siècle, les femmes chinoises n’étant pas censées apparaître en public, le restaurant Tai Ping Koon à Canton proposait un espace privé pour les femmes. Le Tai Ping Koon était de ce fait l’endroit idéal pour les rendez-vous amoureux et les négociations commerciales. Cette disposition des tables et des chaises a beaucoup influencé les cha chaan teng de Hong Kong. Malgré le code spatial « occidental », la présentation des plats au Tai Ping Koon et dans les tea cafés demeure fondamentalement chinoise. Lorsque vous entrez dans un cha chaan teng, le serveur posera immédiatement sur la table deux séries d’ustensiles : couteau, fourchette et cuiller d’un côté, baguettes et cuiller chinoise pour la soupe, de l’autre. On vous apportera ensuite une serviette blanche chaude (pour nettoyer vos mains) et une tasse de thé rouge fumant, suivant les pratiques des restaurants chinois. Ces « rituels » sont encore respectés de nos jours dans de nombreux cha chaan teng. Comme nous venons de le montrer, les plats servis au Tai Ping Koon sont des plats chinois, ontologiquement transformés en plats occidentaux par des marqueurs culturels fondamentaux, parmi lesquels certains aliments (pommes de terre, pains, café, etc.), l’espace et la présentation des ustensiles.
17Cependant, si se nourrir peut être un moyen de franchir les frontières pour accéder à une certaine élite, si on peut désirer se nourrir dans un espace fréquenté par des célébrités glamour, il est fondamental pour notre propos de comprendre à quel groupe de pouvoir cela fait référence pour déterminer ensuite quel type de logique pouvoir/savoir est en jeu. Situé dans la zone étrangère interdite des « Treize comptoirs », le Tai Ping Koon a eu, dès ses débuts, une aura occidentale exotique et puissante dans l’imaginaire chinois. Au xviie siècle, les « Treize comptoirs » à Canton étaient interdits aux Chinois et symbolisaient l’opulence, le pouvoir et « l’Occident ». Le premier Tai Ping Koon a ouvert au cœur de la zone d’influence occidentale, les « Treize comptoirs » et la première succursale a été établie en 1927 à Yonghou (廣州永漢路) près du port international où arrivaient et d’où partaient les hauts fonctionnaires, les officiers militaires, les missionnaires et les négociants étrangers. Entre 1900 et 1960, le Tai Ping Koon, en raison de sa localisation et de la bonne réputation des délicieux plats occidentaux qu’il servait, attirait une élite puissante et distinguée. Le Tai Ping Koon offrait un espace social et entrepreneurial novateur pour les nombreux négociants, chinois ou occidentaux, opérant dans le commerce des épices, de la soie, de l’argent, de l’opium, du thé ou du sel local. En outre, de nombreuses personnalités, hommes politiques chinois influents, chefs militaires, négociants aisés et écrivains fréquentaient le Tai Ping Koon car ils appréciaient le goût exotique de la cuisine « occidentale ». Indubitablement l’un de ses clients les plus célèbres, Tchang Kaï-chek, le généralissime du gouvernement nationaliste de la république de Chine, qui devint également le premier président de Taïwan, a commandé dix mille services à thé au Tai Ping Koon à l’occasion de la cérémonie marquant le début de la guerre sino-japonaise en 1926. Zhou Enlai, le Premier ministre de la république populaire de Chine et « l’un des hommes les plus charmants, intelligents et séduisants du monde »17, et sa femme Deng Yingchao, ont donné une réception à l’occasion de leur mariage « moderne » au Tai Ping Koon le 8 août 1927. Le Tai Ping Koon était le premier restaurant occidental à Canton et il attirait non seulement les puissants et les nantis mais également les universitaires libéraux qui voyaient dans l’occidentalisation et la modernisation une solution aux problèmes chinois. Lun Xin18, et Lu Xun, l’un des plus influents écrivains chinois, défenseur de l’éducation modernisée et du chinois vernaculaire, venaient également y dîner régulièrement. Le Tai Ping Koon, bien qu’ayant au départ une image de restauration occidentale et prestigieuse, était le symbole de l’élite orientale et non pas de l’élite occidentale.
L’espace social chinois : lieu d’échanges et de rencontres familiales
18Le Tai Ping Koon constituait un lieu social pour une élite chinoise distinguée, mais il a aussi été le lieu de contact privilégié pour les familles pendant la guerre. En 1937, au milieu de la guerre sino-japonaise, la famille Chui a déménagé à Hong Kong. Elle y a ouvert un premier Tai Ping Koon à l’hôtel Tung Shan, qui appartenait à un membre de la famille. L’établissement était situé stratégiquement sur la jetée triangulaire qui était le seul point de liaison entre Hong Kong et Canton pendant la guerre19. Les clients étaient de ce fait essentiellement des riches négociants de Nam Pak Hong qui voyageaient souvent entre Guangzhou (Canton) et l’Asie du Sud-Est via Hong Kong. Quelques clients de longue date ont également quitté Canton pour s’installer à Hong Kong et le Tai Ping Koon est devenu leur espace social puis, plus tard leur lieu de contact avec leurs parents chinois (par téléphone et par courrier). Pour beaucoup de gens le Tai Ping Koon a été le lieu privilégié du contact familial, un lieu d’espérance, de désir et de nostalgie.
Le Tai Ping Koon et les tea cafés de Hong Kong
19Pendant longtemps, pour les universitaires, les tea cafés ont été des imitations de restaurants occidentaux, inaccessibles pour les Chinois20. La naissance des tea cafés procède du désir de goûter au pouvoir du colonialisme en imitant la nourriture servie dans les restaurants occidentaux étrangers. Lors des recherches que j’ai effectuées sur plus de vingt tea cafés entre 2007 et 2009, j’ai constaté que la conception des menus et la structure des repas dans les tea cafés ressemblent à celles du Tai Ping Koon qui, comme cela a déjà été mentionné, était fréquenté par les élites chinoises et symbolisait le pouvoir des chinois influents sur fond de pouvoir colonial occidental. Les principales similarités entre le menu du Tai Ping Koon et celui des tea cafés sont les suivantes :
- un large choix de plats utilisant des ingrédients, tels que les abats de poulet ou le poulet émincé finement, qui sont peu utilisés dans la plupart des cuisines occidentales ;
- des plats inspirés de la cuisine portugaise ;
- des plats de nouilles longuement mijotés ;
- une grande variété de plats malaisiens à base de curry ;
- dernier point mais non le moindre, des plats chinois21.
20Par ailleurs, la décoration des tea cafés est différente de celle des restaurants occidentaux mais ressemble à celle du Tai Ping Koon :
- l’enseigne Western Cake and Coffee à l’entrée ;
- le présentoir de pains et pâtisseries mentionnant en chinois « sorti du four ». Même si on n’a pas remarqué l’enseigne, on reconnaît un cha chaan teng à sa vitrine qui présente, à température ambiante et sur des étagères transparentes des petits pains maison, des gâteaux à la crème, des tartes aux œufs, des gâteaux légers sans beurre dans des caissettes en papier, etc. C’est le signe distinctif de la devanture des cha chaan teng ;
- les boîtes de conserve d’importation vides : les boîtes de conserve de fruits Del Monte font souvent partie de la décoration des tea cafés car elles étaient autrefois considérées comme un luxe occidental inaccessible.
21Aussi bien le cadre que la présentation des mets « occidentaux » du Tai Ping Koon et des tea cafés sont fondamentalement chinois. Ils respectent la structure fan-tsui du repas22, utilisent les ingrédients et les méthodes de cuisson, les ustensiles locaux mais y ajoutent une touche occidentale avec des marqueurs culturels tels que les pommes de terre et le pain (version occidentale des petits pains chinois). La continuité n’empêche cependant pas les innovations. Des nouveaux produits de boulangerie, comme le bor law yau, des nouvelles boissons, comme le yin-yau, sont la signature des tea cafés actuels. L’identification de ces marqueurs culturels du Tai Ping Koon et des tea cafés est essentielle pour notre discussion sur l’évolution de l’identité des Hongkongais, notamment en ce qui concerne leur relation avec l’État. Dans la section suivante, en retraçant l’histoire de la pomme de terre et de la nourriture occidentale au Tai Ping Koon et dans les tea cafés à différentes époques, je vais illustrer les diverses identités des Hongkongais par rapport au marché, à l’État et à l’évolution politique, économique et sociale.
1950-1969 : un nouveau goût pour la cuisine de l’Occident et de l’Asie du Sud-Est, symbole d’une identité internationale23
22Les années 1950 ont été marquées par la fin de la seconde guerre mondiale et le fait que l’économie américaine s’est affirmée comme une superpuissance dominante. Le développement des transports à grande échelle a favorisé le déplacement de la main-d’œuvre. L’incorporation de plus en plus fréquente de pommes de terre à divers plats de Hong Kong suit l’histoire des migrations et des mouvements transnationaux, en interaction avec la production, la consommation et la politique. Entre les années 1950 et 1969, la pomme de terre a été largement adoptée par divers types de cuisines, par exemple la cuisine russe ou la cuisine du Sud-Est asiatique, et par diverses catégories d’établissements, du petit marchand ambulant à l’hôtel cinq étoiles. Nous allons exposer l’histoire sociale de deux plats représentatifs servis dans les tea cafés et contenant des pommes de terre : le bortsch russe et le curry du Sud-Est asiatique. Pourquoi ces plats sont-ils populaires et comment le sont-ils devenus ? L’étude de leur histoire sociale nous permet d’analyser par la même occasion les changements sociaux et identitaires intervenus chez les Hongkongais.
Le bortsch russe
23Dans les années 1950-1960, un repas occidental digne de ce nom commençait toujours par un bortsch russe bien rouge servi avec des pommes de terre blanches. Le bortsch russe était servi au Tai Ping Koon dès la fin du xixe siècle, mais il ne serait jamais devenu populaire dans les années 1950 sans l’influence des chefs cuisiniers de Shanghai, qui ont appris à cuisiner avec les Russes. Dès la fin du xixe siècle, une importante communauté d’exilés russes s’est installée à Shanghai. À la fin de la guerre civile russe, après la chute du gouvernement provisoire de Priamurye, un certain nombre de Russes sont arrivés à Hong Kong, en provenance de Vladivostok. Entre 1949 et 1969, les immigrants de Shanghai apportèrent beaucoup de capitaux, de savoir-faire, et d’esprit d’entreprise, et introduisirent également les habitudes alimentaires russes et européennes. Les plats russes tels que le bortsch et le poulet Kiev, ont maintenu leur présence jusqu’aux années 1990 dans la plupart des restaurants occidentaux locaux. Les Russes blancs et leurs habitudes culinaires sont arrivés avec les flux migratoires provenant de Shanghai. Le propriétaire du Queen’s Café, l’un des deux restaurants russes qui existent encore, est âgé de 88 ans et a appris son art d’un chef russe, à Shanghai, dans les années 192024. Dans les années 1950, les restaurants russes, tels que le Cherikoff, le Chantecler et le Tkachenko, étaient très nombreux. La ville possédait une gamme étendue d’établissements de style occidental : grillades, currys et barbecues au restaurant Victor, cuisine européenne et italienne accompagnée de vins français au Grill parisien, sur Queen’s Road, steaks américains au Gingle’s, sur Nathan Road, ainsi que les spécialités de nombreux hôtels, restaurants et bars. Depuis les années 1970, le bortsch russe figure sur presque tous les menus des tea cafés. La recette est toutefois très fortement localisée. Au lieu d’ajouter des oignons revenus au beurre, des pommes de terre, des betteraves, du céleri, des carottes et des choux dans la soupe bouillante, on y ajoute du concentré de tomates et des légumes locaux qu’on ne fait pas revenir. On évite les betteraves, le vinaigre, le yaourt, la crème et les épices. De plus, on sert des petits pains locaux, moelleux et dorés, et non pas du pain noir.
La pomme de terre et le curry d’Asie du Sud-Est
24Le bortsch russe des tea cafés nous raconte l’histoire de la migration des Russes vers Shanghai puis des habitants de Shanghai vers Hong Kong dans les années 1950. De la même façon la popularité des plats de curry, qui occupent une place spéciale dans le menu des tea cafés nous raconte le déplacement des Chinois de la Chine vers l’Asie du Sud-Est et de là vers Hong Kong. Après la guerre, les rêves des migrants chinois ont presque toujours été contrariés : le bain de sang indonésien de 1959 et les guérillas entre les communistes chinois et les Malaisiens jusqu’en 1962 en sont des exemples. En Thaïlande, les Chinois ont souffert de discrimination dans les années 1930 à 1950, sous la dictature militaire du Premier ministre Plaek Pibulsonggram25, qui contrôlait le commerce des matières premières telles que le riz, le tabac et le pétrole et imposa aux Chinois toute une série de nouvelles taxes et contrôles. De nombreux Chinois ont donc protesté et sont repartis en Chine, à Hong Kong ou à Taïwan pour survivre. Après la guerre, dans les années 1950, il y eut un afflux de migrants venant de diverses régions de la Chine et de l’Asie du Sud-Est. Ils apportèrent des connaissances, des savoir-faire, des capitaux et des habitudes alimentaires diverses, d’une valeur inestimable pour l’implantation de la cuisine originaire de Russie et de l’Asie du Sud-Est à Hong Kong. La cuisine malaisienne, nonya (chinoise-malaisienne) singapourienne et indonésienne a été apportée par la vague de Chinois fuyant les émeutes anti-chinoises en Malaisie dans les années 195026. Les restaurants du Sud-Est asiatique les plus connus ont ouvert dans les années 1940 et 1950. On peut citer par exemple le Malaya Café (41, Des Vœux Road Central), le Wah Yan Restaurant (153, Connaught Road Central) et le Singapore Restaurant (Nathan Road, Kowloon). Cela explique pourquoi, à Hong Kong, les currys malaisiens sont les plus connus et sont considérés comme les plus authentiques. Les employés de bureau appréciaient et fréquentaient ces cafés et restaurants. Ces variantes de la cuisine chinoise ont non seulement élargi leur choix culinaire mais ont permis d’adapter la cuisine cantonaise à Hong Kong27. Au-delà de l’apport de savoir-faire culinaire, il a fallu que la nourriture chinoise de l’Asie du Sud-Est trouve une clientèle recherchant la variété et la nouveauté et obtienne l’approbation du gouvernement. La création d’une colonne « gourmet » dans le Sing Tao Daily News ainsi que la publicité pour la « variété de plats étrangers » de la chaîne de restaurants Dairy Farm, parue en 1950 dans le guide de l’alimentation, sont autant de signes montrant qu’une classe sociale disposant de loisirs était en train d’émerger à Hong Kong. Parallèlement, le gouvernement colonial, en œuvrant pour la promotion d’une citoyenneté dépolitisée et basée sur l’économie, a également joué un rôle actif dans la transformation de Hong Kong en ville internationale. Comme le fait remarquer S. E. Cheng, Hong Kong semblait avoir pris rapidement le pas sur Shanghai, avoir assumé le rôle de « centre névralgique des entreprises occidentales en Extrême-Orient » et être une ville internationale en devenir28.
1970-1984 : « McDonaldisation » et identité moderne cosmopolite
Frites et salades de pommes de terre
25La pomme de terre, sous forme de frites et de salades, marqueur culturel à connotation « internationale », « occidentale » et « haut de gamme » dans les années 1950 et 1960, devint un marqueur « cosmopolite » dans les années 1970. Dans les années 1950 et 1960, les salades de pommes de terre et les salades de fruits colorés étaient deux plats incontournables du menu. Elles symbolisaient le repas de Noël occidental et faisaient l’objet de beaucoup de publicité. Les frites, symbole de distinction, étaient également servies au Tai Ping Koon sous forme de fish-and-chips. Guangzhou était un centre de commerce international depuis le xixe siècle et on y trouvait les meilleurs fruits de mer. Les fish-and-chips servis au Tai Ping Koon étaient préparés avec du poisson frais. Les années 1970 furent également celles où la première génération de Chinois nés sur place participa au boom économique, œuvrant pour l’identité moderne et cosmopolite de Hong Kong et se distingua des Chinois du continent et des Taïwanais en adoptant une culture culinaire internationale et diversifiée, propre aux Hongkongais. Le développement de la technologie de la communication et du transport a profondément modifié la vitesse à laquelle la nourriture et l’information qui s’y rapporte circulent à travers le monde. En mettant l’accent sur l’efficacité, le calcul, les prévisions, le contrôle de plus en plus grand et le remplacement des hommes par les machines, la technologie a eu un impact sur la production et la consommation alimentaire, et a entraîné la « McDonaldisation » de la société et des magasins d’alimentation de Hong Kong29. Le Café de Carol, premier fast food ouvert en 1969, les restaurants McDonalds, à partir de 1975, puis les Kentucky Fried Chicken et les Burger King sont devenus les icônes de la modernité30. Les pommes de terre, sous forme de frites et de chips, ont fait de Hong Kong une métropole moderne. La « McDonaldisation » des cha chaan teng est une réponse locale aux forces de la mondialisation. Face à la nouvelle vague de concurrence des chaînes de fast food, les cha chaan teng, s’efforçant de survivre, ont adopté les principes de la « McDonaldisation » de façon créative. Pour augmenter leur efficacité et faire face à la demande des consommateurs, les tea cafés ont modernisé leur façon de cuisiner. Ils ont homogénéisé les ingrédients utilisés mais ont varié la composition des plats, afin d’offrir un plus grand choix à leurs clients. Les frites, les salades de pommes de terre et les plats de curry sont devenus les piliers des cha chaan teng pendant cette période.
1985-années 2000 : un désir de cha chaan teng et d’identité chinoise non-continentale
26L’étude de l’évolution de la nourriture dans les tea cafés de Hong Kong et des significations et identités qui lui sont associées, ne m’a pas permis de comprendre pourquoi les cha chaan teng ont été soudain « désignés » comme représentatifs de l’identité de Hong Kong. Bien que la nourriture occidentale à la sauce soja et les cha chaan teng existent depuis presque un siècle, ils n’ont franchi le seuil de la culture pop, notamment chez les jeunes, et ne sont devenus un espace social pour les femmes que dans les années 1990. J’avance l’hypothèse que les films reconnus et primés au niveau international ont joué un rôle important dans le processus du « devenir » et du « désir ».
27Les films du réalisateur Wong Kar-Wai31 ont modifié la perception des cha chaan teng, notamment parmi les jeunes et les élites, qui incarnent la modernité. Le récit de Wu en apporte des preuves. Il fait remarquer que les cha chaan teng de Hong Kong ont atteint un pic de popularité lorsqu’ils ont été le cadre de plusieurs films populaires et primés, comme Days of Being Wild (1991) et Fallen Angels (1995) de Wong Kar-wai, où ils étaient le point de rencontre des gangs des rues. La modernité essaie de rompre avec le passé, le pouvoir et l’influence de la conscience historique. Elle veut faire table rase de tout ce qui s’est fait antérieurement afin de définir la référence du « véritable présent »32. Trop jeune pour se souvenir des années 1950-1960 où se déroulait l’action des films de Wong, la nouvelle élite jeune découvre une ambiance d’aliénation, de nostalgie, de romantisme et d’esthétique, mise en scène de façon sophistiquée dans les films de Wong. Plus important encore, le prestige et le glamour que Wong rapporta de Venise à Hong Kong en 1997 ont marqué le début d’une nouvelle ère, où les films produits par Hong Kong ont cessé d’être uniquement reconnus par l’industrie dominante et commerciale du cinéma de Hollywood et ont réussi à conquérir le marché du film européen, jusque-là dominé par la seule élite européenne. Les films de Wong abordent l’amour, la haine, le mouvement, l’immobilité, thèmes subtils et ne véhiculant pas de message déterminé, laissant un espace sans limites pour l’imagination de la nouvelle élite qui peut ainsi donner de nouveaux sens à la fois aux films et aux cha chaan teng. Stephen Chow est un autre metteur en scène de cinéma qui a contribué à associer les cha chaan teng à l’identité de Hong Kong. Il est célèbre pour avoir inventé le style, particulier à Hong Kong, des « comédies absurdes » qui s’attaquent aux normes de la propriété sociale et donc à ce qui est considéré comme le domaine public officiel. Les spectateurs sont fascinés par les jeux de mots, l’argot cantonais, l’humour populaire et burlesque, les personnages malicieux et l’obsession pour les plaisirs de la bouche que l’on retrouve dans ces films33. Stephen Chow a interprété le rôle d’un serveur de cha chaan teng dans Lucky Guy (行運一 條龍), une comédie de 1998. Stephen Chow attire un public large et varié, aussi bien à Hong Kong qu’à l’extérieur. Meng Tak Ng, un autre personnage important, a même ouvert un cha chaan teng à Pékin après la projection du film. Ceci renforce l’idée que le cha chaan teng est un symbole de la culture de Hong Kong. Je dirais que le cha chaan teng se renforce et rentre dans l’imaginaire des femmes et des enfants à partir de 2001, avec le long-métrage animé chinois34 de Brian Tse et Alice Mak, McDull dans les nuages (麥兜故事). Il s’agit d’un ensemble d’histoires racontant McDull et son enfance. McDull, devenu adulte, est le narrateur et nous fait part ses réflexions. Ces récits mêlent une utilisation créative du cantonais et toutes sortes d’éléments de la culture locale de Hong Kong. Entre un dîner avec de la dinde au menu et les rêves de suivre les traces de Lee Lai-shan, la relation de McDull avec sa mère, femme exigeante mais dévouée, passe par des hauts et des bas. Le film a séduit beaucoup de spectateurs. Il comporte une réflexion politique car la relation entre McDull et sa mère peut être vue comme une métaphore des relations entre Hong Kong et la Chine. Au niveau socioculturel, il fait référence à de nombreux éléments culturels spécifiques de Hong Kong, comme par exemple la nourriture dans les cha chaan teng. De plus, une large part de l’humour et de l’attrait du film vient des jeux de mots complexes sur les cha chaan teng et des subtiles allusions à l’héritage historique de Hong Kong.
28Depuis que les cha chaan teng sont montrés dans de nombreuses séries télévisées de Hong Kong, leur popularité, autrefois cantonnée à l’élite, atteint maintenant toutes les couches sociales. On peut notamment citer la célèbre comédie de situation Virtues of Harmony (皆大歡喜) en 2003-2005, qui figure en deuxième place au palmarès des séries les plus longues de l’histoire de la télévision de Hong Kong. Le feuilleton de la TVB raconte l’histoire d’une famille qui tient un cha chaan teng et est très fière de sa tarte aux œufs et de son silk-stocking milk tea (surnom donné à Hong Kong au thé au lait dont les feuilles sont retenues dans un filtre qui ressemble à un bas de soie). Les Hongkongais sont également très sensibles aux choix des célébrités. Les articles de journaux racontant le passage de mannequins et de vedettes de cinéma dans les cha chaan teng contribuent à rendre ceux-ci glamour. Je pense que la fièvre du cha chaan teng est en grande partie imputable aux médias qui ont le pouvoir de choisir, au niveau mondial, le type de capital culturel qui sera échangé entre les divers systèmes culturels. Il serait cependant trop facile de négliger le pouvoir de contrôle sur la production alimentaire et les médias. Max Weber nous rappelle que le charisme s’établit lorsqu’il est reconnu par les partisans35. L’identité de Hong Kong est continuellement façonnée par le côté cosmopolite et le côté local qui la construisent chaque jour. Le côté cosmopolite, dans ses diverses expressions et intensités36, incite les individus à rechercher des expériences culturelles diverses, que ce soit pour devenir plus internationaux ou pour jouir d’une consommation éclectique ou d’un style de vie plus diversifié37. D’un autre côté, face à l’incertitude politique et aux tensions entre Hong Kong et le gouvernement chinois dans la période qui a précédé 1997, de nombreux Hongkongais ont fait de Wong leur idole et se sont identifiés à sa personnalité et à son expérience personnelle. Ils construisent activement et sélectivement leur identité et cherchent un soutien psychologique en consommant la nourriture des cha chaan teng, associée à l’image globale de personnalité et d’expérience véhiculée pas les médias. Comme l’affirme une chanson pop cantonaise « les tea cafés de Hong Kong sont devenus notre culture, à la fois terre à terre et sophistiquée, spirituelle et stylée, comme Andy Lau… »38
À partir de 2000 : la pomme de terre et la nouvelle identité des femmes qui ont réussi
29Au tournant du siècle, l’image corporelle et la santé ont acquis rapidement une grande influence. Dans le monde entier, les nombreux baby-boomers devenus quadra ou quinquagénaires ont un désir de jeunesse, de santé, de beauté et de minceur.
30La pomme de terre, riche en glucides, est presque un tabou pour les jeunes femmes de Hong Kong soucieuses de leur image. Le régime Atkins, riche en protéines et pauvre en féculents, en vogue dans les années 1990 y est pour beaucoup. Comme beaucoup de femmes à travers le monde, les Hongkongaises sont obsédées par la minceur. La culture de « l’esclavage de la minceur » a été accentuée par un budget de plus de cent millions de dollars hongkongais dépensé chaque mois pour une campagne publicitaire39, rappelant aux femmes de Hong Kong qu’elles doivent être minces. Toutefois, si les femmes de Hong Kong désirent rester minces, ce n’est pas simplement par soumission passive aux médias, mais aussi parce que c’est un moyen de rester compétitives vis-à-vis des hommes et par rapport à eux. ÀHong Kong il y a plus de femmes que d’hommes. La proportion était de 10 pour 9 en 2006 et on estime que l’écart va se creuser et atteindre 10 pour 7 en 203640. La tendance au vieillissement de la population de Hong Kong se confirmant, de nombreuses femmes seront confrontées au problème de l’âge. Les femmes se marient de plus en plus tard, beaucoup vivent seules avant de se marier et elles ont peu d’enfants. De plus en plus de femmes, à Hong Kong, demeurent célibataires à 30 ans passés. Nancy J. Pollock remarque que la relation entre minceur et beauté n’est pas universelle41. Un volume corporel important est un attribut très valorisé et activement encouragé par les sociétés de Nauruans dans le Pacifique. Pour Meadow et Weiss, l’actuelle préoccupation des femmes pour la minceur dérive d’une série de changements sociaux42. La nouvelle culture du jeunisme dans les années 1960 valorisait l’aspect naturel et jeune comme facilitant l’accès aux opportunités de carrières sur le marché du travail, alors qu’une image « maternelle » était un handicap certain. Malgré les controverses suscitées pendant des décennies par le régime Atkins, de nombreuses femmes éprouvent toujours une réticence à manger des aliments glucidiques comme les pommes de terre ou le riz. En résumé, à travers un corps parfait, une femme exprime qu’elle peut tout avoir : être féminine et réussir comme un homme. Toutefois, le concept de régime alimentaire sain a longtemps relevé davantage de l’idéologie que de la pratique quotidienne, jusqu’à l’irruption du SRAS en 2002.
31Cet événement a attiré l’attention sur l’importance de la santé, aussi bien publique que privée, et beaucoup de gens ont changé leur mode de vie. En 2002, l’augmentation du nombre de séjours à la campagne pendant les vacances nous montre que les Hongkongais ont pris soudain conscience qu’il est important de respirer de l’air pur. Depuis l’épidémie de SRAS, on a vu se multiplier les émissions de télévision et les articles de journaux où des diététiciens occidentaux, des conseillers en nutrition, des médecins chinois, enseignent comment stimuler son système immunitaire. Le mode de vie « LOHAS43 » est devenu la tendance en vogue du moment. Les « aliments fonctionnels » comme les yaourts, le miel, les tisanes, le chocolat noir, envahissent les magasins et le régime méditerranéen devient de plus en plus à la mode dans les restaurants. Tout cela traduit la préoccupation grandissante des gens, qui vivent dans la crainte d’une éventuelle épidémie. Toutefois, la libre circulation d’informations sanitaires et de rapports scientifiques de plus en plus nombreux, nous apporte des informations mais pas de la connaissance, de la confusion mais pas d’orientation. Après l’épidémie de SRAS, Hong Kong a activement participé à la définition du sens social du mot « santé ». L’impact du SRAS sur Hong Kong n’a pas été seulement de nature psychologique et sociale ; il a aussi été politique, menaçant la solidarité et la légitimité du pouvoir du gouvernement de Hong Kong. La manifestation sans précédent du 1er juillet 2003, qui a réuni environ un demi million de personnes mécontentes de la gestion du SRAS par le gouvernement, sous la responsabilité de Tung Chee-wa, la vive controverse concernant l’article 23 et le nouveau système de responsabilité perçu comme étant incapable de garantir la transparence et l’amélioration des résultats sont trois facteurs qui se renforcent mutuellement44. En 2007, le département de la santé de Hong Kong a lancé, pour la première fois, une campagne dynamique sur la santé, en collaboration avec les cantines scolaires (EatSmart@school.com.hk) et le secteur de la restauration (Eatsmart@restaurant.hk) afin de créer un environnement qui œuvre en faveur de la santé, en travaillant étroitement avec les restaurants et les écoles. Lors du discours de lancement de la campagne, J.-P. Py Lam, directeur du département de la santé affirmait que la « nourriture malsaine », telle que « la cuisine traditionnelle chinoise et la culture des fast foods est agréable au goût et à l’œil » mais « n’est pas bonne pour l’organisme ». En respectant les recommandations du département de la santé : 1) « des plats comprenant davantage de fruits et de légumes » et 2) des plats « trois moins », comprenant « moins de matières grasses, moins de sel et moins de sucre », les restaurants partenaires proposeront des plats plus sains45. La nourriture servie dans les cha chaan teng étant habituellement grasse et salée, et cuite en sauté ou en friture, elle est considérée, selon les critères du Département de la santé, comme peu saine voire à proscrire. Ces dernières années, la pomme de terre occupe une nouvelle place dans les cha chaan teng. Dans la société chinoise, beaucoup de gens considèrent la pomme de terre comme un légume plutôt que comme un aliment de base et la pomme de terre vapeur ou en purée a une image saine. Elle est largement utilisée dans les cha chaan teng comme symbole de cuisine saine. La chaîne de cha chaan teng Tsui Wah participe au projet défendu par le gouvernement46. Ce projet va dans le sens du concept contemporain qui associe la minceur à la beauté, dans le contexte social, économique et politique de Hong Kong. La pomme de terre devient à la fois ange et démon. Le rôle du démon est joué par les frites, à cause des acides gras trans, celui de l’ange par la purée de pomme de terre, classée dans la catégorie des aliments sains.
Redéfinir la relation pouvoir/savoir, l’identité et la culture alimentaire
32Au début de cet article, j’ai posé la question de savoir comment les tea cafés étaient devenus le symbole de l’identité hongkongaise. L’étude de la confection des divers plats de pommes de terre au Tai Ping Koon et dans les tea cafés de Guangzhou (Canton) et de Hong Kong nous a permis d’identifier les différents types de symboles qu’ils ont incarnés au cours du temps. Nous avons également vu qu’un large éventail de classes sociales et d’identités est représenté, sous l’influence de l’État, du marché, des citoyens, et des forces mondiales et locales. La pomme de terre nous raconte l’histoire des échanges commerciaux mondiaux de personnes et de capitaux résultant des politiques des gouvernements et des évolutions politiques. À la fin du xixe siècle au Tai Ping Koon à Canton, les pommes de terre servies à table, véhiculaient l’image d’une cuisine occidentale, signifiant modernité et espoir de liberté. Le Tai Ping Koon était à cette époque un lieu social pour l’élite chinoise qui tirait avantage des groupes commerciaux coloniaux occidentaux ou leur était soumise. Le Tai Ping Koon, bien qu’ayant une certaine aura occidentale, est un symbole fondamentalement chinois, surtout dans les années 1950-1960. J’avance l’hypothèse que les Hongkongais qui fréquentent les tea cafés, dont les menus ressemblent à ceux du Tai Ping Koon, font de la résistance active au règne impérial, en consommant les symboles modernisés et reconnus, véhiculés par le Tai Ping Koon et reflétés dans la cuisine des tea cafés. Je me base pour cela sur trois arguments :
- le tea café imite à la fois la nourriture, la forme et les symboles du Tai Ping Koon, représentant l’identité chinoise avec un esprit occidental (modernisé) ;
- les récits décrivant le Tai Ping Koon comme un symbole de résistance au pouvoir économique étranger ;
- le rôle unique qu’a joué le Tai Ping Koon en tant que lieu de rencontre des leaders politiques économiques et culturels chinois.
33La cuisine « occidentale » des tea cafés est une imitation de la cuisine du Tai Ping Koon. Elle n’est pas seulement associée au désir d’entrer dans un territoire culinaire occidental interdit. Elle est également liée à un rêve de liberté. C’est un théâtre qui représente le nationalisme et le patriotisme. Elle traduit un désir d’occidentalisation et de modernisation. Le tea café est un lieu où on retrouve une identité, un foyer et une famille parmi les chinois de Hong Kong et de Chine, fondamentalement chinois. Le passage de la cuisine du Tai Ping Koon de Canton aux tea cafés de Hong Kong nous raconte les changements politiques et sociaux dramatiques, donnant naissance à une multiplicité d’identités et de symboles. Dans les tea cafés, la pomme de terre a successivement été associée au goût novateur et international dans les années 1950 et 1960, à la « McDonaldisation » dans les années 1980, au passage de l’identité chinoise à l’identité non continentale dans les années 1990 et à une image de santé et de minceur dans les années 2000. Il ne faut cependant pas oublier que la situation évolue sous l’influence des forces mondiales et locales. Dans les années 1960 à 1980, l’idéologie de la « McDonaldisation » et la modernisation de l’industrie alimentaire, fortement teintée de l’esprit capitaliste de maximisation des profits, s’accordaient bien au discours de gouvernement colonial de Hong Kong et au concept d’une citoyenneté dépolitisée et basée sur l’économie. Depuis 1980, la culture insipide et dépolitisée, faisant reposer la réussite économique sur l’obéissance civile et l’indépendance s’accorde aussi bien avec la politique coloniale qu’avec la politique du gouvernement de la région administrative spéciale de Hong Kong visant à contrôler les personnes avec moins d’aides économiques. L’idéologie « déracinée » du metteur en scène Wong Kar Wai s’harmonise parfaitement avec le discours sur la citoyenneté dépolitisée. Enfin, je voudrais évoquer le rôle actif des personnes sur le processus de construction identitaire. Du côté de la production, par exemple, les chefs cuisiniers se sont emparés de la pomme de terre avec une grande créativité, l’utilisant dans différents types de plats, franchissant les frontières du fan et du t’sai, de la « santé » et du « McDonaldisé » pour créer diverses identités répondant à divers besoins. Du côté de la consommation, les clients voyaient dans la Galinha à Portuguesa du Tai Ping Koon du xixe siècle un moyen d’exprimer leur libéralisme et leur modernité alors que les femmes du xxie siècle consomment des pommes de terre en purée dans les tea cafés pour exprimer leur appartenance à la Chine non continentale.
Conclusion
34Le patrimoine culinaire chinois reflète la créativité chinoise et l’adaptation de la Chine à l’écologie et aux influences de la mondialisation. La société chinoise de Canton et de Hong Kong a pu accéder à davantage de nouveaux ingrédients et d’habitudes alimentaires non chinoises, ce qui a conduit à l’apparition de diverses versions de la cuisine chinoise locale. À travers le thème de la pomme de terre dans les tea cafés, cet article parle d’évolution culturelle, d’identités, de relations sociales et d’adaptation dans une ville mondialisée. En établissant une brève description chronologique du développement et de l’évolution de la signification de la pomme de terre, pour différentes catégories de personnes, à Hong Kong depuis le début du xviiie siècle, j’ai essayé d’étudier la relation de pouvoir qui sous-tend l’évolution culturelle et la formation de l’identité. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle la fréquentation des tea cafés serait un moyen de retrouver un parfum de pouvoir colonial britannique, je pense plutôt que les gens qui fréquentent ces établissements expriment une forme de résistance active. La cuisine « occidentale » des tea cafés n’est pas seulement associée au désir d’entrer dans un territoire culinaire occidental interdit. Elle est également liée à un rêve de liberté. C’est un théâtre qui représente le nationalisme et le patriotisme. Elle traduit un désir d’occidentalisation et de modernisation, surtout dans la période des années 1940 et 1950. Le tea café est un lieu où on retrouve un foyer et une famille parmi les chinois de Hong Kong et de Chine, fondamentalement chinois. Pendant les années 1960 à 1980, les tea cafés ont été le symbole de l’internationalisation, puis de la « McDonaldisation ». Dans les années 1990 ils ont été le lieu de démarcation par rapport à la Chine continentale. Dans cet article, nous avons mis en évidence la multiplicité des significations des cha chaan teng qui représentent l’identité multidimensionnelle des Hongkongais, en étudiant les relations de pouvoir entre les individus, le marché et l’État, depuis le xixe siècle jusqu’à l’époque contemporaine. Proposer les cha chaan teng comme symbole de l’identité de Hong Kong est une façon d’exprimer une résistance à la nouvelle gouvernance, qui est en place depuis la rétrocession. L’étude de l’évolution du statut de la pomme de terre à Hong Kong nous permet de suivre l’évolution des relations entre Hong Kong, la Chine, les pays de l’Asie du Sud-Est et le monde occidental. Elle nous fournit un outil pour comprendre comment les Hongkongais construisent leur « moi » par rapport à d’autres cultures et à l’idée de l’« altérité » dans le contexte d’une ville mondialisée et cosmopolite. Dans le cadre de la dimension sociale de l’alimentation et de l’identité, nous nous sommes intéressés à divers aspects de l’identité chinoise dans la société de Hong Kong, parmi lesquels 1) pomme de terre et symbolisme, 2) pomme de terre et classe sociale, 3) pomme de terre et modernité et 4) pomme de terre et genre.
35Avant de terminer, une question me tracasse toujours : « qu’est-ce que la cuisine chinoise ? » Les ailes de poulets à la sauce Suisse, le pomfret fumé, le poulet à la portugaise et le pigeon rôti font-ils partie de la cuisine chinoise ? La juxtaposition du rosbif, des pommes de terre et du riz, fréquente dans les cha chaan teng peut être considérée comme « la rencontre de l’Orient et de l’Occident ». Cela ne pose toutefois pas de problème pour les gens car la structure même du plat est fondamentalement chinoise et respecte le principe chinois du fan-t’sai (le pain faisant partie du fan). La cuisine du Sud-Est asiatique arrive à Hong Kong avec un goût nouveau, se localise et devient partie intégrante des éléments de la cuisine chinoise, se pliant aux règles de la culture culinaire du pays.
Notes de bas de page
1 On peut trouver une description des plats typiques de la cuisine hongkongaise sur le site officiel de l’Office du tourisme de Hong Kong voir http://www.discoverhongkong.com/eng/dining/restaurant-guide.html
2 Ming P., 12 avril 2007.
3 De nombreux anthropologues remarquent, à juste titre, que la cuisine est une métaphore permettant de discerner le mécanisme de construction de l’individu par rapport à l’ethnicité et à l’identité (Tobin, 1992 ; Ohnuki-Tierney, 1993) et joue un rôle dynamique dans la manière dont les gens se perçoivent eux-mêmes et voient les autres (Watson, 1987 ; Janelli & Yim, 1993 ; Tam, 1997). De plus, la nourriture peut être étudiée en tant que symbole de caste, de classe et de hiérarchie sociale (Goody, 1982 ; Mintz, 1985).
4 Wu D., « Chinese café in Hong Kong », 2001.
5 Cheung Sidney C. H., « Food and Cuisine in a Changing Society : Hong Kong », 2002.
6 Le mot « icône » se réfère ici à « une personne ou un objet considérés en tant que symboles représentatifs notamment d’une culture ou d’un mouvement ; une personne, institution etc. méritant l’admiration et le respect » Oxford English Dictionary, 1989.
7 Le quartier de Central est le quartier des affaires de Hong Kong.
8 Foucault M., « La phobie d’État », 1984, p. 27-28.
9 Foucault M., Discipline and Punish…, 1977, p. 31.
10 De même que les patates douces, le maïs, les jicamas (pois patates), les capsicums (poivrons), les courges, les cajous, anones, goyaves, avocats, tomates, papayes, fruits de la passion, ananas et sapotilles, la pomme de terre est arrivée en Chine dès les xvie-xviie siècles.
11 Mazumdar, 1999.
12 Douglas Mary, « Deciphering a Meal », 1997, p. 37.
13 Chang K. C. (ed.), Food in Chinese Culture…, 1977, p. 39.
14 Douglas M., art. cit., p. 40.
15 Chang K. C. (ed.), op. cit., p. 40.
16 Ibidem, p. 8.
17 Description faite par Walter Robertson, spécialiste de l’Extrême-Orient au ministère des Affaires étrangères, à Jack Anderson, Confessions of a Muckraker (1979).
18 Fortement influencé par le « Mouvement du 4 mai », mouvement révolutionnaire anti-impérialiste et anti-féodal, Lu Xun est un des plus influents écrivains chinois, défenseur de l’éducation modernisée et du chinois vernaculaire. À partir de 1926, après avoir soutenu les protestations des étudiants qui ont conduit au massacre du 18 mars, il est parti avec sa femme Xu Guangping en exil forcé à l’université Amoy de Xiamen, puis à l’université Zhongshan de Guangzhou.
19 Il a ensuite déménagé de Sheung Wan à Wanchai en 1937, et un deuxième restaurant a été ouvert à Causeway Bay en 1971.
20 Selon Cheng Sea-ling, « Eating Hong Kong’s way out », 2000, par exemple, les tea cafés seraient nés parce que « les commerçants et la classe moyenne [à Hong Kong], n’étaient pas admis dans les lieux réservés aux Européens et ont commencé à créer à la fois des restaurants de style occidental [les tea cafes] comme le Wellington et des grands restaurants chinois comme le Ying King à Wainchai ».
21 Voir le document V en annexe pour plus de détails.
22 Chang K. C. (ed.), Food in Chinese Culture, op. cit., 1977.
23 Le terme « symbole » utilisé dans cet article correspond à la définition suivante, donnée par le Concise dictionary of Oxford : « chose considérée comme caractéristique, représentative ou évocatrice d’une autre du fait qu’elle possède des qualités analogues ou qu’elle y est associée, dans les faits ou par la pensée ». Ce terme fait également référence à l’explication de Victor Turner : « les symboles s’associent aux intérêts, intentions, objectifs et moyens humains, que ceux-ci soient explicitement formulés ou qu’ils aient été déduits à partir de l’observation ».
24 South China Morning Post, 20 octobre 1994.
25 Leifer, 1996.
26 Cheng S., art. cit., 2002.
27 Ibidem.
28 Ibid.
29 Ritzer G., The McDonaldization of Society, 2004.
30 Cheng S., art. cit.
31 Liste des récompenses attribuées à Wong Kar-wai :
1991 Hong Kong Film Awards, meilleur réalisateur (Nos années sauvages).
1995 Hong Kong Film Awards, meilleur réalisateur (Chungking Express).
1997 Festival de Cannes, prix de la mise en scène (Happy Together).
2000 Prix du cinéma européen, meilleur film étranger (In the Mood for Love).
2001 César du meilleur film étranger (In the Mood for Love).
2004 Prix du cinéma européen, meilleur film étranger (2046).
2004 HK Neo Reviews Awards, meilleur réalisateur (2046).
32 Hirsch E., « Embodied Historicities », 2007.
33 Yau Ching-Mei E., At Full Speed…, 2001.
34 Récompensé par le prix FIPRESCI au 26e Hong Kong International Film Festival (2002) et le grand prix du Festival international du film d’animation d’Annecy, France (2003).
35 Weber M. (Max Weber on law…, 1968) : « s’ils le reconnaissent, il sera le maître ».
36 Hannerz U., « Cosmopolitans and Locals in World Culture », 1990, p. 239.
37 Clammer J. R., Contemporary urban Japan…, 1997, p. 99.
38 Extrait et traduit d’une chanson pop cantonaise, « 我愛茶餐廳 », de Chow Fu Yin (周博賢). Texte original : « 港式餐廳流傳成為文化,陪同人群見證繁榮和低 漥,豪情瀟洒氣慨似少年劉華,外貌帶點草根卻高雅,你最好打 鬥志可 嘉。 ».
39 En 2007, l’industrie de la minceur arrive en deuxième position en matière de budget publicitaire.
40 Statistiques du gouvernement de Hong Kong, service des recensements et des statistiques, 2007.
41 Pollock N., « Social Fattening Patterns in the Pacific… », 1995.
42 Meadow & Weiss, Beardsworth, 1992.
43 LOHAS prône des modes de vie sains et durables.
44 DeGolyer M. E., « How the Stunning Outbreak of Disease… », 2004.
45 1. « Plats comprenant davantage de fruits et légumes » : plats exclusivement à base de fruits ou de légumes ou qui ne contiennent pas plus d’1/3 de viande (ou de protéines). 2. Plats « trois moins » : cette appellation se réfère à des plats incorporant moins de sel, moins de sucre et moins de matières grasses. On privilégie les ingrédients à basse teneur en matières grasses, comme les nouilles de riz déshydratées plutôt que les soupes aux nouilles frites instantanées, le lait et le fromage allégés, la sauce salade allégée, les pâtes à tartiner allégées et sans sucre ajouté, les aliments frais, les épices « naturelles » comme l’ail, le piment, la citronnelle pour l’assaisonnement, les fruits en boîte et les jus de fruits. Il faut également agir sur le mode de cuisson pour produire de la nourriture saine. Pour préparer une cuisine saine, il faut : 1. privilégier la cuisson à la vapeur, à l’eau, à l’étouffée, au four, à la poêle avec peu d’huile ; 2. étaler une très fine couche de produit à tartiner sur le pain ou les toasts ; 3. servir les sauces à part avec les céréales ; 4. minimiser la quantité de sel, de sucre et de sauce soja, ne pas ajouter de bouillon de poule concentré ou de glutamate monosodique ; 5. servir le sucre à côté de la boisson. Les restaurants qui proposeront au moins cinq plats respectant toutes ces recommandations pourront apposer sur leur porte d’entrée un macaron « cuisine saine ».
46 http://www.isd.gov.hk/eng/tvapi/08_md189.html
Auteur
Docteur,
Chinese University, Hong Kong.
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