Chapitre V
À l’échelle de la table : une place centrale
p. 97-114
Texte intégral
1La description des habitudes du boire est pleine de renseignements. Au-delà de l’ivresse et du plaisir, des goûts particuliers de chacun, elle révèle des habitudes et des catégories de pensées propres à la culture à laquelle les hommes appartiennent. La pratique du saké montre des rituels anodins et des interdits, qui forment des habitus très révélateurs de sa place par rapport au riz et à l’imaginaire qui lui est associé. Cette manière propre aux Japonais de boire et de se représenter le saké fait de lui une boisson éminemment sociale qui est le fruit d’un héritage historique et culturel autant que d’une adaptation aux usages de la vie moderne.
2De part sa longue histoire et ses références rituelles, le saké est la boisson alcoolique par excellence et ses pratiques ont fortement influencé la manière dont les Japonais peuvent consommer les autres boissons. La confusion sémantique du mot entre le nom générique et le nom spécifique ne fait qu’ajouter à cette impression qu’au Japon, dès qu’il s’agit de boire, les représentations et les pratiques renvoient immanquablement au saké.
3Comment boit-on le saké ? Où ? Avec qui ? Pourquoi ? Autant de questions simples qui nécessitent de s’interroger sur la place de la boisson dans le repas et sur la conception même du repas au Japon. La micro-géographie de la table et de ses usages, métaphore en quelque sorte d’une conception plus large de l’espace, du temps et des relations sociales, a des conséquences qui vont jusqu’à la catégorisation des établissements de boissons et leur localisation.
Comment se boit le saké ?
Le chaud et le froid
4Une des plus grandes particularités du saké est peut-être qu’il peut se consommer aussi bien chaud que froid. Les marques de saké conçoivent d’ailleurs leurs différents vins de riz en vue de leur consommation spécifique. La température de service la plus adaptée à chaque saké est le plus souvent inscrite sur la bouteille. Si nous comparons cette particularité du saké avec le vin, elle est très révélatrice de différences profondes de la conception même de la boisson. Sauf circonstances exceptionnelles, les Européens ne boivent pas leur vin chaud, et lorsqu’ils le fond, il s’agit généralement d’un mélange de fruits et d’épices, qui n’a plus grand-chose à voir avec le produit de départ. Aucun grand vin n’est vinifié dans le but spécifique d’être bu comme vin chaud, c’est pourtant le cas d’une partie des sakés.
5Le saké chauffé se nomme selon la température, atsukan (chaud) ou nurukan (tiède). Le saké atsukan est le plus souvent servi à plus de 55 °C tandis que le saké nurukan est servi à une température très légèrement inférieure à celle du corps c’est-à-dire à environ 36 °. Selon les amateurs, cette température permet le mieux d’exalter les parfums du vin de riz sans pour autant entraîner une évaporation trop importante de l’alcool.
6Parmi les vins de riz, le saké n’est pas la seule boisson à être consommée chauffée. Les vins de riz chinois, ainsi que plusieurs vins de riz coréens sont aussi, en certaines occasions, bus chauds. Il semble donc qu’il s’agisse d’une pratique étendue à l’ensemble de l’Asie orientale et pas seulement spécifique au Japon. Dans son essai L’eau de neige, Xavier de Planhol a bien mis en évidence que selon les civilisations, le fait de boire chaud ou froid correspond à une vision culturelle du monde1. Les sociétés qui boivent froid auraient une vision prométhéenne de la nature, tandis que celles qui boivent chaud ou tiède recherchent l’harmonie avec leur environnement. Son étude montre qu’il n’y avait dans les habitudes traditionnelles que peu de contraintes d’origine technique. Tant le Japon que la Chine maîtrisaient parfaitement la technique des glacières et utilisaient la glace pour la conservation des aliments, mais elle n’était pas employée pour rafraîchir les boissons2. Les habitudes du boire chaud ou froid distinguent ainsi, au niveau d’une certaine appréciation de la relation entre l’homme et son milieu, la civilisation européenne des civilisations de l’Extrême-Orient dont fait partie le Japon.
7L’histoire de la consommation du saké au Japon présente toutefois des évolutions et des modes. Les sources de l’époque Heian (794 – 1185) indiquent qu’à la Cour impériale, où tous les actes de la vie quotidienne étaient soigneusement codifiés, il était d’usage que l’on boive le saké chaud pendant toute l’année sauf l’été « entre le cinquième jour de la cinquième lune et le neuvième jour de la neuvième lune3 », soit de juin à septembre. Pendant cette période, il était consommé à température ambiante. À partir de l’époque d’Edo, les amateurs se sont mis à boire leur saké chaud toute l’année. Cette pratique s’est plus ou moins maintenue jusqu’au milieu du xxe siècle et aujourd’hui encore, dans la génération née avant la guerre, beaucoup continuent à boire leur saké chauffé pendant presque toute l’année. De nos jours, les pratiques sont plus libres et dépendent largement du goût de chacun. Vers le milieu des années 1980, la mode des sakés frappés servis très froid voire parfois on the rock avec de la glace s’est répandue dans les bars.
8En interrogeant les restaurateurs, il s’avère que les consommateurs contemporains prennent logiquement le saké chaud plutôt en hiver et le saké froid pendant l’été. Cette évolution vers le frais est également à mettre en relation avec les types de sakés fabriqués. Les sakés secs, qui aujourd’hui dominent la consommation, révèlent mieux leurs arômes lorsqu’ils sont bus froids, inversement les sakés sucrés prennent de la rondeur lors qu’ils sont consommés chauds.
Des contenants influencés par le chaud
9La consommation du saké et sa vaisselle ont largement été influencées par la pratique du boire chaud qui a prévalu pendant au moins un millénaire. Afin de pouvoir servir la boisson à la température idéale, la vaisselle se doit d’être appropriée. Le saké n’est donc généralement servi ni en bouteille, ni au verre, mais dans un tokkuri, un petit flacon de porcelaine généralement de 18 centilitres qui permet de le chauffer au bain-marie. Son corps arrondi et sa forme fermée évite ainsi que la boisson ne se refroidisse.
10Sur les estampes de l’époque d’Edo, le saké apparaît parfois chauffé dans un récipient métallique ressemblant beaucoup à une théière et qui peut facilement être chauffée à même le feu. Dans ces estampes, seuls les types de coupes utilisées permettent alors de distinguer si les personnages consomment du thé ou du saké. Les coupes à saké, appelées choko, sont en effet très petites, ressemblant parfois à de minuscules assiettes, qui rappellent le rôle rituel et le statut d’offrandes associés à la boisson. Une des explications de la petite taille des coupes, qui ne contiennent guère plus d’une gorgée, est, au-delà de la référence religieuse, peut-être dans cette contrainte de température, le saké une fois versé devant être bu d’un trait pour éviter qu’il ne se refroidisse.
11La pratique du saké chaud apparaît pour les Japonais tellement naturelle qu’elle a influencé celle du saké froid lorsque celui-ci a commencé à se répandre après la seconde guerre mondiale. Les sakés froids sont toujours généralement servis dans un tokkuri, voire dans un pichet ouvert. La seule évolution est que, dans les restaurants ou les bars traditionnels, la bouteille, en grande majorité d’1,8 litre, est le plus souvent apportée et le pichet est rempli devant le client, ce que ne permet pas le saké chauffé au bain-marie.
12L’utilisation du tokkuri s’explique aussi parce qu’avant la fin du xixe siècle et l’arrivée de la bouteille de verre, le saké était tiré du taru, tonneau de 18 litres que seuls les grandes familles et les restaurateurs pouvaient se permettre d’acheter. Le tokkuri servait de bouteille que l’on allait chercher à la perce et le volume de celui-ci présentait alors beaucoup plus de différences qu’aujourd’hui où il n’est plus qu’un ustensile de table. L’apparition de la bouteille de verre ne semble pas avoir modifié les habitudes. Contrairement à l’évolution que l’on a pu observer pour le vin en Europe au cours du xxe siècle, les Japonais n’ont pas encore pris l’habitude au restaurant de systématiquement commander une bouteille. Cette façon de toujours utiliser les tokkuri fait partie du charme du saké et des bars japonais. Elle explique qu’une grande partie des bouteilles vendues encore aujourd’hui par les producteurs soit celles de 1,8 litre, même si ces grands contenants posent le problème de l’altération une fois la bouteille ouverte. Elle montre aussi que le saké se boit en général à l’extérieur et que les clients de ces grandes bouteilles sont en majorité les restaurateurs.
Boire en mangeant ou manger en buvant ?
13Il est plutôt rare d’observer quelqu’un boire du saké sans manger quelque chose. Tout comme le vin, le saké se prend avec un repas et c’est le mariage avec les mets qui en révèle la subtilité. Mais les apparences peuvent être trompeuses. Les Japonais boivent-ils en mangeant ou mangent-ils en buvant ? La question peut sembler sans importance, elle introduit pourtant des différences dans les pratiques qui peuvent être lourdes de conséquences en terme de consommation.
14Si nous nous penchons sur les modes de consommation du vin dans la cuisine française, sauf cas très particuliers, il accompagne le repas. Les manuels de formation de l’hôtellerie décrivent d’ailleurs le rôle du sommelier comme celui qui « conseille le client, en proposant des vins, ou autres boissons, en tenant compte : du plat ou du menu choisi, du budget, de la saison, des goûts du client…4 » Pour le saké, les choses vont tout autrement. Si le sommelier de saké (kikizakeshi) est si rare, c’est que le rôle d’un tel personnage n’était pas dans les structures traditionnelles de la gastronomie japonaise aussi nécessaire que dans la cuisine française car, au Japon, lorsqu’il s’agit de boire du saké, c’est le repas qui accompagne la boisson et non l’inverse5. Toute la pratique de la table ainsi que la hiérarchie des lieux de consommation se trouvent donc complètement modifiées. La place centrale dévolue au saké révèle une conception du repas différente sur laquelle il convient de revenir afin de bien en comprendre toutes les conséquences.
15La notion de repas est au Japon, comme dans la plupart des civilisations de la zone tempérée, « liée à la consommation de céréales cuites6 ». Le riz est considéré comme la céréale par excellence et présente une place centrale dans l’imaginaire au point que sa consommation détermine le nom même du repas (gohan, riz cuit). Un repas japonais classique se compose de trois éléments : le riz, la soupe (shiru) et les accompagnements (okazu) qui peuvent être de natures diverses : légumes crus, cuits, saumurés, poissons, viandes, etc. Dans le repas, le riz est loin d’être un simple accompagnement. Même réduit à un simple bol relégué au bord du plateau, il constitue symboliquement l’élément principal du repas. Plus la cuisine sera élaborée, plus la variété des goûts et des textures des accompagnements sera importante, faisant appel au cours d’un même repas à une palette de saveurs beaucoup plus vaste que celle généralement utilisée dans la cuisine française. Selon le moine Dôgen, auteur au xiiie siècle des Instructions au cuisinier zen, les six saveurs sans lesquelles un plat n’est pas digne d’être présenté sont : l’amer, l’acide, le doux, le piquant, le salé et le fade7. Cependant, c’est bien le riz ou les éléments considérés comme similaires comme l’ochazuke (bol de riz arrosé par du thé) ou les nouilles de toutes sorte qui gardent la place principale.
16Dans cette structure, deux produits issus du riz ne seront pratiquement jamais présentés ensemble. Opposition symbolique, mais aussi reste des interdits moraux des époques de famine, riz, mochi (petits gâteaux de riz gluant) et saké, cohabitent rarement. Lorsqu’ils apparaissent dans un repas, saké et mochi prennent alors la place principale dévolue au riz et celui-ci disparaît. Une habitude qui fait que, contrairement aux apparences, le saké n’occupe pas au Japon la même place que le vin sur la table française. Il est le plus souvent bu avant ou après les repas, avec ses propres accompagnements8.
17Cette conception du repas limite donc les occasions où le saké peut être bu, puisque la frontière ne passe pas comme on pourrait s’y attendre entre les éléments liquides et solides, mais entre leur origine. Nous reviendrons plus tard sur le problème du thé, mais le fait que deux produits issus du riz ne puissent se consommer ensemble, implique que le saké n’accompagne que très rarement un « vrai repas » au sens japonais.
18Cette habitude, toujours très présente, peut bien sûr s’expliquer par un interdit d’ordre symbolique, mais plus concrètement, il s’agirait, d’après Ishige Naomichi, d’un habitus de l’ancien saké non filtré doburoku, qui ressemblait plus à une bouillie diluée qu’au saké actuel. Ce saké était bu (ou mangé) avec les accompagnements habituels et était semble-t-il suffisamment nourrissant pour se suffire à lui-même sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter du riz. Dans les époques anciennes où le riz faisait défaut, il faut ajouter que sa consommation excessive faisait l’objet d’interdits moraux particulièrement forts9. Un autre point mérite d’être souligné et explique, peut-être, le maintien de l’incompatibilité saké-repas jusqu’à aujourd’hui : l’association entre le riz et les sakés un peu sucrés n’est, en effet, pas d’après les consommateurs interrogés ce qu’il y a de meilleur au niveau du goût. Du fait de la subtilité de leur saveur et de leur teneur en sucre, ces sakés apparaissent souvent fades et sans originalité alors qu’ils se révèlent bien mieux avec les mets salés et iodés. Les accompagnements destinés au saké, appelés sakana10, sont donc généralement composés de poissons grillés au sel, de fruits de mer, de légumes salés ou marinés, de concombre et de miso.
19La distinction nette entre boire et manger est aussi confortée par le fait que traditionnellement il n’était pas habituel dans les époques anciennes de boire quoi que ce soit en mangeant. À l’époque d’Edo, lorsque l’usage du thé s’est généralisé, on ne prenait qu’un verre après le repas. Cette conception implique donc l’agencement du repas et ses successions, parfois en des lieux différents. Puisque le saké ne pouvait être consommé avec le riz, il était bu avant, le repas contenant du riz proprement dit intervenant après. L’agencement typique du repas japonais tel qu’il est souvent présenté est donc saké-repas (meshi)-thé, le thé étant par ailleurs accompagné de petits gâteaux sucrés, tout en sachant qu’après lui, il est tout à fait possible de revenir au saké.
20Entre boire et manger au Japon la différence passe donc par l’élément principal consommé. « Boire le saké » signifie donc prendre en quelque sorte un repas sans riz. La figure 14 montre que les plats d’accompagnement sont dans les deux cas absolument similaires. Dans l’imaginaire, la quantité de plats ou de liquide absorbé n’a donc rien à voir entre le fait de boire et de manger. On peut avoir bu une seule coupe de saké et consommer dix plats dans un izakaya et dire « je suis allé boire »11.
21Il convient de noter que le repas de style kaiseki moderne a permis une évolution. Jane Cobbi pose l’hypothèse que c’est la présence du saké qui en aurait influencé la forme pour résoudre la question de l’incompatibilité avec le riz12. Ce type de repas qui s’apparente à la haute cuisine, tire son nom d’un en-cas constitué d’un bol de soupe et de petits plats végétariens successifs, consommés au Moyen Âge dans les monastères zen. Le mélange de cette cuisine très spirituelle avec celle des banquets des grands seigneurs a donné le kaiseki actuel, composé d’une longue succession de petits plats de poisson et de légumes, très élaborés, accompagnés de soupes et d’un bol de riz, symboliquement « élément principal », apporté en toute fin de repas. Dans ce type de cuisine, la présentation visuelle importe autant que la finesse du goût. Un repas de kaiseki s’apprécie avec les cinq sens et en particulier la vue. Il peut se lire comme une succession de tableaux paysagers, où la vaisselle et les mets sont disposés de manière à évoquer un sentiment, un lieu ou une saison13. Comme les accompagnements sont présentés successivement au début, sans riz, il est tout à fait possible de boire le saké en même temps.
22Malgré les contraintes évoquées, le repas japonais présente donc une grande liberté. Comme l’a très bien remarqué Roland Barthes dans L’empire des signes, parmi les accompagnements, « en composant vous-mêmes vos prises, vous faites vous-même ce que vous mangez14 ». De même, dans la succession des repas, il n’est pas rare de changer d’établissement plusieurs fois au cours d’une soirée et de finir au comptoir d’un bar à sushi si l’on a encore une petite faim. Cette liberté explique aussi la facilité avec laquelle les Japonais ont adopté les produits et les cuisines étrangères et les ont recomposés à leur manière pour les adapter à leur propre vision du monde.
Espace et temps d’une boisson sociale
« Il n’existe pas de saké à boire seul15 »
23Le saké se boit rarement seul. Un homme qui se sert seul au comptoir d’un bar ou pire, qui prend son saké seul chez lui évoque immédiatement l’image d’une personne délaissée et d’une insondable tristesse16. Lorsque l’on boit le saké, il faut le partager et être servi par quelqu’un. Cette perception du saké à travers le groupe, la camaraderie et même la franche beuverie est profondément ancrée dans la société. Elle révèle l’ancien rôle de boisson de fête et de convivialité qu’a eu le saké pendant une très grande partie de son histoire. Des fêtes populaires aux rituels shintô se terminant par un partage de la boisson avec les divinités, le saké est une boisson d’échange et l’évolution des pratiques vers la satisfaction d’un plaisir plus individuel font encore l’objet de critiques amères de la part de ceux pour qui « tout se perd ».
24Si l’individualisme du buveur n’est apparemment pas un problème pour les autres boissons alcoolisées, et en particulier le vin (il est courant pour une jeune femme d’aller prendre seule un verre de vin rouge dans un bistrot chic17), en ce qui concerne le saké, boire volontairement seul semble représenter un véritable renoncement à l’identité japonaise. Dans un article de la revue Autrement sur l’art de boire le saké où il déplorait cette évolution en 1984, Yamashita Yoshi, patron d’un bar traditionnel, déclarait clairement : « Chez moi, il n’existe pas de saké à boire seul18. »
25Une opinion largement répandue chez les anciennes générations et qui se retrouve souvent auprès des fabricants. Les plus pessimistes dénoncent souvent cette jeunesse individualiste, mal socialisée, qui perd les valeurs et les goûts traditionnels et donc, qui ne boit plus de saké. Des arguments au fond pas vraiment nouveaux, puisque dans les années 1920, le folkloriste Yanagita Kunio dans ses études sur les transformations de la société au début de l’ère Meiji (1868 – 1912) voyait déjà un signe de l’effritement du Japon uni suite à l’introduction des pratiques occidentales, lorsque les hommes ont commencé à boire le saké à la maison, servis par leurs femmes, au lieu de boire dehors, entre amis19. Dès que l’on parle des pratiques du saké, les questions d’identité collective ne sont jamais très loin20.
26Encore aujourd’hui, boire le saké semble donc toujours un rituel, qui renvoie aux pratiques anciennes où il était la boisson des dieux. La place particulière que peut avoir le saké dans la société contemporaine tient dans cette continuité, peut-être largement inconsciente pour la plupart des buveurs, mais inscrite dans leurs pratiques. Ainsi, dès lors que l’on choisit de prendre du saké, il y a un sens particulier qui renvoie à l’imaginaire de la boisson et à l’acte de boire ensemble, qui se confondent avec la perception collective d’une certaine forme de l’identité.
27Boire le saké est un acte social et sa pratique l’atteste. La manière de servir le vin de riz au Japon en est une très bonne illustration : on ne se sert jamais soi-même, mais on attend qu’un compagnon de boisson le fasse21. Offrir à boire est une marque d’attention, un acte de respect ou d’amitié qui se prolonge tout le long du « repas ». Une fois que la première personne a servi la coupe de son camarade, elle pose le tokkuri et attend d’être servie. La symbolique de l’échange et du partage est au centre de cette façon de servir le saké. La coutume traditionnelle qui se pratiquait autrefois dans les réceptions formelles était d’ailleurs de boire dans la même coupe. On se présentait devant son aîné ou son supérieur et on lui demandait sa coupe. Il la vidait avant de la tendre. Le cadet la tenait alors à deux mains en s’inclinant tandis que l’aîné la remplissait de saké. Après quoi le cadet vidait la coupe, prenait le tokkuri et la remplissait à nouveau pour son aîné22. Cette habitude renvoie aux pratiques du Moyen Âge où le saké était servi dans une grande coupe qui tournait entre les participants des banquets.
28En l’absence de compagnons de boisson, dans les bars, une personne est souvent chargée de cette tâche, soit le patron, soit une serveuse (car l’idéal est de se faire servir par une femme). Verser le saké et faire la conversation constitue un des rôles traditionnels que remplit la geisha dans les établissements de grande classe. Il y a aussi la possibilité dans les établissements de bain ryokan ou certains bars de louer les services d’une hôtesse qui fera la conversation tout en poussant gentiment à la consommation selon un rituel immuable :
Quand on lui sert le saké, le client incline la tête […], et s’attire un sourire commenté « Quel chic vous avez à baisser la tête quand on vous sert ! » Qu’importe si celle qui sert le saké accuse un certain âge. Pour l’habitué, avec la boisson coulent les sentiments.
Yamashita (op. cit.), p. 109
Les lieux de la boisson
29Le rôle de convivialité du saké, l’habitude de boire ensemble et le fait que l’on invite peu chez soi, obligent à trouver à l’extérieur des lieux de boissons, car la maison reste avant tout l’espace privé du groupe familial. La vie sociale se passe donc à l’extérieur et les lieux de rencontre et de boisson sont là dans ce but. L’habitude de boire le saké chauffé, ce qui nécessite une préparation un peu longue, l’importance des ustensiles (la bouteille est rarement apportée), et l’esthétique du service qui s’apparente à un cérémonial, font aussi qu’il est beaucoup plus logique et plaisant d’aller boire dehors que de rester boire chez soi.
30Au Japon, les lieux de la restauration et leur espace ont été influencés par les pratiques de la table. Ainsi, au niveau des types d’établissements, la spécialité domine. À part les restaurants de kaiseki où l’on vient pour une cuisine « de création », un restaurant japonais est d’abord un restaurant spécialisé dans un seul plat et sa carte en propose mille et une variations. Parmi les spécialisations les plus courantes nous pouvons citer les nouilles de blé (udon) ou de sarrasin (soba), les beignets (tempura), les anguilles (unagi), les sushi et bien évidement le saké qui a ses lieux spécifiques.
Le saké et les femmes
De l’épouse attentionnée qui sert son mari, à la geisha en passant par la patronne de bar qui joue le rôle de mère adoptive, les femmes sont très présentes autour du saké. À première vue, il s’agit d’un héritage traditionnel de la femme soumise et l’image du saké apparaît plutôt virile et réservé aux hommes.
Cette représentation correspond toutefois au Japon des années d’ouverture à l’Occident où les femmes fréquentables ne buvaient de saké qu’à leur cérémonie de mariage. À l’époque d’Edo et début du xxe siècle, on attendait des femmes qu’elles servent le saké mais seuls les hommes le buvaient. Si l’on se penche sur les pratiques plus anciennes, il semblerait que les femmes aient également bu le saké et que ça n’ait pas posé de problèmes. Dans une fameuse fresque de l’époque de Kamakura appelée Esshi no sôshi qui représente une fête à Kyôto, une femme boit dans la grande coupe de saké qui circule. Pareillement, dans le Manyôshû, un recueil de poésies qui date de l’époque Heian, plusieurs poèmes évoquent la consommation de saké par des femmes.
La place ambiguë des femmes autour du saké semble le reste d’un usage antique du saké religieux qui était préparé par des prêtresses. Une pratique que l’on retrouve décrite dans les Fudoki qui mentionnent des sakés préparés uniquement par de jeunes vierges, ce qui évoque la notion de pureté associée à sa fabrication. Jusqu’au xve siècle, d’après le folkloriste Yanagita Kunio, dans toutes les brasseries, c’était les femmes qui avaient principalement la charge de la fabrication et du service du saké. Ensuite la professionnalisation et la spécialisation des activités du brassage les ont masculinisées.
LapréférencedesJaponaispourleservice féminin et la conversation avec une hôtesse remonte donc à un habitus beaucoup plus profond que l’apparent machisme qu’il laisse croire au premier abord.
Cette estampe de la fin de l’époque d’Edo montre deux femmes préparant un saké aromatisé à partir de fleurs et de fruits. La préparation du saké est une activité réservée aux femmes. Ici elles utilisent du saké comme base dans laquelle elles vont faire macérer les ingrédients en ajoutant du kôji.
31Ainsi, dans les villes japonaises, les lieux de boisson qui permettent ces rencontres sont très présents. Nomiya, izakaya et autres restaurants de tous types se suivent autour des gares et les quartiers d’affaires. La concentration la plus importante et la plus spectaculaire est sans doute celle de Shinjuku, le nouveau centre de Tôkyô situé à l’ouest de la ville et la gare la plus fréquentée du monde. Le long des voies de chemins de fer, sous les piliers des autoroutes aériennes, aux derniers étages des grands magasins ou dans les sous-sols du métro, dans ces véritables « rues intérieures » des immeubles développés par l’urbanisme moderne, se succèdent les lieux de boisson. Certainement l’endroit du monde où l’on boit le plus, Shinjuku représente l’archétype de l’organisation spatiale des lieux de la boisson puisque toutes les grandes villes japonaises sont conçues selon le même urbanisme fonctionnel : une concentration autour des axes de communication, avec une spécialisation par rues et, à grande échelle, une impression de joyeuse anarchie, car chaque angle et chaque recoin peuvent contenir un établissement de boisson.
32Ce sont des établissements de tous types et de toutes tailles, allant des petits nomiya alignant quatre tabourets au comptoir à la véritable usine à boisson sur plusieurs étages. En général les établissements spécialisés dans le saké adoptent un style néo-campagnard désormais classique qui, à défaut d’originalité, permet de les reconnaître : le sakabayashi devant la porte, des bouteilles alignées le long de l’entrée ou derrière le bar et une décoration le plus souvent sobre en bois brut. Même dans les plus grands izakaya, la taille humaine domine. L’espace intérieur se conçoit pour favoriser la conversation avec des salles privées ou semi-privées. L’architecture traditionnelle de la maison japonaise avec les cloisons mobiles, les shôji, permet facilement cette individualisation. Il est parfois possible de voir un jardin intérieur par une fenêtre, tandis que les autres clients ne sont pas visibles. Cette spatialisation permet de garder la convivialité du groupe23. La personnification de la relation entre les hôtes et les clients, qui apparaissent comme des invités, est un élément primordial. Le but est que le groupe puisse s’isoler pour obtenir cette atmosphère propre à l’échange. Lorsque l’on vient seul ou à deux, on prendra le comptoir et le patron fera la conversation. Il s’agit d’un rôle important qui renvoie certainement à l’imaginaire de la communauté villageoise si présent dans nombre d’occasions.
Le temps de la boisson
33Des statistiques réalisées par le Bureau des statistiques du Japon en 2000 concernant les dépenses moyennes des ménages en saké montraient que la consommation de saké connaît chaque année deux pics : l’un aux mois de mars et avril ; l’autre entre octobre et janvier. Deux éléments semblent donc ressortir, la fête des cerisiers au printemps et l’arrivée des premiers froids de l’hiver avec les fêtes de fin d’année. Se réchauffer et faire la fête, voici les deux meilleures raisons de boire du saké. Des informations confirmées par différentes enquêtes auprès des consommateurs concernant les occasions où l’on consomme le saké. Avant un repas avec des amis, lors d’une fête et après le bain sont les réponses les plus fréquentes24.
34Le saké a été la boisson de l’exceptionnel, liée aux occasions festives, pour la majorité des Japonais depuis l’Antiquité. Nous l’avons vu au chapitre précédent, la perception du temps répond à une codification culturelle forte qui est illustrée par les deux concepts complémentaires : hare et ke. Hare s’emploie pour faire référence aux jours des occasions solennelles, des fêtes, des célébrations, tandis que ke renvoie aux jours ordinaires, aux occupations quotidiennes. Le saké est intimement lié à ces occasions solennelles qui marquent les moments forts de l’année ou de la vie.
35On boit entre amis, entre membres d’un même club, entre salariés d’une même entreprise. La pratique du nomikai, littéralement rencontre pour boire ensemble, fait partie des habitudes sociales de tout groupe, quelle que soit sa nature ou sa raison d’être, elle s’étend à de nombreux moments qui s’apparentent à autant de prétextes. Il peut s’agir de fêter la fin de l’année scolaire pour les étudiants, la signature d’un contrat pour une entreprise ou le retour d’un des cadres partis à l’étranger. Les ruraux ne sont d’ailleurs pas en reste : pour la fin du repiquage du riz, pour la fin de la récolte ou l’achat en commun d’un nouveau matériel agricole, l’action la plus appropriée est le nomikai. En général, avec la boisson, le Japonais ne se tient pas ni ne se retient, mais les disputes et la violence sont rares car l’ivresse est une joie, plus on y arrive vite, plus on la partage et mieux on se sent.
36Contrairement aux descriptions de Yanagita Kunio sur l’époque Meiji ou celle d’un Robert Guillain sur le Japon des années 1930, où le saké coulait dans toutes les occasions et où il représentait la boisson populaire par excellence, aujourd’hui c’est principalement la bière qui anime ces moments festifs. Le saké a bien sûr encore ses adaptes, mais dans l’ensemble il faut constater qu’il reste aujourd’hui confiné aux occasions vraiment exceptionnelles (victoires politiques, cérémonies, etc.) où sa symbolique ressort particulièrement. Au fond l’évolution actuelle et l’utilisation d’autres boissons qui font concurrence au saké lui rendent paradoxalement une grande partie de sa force évocatrice.
Le saké et les autres boissons
37Aujourd’hui, les consommateurs japonais ont accès à une foule de boissons, alcoolisées ou non, de toutes origines et de tous prix. Selon les statistiques de consommation, la part du saké est d’environ 10 %, pourtant il y a 30 ans, soit une génération, sa consommation était encore de 35 %. Il luttait alors encore à part égale contre la bière. La symbolique du saké a-t-elle pour autant disparu ? Il ne semble pas que ce soit le cas car, si les habitudes de la boisson évoluent, elles le font à des rythmes distincts de celui des mentalités. Malgré les changements, il semble que tout l’imaginaire du boire tourne encore aujourd’hui principalement autour des deux boissons traditionnelles : le thé et le saké.
Saké et thé : l’opposition ?
38Les deux boissons ont chacune développé une forte opposition culturelle qui renvoie à leur place dans les deux cultes complémentaires du Japon : le shintô et le bouddhisme. Alors que le shintô a fait du saké un élément majeur de ses cultes, le bouddhisme en a interdit la consommation. Lors des offrandes au temple ou sur le butsudan, c’est du thé qui sert de présent pour les bouddha.
39L’histoire du thé au Japon est plus récente que celle du saké. Selon les sources écrites disponibles, le thé aurait été introduit vers 815. Objet d’une mode éphémère à la Cour de Heian et utilisé dans les monastères, il ne prend vraiment de l’importance qu’à partir du xiiie siècle où vont se développer les maisons de thé et la cérémonie du Cha no yu. Son importance culturelle est sans doute aussi forte que celle du saké, mais il n’a pas la même dimension identitaire. À l’image du bouddhisme, le thé transcende les frontières nationales et intègre le Japon dans une aire culturelle plus vaste alors que le saké renvoie à l’unicité et à la spécificité du « pays des dieux ».
40Cette opposition thé-saké est si forte que les Japonais classent en général les gens en deux catégories, les virils amateurs de mets salés et de saké (karatô) et les délicats amateurs de sucré et de thé (amatô). À travers leurs oppositions, le thé et le saké renvoient ainsi aux tendances majeures qui traversent la culture japonaise (voir figure 15).
Fig. 15. Les oppositions culturelles entre le saké et le thé. [d’après Ishige Naomichi, (2001a)]
Saké | Thé | |
Principe actif | Alcool | Théine |
Type de boisson | Boisson enivrante | Boisson stimulante |
Accompagnements | Mets salés | Aliments sucrés |
Occasion du boire | Caractère extraordinaire | Caractère ordinaire |
Religion associée | Shintô | Bouddhisme |
Valeur associée | Virilité | Féminité |
41Il faut toutefois noter que l’opposition entre les deux boissons ne signifie pas exclusion. Tout comme le bouddhisme et le shintô se partagent les tâches spirituelles, tout comme le masculin et le féminin sont complémentaires, le saké et le thé renvoient à des occasions, à des moments différents de l’existence. Au saké les instants de plaisir, de joie et de camaraderie ; au thé la réflexion plus grave sur le sens de la vie et la méditation. La succession des deux boissons au cours du repas n’est d’ailleurs absolument pas un souci comme nous l’avons vu plus haut.
L’influence du saké sur les autres boissons alcooliques
42Les autres boissons alcooliques sont apparues tardivement sur l’archipel japonais, à un moment où les catégories étaient déjà bien en place dans l’imaginaire associé au saké. En tant que boissons alcooliques, elles sont appelées sake et elles ont naturellement pris une partie de l’imaginaire qui se rattache au vin de riz. Voyons dans le détail les rapports qu’entretient le saké avec les quatre principales, le shôchû, la bière, le whisky et le vin.
43Le shôchû est une boisson distillée dont la teneur en alcool est environ de 25°. La consommation de cet alcool traditionnel s’apparente à celle du saké. Auparavant boisson peu développée à l’exception de Kyûshû, il a pris pendant la période d’industrialisation du pays une image très masculine de boisson grossière de travailleurs. Depuis les années 1990, il est devenu un véritable concurrent du saké. Sa consommation se fait plutôt froide, souvent coupée avec de l’eau ou des glaçons et correspond bien à la tendance actuelle de la consommation froide des boissons. Le shôchû s’adapte aussi facilement par son degré d’alcool plus important, à toute une gamme d’accompagnements frits ou gras, de plus en plus proposés dans les izakaya. Le service se fait généralement au verre, plus rarement en pichet.
44La bière est une boisson fermentée obtenue à partir d’un malt. Elle est particulièrement appréciée pour sa fraîcheur et son amertume qui en font une boisson neutre pouvant accompagner presque tous les plats. Depuis les années 1960, la bière est devenue la boisson populaire des Japonais. Avec une consommation moyenne annuelle de près de 70 litres par an, elle est de loin la boisson alcoolique la plus consommée. Son adaptation au goût des Japonais n’a pourtant pas été évidente. Lors de son introduction au début du xxe siècle, elle ne plaisait pas du tout en raison de son amertume. À cette époque les consommateurs préféraient les boissons plutôt sucrées et chaudes. Aujourd’hui la bière se consomme avec des accompagnements proches de ceux du saké et même avec le repas. Elle est tellement ancrée dans les pratiques qu’elle ne renvoie plus vraiment aux occasions exceptionnelles. Ici, elle reprend presque certains éléments du thé : boisson ordinaire, souvent consommée avec le repas, elle est aussi, du fait de son moindre degré d’alcool, une boisson très consommée par les femmes.
45Les pratiques de consommation de la bière au Japon présentent quelques caractéristiques intéressantes. Les Japonais consomment beaucoup de grandes bouteilles de 66 centilitres, notamment dans les bars. Il s’agit d’une influence directe de la pratique du saké qui permet le partage de la boisson. La bouteille de bière s’apparence alors au tokkuri et les verres sont de petite contenance. Dans beaucoup de banquets de mariage, il est fréquent que les chefs de famille fassent le tour des invités pour servir à boire avec une bouteille de bière. Plus qu’une perte de la tradition, il s’agit d’une adaptation d’une pratique qui se faisait auparavant avec un tokkuri de saké. Le passage à la grande bouteille de bière lorsque les invités sont nombreux semble résulter de cet impératif fonctionnel qui domine la mentalité japonaise en bien des occasions.
46Le whisky est un alcool très fort, souvent de plus de 45°, distillé à partir d’un malt de céréales. Il s’agit d’une boisson essentiellement masculine qui renvoie à la virilité. Elle s’est imposée pendant la guerre du Pacifique comme la boisson emblématique de la Marine, contrairement au saké qui restait celle de l’Armée de terre. Le whisky cultive une image très occidentale avec des valeurs ouvertement individualistes. Il n’est pas infamant, au contraire, de boire seul son whisky chez soi. Depuis les années 1980, avec la vogue des retours à la tradition, on a même commencé à voir le whisky coupé d’eau s’associer avec la cuisine traditionnelle japonaise, mais toujours avec l’idée de boire seul ou en couple25. Cette association n’a pas vraiment fonctionné. Contrairement aux autres boissons, le whisky se prend avec peu, voire pas d’accompagnements, sauf en le mélangeant avec des sodas et, dans ce cas, il remplace la bière dans les repas. Dans l’ensemble on peut considérer qu’il n’y a pas véritablement eu à son égard d’adaptation japonaise de ses pratiques.
47Les Japonais ont été en contact avec le vin à la même époque que la bière et le whisky à la fin du xixe siècle, mais sa réelle insertion dans les pratiques du boire ne date que des années 1980. En cela il revêt encore un caractère nouveau et se consomme principalement lors d’occasions exceptionnelles. Pour beaucoup de Japonais, le vin reste une boisson exotique26. La caractéristique de la consommation japonaise de vin est qu’elle est plutôt jeune, urbaine et féminine. Pour les femmes, il s’agit d’un acte d’émancipation et d’une expression d’un savoir-vivre qui peut même se conjuguer avec une pratique solitaire. Le vin garde cette l’image d’une boisson raffinée et subtile qui renvoie à une certaine idée romantique de la culture européenne. Il faut signaler que le vin tient en ce moment un rôle non négligeable dans l’introduction de la boisson alcoolique lors des repas et le mariage avec les mets, ce qui n’était pas possible avec le saké. Ce mariage mets-vins est quelque chose de nouveau et de troublant pour les Japonais, ce qui explique l’intérêt de plus en plus important dont ils font preuve pour cette boisson27.
48Dans leur consommation, toutes les boissons alcooliques empruntent beaucoup au saké. Elles se placent dans une même catégorie dont il est le référent majeur. Il est étonnant de constater que la bouteille de bière ou de vin peut devenir un prolongement lointain du tokkuri et que les gestes des buveurs sont alors absolument les mêmes. L’habitus du saké reste donc très présent dans les différentes consommations, mais les autres boissons constituent aussi une sorte d’échappatoire par rapport à des aspects de la consommation laissés de côté par le saké ou à des pratiques trop rigides. Cette caractéristique se remarque particulièrement pour le whisky et le vin qui réinventent des modes et des occasions du boire différents du saké.
49Au Japon, le saké est l’alcool par excellence et autour de lui, toutes les autres boissons font dans leurs pratiques référence à un habitus profondément ancré dans la société qui en fait un lien social. Le saké ne se boit donc pratiquement qu’en groupe et sa consommation présente des originalités comme le fait d’avoir longtemps été consommé chauffé. Ces éléments expliquent la place centrale qu’il prend dans le repas et permettent de comprendre pourquoi il reste consommé la plupart du temps hors du foyer dans des lieux spécifiques.
50Ces pratiques du saké obligent à se pencher plus en avant sur la place de l’alcool dans les sociétés humaines. Pour la comprendre, il faut revenir au rôle que tient l’acte rituel dans la vie des hommes. En se basant sur la théorie de René Girard, la crainte de tout groupe humain est l’autodestruction par le chaos28. Le rituel sert d’antidote en rejouant à l’infini un acte qui permet de retrouver une phase de stabilité et la prise partagée de la boisson permet ce rapprochement pour que le groupe puisse retrouver son équilibre. C’est une symbolique commune de la boisson alcoolique dans toutes les sociétés qui s’en servent dans ce but. Dans la société japonaise, l’affirmation du « moi » est peut-être ce qu’il y a de plus dangereux pour le consensus social29 et la boisson permet dans ces moments de donner son avis. L’alcool excuse tout. La manière attentive dont on traite les ivrognes et la normalité communément admise de l’ivresse le montrent bien. Cet élément social permet ainsi de maintenir la place du saké au cœur des pratiques, même en dehors des évènements rituels proprement dits.
Notes de bas de page
1 de Planhol (1995).
2 Dans les Nihon shoki, plusieurs exemples de consommation de fruits conservés dans de la glace existent. Un passage mentionne même la visite d’une glacière par l’Empereur. Ashton (1993).
3 Ishige (2001a), p. 48.
4 Brunet (2001), p. 101.
5 Fukuda (2007), p. 115.
6 Cobbi (1999).
7 Dôgen (1994), p. 18.
8 Fukuda (op. cit.).
9 Ishige (op. cit.), p. 48.
10 Sakana signifie « aliments pour appeler le saké ». Son homophonie avec le mot « poisson » ajoute à la confusion.
11 D’où cette pratique surprenante, d’aller souvent « manger » après le bar, soit des sushi soit un bol de nouilles, même lorsque l’on a particulièrement bien mangé. Pour les Japonais, le bar n’est qu’un prélude et du grignotage.
12 Cobbi (op. cit.).
13 Ishige (2001b).
14 Barthes (1970), p. 20.
15 Yamashita (1984), p. 111.
16 Kaneshita (1984), p. 119.
17 Satô (2002).
18 Yamashita (op. cit.).
19 Yanagita (1993).
20 Intervention de Ooka A., colloque Vin et saké dans la mondialisation, MFJ, novembre 2005. Baumert (2006).
21 En regardant les services à saké vendus dans les magasins, les coupes vont toujours par deux. Un tokkuri et deux coupes.
22 Ishige (2001a). Il indique que c’est la nouvelle perception de l’hygiène chez les jeunes générations qui a mis fin à cette pratique qui était encore courante avant-guerre. La scène du partage de la coupe de saké est d’ailleurs un classique dans les films historiques.
23 Pezeu-Massabuau (1981), p. 461, p. 468, p. 552 et p. 570.
24 La prise de saké le soir après le bain est une habitude japonaise assez répandue pour bien dormir.
25 Kaneshita (op. cit.), p. 118.
26 Satô (op. cit.).
27 Ibid., p. 98.
28 Girard (2004), p. 75-77.
29 Bouissou & al. (1984). La réflexion des différents auteurs sur le consensus est très éclairante sur ce point. Voir particulièrement l’article « Dans la tiédeur du consensus », p. 319 sq.
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Un aliment sain dans un corps sain
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