La vie sociale de la pomme de terre en Bolivie
p. 245-265
Texte intégral
1La réflexion académique dans notre pays n’est pas en phase avec les changements sociaux intenses qui surviennent du fait de l’irruption des mouvements sociaux, en particulier indigènes. Les intellectuels des pays voisins (Argentine et Brésil par exemple) déplorent la décision de notre gouvernement, dirigé par le leader indigène Evo Morales, de miser de nouveau sur une politique de développement basée sur l’industrialisation. Le modèle de l’industrialisation pour de nombreux théoriciens et académiciens a été un échec, en raison des conséquences terrifiantes et du coût écologique, social, économique, et même culturel énorme de ce modèle civilisateur. Face à ce scénario, il est important de se référer à la connaissance émanant des sociétés agrocentriques et indigènes ; ces connaissances se caractérisent par leur appartenance à un lieu spécifique, cette connaissance est le fruit de milliers d’années d’expérimentation ; dans notre pays, il existe un consensus pour signaler que les cultures agricoles possèdent une connaissance différente de la connaissance scientifique ; la connaissance dans ces lieux se caractérise par l’existence d’un enchantement du monde. Dans ces lieux, participent aux relations sociales non seulement les êtres humains mais aussi, les plantes, les arbres, les pierres, les collines, les rivières, les phénomènes naturels et aussi les aliments, c’est-à-dire tous les êtres qui composent l’univers ou pacha.
2Malheureusement, du fait de la colonisation eurocentrique, plusieurs savoirs indigènes se trouvent subalternisés et le secteur alimentaire n’échappe pas à cette situation ; les habitants des villes ne savent pas tout le travail, l’art et le soin que les paysans de la partie andine de la Bolivie consacrent à la culture d’une pomme de terre et l’on ne connaît pas non plus les diverses variétés de pomme de terre qui existent en raison du fait que le marché a homogénéisé la consommation et privilégie la vente d’une pomme de terre moyenne et sans yeux. Pour cette raison, les agriculteurs ne sèment pas d’autres variétés de pomme de terre parce qu’ils destinent la majeure partie de leur production au marché, qui paie des prix vraiment bas. Les préparations locales sont elles aussi méconnues puisque l’on recommence à manger de la pomme de terre frite en quantités industrielles et que même les ingrédients et saveurs locaux souffrent d’une ségrégation et d’une discrimination sociale. C’est le cas du chuño (pomme de terre sèche déshydratée) : certaines personnes ont honte de cet aliment et ne veulent pas reconnaître en avoir un jour mangé, elles méconnaissent son nom et appellent cet aliment bolitas negras d’un ton dédaigneux. En ce qui concerne l’année de la pomme de terre, de nombreux agriculteurs de notre pays ne se sont même pas rendu compte que, cette année, la pomme de terre était mise à l’honneur dans le monde (nous supposons qu’il en a été de même avec les autres paysans de la planète), ceux qui se sont approprié cette célébration ont été les groupes sociaux urbains ; lorsque nous avons essayé de sociabiliser l’année internationale de la pomme de terre auprès de notre communauté, nous avons vu que, dans leur quotidien, ce n’était pas nécessaire, puisque la pomme de terre était mise à l’honneur et bénie tous les jours par les familles de producteurs et les familles en situation de pauvreté ; ce fait nous a aidés à comprendre et à apprendre de nombreuses particularités de cet être vivant. Ce que nous voulons vous raconter, ce sont précisément les expériences de cet apprentissage.
La Bolivie dans l’espace et dans le temps
3La Bolivie se trouve située au cœur de l’Amérique du Sud, confinée au nord et à l’est par le Brésil, au sud par l’Argentine, à l’ouest par le Pérou, au sud-est par le Paraguay et au sud-ouest par le Chili. Elle est constituée de neuf départements : Santa Cruz, Bení, Tarija, Potosí, La Paz, Chuquisaca, Pando, Cochabamba et Oruro. Sucre est le lieu où se déroulent les activités commerciales et industrielles du pays, La Paz est le centre politique, économique et culturel ; toutes deux sont les villes principales de Bolivie. D’autres villes importantes sont Santa Cruz, Cochabamba, Oruro, Potosí. Les langues officielles de Bolivie sont au nombre de trois : l’espagnol, le quechua et l’aymara.
4Bien que l’ensemble du territoire Bolivien se situe à l’intérieur de la zone du tropique du Capricorne, il possède tous les climats de la terre. Si, dans sa topographie, il n’existait qu’une plaine de faible élévation, le climat tendrait à être uniforme. Néanmoins, en Bolivie, la température ambiante n’est pas seulement régulée par la latitude, mais aussi par l’altitude au-dessus du niveau de la mer : à plus haute altitude, la température baisse et, à plus basse altitude, elle monte. La Bolivie possède un climat chaud et humide. Par sa proximité avec l’Équateur, les quatre saisons de l’année ne sont pas sensiblement différenciables sur le territoire bolivien. Ce territoire est constitué par deux grands ensembles géographiques : la cordillère des Andes, à l’ouest, et les plateaux de l’Orient, à l’est. La principale caractéristique physique de la Bolivie est la présence de la chaîne des Andes, qui s’étend du nord au sud dans la partie occidentale du pays. La différence ostensible de zones climatiques se manifeste dans la flore et la faune très riches qu’elle possède1. La région qui correspond au complexe andin est formée par deux bandes parallèles de reliefs puissants, la cordillère Occidentale et la cordillère Royale (ou Orientale), qui culminent avec le Nevado Illimani (6,880 m) et le Nevado Illampu (6,500 m). Composition géographique qui correspond à la première des trois principales régions : l’Altiplano, ou région de hauts plateaux. Son paysage concentre une grande partie de la population et l’industrie du pays. Le si célèbre Lac Sacré ou Lac Titicaca2 vers le nord et les glaciers de la cordillère Royale comptent parmi ses attraits. Il s’agit de la zone la plus humide du haut plateau. Vers le sud s’étendent de vastes étendues de déserts de sable qui offrent un spectacle magnifique avec, dans le décor, les volées de flamants, ou pariguanas. Là se trouve aussi l’immense Salar de Uyuni3, la formation saline la plus importante du continent par son étendue. La zone subandine, celle des yungas ou vallées profondes, est peuplée d’arbres bien irrigués, du fait de cordillère Orientale ou Royale qui traverse la Bolivie depuis le nord-ouest jusqu’au sud-est et régule le climat des bandes altitudinales. On y trouve essentiellement des espèces amazoniennes. Au niveau le plus bas des Yungas correspond une région qui présente un développement agricole important, représenté par le Chapare dans le département de Cochabamba, et par l’Alto Beni dans le département de La Paz, Sucre et Tarija dont la richesse agricole est importante du point de vue qualitatif et quantitatif pour la vie économique de la nation. Dans les derniers contreforts de la cordillère des Andes, quand on arrive dans la zone des Llanos et des plateaux du Chaco, s’ouvrent les plaines au climat chaud et tropical du nord, nord-ouest, est et sud-est qui couvrent les deux tiers du territoire national. Les plaines déjà couvertes par des pâturages naturels (Pampas de Moxos) s’étendent vers le nord. Plus vers le nord, dans les départements de Pando et Beni, se trouvent les vastes pampas et pampas-islas (les plaines de Moxos). Dans les zones basses, poussent toutes sortes de plantes aquatiques ; il existe des espèces toujours vertes4.
Les cultures de pomme de terre en Bolivie
5En Bolivie, on connaît 727 variétés indigènes de pomme de terre, qui ont été classées comme il se doit et qui sont conservées dans la Banque nationale de matériel génétique, située dans un des secteurs de la Station expérimentale de Torapala (Cochabamba). Parmi les variétés les plus connues et utilisées dans l’alimentation, nous pouvons mentionner les suivantes : Imilla5 blanca, Imilla negra, Sani imilla, Yuraj runa6, Puka runa, Sani et Sani runa, entre autres. Ces cultures se trouvent disséminées dans les punas élevées de la cordillère Orientale, les hauts-plateaux du Nord, dans les vallées tempérées et même dans les régions subtropicales. Les départements producteurs de pommes de terre sont : La Paz, Oruro, Potosí, Cochabamba, Chuquisaca et Tarija. Potosí a pris beaucoup d’importance dans la culture de la pomme de terre et, pour cette raison, la « Feria anual de la Papa » se déroule chaque année dans une de ses localités appelée Betanzos, capitale de la province Saavedra. Grâce à la coopération de certains pays européens comme la Hollande, par exemple, se sont implantés des centres de recherche sur la pomme de terre et des silos pour le stockage des semences de pomme de terre améliorée. Cependant, dans la recherche constante de super-pommes de terre délicates, lisses, de bonne taille et de calibre homogène, on court le risque, avec les croisements sélectifs, de voir les tubercules devenir vulnérables à l’attaque de parasites et de maladies.
6En ce qui concerne la production de pomme de terre en Bolivie, nous devons souligner qu’elle est largement répandue et que les producteurs se situent essentiellement dans sept des neuf départements du pays. Ces régions de production sont La Paz, Oruro, Potosí, Cochabamba, Chuquisa Tarija et Santa Cruz7. Ce dernier département étant le plus gros producteur de pomme de terre actuellement, nous devons insister sur le fait que la pomme de terre arrive dans les villes et au consommateur lui-même dans des conditions régulières :
avec de la terre, des impuretés et avec quelques tubercules endommagés, dans certains cas avec des insectes et dommages occasionnés par des champignons et autres maladies. Le type d’emballage est généralement le sac tissé de jute ou de nylon qui est très rarement lavé, ce qui constitue une source de contamination microbienne.8
La pomme de terre est une personne
7À la fin du xxe siècle et au début du xxie, dans toute l’Amérique latine, plusieurs penseurs comme Escobar9, après avoir réalisé la déconstruction de la pensée eurocentrique, proposent de voir le potentiel épistémologique et libérateur que possèdent les cultures indigènes dans nos pays. La Bolivie ne reste pas à l’écart, on commence à avancer et à reconnaître les autres formes de relation avec la nature, à partir de thématiques différentes ; on attire l’attention sur le fait qu’il existe une éthique de respect et de bien vivre qui doit s’accompagner d’un système local de droit propre dans lequel tous les êtres qui composent la nature ont des devoirs, des droits et des obligations10. D’autres études reprennent cette thématique mais l’appliquent à l’eau en soulignant l’attachement et le respect immenses que l’on a pour cet élément quand il vient à manquer, en particulier dans les communautés, et combien l’urbanisation fait disparaître ce respect11 ; on étudie aussi l’aspect alimentaire des communautés rurales en démontrant qu’il existe des catégories locales sur le bien manger, en plus de différentes préparations et ingrédients locaux qui s’opposent aux goûts hégémoniques et eurocentriques12.
8La pomme de terre n’échappe pas à cette réflexion. Dans un travail intéressant, Javier Medina compare les visions eurocentriques avec les visions indiennes en ce qui concerne la pomme de terre ; il commence en décrivant ce que signifie la pomme de terre dans le Diccionario de la Lengua, de la Real Academia española :
« Pomme de terre : plante herbacée annuelle, de la famille des Solanacées, originaire d’Amérique et cultivée aujourd’hui pratiquement dans le monde entier, avec des tiges rameuses de quatre à six décimètres de hauteur, des feuilles fendues de manière inégale et profonde, des fleurs blanches ou mauves sur les corymbes terminaux, fruit en baie charnue, jaunâtre, avec de nombreuses semences blanchâtres, et des racines fibreuses qui, à leurs extrémités, portent de gros tubercules arrondis, charnus, très féculents, bruns à l’extérieur, jaunâtres ou rougeâtres à l’intérieur et qui constituent un des aliments les plus utiles pour l’homme ». Cette entrée est caractérisée par une description taxonomique « objective », donc extérieure, quantitative et utilitaire.13
9Cette définition pour comprendre la pomme de terre est caractéristique de la science biomédicale ; de plus, elle s’oppose à la façon de voir, locale, des peuples indigènes, en particulier les agrocentriques qui possèdent une vision animiste de la nature ; là-bas, la pomme de terre est considérée comme une personne, une belle fille (Fig. 1), une fille au même titre que les autres êtres qui composent l’univers ou pacha14 : animaux, plantes, rivières, montagnes, pierres, etc. Ce type de relation particulier avec les aliments fait affirmer à l’auteur que « tout vit dans le monde andin et tout a droit à la vie : ce qui est cultivé et ce qui est sauvage, la santé et la maladie »15.
10Une autre comparaison intéressante réalisée par J. Medina est le « plasme germinatif » de la génétique et l’Ispalla des peuples agriculteurs quechuas et aymaras. Le « plasme germinatif » de la génétique ne serait ni plus ni moins que le protoplasme cellulaire avec une capacité régénérative, qui forme la base de l’héritage et se transmet d’une génération à une autre. L’Ispalla serait, quant à lui :
Un être surnaturel responsable de la prolifération des produits agricoles dans les récoltes ; il est représenté par les produits, en particulier gros et étranges. Arnold et Yapita développent davantage l’éventail sémantique : « Ispalla : nom rituel pour tous les produits agricoles dans la région de la rive du lac, en particulier la pomme de terre. Ispall juyra : nom rituel pour tous les produits agricoles, utilisés à l’époque de l’ensemencement. Ispall juyr ampara : nom rituel pour les personnes qui sèment et qui s’occupent toujours de la production. On les considère comme le bras droit du produit. Ispall Mama : Mère produit, la pomme de terre même. Ispall Tayka : Mère Semblable. Terme rituel pour la Mère Pomme de terre, appelée aussi Ispa Tayka Ch´uqi. Ispall wawanaka : Créatures jumelles ou semblables. Ispa warmi : c’est ainsi qu’on appelle les femmes qui sont nées jumelles. Isp´at´awalla ou Isp´at´awall Mama : la Mère Pomme de terre. Ispall T´all Mama : dans la province Omasuyus, on appelle ainsi l’épouse d’une autorité de la communauté ». Voici donc la toile sémantique qui, au lieu de « définir » vers l’atome de sens le plus petit, « ouvre » vers le réseau autopoétique de la vie.16
L’histoire de la sœur pomme de terre
11Les généticiens s’accordent à signaler que le lieu d’origine de la pomme de terre a été les Andes ; de nos jours, il existe un désaccord interne entre les pays andins pour s’approprier le lieu exact dont est issu ce tubercule. Quant à nous, nous pensons que cette discussion, au lieu de diviser nos pays, devrait être un thème d’intégration puisque nous avons de nombreuses racines communes. La pomme de terre a la capacité d’unifier nos pays à partir de mythes, légendes, préparations, recettes. Dans ce paragraphe, à partir de la chronique coloniale et de la mémoire orale, nous nous efforçons de sensibiliser à l’histoire orale que relatent les communautés agricultrices en ce qui concerne ce tubercule.
12Santiago Antunez signale que « les tubercules étaient consommés crus ou cuits, avec leur peau, puisqu’on croyait que les éplucher les faisait “pleurer” »17. Nos ancêtres avaient différentes manières d’appeler et de préparer les pommes de terre :
Ils appelaient ch`oque la pomme de terre crue, chuño les pommes de terre déshydratées, qhati la pomme de terre bouillie avec sa peau, q`allu la pomme de terre cuite en chupi et waja la pomme de terre assaisonnée en watia.18
13D’après Bernabé Cobo, le terme papa est un mot quechua, le dénominatif aymara étant amea. Bien que Bertonio ne fasse pas référence à ce terme, il indique différents mots qui se réfèrent à la pomme de terre et à ses variétés : « Pomme de terre qui est un aliment ordinaire des indiens, définie comme Amcca ou Cchoq »19. Guaman Poma, se référant au calendrier inca, disait que les mois de janvier et de février étaient des mois de grande souffrance, et que, pendant cette période, il n’y avait rien à manger si ce n’est quelques yuyos (plantes semi-aquatiques comestibles), mais ces fruits causaient la mort des gens « par le froid dans l’estomac ». Au mois de mars, appelé Pacha pucuy Quilla (mois de la maturation de la terre), il y a de quoi manger :
14Ils commencent à manger de la llullo papa (pomme de terre primeur), et michica sara (maïs précoce) et beaucoup de yuyos (plante aquatique) mûrs, qui ne font pas de mal et qui sont bons pour la santé20.
15Dans la céramique mochica et chimu (cultures qui occupèrent l’ancien territoire qui est aujourd’hui le Pérou), on peut également trouver des représentations de la pomme de terre :
De nombreux pots en argile mochicas et chimus reproduisent des tubercules qui ont été reconnus de manière anthropomorphique et avec les traits du visage mutilés. Nous supposons que ces représentations sont liées à la tendance des anciens céramistes à imiter les formes des êtres organiques qui s’offraient à leur vue ou à y faire allusion. Les « yeux » des pommes de terre leur rappelaient initialement les yeux, mais aussi le nez et la bouche, de l’homme. Comme, chez les solana andigena, les yeux sont généralement concentrés au bout du tubercule, les céramistes représentaient cette partie comme la tête, qui domine le tout. C’est pourquoi le nez et la bouche étaient reproduits de manière mutilée, pour que l’image ne perde pas complètement sa ressemblance originale.21
16Sur notre territoire aussi, il y a eu différentes formes d’interaction avec la pomme de terre ; une légende très connue parle de l’origine d’une des variétés de pomme de terre les plus savoureuses qui existent. La légende de la ñusta Surimana.
La ñusta Surimana
17Nos aïeux racontent qu’il y a très longtemps, avant l’arrivée des Espagnols dans la région andine, il existait un peuple dont le Kuraca (roi), appelé Rumy zonqo (Cœur de pierre), était très despote ; ce Kuraca était très redouté et sévère quand il s’agissait d’exercer ses pouvoirs ; il avait une fille appelée Surimana, on raconte que c’était l’une des plus belles ñustas (jeunes princesses) de cette époque. Elle aimait beaucoup jouer au bord du lac Titicaca où elle cueillait des fleurs et peignait ses beaux cheveux avec une chajraña (peigne). Dans un autre lieu du royaume, il y avait un jeune homme appelé Walaychu (jeune insouciant) ; c’était un jeune homme fort et élégant, un garçon de condition humble qui faisait paître ses lamas près du lac en jouant joyeusement de la flûte indienne. Un jour, la ñusta Surimana écouta les mélodies qui fusaient de la flûte dont jouait le jeune homme et décida de suivre la musique pour trouver le lieu d’où elle provenait. C’est ainsi qu’elle rencontra le jeune homme et, se trouvant face à face, tous deux tombèrent amoureux au premier regard et commença alors une histoire d’amour faite de baisers, de jeux et d’étreintes qui, peu de temps après, fut interrompue lorsque le père de Surimana en fut informé : il s’opposa totalement à cette relation en raison de leurs différences sociales et économiques et, mécontent de la situation, donna des ordres pour que Walaychu fût tué. Celui-ci ne réussit pas à s’échapper et fut finalement assassiné. En l’apprenant et en voyant le corps inerte de son bien-aimé, Surimana l’enlaça, l’embrassa et, inconsolable, décida de s’ôter la vie en se jetant dans un ravin. En l’apprenant, le Kuraca et le peuple pleurèrent de désespoir en ce lieu pendant longtemps. Pour comble de malheur, le village fut ravagé par une sécheresse et une famine ; l’ajayu (esprit) de la princesse, voyant son peuple pleurer de faim, le prit en pitié et décida de revenir à la vie sous la forme d’un aliment. Ainsi donc, à la surprise de tous, à l’endroit-même où était tombée Surimana, où se trouvait un champ de pommes de terre, commença à pousser une plante. Lorsque les habitants la découvrirent, ils s’aperçurent que c’était une plante de pomme de terre, la plus belle qu’ils eussent jamais vue. Quand ils déterrèrent les pommes de terre, celles-ci avaient la figure de la princesse Surimana. Le Kuraca, apprenant cette nouvelle, remercia la Pachamama et ordonna que ces pommes de terre portent le nom de Surimana… Depuis ce moment, les aïeux racontent que le roi changea de nom et se fit appeler Qhariwawa zonqo (Cœur d’enfant), et devint un des kuracas les plus bienveillants et que, grâce à sa fille Surimana, qui avait pris la forme de la pomme de terre, celle-ci devint l’aliment primordial de son peuple.
Dialogue avec la pomme de terre
18Les communautés indigènes interagissent avec la pomme de terre pendant toute l’année. Aux alentours du mois d’août, la première chute de neige tombe sur le territoire andin, c’est le moment de réaliser le qulli (défrichement de la terre) ; cette chute de neige est très importante puisqu’elle humidifie le sol, facilitant ainsi le défrichement avec l’attelage. Tous les paysans n’ont pas un attelage de bœufs, le propriétaire de la terre doit le louer au prix approximatif de 90 bolivianos (soit environ 10 €) la journée. Une fois que la terre est défrichée, on attend quelques jours et l’on doit k’upear (émietter les mottes de terre). Cette activité est réalisée par les femmes, aidées d’une chunta (petite picoteuse) ; de plus, on retire toutes les quras (mauvaises herbes). L’époque d’ensemencement coïncide avec le jallu pacha (période de pluie) à la fin du mois d’octobre et au début du mois de novembre ; plusieurs jours avant, l’agriculteur andin embauche des min’kas22 ou trouve des aynis23 pour l’aider à cultiver sa chacra (parcelle de terre). Une fois ce travail réalisé, il doit sortir de ses p’irwas (silos) les semences de pomme de terre qui doivent être prêtes à être semées. La veille, on examine l’état des semences saines ou conservées. Dans certains endroits, les familles attachent les semences pour que l’ajayu (l’esprit) de la semence ne s’en aille pas. Si les semences sont germées, de nombreux yeux commencent à apparaître, une grande quantité de semences commencent à se croiser ; ce signe signifie que ce sera une mauvaise année agricole.
19Il y a des familles qui conservent la même semence pendant trente ans. Les agronomes s’interrogent. Quand un habitant de la communauté voit qu’une semence ne produit plus suffisamment, il la donne à un autre et l’échange selon la logique voulant que les semences fatiguées soient revitalisées parce qu’elles ont voyagé et se sont rechargées avec une énergie différente dans d’autres familles ; la semence, culturellement, se revigore. Le vol des semences est très fréquent, réalisé par les jeunes ; il y a aussi l’échange dans les foires, où on les achète pour un à trois pesos. Le jour de l’ensemencement commence à quatre heures du matin. La famille, en particulier l’épouse, doit préparer le repas pour inviter les aynis et mink’as ; le repas se compose généralement d’un plat de pommes de terre épicées avec du poulet, de l’agneau ou du lama. Elle doit également préparer des feuilles de coca, qu’elle servira pendant la journée. Avant cette tâche, il faut lire une série de signes dans le temps qui peuvent être par exemple les suivants :
le passage du faucon est considéré comme le passage d’une personne qui est relation avec la famille ; c’est un bon signe ;
si le soleil apparaît avec un arc-en-ciel, cela signifie que c’est une bonne journée pour l’ensemencement ;
quand apparaît le renard, c’est aussi un signe, en fonction du lieu : s’il vient de la droite, c’est un bon signe, la manière dont il passe en pleurant, hurlant, etc., constitue aussi un signe de chance ou de malchance ;
les rêves aussi sont des signes et presque toutes les familles de cultivateurs se lèvent en se rappelant leur rêve.
20L’ensemencement est un jour important. La journée commence à huit heures du matin, les aynis et mink’as arrivent à la chacra et commencent l’akulli (action de mâcher de la coca) accompagné du cigare : ceci est très important puisque la coca fortifie le corps et donne de l’énergie pour supporter la fatigue toute la journée. À 9h00 du matin, commence le travail d’ensemencement, les cultivateurs de la chacra doivent recommencer à lire toute une série de signes. Par exemple, dans le sillon, la présence d’araignées : quand les araignées ont leurs œufs dans leur ventre et sont grosses, cela veut dire que ce sera une année de pomme de terre abondante ; si elles ont déjà lâché leurs œufs, ce sera une année à faible production ; quand il y a beaucoup de toutes petites araignées, ce sera une bonne année. Le trèfle, quand il fait son apparition sur le chemin de la charrue, la manière dont s’incruste sa racine dans la terre, directe ou tordue, indique l’état du temps. L’état d’âme aussi est un signe pour l’année agricole : quand il y a des bagarres après l’ensemencement, c’est un très mauvais signe.
La pomme de terre ispalla mama
21Dans le premier paragraphe, nous avons décrit la façon dont il fallait comprendre le concept d’Ispalla ; dans l’ensemencement, l’ispalla fait partie d’un rituel invoqué pour que les pommes de terre donnent les meilleurs fruits. Ce rituel est très intéressant. Après la réalisation de tous les préparatifs pour semer, c’est le moment de commencer ce rituel qui est fait généralement par un spécialiste ou par le chef de famille. La personne chargée du rituel place sur le sol un awayo (textile de couleur confectionné avec de la laine de brebis). Sur l’awayo, il place toutes les semences de pomme de terre, puis, sur un tari (petit textile similaire à l’awayo) qui contient de la coca, de la viande de lama, de la wira wira (plante aromatique et médicinale), du vin de terre (c’est un vin qui est fabriqué à base de graines d’airampu, des petits fruits ressemblant à des cerises qui poussent dans les Andes), des friandises et de la bière. La première chose que fait le spécialiste est de mélanger la viande de lama avec la wira wira pour former une pâte compacte, puis il choisit quelques pommes de terre que l’on appellera les pommes de terre ispalla mama (les reines des pommes de terre), le spécialiste prend dans sa main chacune des pommes de terre choisies, les enduit du mélange wira wira et viande, puis les entaille avec un couteau et place, dans la fente, trois feuilles de coca ; les pommes de terre ispalla mamas prendront la forme d’un trèfle. On prépare environ une dizaine de pommes de terre ispalla mamas, puis celles-ci sont ch’alladas (arrosées et bénies) avec le vin de terre et la bière. Une fois que les pommes de terre ispalla mamas sont ch’alladas, toutes les autres semences sont enduites avec le mélange viande et wira wira ; alors, la personne chargée du rituel demande à tous les participants de ch’allen avec de la bière et du vin, en souhaitant que la récolte soit bonne (Fig. 2).
22Un musicien commence alors à jouer du chajwasiri (air de musique qui est interprété avec une flûte de roseau) accompagné d’un tambour. L’intonation de cette musique est destinée à faire venir la pluie ; les bœufs de l’attelage sont parés de fleurs et c’est ainsi que commence l’ensemencement. Le spécialiste, à un moment donné, choisit un lieu où les pommes de terre ispalla mama seront semées. Le rituel de l’ensemencement se termine ainsi.
Période des carnavals
23Dès le mois de février, les Andes boliviennes sont en plein jallu pacha (période de pluie) ; toutes les cultures se couvrent de fleurs de plusieurs couleurs, c’est le moment de danser pour les cultures au son de la tarka (flûte en bois). Dans plusieurs communautés, les femmes revêtent des awayos (textile de laine de brebis teint de différentes couleurs) et les hommes des vêtements de couleur, leur chullu (bonnet de laine) et des chemises blanches. Ils vont dans les champs ch’allar (arroser) les cultures de pomme de terre, en faisant des libations et en y répandant de la serpentine et des pétales de fleurs ; il existe une coutume qui consiste à faire des guirlandes de cognassier et à les jeter sur la culture, cela aidera à ce que les pommes de terre soient aussi grosses que le coing lui-même. Cette coutume est réalisée le mardi de ch’alla par presque toutes les communautés (Fig. 3).
24Un autre geste important à cette date est la réalisation de la première récolte de pomme de terre pour cuisiner de la watia dans la chacra. Il faut faire un trou dans la terre de plus de 10 cm, puis installer une voûte en utilisant des mottes de terre ; le petit four doit mesurer environ 60 cm de diamètre et 50 cm de hauteur. Il faut laisser une ouverture pour introduire le bois. Une fois le four installé, il faut attiser jusqu’à ce que les mottes soient rouge vif : on retire la cendre et l’on introduit les pommes de terre accompagnées de viande séchée ; il faut alors détruire, avec une picoteuse, le four avec les pommes de terre et la viande qu’il contient. On attend environ 20 minutes et l’on obtient un mets délicieux appelé watia ou pachamank’a (nourriture de terre).
Fête du trois mai
25Dès l’époque d’auti pacha (temps sec), c’est le moment de commencer la récolte ; il faut le faire rapidement puisque la gelée est une menace pour les cultures. C’est alors le moment de ranger les instruments d’eau et de sortir les instruments qui font éloigner la pluie. Une des festivités les plus importantes est la fête du Señor de la Cruz, qui est célébrée le 3 mai. Le Señor de la Cruz ou Tata de la Cruz est la représentation du Christ crucifié. Cette fête est fortement liée à la production de la terre ; dans les communautés, on a coutume de vêtir l’image du Christ crucifié avec un poncho, un bonnet et les fruits de la région, en particulier des colliers de maïs, de fèves, et de pomme de terre bien sûr. La personne chargée d’organiser cette fête est l’alférez (organisateur). Il doit acheter les instruments de temps sec à un artisan reconnu et aller chercher les hommes de sa communauté pour qu’ils l’accompagnent pendant la fête ; de plus, il doit aller chercher le précédent alférez pour qu’il lui permette d’emporter l’image du Tata chez lui. Le 2 mai pendant la nuit, le Tata doit être vêtu solennellement et les hommes lui jouent de la musique pour éloigner la pluie. Les gens l’adorent et lui demandent des bénédictions. Le 3 mai au matin, une procession a lieu. Le Tata de la Cruz doit parcourir tout le village sur un brancard, sa figure est imposante en raison de l’abondance qu’elle représente. Les musiciens jouent de la musique pendant toute la journée et boivent en grandes quantités (Fig. 4).
26Une fois la pomme de terre récoltée, c’est le moment de la sélectionner. C’est un processus qui se fait le soir et auquel les hommes ne doivent pas participer. On sélectionne pour le marché 20 % de la production, puis on divise le reste pour l’alimentation, pour la semence, pour le troc et enfin pour l’élaboration du chuño.
Chuño
27Pour l’élaboration du chuño, on utilise en particulier la pomme de terre amère dans le but de réduire sa teneur en gluco-alcaloïdes. De plus, la pomme de terre amère a un meilleur rendement que la pomme de terre douce et ses produits dérivés se conservent mieux. La pomme de terre amère qui est consommée fraîche provoque plus de problèmes digestifs que la pomme de terre douce, sans doute en raison de sa teneur en gluco-alcaloïdes ; les petites pommes de terre rejetées, présentant des coups ou qui ont été affectées par la gale noire, par des vers et des parasites servent encore pour la consommation après avoir été traitées pour la conservation. Les petites pommes de terre sont soumises à ce processus avec l’argument qu’il est très laborieux de les éplucher si on les utilise fraîches. C’est-à-dire que le processus d’épluchage est une perte de temps et que la proportion d’épluchure et de pulpe comestible n’est pas avantageuse. L’élaboration du chuño est un processus qui économise de l’énergie quand on tient compte de la quantité, du travail nécessaire et du gain de temps pour la préparation, puisque les tubercules ont été traités au préalable. À travers l’élaboration de conserves, on élargit la gamme des saveurs. Le chuño se conserve de manière presque illimitée dans les zones andines élevées et il est apprécié comme un produit de troc contre des produits d’autres niveaux écologiques24. Pour faire le chuño, qui est la pomme de terre déshydratée, on utilise généralement la pomme de terre amère. Le chuño se prépare immédiatement après la récolte. Cela commence à la mi-mars avec la sélection de la pomme de terre et cela dure jusqu’à la fin du mois de juillet ou le début du mois d’août. Parmi les variétés les plus couramment utilisées dans l’élaboration du chuño, il y a la pomme de terre Luk`e, la Khuluya, la K`aisalla, la Keni. La pomme de terre destinée au chuño est mise à congeler dans le chuñawi, qui est le lieu éloigné de la maison par où ne passe pas le bétail (Fig. 5).
28Quand il y a une bonne gelée il suffit de trois nuits, mais en général on laisse geler la pomme de terre jusqu’à huit nuits pour qu’elle fermente et on la fait décongeler au soleil pendant la journée. À la fin de l’après-midi, on foule le chuño avec les pieds nus pour retirer l’excès d’eau et on l’étale pour qu’il congèle pendant la nuit.
Le premier jour, il faut le mélanger pour qu’il sèche rapidement ; les quatre jours suivants, on frotte le chuño avec les mains et on l’entasse. Le dernier jour, on l’expose à l’air pour retirer la peau. L’élaboration du chuño dure environ deux semaines. Avec les plus grosses pommes de terre, on fait la mama chuño, que l’on mange surtout les jours de fête. De plus, on la garde dans un misa tari pendant une année et on lui consacre un grand respect, en la dégustant avec des substances aromatiques, du sucre, etc. Normalement, on utilise ce chuño pour le Carnaval et Pâques. Le chuño sec peut se conserver pendant un à trois ans. Pour le cuisiner, on le fait tremper la nuit précédente et on le fait bouillir le lendemain.25
29Le processus de foulage est problématique : les tubercules peuvent se casser du fait de la source de pression et, si celle-ci est insuffisante, on ne parvient pas à contrôler la fermentation et on retarde le processus de séchage, puisque le liquide des tubercules n’est pas évacué. Tout de suite après ce travail, on répand à nouveau les pommes de terre pour qu’elles gèlent encore une fois la nuit suivante. Si l’intensité du froid n’est pas suffisante, on arrose les pommes de terre d’eau avant le coucher du soleil de sorte qu’elles gèlent mieux et plus vite. Pour obtenir un séchage régulier, la durée du temps d’étalage sur le sol dépendra de la taille de la pomme de terre. Si le chuño doit être conservé plus longtemps, il doit sécher mieux et uniformément. S’il a atteint le séchage nécessaire, on entasse à nouveau le chuño et on le frotte avec un morceau de bois pour ôter les derniers restes de peau. Puis on tend sur le sol un grand plastique ou une toile tissée où l’on répand le chuño contenu dans les sacs, pour que le vent retire les peaux. Ensuite, on trie le chuño et on le conserve séparément selon la taille et la qualité26. Le kachu chuño correspond à une première étape de l’élaboration du chuño. Les pommes de terre sont étalées la nuit et exposées aux intempéries pour qu’elles gèlent. On peut utiliser de la pomme de terre douce et il n’est pas nécessaire de ramasser les pommes de terre avant que le soleil ne se lève. Le kachu chuño se fait en petite quantité, presque exclusivement pour la consommation familiale27. Le kachu chuño est lavé, pressé et épluché et se cuisine dans la soupe à la place des chuños entreposés que l’on doit d’abord faire tremper28.
Tunta
30La tunta est de couleur claire, si bien qu’elle est connue sous le nom de chuño blanco dans d’autres régions. Elle est également élaborée avec les déchets de pommes de terre, mais de taille moyenne ou grande. Généralement, on l’élabore avec la pomme de terre amère, mais on utilise aussi la pomme de terre douce. Le critère décisif réside dans la taille de la pomme de terre. La tunta de la pomme de terre doit être amère, blanche et farineuse, voilà les facteurs recherchés. Il faut employer des tubercules allongés pour la tunta.
31La pomme de terre, comme dans le cas du chuño, est répandue selon l’intensité de la gelée pendant une période de 2 à 4 jours ; néanmoins, pendant la journée, elle n’est pas laissée au soleil, mais, le matin, elle est rassemblée en tas et couverte avec de la paille ichu et des plastiques. Les tas doivent être à l’ombre pour que les pommes de terre ne noircissent pas au soleil, ce qui nuirait à la qualité de la tunta. On reconnaît le degré optimal de congélation quand, en les cognant les unes contre les autres, on entend un bruit similaire à celui que font des bonbons ou des pierres qui se frottent entre eux. Les tubercules doivent être complètement congelés pour que, par la suite, la tunta puisse bien se ramollir ; c’est-à-dire qu’elle absorbe beaucoup d’eau et ne durcisse pas à la cuisson. Le degré de farinosité dépend de la bonne congélation. Si l’on a atteint le degré de congélation souhaité, on regroupe les pommes de terre en petits tas, avant le lever du soleil, et l’on fait sortir l’eau comme on le fait avec les tubercules congelés pour le chuño, c’est-à-dire en les foulant et en leur ôtant aussi la peau. On transporte tout de suite les pommes de terre en direction de l’eau en sacs ou en filets29. On choisit les plus grosses parmi les pommes de terre amères et douces. On les laisse étalées et exposées aux intempéries pendant trois nuits, en les ramassant à l’aurore pour éviter les rayons du soleil. Il est très important de ramasser les pommes de terre très tôt parce qu’elles doivent rester congelées, si bien qu’on les place à l’ombre pendant la journée, couvertes avec de la paille ou des couvertures. Pendant trois ou quatre nuits, on étale la pomme de terre pour qu’elle gèle et on la ramasse à l’aurore, jusqu’à ce qu’elle soit prête et émette un son sec quand on la cogne, comme les pierres. Après la congélation, on met les pommes de terre dans des balles ou on les plonge dans un lit de paille (juaylla, en aymara) et on les recouvre de paille et de pierres. On les laisse plongées dans l’eau pendant une trentaine de jours. On ressort les tuntas dans des paniers et on les étale le soir pour qu’elles gèlent à nouveau pendant la nuit. Le lendemain, on les décongèle à la chaleur du soleil, on les foule et on les laisse sécher au soleil. Une fois sèches, on frotte les tuntas avec les deux mains pour ôter leur peau et on les expose à l’air30.
32Dans le monde occidental, le chuño est un aliment qui ne sert à rien (hydrate de carbone pur). Mais, dans les Andes, pour les Andins, le chuño, c’est toute une histoire de transformation des êtres, opérée par le gel quand le froid atteint son expression maximum. L’énergie du gel pénètre dans la pomme de terre et y reste pendant plusieurs jours. Plus tard, le chuño nécessite que l’énergie de la gelée soit évacuée et ce sont les femmes qui en sont chargées. Ensuite, vient l’énergie du soleil qui doit entrer dans le chuño. Grâce à ces brusques changements de température, le chuño est un aliment énergétiquement transformé. C’est un aliment qui possède un autre type d’énergie, différent de la table des calories et des vitamines que nous connaissons. Nous ne devons pas mesurer les aliments uniquement sur la base de la table de classifications de la science. Le chuño un « ré-aliment » parce qu’il est chargé de beaucoup d’énergies. La tunta possède une autre énergie qui est liée à l’eau.
L’Apthapi
33L’apthapi (ramasser), ou repas communautaire (Fig. 6), est présent dans des actes importants comme des travaux communautaires, des fêtes, des réunions. La pratique de l’apthapi constitue un moment festif qui se déroule dans la zone rurale, principalement pendant l’ensemencement, la récolte, en plus des travaux communautaires, et qui a été adopté progressivement dans les espaces urbains lors de réunions et d’événements, surtout ceux qui font allusion à des mouvements revendicatifs comme ceux qui se sont déroulés pendant le mandat du Président Evo Morales. En milieu rural, sa signification et son déroulement peuvent être considérés comme un des moments où, à un plus haut degré, la nourriture fonctionne comme une ressource unificatrice et démocratisatrice ; unificatrice parce que toutes les familles, dans leur intégralité, participent et démocratisatrice parce que la façon dont on la consomme (étalée sur le sol sur un awayo) permet que le pouvoir soit distribué à tous les membres de la communauté.
34Les caractéristiques de l’apthapi vont être déterminées en fonction des personnes, du lieu dans lequel il se déroule et des circonstances. Ainsi, l’abondance et la variété des aliments sont des éléments représentatifs de ce repas, si bien que l’on parle de « la générosité des personnes qui l’offrent ». C’est-à-dire que chaque personne de la communauté apporte des aliments dans une quantité définie ; ou il peut s’agir d’un seul individu, comme cela peut être le cas d’une autorité qui offre ce repas festif, montrant ainsi ses possibilités par rapport à la variété et à la quantité d’aliments qu’elle peut fournir. L’ingrédient principal de ce repas, ce sont les différentes variétés de pomme de terre, y compris le chuño. Des aliments qui constituent la base de l’alimentation dans la région andine. Il existe trois types d’apthapis ou de repas communautaires : le petit, le moyen et le grand, ce dernier étant servi de manière linéaire et destiné à de grands événements, avec une grande quantité de gens, à la différence des deux premiers, qui sont servis en cercles quand ils concernent peu de convives. Dans tous les cas, la place de la pomme de terre est au premier rang, le chuño et, parfois, la tunta, étant situés au-dessus et accompagnés d’autres tubercules comme l’oxalide tubéreuse, la capucine tubéreuse et d’autres aliments comme des tranches de fromage, des œufs durs, du poisson ou d’autres sortes de viandes31. Les différentes pommes de terre sont exposées tout au long de l’awayo. Elles sont accompagnées de sauces piquantes comme la llajua de locoto ou la sauce au piment jaune (jallp’a wayk’a). Les aliments sont distribués de manière circulaire lors d’occasions qui réunissent peu de convives, et de manière rectangulaire quand il y a plus de dix convives, pour permettre à tous d’accéder à une bonne quantité d’aliments. Sont disposés en premier les aliments les plus consistants comme : la pomme de terre, le chuño en grande quantité et, s’il y en a, l’oxalide tubéreuse.
Parenté de la pomme de terre
35La pomme de terre a en effet des cousines, dont l’oxalide tubéreuse. Dans les Andes, une agriculture de monoculture, par exemple, n’est pas viable, et la pomme de terre n’est pas viable non plus si on ne cultive que de la pomme de terre. L’agriculture andine est diversifiée et se nourrit d’autres éléments. La cohabitation entre pommes de terre de différents types produit une relation affective qui se reflète dans la chacra. Il y a des pommes de terre qui ne doivent pas cohabiter avec d’autres cultures, il y en a aussi d’autres qui collaborent à améliorer leur croissance. Les parasites sont combattus en tenant compte de cet aspect. Dans les Andes, il y a une manière de combattre les parasites, un traitement des parasites qui est ritualisé ; on s’efforce de retrouver l’harmonie avec la terre. Dans ce cas, on se concerte, on rassemble les vers et on monte dans les collines ; on les confie aux collines pour qu’ils partent rapidement et ne reviennent pas dans les chacras. On procède de même pour le traitement de la grêle, de la maladie.
Des logiques culturelles en concurrence
36La façon dont nous avons décrit la culture de la pomme de terre jusqu’à présent ferait supposer que les communautés agricoles sont ritualistes à temps plein : là n’est pas la question. En revanche, ce que nous avons voulu démontrer c’est que, d’une part, il y avait une autre manière d’aborder la pomme de terre, différente de la manière scientifique. Peut-être faut-il étudier ce type d’interaction avec la pomme de terre afin de voir jusqu’à quel point il est viable et a la capacité de dialoguer avec d’autres connaissances. D’autre part, ce qui est plus important, c’est qu’il faut aussi mener une réflexion sur notre propre disposition et capacité à dialoguer avec cette façon de voir et de percevoir le monde qui est celle des agriculteurs andins vis-à-vis de la pomme de terre. En 2008, par exemple, la Bolivie a connu une sécheresse qui a menacé de détruire les récoltes. De nombreux paysans ont affirmé que ces phénomènes naturels étaient dus au fait que l’on ne pratiquait plus les coutumes, c’est-à-dire les rituels ; pour cette raison, beaucoup y reviennent et étudient comment se pratiquaient ces coutumes. Cependant, à quel point revenir à ces traditions serait-il utile pour supporter le changement climatique, par exemple ?
Conclusion
37Nous considérons que réfléchir sur la pomme de terre implique, d’une part, de ne pas réduire son importance aux seuls aspects nutritionnels, mais plutôt de transcender les significations sociales et culturelles de cet aliment et la façon dont ses différents modes de consommation détermineront des « styles de vie » et des comportements alimentaires ; d’autre part, nous considérons que le fait d’aborder la problématique dont fait aujourd’hui partie ce tubercule dans notre pays nous permettrait de comprendre et de faire face de manière plus complète à un problème de grande ampleur et répercussion comme celui de « la crise alimentaire ». Comprendre la signification des ressources alimentaires comme la pomme de terre exige un effort dans plusieurs disciplines comme l’économie, la sociologie, l’anthropologie, l’agronomie et même la linguistique. En tant qu’anthropologues, nous avons transmis cette préoccupation, et entrepris la tâche de nous rapprocher d’autres sciences dans le but d’avoir une vision transdisciplinaire. En faisant cela, nous nous sommes aperçus que les autres disciplines avaient également la même préoccupation, car il existe un divorce total entre les sciences exactes et les sciences sociales. Dans ce sens et du fait de ce rapprochement, un échange s’est produit, qui a enrichi notre façon d’aborder la Pomme de Terre. L’année 2008 a été proclamée Année internationale de la Pomme de Terre, bien que cela n’ait pas fait l’objet d’une large diffusion dans notre pays et qu’à cela s’est ajouté le fait que, dans notre pays, ceux qui se sont attribué cette célébration ont été les groupes sociaux urbains, face à l’absence de témoignage de la part de ceux qui, à notre avis, étaient les véritables protagonistes, parmi lesquels les agriculteurs. Cet événement a permis de mener des recherches et d’arriver à la conclusion que la Pomme de Terre n’avait pas besoin de proclamation, de date ou d’année spéciale pour être mise à l’honneur. En effet, quand nous avons tenté de sociabiliser l’année internationale de la pomme de terre auprès de la population de nos zones rurales, nous nous sommes aperçus que, dans leur vie de tous les jours, cela n’était pas nécessaire puisque la pomme de terre était mise à l’honneur et bénie tous les jours par les familles de producteurs et les familles en situation de pauvreté. Ce fait nous a aidés à comprendre et à apprendre de nombreuses particularités sur cet aliment, qui est vivant. Néanmoins, nous reconnaissons que la Proclamation a constitué un premier pas important pour mener une réflexion, réaliser un récapitulatif de l’importance de cet aliment dans le contexte bolivien et recouper tout cela avec des processus sociaux, économiques, politiques, symboliques, rituels, culturels, écologiques. Le fait d’avoir réalisé cet exercice a permis d’avoir une vision exhaustive, en obtenant ainsi un dialogue interdisciplinaire sur l’importance et la problématique que traverse cette ressource alimentaire, patrimoine et héritage de nos cultures andines.
Notes de bas de page
1 Les ornithologues, jusqu’à présent, sont parvenus à différencier 1 512 espèces et sousespèces d’oiseaux qui peuplent la Bolivie, ce qui constitue un exemple clair de l’influence du climat sur l’environnement qui se traduit chez la faune volatile. Elle contient une grande variété d’écosystèmes, avec de grandes variations qui vont de 180 à 6 500 mètres au-dessus du niveau de la mer.
2 Le lac navigable le plus élevé au monde.
3 Son paysage est admirable puisqu’il ressemble à une gigantesque plaine couverte de neige, entourée dans sa partie occidentale par des volcans éteints ornés de belles couleurs jaunes et vertes, en raison de l’accumulation de dépôts de soufre ; dans la région de Llica, on cultive du quinoa royal.
4 Boero H., Bolivia Mágica, 1993, p. 25-44.
5 Imilla, en langue aymará : jeune demoiselle.
6 Runa, en langue quechua : personne.
7 Guido A. et Madani P., Características de la cadena agroalimentaria de la papa…, 2000, p. 36.
8 Guido A. et Madani P., Características…, op. cit., p. 39.
9 Escobar A., « El lugar de la naturaleza… », 2000.
10 Ibidem, p. 119-120.
11 Pachaguaya P., La poética de las vertientes…, 2008, p. 76-86.
12 Terrazas C., El comer bien en le entorno qhas-qut-suñi…, 2006, p. 199-210.
13 Medina J., La papa…, 2008, p. 1.
14 Le pacha est un mot qui représente le temps et l’espace ; il se divise en deux : ce que l’on voit ou ce que l’on a vu, et ce que l’on n’a pas vu. Le passé et le présent sont devant, on les voit ou on les a vus ; le futur est derrière, il n’a pas encore été vu et il faut attendre que le temps passe. La référence spatiale est également indiquée en termes spéciaux comme khaysa (ici), khuysa (là). De la même manière, on se trouve au milieu du cosmos et de la terre quand on est au levant (jalsu), au couchant (jalanta), au nord (amsta), ou au sud, en bas (aynacha) ; de même quand on est en haut (araxa) et en bas (manqha).
15 Medina J., La papa…, op. cit., p. 1.
16 Medina J., Ispälla…, 2008, p. 1.
17 Antunez De Mayolo S. La Nutrición…, 1988, p. 108.
18 Ibidem.
19 Eyzaguirre M., Chaxes…, 2008, p. 2.
20 Poma de Ayala Waman (1612-1615), Nueva coronica y buen gobierno, México, Fondo de Cultura Económica, 1993, p. 219.
21 Horkheimer H., Alimentación…, 1990, p. 82.
22 Les mink’as sont des personnes embauchées (hommes, femmes ou enfants) qui vendent leur force de travail en échange d’une rémunération ou d’un paiement en produits alimentaires.
23 Le ayni est différent de la mink’a : avec le ayni, le travail réalisé sur la parcelle doit être compensé par du travail, c’est-à-dire que le propriétaire de la parcelle doit aller travailler aux cultures de ses aynis, « aujourd’hui pour toi, demain pour moi » ; dans cette forme de travail, l’argent ne circule pas.
24 Vokral E., Qoñi Chiri…, 1991, p. 113.
25 Cajías M., Paz M., De cómo se alimentaban…, 1992, p. 37-38.
26 Vokral E., Qoñi Chir…, op. cit., p. 115-116.
27 Cajías M., Paz M., De cómo se alimentaban…, op. cit., p. 37-38.
28 Vokral E., Qoñi Chir…, op. cit., p. 114.
29 Ibidem, p. 66-117.
30 Cajías M., Paz M., De cómo se alimentaban…, op. cit., p. 39.
31 Dans ses caractéristiques et les aliments qui composent ce repas, celui-ci peut se distinguer par la présence de n’importe quel type de viande. La viande est très appréciée, sans être obligatoire, sa présence rehausse le statut de la personne qui l’offre.
Auteurs
Docteur,
Université San Andrés de La Paz, Bolivie.
Docteur,
Université San Andrés de La Paz, Bolivie.
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Un aliment sain dans un corps sain
Perspectives historiques
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La Pomme de terre
De la Renaissance au xxie siècle
Jean-Pierre Williot et Marc de Ferrière le Vayer (dir.)
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