Déplacements de détresse et « ré-encampement » des migrants sahraouis à Bordeaux
p. 369-388
Texte intégral
1 Bordeaux, juin 2015 : des policiers accompagnés de Caterpillar envahissent un campement de fortune installé par des réfugiés sahraouis. Ces derniers sont expulsés de force et l’ensemble des cabanons, abritant leurs affaires, rasés sous leurs yeux et ceux de citoyens de passage. Les réseaux sociaux sont immédiatement utilisés par les témoins de la scène afin de déclencher une mobilisation citoyenne d’urgence pour réagir à cette expulsion d’une centaine d’hommes. La problématique qui s’est immédiatement posée aux Sahraouis ainsi qu’aux acteurs associatifs et citoyens engagés spontanément à leurs côtés consistait d’une part à identifier un nouvel emplacement offrant accès à l’eau et aux sanitaires et d’autre part à assurer l’alimentation des personnes évacuées. L’absence de réponse de la part des acteurs politiques locaux a renforcé une mobilisation accompagnée par une forte dynamique associative (Ligue des droits de l’homme, CIMADE, RESF, Médecins du monde, Fondation Abbé Pierre, ASTI, FNARS, Dynam’eau1…), fédérée rapidement en collectif avec les Sahraouis. Un campement a dès lors été improvisé avec un accompagnement de proximité continu pour l’accès au minimum vital, aux droits et aux démarches administratives, mais aussi pour une sensibilisation plus large à la situation de la population sahraouie qui revendique la reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara Occidental, lutte à la racine de sa situation migratoire actuelle.
2 Dans cette initiative collective, associatifs et chercheurs se sont interrogés sur les enjeux politiques auxquels fait face cette population, finalement peu connue en France. Du côté des institutions, un refus d’intervention catégorique s’est tout d’abord manifesté, repoussant la possibilité de répondre au minimum vital, soit l’accès à l’eau2. S’est alors engagée une longue aventure de négociations, d’actions, de soutiens pour faire front à cette fin de non-recevoir.
3La situation des Sahraouis, du fait de la non-reconnaissance de leur territoire, lie leurs migrations à des enjeux politiques dont les conséquences s’appliquent directement aux modalités de leur accueil. Questionner le phénomène migratoire de ces populations nécessite un engagement de terrain, un regard croisé mêlant démarches et analyses anthropologiques, politiques et juridiques. La particularité du contexte dans un événement en cours d’élaboration a induit des modalités de production et d’analyse des données spécifiques et adaptées. Contrairement aux démarches classiques de recueil de données en anthropologie, où le chercheur choisit un sujet, une problématique et en dégage une méthodologie, le présent texte est le fruit d’un travail de recueil de données débuté au cours d’un engagement actif et d’urgence face à la situation préoccupante d’un groupe important de Sahraouis mis à la rue un matin de juin 2015. L’inscription dans l’action d’accompagnement, de questionnements et de regards croisés de différentes disciplines (juridique, médicale, linguistique), à différentes échelles (ethnographie au quotidien et analyse politique), a permis une récolte de données assez riche. Celles-ci ont pu être complétées par les matériaux qualitatifs produits par une méthodologie plus classique en anthropologie, par Benjamin Dejust. Son analyse comparative sur deux sites, Bordeaux et Bressuire, a en outre permis de mettre en contexte la situation spécifique bordelaise.
4Ainsi présenterons-nous dans ce texte les motivations des Sahraouis à venir s’installer à Bordeaux, envisagées dans une perspective historique, puis leurs conditions de vie dans les espaces de « ré-encampement », leurs préoccupations juridiques, enfin les enjeux politiques de leur présence, à la fois visible et invisible.
Motifs du déplacement ?
5Les Sahraouis présents à Bordeaux sont pour la plupart issus des camps de réfugiés de Tindouf situés dans le Sud-Ouest algérien. Leur arrivée en France est fortement liée à la précarité qui existe dans ces lieux qui dépendent en grande partie de l’aide internationale depuis leur installation sur la hamada de Tindouf, il y a maintenant plus de quarante ans3. La situation politique étant dans l’impasse depuis le cessez-le-feu de 1991, les Sahraouis vont peu à peu prendre les routes de la migration, majoritairement vers l’Europe et depuis quelques années vers la France, notamment la Gironde et la ville de Bordeaux. La précarité de leur situation actuelle a pu rendre visible un phénomène migratoire qui était autrefois cantonné à l’Espagne. Dans cette partie du texte, nous verrons quels sont les différents facteurs de départ des Sahraouis des camps de réfugiés à partir d’une enquête de terrain menée à Bordeaux et grâce à la littérature disponible à ce sujet.
6En premier lieu, il est important d’évoquer la lente modification de l’économie dans les campements de Tindouf, qui était avant tout basée sur l’échange et la dépendance à l’aide internationale et qui s’est peu à peu modifiée au profit d’une économie monétarisée dans les années 1990 (Caratini 2007 ; Herz 2014). L’évolution des besoins entraîna la transformation des rapports entre les individus et les conduisit à rechercher de nouvelles ressources afin de subvenir aux besoins de la famille qui est une préoccupation centrale dans les camps de réfugiés. Ce facteur s’est accentué par la baisse de l’aide humanitaire au début des années 2000 (Caratini 2007) qui contribua à confirmer la nécessité cruciale pour les Sahraouis de trouver des revenus et de chercher d’autres possibilités à l’étranger puisque l’univers des camps se voyait restreint. En interrogeant les Sahraouis présents à Bordeaux, on se rend compte qu’une des principales motivations de leur départ est liée à ce facteur. En effet, la confrontation à une vie quotidienne difficile, où l’accès aux ressources est limité, contribue à impulser un mouvement migratoire vers l’extérieur. Les justifications sont souvent diverses mais la plus récurrente invoque la faiblesse des salaires proposés par le Front Polisario4 dans un contexte qui n’offre pas de nouvelles perspectives économiques ou politiques. L’exemple de Cheikh5, un jeune Sahraoui d’une vingtaine d’années arrivé en France il y a un an, l’illustre. En effet, ce dernier est parti après avoir travaillé comme infirmier dans un hôpital de la RASD6 pour un salaire très faible ne permettant pas de pallier aux besoins de sa famille. Il a ainsi essayé de trouver une activité économique rémunératrice en Espagne et donc en déposant une demande d’asile. Cependant, en l’absence de réponse à ses démarches administratives de la part du gouvernement espagnol, il a dû envisager un nouveau départ. C’est ainsi qu’il a suivi le mouvement migratoire, déjà emprunté par d’autres Sahraouis vers Bordeaux, l’objectif étant à nouveau d’accéder à un statut juridique pérenne à même de procurer un équilibre économique bénéficiant à sa famille restée dans les camps de réfugiés. Cet exemple illustre la « réponse » migratoire à une situation de réfugiés qui s’éternise et maintient des familles entières dans la précarité (Caratini 2007 ; Corbet 2006).
7En second lieu, la motivation associée à la précédente est liée à l’engagement politique dont font preuve les Sahraouis dans la lutte pour l’indépendance du Sahara Occidental. Cet héritage acquis à l’école nationale de la RASD (Corbet 2014) marque fortement l’esprit des Sahraouis qui font preuve d’un patriotisme omniprésent. La situation économique qu’ils subissent est inexorablement associée à leur condition politique. Dès les premières discussions avec eux à leur arrivée en France, ce thème est récurrent, reposant sur une image idéalisée du Sahara Occidental, dont le territoire est largement inconnu des nouvelles générations nées dans les camps. L’accession à l’indépendance du Sahara Occidental est omniprésente dans le discours de la majorité des Sahraouis installés à Bordeaux, dessinant les contours d’une identité autour de ce particularisme. Le squat de Bordeaux est, par exemple, orné de nombreuses références à l’indépendance, comme des drapeaux de la RASD, des slogans ou encore des peintures murales mettant en avant la culture sahraouie. Le squat devient donc aussi un espace d’expression d’un engagement politique.
8En Espagne, cet attachement patriotique va s’exprimer à travers la participation à des meetings politiques indépendantistes ou par l’engagement dans des associations de migrants (Gomez Martín 2008b et dans cet ouvrage). À Bordeaux, cet engagement se traduit par un effort de sensibilisation à la situation du peuple sahraoui, particulièrement peu traitée sur la scène médiatique française, à travers l’élaboration d’événements (projections, participations à des festivals, etc.) organisés en partenariat avec des associations locales. L’objectif est de créer autant d’opportunités de visibilisation de la situation des Sahraouis et de mobiliser une aide humanitaire en faveur des habitants des squats bordelais.
9Certains Sahraouis trouvent aussi dans cette migration un espace d’expression de griefs adressés au Front Polisario (Gomez Martín 2008). Ces critiques concernent particulièrement l’immobilisme du Front Polisario qui maintiendrait une paix précaire ne débouchant sur aucune solution, mais aussi des suspicions de corruption au sein du mouvement de libération. Le départ des campements peut donc être motivé par d’autres facteurs que la quête de revenus. L’extrait de l’entretien suivant effectué avec un Sahraoui de Bordeaux résume la situation vécue :
Pour sensibiliser la société sahraouie à la nécessité de la liberté de presse au sein des campements j’ai participé à la création d’un hebdomadaire, L’Avenir, dans l’espoir d’un avenir meilleur […]. Nous avons rencontré beaucoup de difficultés et de harcèlement. Le groupe de travail chargé d’enquêter sur les droits de l’homme auquel j’appartenais a été accusé de travailler en tant qu’informateur au service de l’étranger.
(Extrait d’entretien, 2016)
10La pression sociale liée à des accusations ou suspicions peut être un facteur de mobilité hors du campement.
11Si la pérennité de l’engagement politique diverge entre les Sahraouis de Bordeaux, ces derniers se retrouvent sur un point, celui du désir de retour à la terre perdue du Sahara Occidental. Aussi, dès que surviennent des événements importants dans les camps de réfugiés (catastrophes naturelles, événements politiques…), la mobilisation fait au moins pour un temps oublier les divergences politiques. Par exemple, en mars 2016, la venue de Ban Ki-moon dans les camps de Tindouf raviva les tensions entre le Maroc et la RASD. Les Sahraouis de Bordeaux étaient alors en permanence à l’écoute des réseaux sociaux ou de la radio pour suivre l’évolution de la situation :
En plus de la lutte pour les papiers ici nous avons une autre lutte, une lutte pour notre peuple qui est le droit à l’indépendance. […] Le conflit sahraoui stagne depuis 1991, à l’arrêt… Rien ne bouge depuis 1991, les gens commencent à partir pour améliorer leur vie mais beaucoup de jeunes veulent la guerre, ils veulent rentrer et prendre les armes […]. À partir du moment où le Front Polisario déclare la guerre, j’y vais ! (Extrait d’entretien, 2016)
12Ce discours de reprise des armes dans les camps de Tindouf et en Espagne, que l’on retrouve aujourd’hui en France, est de plus en plus présent chez les jeunes Sahraouis lassés d’attendre une réponse pacifique à l’occupation du Sahara Occidental (Gómez Martín 2010). La revendication politique est omniprésente sur les réseaux sociaux où les symboles de la culture sahraouie et de la lutte indépendantiste sont régulièrement mis en scène à travers des photographies ou des vidéos (via notamment Facebook, Twitter, WhatsApp). Ces nouveaux outils numériques permettent aussi aux familles de rester en lien avec ceux qui sont partis. L’image renvoyée par les Sahraouis installés à Bordeaux, par exemple, reste positive afin de rassurer leurs proches restés dans les camps, mais aussi de montrer que la lutte pour la libération se perpétue dans l’expérience migratoire.
13Que ce soit pour des raisons économiques, politiques ou de projection d’une vie permettant enfin de jouir de droits reconnus par la communauté internationale, les Sahraouis ont commencé à migrer majoritairement vers l’Espagne au milieu des années 1990 (Gómez Martín 2011). Cette destination s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord, la proximité linguistique qui a permis de faciliter l’installation et l’intégration des individus. En effet, contrairement aux territoires occupés, l’espagnol reste la seconde langue enseignée dans les campements. Ensuite, la relation entre l’ancienne métropole et les camps est très forte grâce à l’envoi de jeunes Sahraouis dans le cadre universitaire, mais aussi grâce au programme Vacaciones en Paz (Vacances en paix7) qui permet de développer des liens avec des familles espagnoles. Ces liens sont accentués par le nombre important d’ONG espagnoles présentes dans les campements. Enfin, la possibilité offerte aux individus nés avant le départ de l’Espagne de demander la nationalité espagnole constitue un autre vecteur favorisant la migration et l’implantation dans ce pays. Cependant il faut noter que cette possibilité a été particulièrement limitée depuis ces dernières années, motivant d’autant plus les Sahraouis à se déplacer hors du territoire espagnol, notamment vers la France.
14La réduction d’accès à la nationalité espagnole cumulée à la crise économique de 2008 semblent être des facteurs associés à la mobilité vers la France, la région girondine représentant alors une source d’emplois saisonniers via le travail viticole à même de répondre à ce besoin économique.
15Les premiers individus, a priori de nationalité espagnole, ont suscité l’intérêt d’autres Sahraouis jusque dans les camps de Tindouf. Najib, par exemple, occupait de manière épisodique un emploi au Pays basque espagnol. Lorsque son contrat a cessé d’être renouvelé en 2010, il a décidé de repartir pour les camps. Cette période fut de courte durée car, ayant une famille à charge, il dut chercher un nouveau moyen de subsistance. Un ami lui conseilla de se rendre en France.
16Ainsi, depuis 2013, un relatif accroissement du nombre de Sahraouis à Bordeaux peut être constaté. Nous le qualifions de « relatif » car il s’agit ici d’une centaine de personnes. Cependant ces derniers se heurtent aux politiques françaises et européennes de migration qui ne facilitent pas leur implantation sur le territoire français. Par ailleurs, la venue en France n’est pas dépourvue d’une volonté de diffuser la cause sahraouie dans un pays où, à l’inverse de l’Espagne, la connaissance de ce sujet par le grand public est très limitée. La France, principale alliée diplomatique du Maroc sur ce dossier8, ne possède pas un réseau d’associations aussi développé qu’en Espagne.
17Enfin, la France, présentée comme la patrie des droits de l’homme et de la liberté, revenait dans un certain nombre de discussions comme l’illustre l’extrait d’un entretien passé avec un ancien prisonnier sahraoui au Maroc qui aurait réussi à s’échapper et à rejoindre les camps de Tindouf avant de partir pour la France : « La France a des droits, la France a la liberté, la France sans problème si tu as tes papiers tu peux vivre tranquillement, on peut s’y débrouiller. » (Extrait d’entretien, 2016)
18Si pour ces différentes raisons la France est devenue une destination de choix pour les Sahraouis, la dure réalité à laquelle ils sont confrontés à leur arrivée en est d’autant plus inavouable auprès de leurs familles.
19Mais la région bordelaise, berceau du travail des vignes (Libourne, Pauillac), n’est évidemment pas la seule destination des Sahraouis en France : Paris, Mantes-la-Jolie, Montauban, Bressuire font également partie de leurs choix d’installation privilégiés. Les conditions d’installation y sont tout à fait différentes de celles, inédites, connues à Bordeaux. Dans la ville de Bressuire et ses environs, dans le département des Deux-Sèvres par exemple, plus de 400 Sahraouis sont réunis en une centaine de familles et se sont installés depuis la fin des années 2000. Si cette région attire, c’est principalement pour ses facilités d’accès à l’emploi. En effet, les nombreuses entreprises d’agroalimentaire présentes dans le secteur avec un fort turnover requièrent un grand nombre de travailleurs saisonniers. Ils sont réunis dans l’association Culture Sahara à Nueil-les-Aubiers, association qui appuie les migrants sahraouis dans leurs démarches administratives et leur installation dans la région et qui œuvre à la sensibilisation de la population locale à la cause sahraouie à travers de nombreux événements et une intense visibilité sur les réseaux sociaux. Cet engagement associatif s’inscrit dans une logique similaire de celle de Bordeaux. En revanche, le flux de migrants qui proviennent d’Espagne, et non pas directement des camps de Tindouf, est moins intense qu’à Bordeaux. L’intégration est réalisée au fur et à mesure de l’arrivée de nouveaux venus, les prémunissant d’une installation précaire en campements urbains, contrairement à Bordeaux où l’arrivée groupée des Sahraouis les a conduits à une installation en squat, puis leur expulsion a induit un mouvement de solidarité dans l’urgence.
Les conditions de vie à Bordeaux : vers un « ré-encampement »
20La représentation de la France en tant que terre d’asile et patrie des droits de l’homme chez les Sahraouis est, comme on vient de le voir, un élément fondamental dans le processus de déplacement vers ce pays qui constituerait donc l’ultime destination pour défendre les droits d’un peuple.
21L’arrivée sur le territoire français implique des démarches administratives très précises et très longues dont la durée nécessite un accueil sur le territoire. L’une des premières étapes de ces démarches vise l’obtention du statut de « réfugié ». L’enregistrement de ce premier dossier peut prendre deux mois. Une fois enregistrés, les demandeurs d’asile bénéficient alors d’une allocation d’environ dix euros par jour et ont normalement accès à un hébergement. La disponibilité de cette allocation peut tarder plusieurs semaines, ce qui oblige les Sahraouis à se regrouper auprès d’autres personnes pouvant les prendre en charge. C’est ainsi que s’est constitué le premier campement de fortune mais c’est aussi sur cette base que les suivants se constitueront.
22La notion de « ré-encampement » est inspirée de celle d’« encampement » forgée par Michel Agier (2014). Cet auteur précise que les camps sont en train de devenir une composante majeure de la société mondiale et le lieu de vie de près de vingt millions de personnes ayant fui les conflits, la misère ou les catastrophes écologiques. Ce type d’« encampement » reflète précisément la situation des camps sahraouis de Tindouf d’où proviennent la très grande majorité des Sahraouis bordelais. Une toute petite minorité (moins d’une dizaine) est issue de la zone sous contrôle marocain9. Parmi ces camps émergent les camps de migrants auto-installés au nombre, semble-t-il, de plusieurs milliers à l’échelle de la planète, dont une bonne part en Europe. Ces regroupements de petite taille, qu’on appelle aussi « ghettos » ou « jungles », sont installés le long des frontières ou dans les interstices urbains – dans des friches, sous des ponts, etc. Face à l’arrivée de migrants, un certain nombre de pays, notamment européens, ont eu tendance à utiliser la solution des camps comme une politique par défaut, ne sachant pas comment empêcher ce qu’ils considèrent comme un « problème » : des gens qui se déplacent, passent des frontières. « Les camps sont leur façon de gérer les indésirables, le rebut où finissent les personnes qui ont passé tous les filtres. Car une chose est sûre : quels que soient les lois ou les règlements, on ne pourra jamais empêcher des humains de se déplacer. » (Agier 2014 : 11)
23Les quelques Sahraouis déplacés vers Bordeaux ont grandi dans un espace caractérisé par son « encampement » en Algérie. Leur motivation à la mobilité est de s’extraire d’une vie cantonnée dans un camp. Or ce sont des conditions de vie « encampées » qui les attendent à nouveau. Mais cette fois-ci dans des conditions improvisées, extrêmement précaires, instables puisque remises en cause constamment par les pouvoirs publics, qui font émerger la notion de « ré-encampement ».
24Les camps du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés, tels ceux de Tindouf, devaient avoir une durée de vie déterminée, ce qui finalement n’a pas été le cas. Ainsi, pensée comme une installation temporaire par leurs aînés, des enfants y sont nés sans perspective d’avenir. Arrivés à Bordeaux, les Sahraouis sont contraints à un nouvel « encampement » avec à nouveau une durée indéterminée. De plus, contrairement aux camps de Tindouf, ces « installations » sont spontanées, non organisées en amont et exclusivement masculines. Les conditions y sont ainsi bien plus précaires.
25Installés dans un pays dont ils ne connaissent pas, ou superficiellement, le fonctionnement administratif, l’accès aux soins, à l’alimentation, etc., le regroupement devient rapidement une condition de leur survie et c’est ainsi qu’émerge le « ré-encampement ». Cette organisation nécessite une structuration interne précise afin d’organiser les conditions de salubrité minimales, le partage des ressources et de l’alimentation entre ceux qui y ont droit et ceux qui en sont privés. En effet, si à leur arrivée ils sont tous sans ressource durant des semaines10, certains vont acquérir le droit de faire une demande de statut de réfugiés, tandis que d’autres, « dublinés11 », ne pourront y prétendre. Ils n’auront ainsi droit à aucune aide financière ni alimentaire. D’autres encore, déboutés de leur demande de statut de réfugié, restent sur place, ne pouvant être transférés dans aucun pays, au nom de leur apatridie. Ils déposent alors une demande d’apatridie qui ne donne droit à aucune aide immédiate.
26Les arrivants ne se connaissant pas toujours et, étant des hommes pour la très grande majorité (entre trois et six femmes vivent régulièrement dans le campement durant quelques semaines, avant d’être relogées par les institutions locales), l’organisation interne est complexe. En effet, l’essentiel de l’organisation des camps à Tindouf a été historiquement assurée par les femmes (Caratini 2003a ; Fiddian-Qasmiyeh 2014), aussi localement cette tâche a pu bénéficier du soutien des membres bordelais réunis avec des Sahraouis, en collectif dès juin 2015. À la demande des Sahraouis, un des rôles du collectif a été d’accompagner la mise en place de « référents », représentants des Sahraouis au sein du collectif et en charge de l’organisation de la vie dans les squats (répartition alimentaire, maintien de l’hygiène dans le campement, organisation d’une aide citoyenne, accès aux informations administratives, modalités de communication sur leur situation…). Ces référents ont été élus après de longues délibérations entre Sahraouis et en présence de deux représentants bordelais du collectif, légitimant le processus de débat et d’élection entre Sahraouis. L’émergence de quelques Sahraouis particulièrement actifs dans ce rôle de référents a permis de fédérer une partie des habitants du campement et de structurer un suivi de proximité. Cependant, dans la durée, la grande mobilité des Sahraouis vers l’Espagne ou la sortie du camp de ces référents pour s’installer en des lieux d’habitation plus stables, grâce à des réseaux locaux, a pu fragiliser la qualité de l’accès régulier aux informations pour les nouveaux arrivants.
27À l’origine du premier campement, Médecins du monde et la Fondation Abbé Pierre ont soutenu matériellement le collectif, dont ils sont membres, afin d’équiper les Sahraouis de tentes, de sacs de couchage, de cuves de stockage d’eau, de nourriture d’urgence, d’eau, de gaz. La première grande difficulté fut l’accès à l’eau, la mairie de Bordeaux refusant de s’impliquer, considérant que la responsabilité incombait à la préfecture, au point d’interdire l’accès à un raccordement de pompiers, habituellement utilisé dans ce type de circonstances. C’est la période caniculaire de l’été 2016 qui a permis de mobiliser le conseil général sur cette question. L’eau est alors devenue accessible.
28Ce campement a fonctionné durant trois mois, jusqu’à l’annonce d’une nouvelle évacuation, période au cours de laquelle le nombre d’habitants du campement est passé d’une centaine à 200-250 personnes. L’urgence d’un nouveau « ré-encampement » est apparue ; un repérage des squats et terrains a alors été effectué par les membres du collectif, mobilisant des tierces personnes citoyennes du territoire. Un bâtiment mitoyen du campement a finalement été investi et stabilisé : un espace approprié pour l’accueil de plus de 300 personnes de par sa construction, avec un accès à l’eau. Une organisation de récupération des déchets a pu être organisée avec la mairie.
29Cependant, en termes de santé publique, il s’est avéré que la qualité des sols et de l’eau était particulièrement dangereuse du fait des produits qui étaient exploités dans cette usine, révélant le risque sanitaire encouru par les habitants de ce campement de fortune. Entre l’absence d’espace de survie et le risque sanitaire, la priorité a été donnée au premier, alors que dans des conditions où le droit à l’hébergement aurait prévalu, le risque sanitaire serait devenu le facteur numéro un d’interdiction d’accès à ce terrain.
30L’accès à ce nouveau campement, en octobre 2015, a été lui aussi l’occasion d’une nouvelle « épopée ». Le but avait été de repousser au maximum l’évacuation du précédent campement. Grâce au rôle des réseaux sociaux qui avaient rassemblé plus de 1 500 personnes abonnées à la page Facebook des Sahraouis de Bordeaux durant les mois précédents (pour organiser l’aide alimentaire, vestimentaire et l’habitat), les appels à la mobilisation pour contrer l’évacuation ont eu un impact important. Aux aurores du 9 octobre 2015, de nombreux citoyens sont venus entourer le campement. Repérés par les policiers circulant avant la venue des équipes en charge de l’évacuation, cette dernière a été plusieurs fois reportée. De plus, les médias locaux se sont mobilisés à la demande du collectif qui disposait de relais dans la presse. Parallèlement, il était nécessaire d’éviter la destruction du matériel constitué avec les fonds de Médecins du monde, de la Fondation Abbé Pierre et de nombreux dons réalisés par des citoyens bordelais. L’ensemble du matériel a pu être évacué et stocké temporairement dans les jardins de membres du collectif.
31Cet épisode annoncé donc pour le 9 octobre s’est compliqué du fait que l’évacuation n’intervenait pas dans les délais annoncés par la police. Les Sahraouis avaient choisi d’être évacués afin de rendre l’événement spectaculaire. Aussi, chaque heure était-elle source de tension et, au bout de deux jours, certains Sahraouis ont imaginé que cette évacuation n’aurait pas lieu et que le collectif avait, à tort, confisqué les biens matériels. Personne n’imaginant que le report de l’évacuation dépasserait les 48 heures, le collectif a compensé la mise à l’abri du matériel de cuisine en particulier, en fournissant des aliments préparés. Des citoyens bordelais proches du collectif se sont aussi mobilisés.
32Cette situation de crise, constituée tant par le risque de l’évacuation que par l’attente, a conduit de petits groupes, particulièrement les plus âgés, à se désolidariser spatialement du campement, souhaitant s’extraire d’un groupe devenu trop nombreux et trop bruyant. Certains se sont installés dans divers endroits d’où ils furent, pour la plupart, évacués par les forces de l’ordre. Ce campement est resté cependant la source alimentaire de base pour tous et de recours en cas d’urgence. D’autres, rares, ont opté pour une autonomie totale.
33Finalement, l’évacuation n’arrivant pas, le nouveau campement a été aménagé. Le matériel de l’ancien camp a pu de nouveau être réparti. Le nombre de Sahraouis avoisinant les 200 personnes, le modèle du campement précédent a pu être remis en application.
34Cependant, ces changements ont imposé une telle implication des Sahraouis référents dans le collectif que l’organisation a été plus difficile à réinstaurer. En effet, ces derniers, épuisés par ces semaines d’organisation et de structuration, ont eu besoin de récupération à l’issue du déménagement effectif. Aussi, dès mi-octobre, il est apparu que plusieurs référents qui avaient contribué à organiser le campement avaient choisi de s’en éloigner provisoirement, d’une part pour se reposer après les jours et les nuits de veille face au risque d’évacuation, d’autre part pour répondre à leurs engagements politiques et associatifs en Espagne, mais sans trouver de personnes de confiance pour structurer l’organisation en leur absence. Cette période a laissé surgir, comme dans toute organisation sociale, des tentatives de prise de pouvoir au sein du groupe des Sahraouis. Certains y ont vu l’opportunité d’utiliser cette dépendance à des fins personnelles d’autovalorisation, voire de bénéfices matériels. Aussi de l’information erronée a-t-elle pu être diffusée, créant des sous-groupes de Sahraouis mal informés ou désinformés, particulièrement concernant leur accès aux droits et aux procédures juridiques. Les modalités de circulation de l’information ont ainsi produit des discours variés sur les modalités d’accès à l’alimentation, aux soins et aux démarches administratives, créant des conflits ouverts entre Sahraouis référents. Finalement, ceci a abouti à une organisation considérée comme autonome au sein du campement, notamment dans l’organisation de l’accès à l’alimentation : les personnes bénéficiant d’aide alimentaire ou percevant des indemnités partageaient leurs ressources alimentaires avec d’autres Sahraouis qui n’y avaient pas droit. Mais cette absence de consensus au sein du groupe des Sahraouis a conduit à privilégier une orientation des fonctions du collectif autour des questions d’accompagnement à l’information sur les droits sociaux, administratifs et de santé. Un des éléments fondateurs qui a été maintenu fut l’organisation d’événements d’information et de collecte de fonds pour l’achat de gaz, qui restait coûteux pour les Sahraouis, et pour parer à d’éventuelles urgences.
35Il est nécessaire de souligner que ce campement est aussi le lieu de repli des habitants de la structure d’hébergement coordonnée par Emmaüs durant la journée. En effet, suite aux négociations réalisées par le collectif auprès de la préfecture et des autorités locales, un lieu d’accueil a vu le jour. Son organisation interne n’a en revanche pas été réalisée selon les critères validés lors des réunions de négociation, impliquant un espace d’accueil de jour qui est donc resté le campement. Par ailleurs, depuis le mois de juin 2016, trois femmes sont arrivées chacune avec leur enfant sur le campement. Elles ont été hébergées par les instances locales dans des hôtels durant les premières semaines de leur arrivée sur le territoire, sans cuisine ni réseau social. Aussi venaient-elles au campement afin de se nourrir, trouver du réconfort et socialiser leur enfant.
36Enrichi des compétences d’un avocat, en novembre 2015, le collectif s’est activement mobilisé pour éviter l’évacuation suivante. En effet, l’accès à un lieu pouvant héberger 300 personnes est devenu particulièrement difficile, la ville et ses environs ayant été énergiquement quadrillés pour éviter toute nouvelle installation de squat.
37L’évacuation suivante avait été annoncée le 27 septembre 2016 sur un mode opératoire d’évacuation immédiate et sans délai. La mobilisation interne du collectif a permis de suspendre cette dernière en attendant une rencontre avec la préfecture et les acteurs des institutions publiques. L’importance de la mobilisation d’associations et de citoyens fédérés cumulée à une dynamique constante et inscrite dans le temps sont des facteurs de négociation active qu’il convient de relever ici. Bien que les résultats ne soient que peu satisfaisants en comparaison de l’énergie collective déployée, cette démarche devient un outil pour pallier les situations qui contraindraient les Sahraouis à vivre de façon dispersée dans la rue.
Vers un accès au droit à l’hébergement ?
38Parallèlement à la structuration des camps, le collectif s’est engagé dans des démarches de défense du droit des Sahraouis à l’hébergement. Certains ayant des problèmes de santé ont eu accès à des logements en centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA), grâce aux démarches réalisées par Médecins du monde. Ces CADA ont été toutefois systématiquement proposés à des personnes seules et dans des régions éloignées. Un tel isolement n’a pas été attractif. Pour les autres, le recours aux médias et la création de réseaux sociaux ont joué un rôle essentiel, permettant d’accéder à une information citoyenne importante et aboutissant à un rendez-vous à la préfecture avec des acteurs politiques locaux. Ainsi la création d’une première structure dont la gestion fut confiée à Emmaüs a été prévue pour accueillir 57 personnes. Elle vit le jour au moment de la seconde évacuation du mois d’octobre 2015. L’accord sur cette structure a consisté en un hébergement ouvert, de jour comme de nuit, avec possibilité de cuisiner sur place, élément essentiel. Après cette première étape, d’autres lieux d’accueil de ce genre permettant d’accueillir les 250 à 300 Sahraouis devaient être ouverts. Une enveloppe financière, répartie entre les institutions publiques locales, a été allouée à Emmaüs pour la construction et la gestion d’un lieu. Malheureusement le lieu n’a été conçu que pour un hébergement de nuit, avec une installation ne consistant qu’en une série de lits de camp en toile. Le collectif a dû à nouveau se mobiliser pour que soit installée une literie décente et que soient assurés des repas. Malgré les requêtes, le centre est resté fermé le jour. Pour finir, sur les 57 lits promis, seule une vingtaine ont effectivement été alloués durant tout l’hiver.
39L’argument de la préfecture et d’Emmaüs était une sous-utilisation du lieu, alors que de nombreux Sahraouis souhaitaient s’y installer. Deux éléments majeurs expliquent l’échec de cette proposition : d’une part, l’absence d’ouverture de jour qui contraint les Sahraouis à revenir quotidiennement au campement pourtant très éloigné ; d’autre part, la modalité d’organisation par listes fermées, refoulant ceux qui ne sont pas inscrits. Cette organisation a toutefois permis à la préfecture de justifier une absence d’ouverture de jour et surtout de ne pas mettre en place d’autres structures d’accueil. En créant des conditions de vie si mal adaptées, la stratégie de la préfecture semblait consister à ne pas donner accès à des conditions d’hébergement favorables, tout en évitant une accusation de non-application du droit à l’hébergement.
Quel accès au statut de réfugié ?
40Au cœur de ce parcours, un élément fondamental structurant le quotidien des Sahraouis a été l’accès aux procédures administratives devant les conduire à la jouissance de leurs droits.
41Relativement aux aspects juridiques, on remarque que, durant des années, les demandes d’asile déposées en Espagne n’ont pas abouti et ce sont certaines demandes d’apatridie qui, après une attente de trois à quatre ans, ont permis l’obtention d’un statut. En France, ce sont avant tout des demandes d’asile qui ont été déposées mais, depuis le mois de janvier 2016, des dossiers de demande d’apatridie ont également été déposés en collaboration avec la CIMADE. Jusqu’à cette période, bien que leur situation relève de l’apatridie, les Sahraouis pensaient en effet que la France se refuserait à les reconnaître comme apatrides. Notons cependant que, contrairement à la demande d’asile, la demande d’apatridie en France ne donne droit ni au maintien sur le territoire, ni à une aide financière quelconque, ni à un logement durant la procédure. Ce constat accroît donc les conditions de précarité dans lesquelles vivent les demandeurs, contraints à rester en « situation irrégulière ».
42Un certain nombre de Sahraouis de Bordeaux n’ont pas pu déposer de demande d’asile, leur cas étant régi par le règlement européen Dublin III qui stipule que le premier État européen par lequel ils sont passés est responsable de leur demande d’asile, sous réserve qu’il l’accepte. Cependant chaque État est souverain et a donc le pouvoir de décider du traitement des dossiers. Un Sahraoui, fortement engagé sur les réseaux sociaux et très actif auprès du campement de Bordeaux, correspondant à la catégorie « dublinée », n’a pu déposer une demande d’asile que grâce à une forte mobilisation de ses réseaux locaux, mais ce cas est resté exceptionnel.
43Du 21 au 25 mars 2016, l’OFPRA a organisé une mission foraine à Bordeaux. Ce type de mission consiste en la venue d’administratifs sur le territoire pour organiser un certain nombre d’auditions de demandeurs du statut de réfugié. Ce mode opératoire a permis d’accélérer le traitement des dossiers (habituellement effectué à Paris). Ainsi, sur 200 entretiens réalisés dans ce cadre à Bordeaux, 14 réponses positives ont été répertoriées.
44En septembre 2016, deux types de situations peuvent être distinguées :
- Parmi la minorité de Sahraouis venus des territoires occupés par l’État marocain, certains ont pu acquérir le statut de réfugiés, d’autres pas ;
- Parmi la majorité des Sahraouis en provenance des camps de Tindouf, la plupart ont reçu un refus de statut de réfugié. Leur migration depuis les camps situés sur le territoire algérien est souvent qualifiée d’économique.
45Parmi ces profils, les personnes qui ont pu avoir le statut de réfugié sont celles qui avaient pu justifier du risque qu’elles encouraient suite à leurs engagements politiques et via des informations émanant de sites, blogs ou documents administratifs. L’importance des réseaux sociaux en ligne s’impose ici comme donnant accès aux justificatifs permettant de valider leur situation de victimes.
46Une autre situation émerge actuellement parmi les déboutés du droit d’asile, autrement dit les personnes qui ont eu un refus du statut de réfugié : ces individus se retrouvant en situation irrégulière dès ce refus prononcé, la préfecture émet alors une obligation de quitter le territoire français (OQTF), document devant aboutir à une expulsion. En général, ce document indique un pays de renvoi. La France ne reconnaissant pas l’existence de la RASD, ces personnes ne sont ressortissantes d’aucun pays, et donc l’OQTF ne peut déterminer un pays de renvoi. Ainsi l’expulsion est-elle provisoirement compromise. Le tribunal administratif doit alors trancher sur la légalité des démarches et prendre les mesures nécessaires, non encore constatées jusqu’à présent. L’administration butte ici contre l’impasse juridique liée à la situation d’apatridie des Sahraouis.
47Face à ces impasses juridiques, les différents recours ont été expérimentés, tels ceux de l’accès aux études, correspondant à un souhait omniprésent chez un grand nombre de Sahraouis. Les démarches habituelles de demande d’inscription en milieu universitaire impliquent une demande réalisée par l’étudiant depuis son pays d’origine. Si cette condition ne pouvait être remplie du fait de l’absence de reconnaissance de la RASD, les démarches ont malgré tout été réalisées. Les dossiers ont pu être retirés à la préfecture, auprès de l’université et enfin auprès des instances payantes d’évaluation du niveau de français. L’acceptation du dossier par l’université et le test de français sont des conditions obligatoires pour intégrer l’Université. Un jeune Sahraoui a rempli l’ensemble des conditions. Il a pu trouver de surcroît un stage en entreprise durant cette période d’étude et un référent local s’engageant à couvrir le montant de 615 euros mensuels exigé aux étudiants étrangers. La finalisation de l’inscription étant dépendante de l’obtention du visa étudiant, ce dernier n’a pu intégrer l’université. En effet, la préfecture a refusé ce visa au prétexte de l’absence de visa long séjour qui ne peut être demandé qu’à partir du pays d’origine. Pays qui dans ce cas précis n’est pas reconnu par la France.
48Le territoire algérien, où sont situés les campements de réfugiés et qui donne accès aux Sahraouis à des études, n’est en revanche pas le territoire d’appartenance nationale pour les Sahraouis. Il est considéré comme un territoire d’accueil et de refuge. Les Sahraouis peuvent demander la délivrance d’un passeport de voyage auprès des autorités algériennes, comportant un numéro spécifique qui indique que la personne est sahraouie ; il ne s’agit donc pas d’un passeport de nationalité, mais d’un simple document de voyage. Théoriquement, ce passeport de voyage algérien devrait pouvoir être utilisé auprès des autorités françaises pour réaliser des demandes de visa long séjour. Or, dans la pratique, ce n’est pas le cas, notamment dans le cadre d’inscriptions universitaires ou de démarches de regroupement familial. Cet exemple illustre la particularité de la situation juridique des migrants sahraouis qui, en tant qu’apatrides, sont exclus de dispositifs légaux élaborés pour l’ensemble des citoyens étrangers. Ce n’est pas parce qu’ils sont nés dans les camps situés sur le territoire algérien qu’ils deviennent des ressortissants algériens. Leur situation constitue donc une exception non identifiée administrativement. Dans l’objectif d’éclaircir l’ensemble des droits dont sont exclus les Sahraouis en tant qu’apatrides, et donc des modalités pour leur redonner accès aux mêmes droits que l’ensemble des citoyens demandant le statut de réfugié, un courrier a été adressé à l’OFPRA par le collectif, au mois de juin 2016, toujours sans réponse.
Enjeux politiques de la visibilité des « Sahraouis bordelais »
49Politiquement, la présence des Sahraouis sur le territoire bordelais en tant que demandeurs d’asile apparaît délicate. Le refus de prise en charge et la difficulté à leur donner accès à un statut interrogent lorsque la réalité de leur présence numérique est évoquée. Il s’agit ici de moins de 300 personnes concernées. La situation des Sahraouis étant peu, voire pas connue localement, l’invisibilité de leur présence locale contribue à leur mise à l’écart telle que décrite par Michel Agier. Parallèlement, des stratégies de désinformation sont mises en place, comme constaté autour de l’hébergement réalisé dans une commune mitoyenne. Prévu pour 57 personnes, moins d’une vingtaine y a eu accès pendant plusieurs mois, particulièrement durant la période hivernale. Les conditions d’hébergement et d’accès sont remises en cause par les Sahraouis, tandis que la préfecture communique sur un refus de leur part de s’y rendre. Délégitimer leur présence et leurs requêtes permet de contrer la visibilité que les Sahraouis tentent d’obtenir.
50Leur stratégie repose sur une pratique déjà bien éprouvée par le mouvement indépendantiste sahraoui et consistant à mobiliser les arts dans la défense de leurs droits : à travers des poèmes et des chants à contenu politique, des artistes hommes et/ou femmes racontent l’histoire politique et divulguent la situation contemporaine du peuple sahraoui. À Bordeaux, le groupe de Sahraouis ne compte pas d’artistes pouvant transmettre cette forme d’expression. Aussi est-ce par la création d’événements culturels locaux (forums, festivals, concerts) que les Sahraouis utilisent l’espace public pour faire connaître leur situation et leur cause.
51Tout comme ils l’ont largement fait lorsqu’ils vivaient dans les camps de Tindouf et les territoires occupés par le Maroc (Boulay et Buquet 2016), pour sortir de leur invisibilité, les Sahraouis du Bordelais et de Bressuire utilisent activement les réseaux sociaux pour diffuser leurs messages politiques et leurs revendications. En août 2015, ils ont créé une page Facebook suivie par près de 2 000 personnes. Utile pour fédérer en cas de besoins matériels, elle permet en outre de mobiliser lors de risques d’évacuation et d’informer sur les événements organisés. Par ailleurs, un réseau de citoyens et d’associations via les outils téléphoniques de messagerie s’est constitué pour une information rapide. Enfin les médias locaux (presse écrite, radiophonique et télévisuelle) sont devenus des relais attentifs à l’évolution de leur présence sur le territoire.
52Aussi la mobilisation collective des Sahraouis, soutenus par les associations, des citoyens et des professionnels engagés, permet-elle d’activer leur visibilité et d’œuvrer au sein d’une marge de manœuvre fragile et réduite, face à une volonté politique consistant à rendre invisible ces communautés.
Quelles perspectives ?
53Le refus massif d’octroyer un statut de réfugiés aux Sahraouis laisse émerger une piste de réponse qui consisterait à leur attribuer un statut d’apatrides, précisément adapté à leur situation. Les premières demandes ont été déposées durant l’automne 2015 mais aucune réponse n’a encore été adressée. Rappelons que, au cours de cette démarche, les demandeurs n’ont accès à aucun droit ni soutien. Au quotidien, deux objectifs orientent leur préoccupation. En premier lieu, ils visent à rendre visible les conditions inhumaines dans lesquelles ils vivent à Bordeaux, étant privés d’accès à un logement digne, pourtant prévu par la loi. Le logement a un impact très important sur tous les autres aspects de la vie : sans logement, il est très difficile d’étudier et de s’intégrer ; par ailleurs les conditions sanitaires peuvent entraîner l’apparition de maladies, situation dénoncée par Médecins du monde du fait de l’insalubrité du campement ; etc. À long terme, le second objectif collectif consiste en une intégration au sein de la société civile française. Pour les Sahraouis, l’idée est très claire : le changement de la situation de leur peuple ne peut passer que par le changement de la position du gouvernement français sur le « dossier » au niveau du Conseil de sécurité des Nations unies. En améliorant leur intégration, ils auraient une meilleure capacité de sensibilisation de la population française à leur lutte.
54Cette volonté se construit sur une démarche déjà engagée en Espagne et a pour conséquence une très grande mobilité entre les deux pays. Le revers de cette démarche est un affaiblissement temporel de leur présence sur le territoire français et une difficulté importante d’accès à la langue française. C’est la collaboration avec les réseaux locaux associatifs et citoyens qui permet d’assurer la constance de leur démarche au niveau local. Il leur est nécessaire de s’appuyer sur des acteurs locaux qui inscrivent les actions dans le temps de façon pérenne. L’arrivée en nombre de nouveaux Sahraouis et le départ des premiers arrivants imposent des choix de positionnements et d’orientations de la part des initiateurs du collectif, tant sahraouis que bordelais. Cependant, à l’heure actuelle, les acteurs engagés depuis juin 2015 maintiennent une ligne de conduite active et constante dans la durée, permettant de s’adapter aux aléas de mobilité des Sahraouis. La visibilité locale et les actions perdurent bien que la précarité de la situation des Sahraouis de Bordeaux stagne, les instances locales n’offrant pas d’issues. Quelle perspective pour les Sahraouis demain ? La question, la même pour tous au quotidien, reste prégnante.
Notes de bas de page
1 CIMADE : Comité inter-mouvements auprès des évacués ; RESF : Réseau éducation sans frontières ; ASTI : Association de solidarité avec tous les immigrés ; FNARS : Fédération des acteurs de la solidarité.
2 Le conseil départemental sera l’unique instance qui finira par se mobiliser sur les sollicitations répétées du collectif.
3 Pour des analyses de la vie sociale et politique dans les camps de réfugiés de Tindouf, voir par exemple les travaux suivants : Wilson 2016c ; Fiddian-Qasmiyeh 2014 ; Caratini 2003a.
4 Frente Popular de Liberación de Saguía el Hamra y Río de Oro (Front populaire pour la libération de la Seguia el-Hamra et du Río de Oro), incarnation du mouvement nationaliste sahraoui, fondé le 10 mai 1973 pour lutter contre la présence coloniale espagnole, puis contre l’invasion maroco-mauritanienne du territoire du Sahara Occidental.
5 Chaque nom a été modifié afin de respecter l’anonymat des personnes enquêtées.
6 République arabe sahraouie démocratique, proclamée par le Front Polisario le 27 février 1976, reconnue par quelques dizaines d’états africains et latino-américains, admise en 1984 à l’Organisation pour l’unité africaine (OUA, aujourd’hui Union africaine) comme 51e État membre.
7 Programme initié par l’Espagne permettant à des jeunes de huit à douze ans d’échapper à la chaleur écrasante des camps de Tindouf pendant l’été et de découvrir la vie en Europe à travers un séjour en Espagne ainsi que dans d’autres pays européens où des échanges du même type ont également lieu.
8 Voir la contribution de Yahia H. Zoubir dans cet ouvrage.
9 Les Sahraouis se transmettent l’information des lieux de déplacement depuis les camps de Tindouf. Les rares Sahraouis issus de la zone sous contrôle marocain ont été informés par leurs liens avec des personnes des camps de Tindouf. L’un d’entre eux, par exemple, a pour projet d’épouser une jeune femme sahraouie qui vit dans les campements de Tindouf et qui l’a informé d’une possible migration vers Bordeaux.
10 Un premier récépissé (attestation de demande d’asile), valable un mois, est délivré lors du dépôt de la demande d’asile à la préfecture, le temps qu’elle vérifie si la personne est passée par un autre pays européen, auquel cas elle sera placée en procédure « Dublin ». Au bout d’un mois est délivrée une autre attestation de demande d’asile, valable six mois. Puis cette attestation est renouvelée en fonction du résultat de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Le versement de l’allocation de demande d’asile devrait normalement commencer au début de la procédure. Dans les faits, les membres du collectif constatent que le premier versement met parfois six mois avant d’être versé. Les aides alimentaires sont assurées quant à elles par différentes associations sur présentation des attestations.
11 En référence au règlement Dublin III qui considère que le pays administrativement responsable de la personne en parcours de migration est le premier pays européen ayant enregistré un passage de la personne sur son territoire. Ainsi, si le bateau a fait une halte en Espagne, l’administration locale tamponne généralement les papiers de la personne en migration. À son arrivée en France les instances administratives considèrent alors que toute demande de statut de réfugié doit être réalisée en Espagne et le renvoient vers ce pays, avec l’accord du pays.
Auteurs
REVeSS et Pacte Grenoble
CIMADE
Master Expertise en population et développement
Barreau de Bordeaux
Master en sciences politiques (Algérie)
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