Chapitre IV
À l’échelle du Japon : une boisson ancrée dans le territoire et l’imaginaire
p. 75-95
Texte intégral
1Sur un espace, le Japon, le vin de riz a pris une importance qu’il n’a pas ailleurs et les seules données d’ordre physique ou technique ne peuvent complètement rendre compte de cette réalité, car, si le saké représente au Japon une boisson à part, c’est d’abord en raison du profond caractère identitaire et religieux qu’il revêt. Bien des éléments en rendent compte, comme l’importance des offrandes de saké effectuées dans les sanctuaires shintô. Il s’agit donc de se demander quelle est la symbolique du saké et pourquoi ces éléments se sont maintenus dans une société aussi moderne que le Japon contemporain ?
2Le lien entre le vin et le sacré est une constante identifiée depuis longtemps, de même que le lien entre la naissance des boissons fermentées et la naissance des États. « Rares sont les sociétés qui, par le monde, ne recourent pas à la fermentation, et il ne semble pas que l’on connaisse par le monde de sociétés à État sans fermentations1. » D’autre part, l’apparente futilité de la fête cache souvent un côté tragique qui soutient l’équilibre des groupes2. Souvent, le rôle de l’espace est minoré dans les explications, peut-être parce que les grandes religions, en se projetant dans l’universel, laissent un peu de côté les aspects concrets de la géographie du territoire dans lequel elles s’ancrent pour se concentrer vers le ciel. Le Japon est sur ce point particulier, car le shintô, sa « religion nationale », reste une sorte de religion première, teintée d’animisme et de chamanisme. Il est associé à la conception particulière du rapport entre les hommes et le milieu identifié par Augustin Berque3 et cette hypothèse du lien territorial permet de cerner de manière plus géographique et peut-être plus profonde, l’importance rituelle que peut prendre le saké dans les fêtes et les cérémonies.
La boisson des dieux
Le shintô : un élément majeur de l’iconographie culturelle japonaise
3Le shintô est un polythéisme qui associe une myriade de divinités, les kami, aussi diverses les unes que les autres dominées par la déesse solaire Amaterasu. Il est généralement décrit comme « la religion traditionnelle du peuple japonais depuis l’Antiquité », présentant à la fois une vénération de la nature d’origine animiste et un culte des ancêtres4. Cependant, comme le fait religieux au Japon n’est pas fondé sur des choix exclusifs mais au contraire sur la combinaison de sensibilités diverses, sa définition est complexe à plus d’un titre. Au Japon, les religions ou les courants philosophiques que l’on considère comme tels cohabitent, se partagent les tâches et sont complémentaires. Ainsi, les cérémonies de baptême ou de mariage sont le plus souvent shintoïstes, tandis que les funérailles sont pratiquement toujours bouddhistes. La structuration de l’espace du divin suit le même principe : à l’intérieur de chaque temple bouddhiste se trouve généralement un petit autel shintô et inversement.
4À l’époque d’Edo, le shintô faisait partie des trois enseignements philosophiques classiques avec le bouddhisme et le confucianisme. Ses cultes sont apparemment aussi anciens que le peuple japonais. Toutefois, si nous le considérons au sens strict de courant religieux se désignant lui-même comme tel, il ne peut remonter au-delà du xiiie siècle. Il était alors « le fait de lettrés souhaitant doter le Japon d’un courant comparable au bouddhisme avec des livres sacrés et une théologie5. » Auparavant il est plus juste de parler d’un ensemble divers de cultes d’origines animistes et chamaniques, proches par certains aspects du taoïsme chinois.
5Religion complexe de part son histoire puisque reconstituée après coup, le shintô n’a ni fondateur, ni doctrine, ni préceptes. Selon les prêtres interrogés, « le shintô ne vient pas vers les fidèles, il n’y a pas de révélation ni de tentatives de conversion, ce sont les fidèles qui vont vers lui, il les soude par sa pratique et par ses rites plus que par ses doctrines. » La pratique des cultes est résolument locale et présente des sectes à visages aussi multiples que le nombre de ses divinités. Chaque pierre, chaque bosquet d’arbres est la demeure d’un kami, connu et respecté de ses habitants.
6Si le shintô n’a aucune prétention à l’universel, ni de mission, il a cependant une référence identitaire forte. Son organisation et sa définition révèlent les moments clés de l’affirmation du Japon face aux influences étrangères : le vie siècle, avec l’arrivée du bouddhisme et de la culture chinoise, le xiiie siècle, avec les invasions mongoles et le début d’une pensée nationale, le xixe siècle avec le défi de l’occidentalisation. Cette histoire éclaire les trois formes de shintô actuellement en place : le shintô des sectes, le shintô des folklores régionaux et le shintô d’État mis en place sous Meiji (1868 – 1912) et unifié autour de la personne de l’Empereur. Les trois éléments ne s’opposent pas mais se complètent plutôt, représentant trois échelles différentes, même si le shintô d’État, largement déconsidéré par son utilisation militariste a été fortement édulcoré depuis la fin de la guerre6.
7Malgré l’absence d’unité, le shintô propose une pensée cohérente, qui participe à la définition de l’identité japonaise avec des représentations très influencées par la riziculture, son espace et sa temporalité. Même si la théologie ne s’appuie pas sur un corps de doctrines bien établies, la pratique met en évidence un élément important : le groupe. Le shintô est en effet un ciment de l’identité qu’elle soit locale ou nationale et le rôle de l’Empereur s’apparente à celui de premier prêtre. À ce titre, il est un élément majeur de l’iconographie culturelle du Japon.
La symbolique du saké : une métaphore de la vie
8Si le bouddhisme et le shintô sont complémentaires comme courants religieux, leur attitude face à la consommation de boissons alcooliques est radicalement opposée. Dans ses textes, le bouddhisme interdit formellement la consommation d’alcool aux religieux, tandis que les hommes sont invités à ne pas en abuser voire à s’en défaire pour se détacher de la soif des contraintes terrestres7. Inversement, dans le shintô, le saké a un rôle central, car la nourriture et la boisson y sont offertes et partagées avec les dieux lors des cultes.
9Lors des cérémonies shintô, le saké est à la fois la boisson des offrandes aux divinités et des rites. Les offrandes sont les produits les plus sacrés et leur nature permet de décrypter l’imaginaire qu’elles développent. Leur ordre d’importance montre à la fois la place centrale que prend la riziculture dans l’imaginaire japonais et la place du saké dans cette symbolique. Dans la vision shintoïste du monde, le riz contient l’âme des dieux et chaque grain porte en lui une sacralité propre. La symbolique des divinités liées au riz, est rassurante et apaisante, elles s’opposent à celle de l’eau, associée à des divinités plus violentes et imprévisibles8.
Offrande faites aux divinités shintô par ordre d’importance
1. Riz blanc
2. Iné (gerbes de riz)
3. Saké
4. Mochi (petit gâteau de riz cuit écrasé dans un mortier et pressé)
10Le saké, qui est issu du riz est donc aussi un produit sacré, une autre variation de l’âme divine. Son importance va pourtant plus loin. Le vin de riz est le mariage de deux principes opposés. De leur mélange naît la vie par la fermentation qui chauffe, bouge et gonfle. La force symbolique qu’il génère est alors évidente : mélange du positif et du négatif, de la violence et du calme, il renvoie à une conception ancienne de l’origine de la vie conçue comme prenant naissance dans la souillure. Cette symbolique explique que le saké soit naturellement devenu l’offrande des rites de passage, des débuts et des commencements. Il représente en quelque sorte une métaphore de la vie.
11Dans la sphère privée, les offrandes de saké se font en général sur l’autel domestique réservé aux kami, le kamidana, que possèdent pratiquement tous les foyers. Elles se limitent dans ce cas le plus souvent à une simple coupe qui accompagne le bol de riz et le sel. Il faut mentionner que dans les maisons japonaises, le culte des bouddha et celui des kami sont effectués dans deux emplacements différents et le plus souvent dans des pièces différentes : le kamidana et le butsudan. Le butsudan sert également à honorer les ancêtres et les esprits des défunts récents de la famille, dans la mesure où le monde funéraire est régit par la loi bouddhique9.
12Dans les sanctuaires, les offrandes sont plus importantes. Il peut s’agir d’une bouteille de 1,8 litre, recouverte de papier blanc, mais les offrandes dans les grands sanctuaires prennent souvent l’apparence de véritables murailles de tonneaux. Après les cérémonies, les offrandes sont partagées avec les divinités. Le déroulement des cérémonies a été bien étudié par les anthropologues et elles présentent les caractéristiques suivantes : chacune est précédée d’une période de préparation et de purification tant du corps que de l’esprit pour les participants. La pureté s’obtient par une ascèse, de l’abstinence, voire de l’exorcisme. Les offrandes sont ensuite présentées au dieu qui s’imprègne de leurs saveurs. L’élément central du rite est constitué par le partage du repas entre les hommes et la divinité. Seuls les desservants peuvent boire le vin de riz offert au dieu qui devient à ce moment sacré. Les autres participants se contentent d’aliments non consacrés par la divinité mais dont le partage joue un rôle de ciment social.
13Ces pratiques renvoient à la Haute Antiquité du Japon et n’ont, dans leurs formes, pas vraiment changé. Les sources historiques montrent des pratiques très semblables à ce qui se déroule encore aujourd’hui. Les trois ouvrages qui constituent le principal corpus de l’étude du Japon ancien, à savoir, le Kojiki, les Nihon shoki et les Fudoki, permettent de comprendre les anciennes pratiques et le rôle que le saké pouvait avoir dans les cultes. Le saké y apparaît à 24 reprises (9 fois dans le Kojiki, 7 fois dans les Nihon shoki, 8 fois dans les Fudoki), soit dans des légendes, soit lors de descriptions d’offrandes ou de fêtes. Les légendes indiquent que la fabrication est d’origine divine et qu’elle a été transmise aux hommes par les divinités10. Les dieux, tel Susanoo, le frère de la déesse Amaterasu, lorsqu’il veut endormir le serpent à huit têtes du lac Yamata11, peut en produire instantanément, ce qui montre toute la magie associée au phénomène de fermentation. Toutes les divinités peuvent brasser du saké et les Fudoki en donnent de nombreux exemples à travers l’évocation des légendes locales.
La fabrication : une affaire sacrée
14En conséquence de ce lien très fort avec le shintô, la fabrication du saké est toujours considérée comme une affaire quasi religieuse. Les grands sanctuaires ont encore, comme dans l’Antiquité, leurs propres lieux de fabrication et leurs rizières sacrées appelées saiden qui leur permettent de préparer les offrandes. La fabrication du saké étant soumise à licence, la législation moderne a dû s’adapter et une réglementation spéciale codifie ces pratiques en limitant la production et en en interdisant la commercialisation.
15Beaucoup de brasseries possèdent leurs propres sanctuaires et des cérémonies officiées par des prêtres y sont organisées aux moments critiques de la fabrication. Le sanctuaire ou une salle de la brasserie deviennent alors des lieux cultuels provisoires qui sont tabous et interdits d’accès par des cordes de paille de riz et de papier. L’idée qu’« un bon brasseur de saké respecte les dieux et leur fait fréquemment des offrandes » est toujours très répandue. Une enquête effectuée en 2008 auprès des fabricants a confirmé cette affirmation donnée par les prêtres. Sur 112 brasseurs de saké consultés, la quasi totalité (80 %) effectuent au moins une cérémonie au cours de la saison12.
16Les divinités du saké peuvent être vénérées localement, mais chaque année, des fêtes très importantes ont lieu le 14 novembre dans leurs sanctuaires principaux à Kyôto et à Nara où certains kami sont célébrés spécialement comme protecteurs des brasseurs. C’est le cas de Oyamakai no kami, Sakatoke no kami et Omononuchi no kami. Aujourd’hui un seul de ces sanctuaires dédiés aux divinités du saké brasse encore son vin de riz : le Kasuga Taisha à Nara.
17La forte religiosité, toujours observée chez les fabricants, peut s’expliquer par le lien ancien qu’ils ont entretenu avec les sanctuaires mais également par la complexité du processus de brassage. Lorsque les procédés chimiques de fermentation étaient encore inconnus et les moyens de climatisation inexistants, les hommes étaient à la merci des conditions climatiques. Malgré toute l’ingéniosité des techniques traditionnelles, seule une intervention divine permettait de brasser un beau saké.
18Le caractère apparemment machinal et folklorique de ces pratiques ne doit pas être pris à la légère. Au Japon, toutes les catégories socioprofessionnelles ont leurs traditions qu’elles accomplissent avec le plus grand soin et sans lesquelles la réussite de leurs activités paraît irrémédiablement compromise. Philippe Pons considère ces pratiques comme une « sorte de surgissement d’archaïsmes dans un présent qui se veut pourtant fondé sur la raison scientifique13 » et indique que cette attention prêtée aux vieilles croyances et aux superstitions est caractéristique de la société japonaise contemporaine et de la religiosité diffuse qui y règne. En témoignent entre autres, les tirages records des livres d’astrologie, la multitude de papiers des mauvais horoscopes noués aux branches des arbres des jardins des temples pour conjurer le mauvais sort, ou bien l’attention démesurée prêtée à la signification des jours et des années fastes et néfastes.
19Les pratiques associant le saké au shintô correspondent donc à une vision du monde, à une échelle symbolique de valeurs associant les divinités primitives, la rizière et l’institution impériale qui se sont peu à peu mises en place au cours du temps long de l’histoire du Japon. Pour en comprendre les raisons, il est nécessaire de remonter aux origines de la riziculture au Japon qui a été introduite vers le milieu du ive siècle avant notre ère et dont la culture s’est diffusée dans l’archipel japonais pendant la période Yayoi (-iiie – iiie siècle)14. Tant par les aménagements que par les formes d’organisation sociale qu’il nécessite, le riz a permis la mise en valeur soignée du territoire et son humanisation. La rizière est alors devenue le principe même de l’ordre du monde et la métaphore dominante de la territorialité japonaise.
L’Empereur et la rizière, créateurs d’imaginaire, de paysages et de sens
L’espace mythologique : terres agricoles et montagnes profondes
20En se basant sur les travaux de Philippe Pelletier, la conception territoriale de l’espace japonais est une conception très classique d’un peuple de riziculteurs qui s’est installé sur les terres les plus favorables à son genre de vie. L’espace mythologique reprend l’échelle du bassin versant et associe les milieux montagnards aux divinités et aux esprits15. Du fait de la multitude d’îles qui forment la Japonésie, mais aussi en raison du relief très accidenté qui délimite un grand nombre de petites plaines côtières et de vallées étroites, l’archipel est suffisamment cloisonné pour que chaque entité se soit perçue comme isolée des autres, dans une structuration de type insulaire16. Le Japon d’avant la construction impériale était un ensemble de petites unités locales où l’autre et l’ailleurs représentaient un véritable danger.
21Le rôle des premiers empereurs a été de donner un sens à ce chaos politico-religieux et c’est dans ce sens qu’il faut comprendre les récits mythiques de leurs règnes dans le Kojiki et le Nihon shoki17. La pacification et l’unification d’une partie du pays commencent au iiie siècle. Cette ébauche d’État unifié, royaume de la reine Himiko, composé d’une trentaine de territoires dont on ne connaît toujours pas l’emplacement exact18, a imposé son autorité ainsi que son organisation spatiale centrée autour de l’imaginaire de la riziculture irriguée. Au fur et à mesure de l’intégration de nouveaux territoires, les pratiques rituelles qui se déroulaient au sein de chaque clan ont ainsi été absorbées par l’autorité centrale en même temps que se construisait l’État impérial19.
22Comme le résultat des moissons était pour ces communautés d’une importance vitale et qu’il s’agissait d’apaiser les divinités par des offrandes pour obtenir d’elles des conditions de cultures favorables, la légitimité première des empereurs tenait dans ces cultes qui constituaient à l’origine la base des affaires publiques. Le riz a donc pris au Japon par rapport aux autres sociétés d’Asie orientale une importance encore plus centrale. D’après Emiko Ohnuki-Thierney :
La mythologie japonaise ne porte pas sur la création de l’univers mais sur la transformation de l’espace sauvage en une terre abondante en riz, sur le commandement de la déesse du soleil, dont les descendants, les empereurs gouvernent le pays en officiant lors des rites de la moisson du riz.
cité par Ohnuki-Tierney (1993b), p. 77
23L’importance du riz est donc d’abord celle d’une prise de possession politique basée sur une vision de l’espace prônée par la monarchie impériale et c’est cette structuration spatiale, nécessitant d’être redéfinie par des rites de création pour maintenir l’ordre symbolique du pouvoir et de la rizière, qui apparaît au travers des cultes shintô qui peuvent encore être observés aujourd’hui.
L’importance du territoire dans la relation entre le vin et le divin
24La mise en ordre du territoire, la fin de l’indifférenciation de la terre sauvage et la nécessité de la protéger aussi bien des dangers venant de l’intérieur que de l’extérieur ont mis en relief deux éléments spatiaux : le centre et la frontière. Ils aident à comprendre le rôle qu’a pu avoir le territoire dans la définition de la relation entre le vin et le divin. En ces deux endroits critiques, lieux des rites et des offrandes, sont apparues les premières consommations rituelles de saké qui, de part sa symbolique associant l’eau et le riz, était plus qu’aucune autre boisson destiné à cet usage.
25Le rôle du centre est à l’espace ce que le commencement est au temps, il indique un point de départ. Le début de l’humanisation du monde correspondant à la création de la rizière, c’est à partir de ce point que le territoire de la communauté a pris du sens, que l’île des origines s’est transformée en territoire. Ainsi tant à l’intérieur de chaque communauté qu’au palais impérial, centre de l’Empire, il s’agissait par des offrandes de maintenir l’ordre de la rizière et de se protéger contre un retour au désordre social ou à des calamités de toutes sortes. La façon de nommer le centre rend compte de son importance religieuse : miya signifie maison (ya) sacrée (mi). Il est le premier sanctuaire, le lieu de rassemblement et de la fête où résidait le roi-prêtre de la communauté primitive. Son double sens, à la fois géographique et social, se retrouve en japonais contemporain, puisque aujourd’hui le terme désigne aussi bien le temple shintô qu’un membre de la famille impériale, centre symbolique de la communauté du pays20.
26C’est dans ce centre que l’on célébrait, dans des flots de saké, la fête de l’origine dont les matsuri actuels sont les lointains descendants car, dans la société antique, la gestion des festivités était affaire de gouvernement, d’État, comme l’indique bien l’ancien terme japonais de matsurigoto (la direction des fêtes) qui servait à nommer le gouvernement. L’importance démesurée accordée dans les textes législatifs comme l’Engi shiki aux listes d’offrandes et aux déroulements des cérémonies confirme cette place de la fête comme moyen de contact entre les hommes et les divinités. Le miya, chef-lieu de ce gouvernement des fêtes puis de l’État est devenu par extension le palais impérial à partir duquel s’est articulée la capitale de l’Empire, miyako21.
27À l’opposé du centre se trouve symboliquement la frontière, qui est en réalité un passage. Ainsi, les sanctuaires des marges de l’œcoumène sont presque plus importants que ceux du centre. Dans Le sauvage et l’artifice, Augustin Berque considère la Nature sauvage comme le véritable pôle de la sacralité. Il mentionne de nombreuses traditions où les habitants allaient se divertir avec des jeux à caractère sacré dans ces endroits sauvages pour renouer avec la nature en sa première enfance22. Le verbe asobu qui signifie « jouer » avait d’ailleurs à l’origine le sens de « libérer le corps et l’esprit dans un monde différent de la vie quotidienne en s’y livrant à l’exaltation ou à l’ivresse23 ». Cet extérieur était aussi le domaine de la crainte et on ne pouvait y venir impunément. Il était laissé aux divinités et certainement aux derniers habitants aux genres de vie différents. Comme toute limite, la limite entre le monde des humains et celui des divinités a une certaine épaisseur et elle se caractérise le plus souvent par une discontinuité de l’espace, la pente ou le rivage, qui représente le seuil de l’altérité. Les talus et les bois sont donc, entre autre, les lieux où se sont localisés d’autres sanctuaires relais, géosymboles par lesquels les hommes, en leur rendant un culte, restaient en contact avec ces divinités montagnardes, dangereuses mais utiles.
28La frontière, sakai, avait un rôle de filtre. Cette caractéristique se remarque particulièrement bien à travers l’exemple du saka mukae, banquet de bienvenue organisé en l’honneur d’une personne étrangère au village ou d’un des membres de la communauté qui y revenait après une longue absence. Les habitants se portaient à sa rencontre et partageaient le saké avec lui. La fonction essentielle du rite était de préparer la réinsertion dans la communauté villageoise d’un homme qui venait de perdre son identité sociale et de protéger la communauté des influences de l’extérieur24. Les variations de la graphie du mot saka mukae qui emploient aussi bien le caractère « pente », « frontière » ou « saké »25 ne doivent pas seulement être interprétées comme une dérive populaire qui renvoie au festin très arrosé qui accompagnait la cérémonie. Elles confirment le caractère exceptionnel de la boisson consommée en cet endroit précis, à ce moment précis pour permettre d’atteindre cet état d’ivresse qui amène l’homme à la fois à entrer en contact avec les divinités mais aussi à retrouver sa place dans la communauté. Ce type de cérémonies se retrouve dans le Kojiki lors de l’arrivée d’un ambassadeur ou du retour d’un des membres de la famille impériale, dans le poème de la mère du futur Empereur Ojin (iiie siècle) sur la plage lors de son retour de Corée26. Elles montrent que l’on ne peut pas entrer sans passer par cette porte, à la frontière symbolique et géographique du territoire.
Les imaginaires du riz et du saké
29L’identification aux paysages de la riziculture qui s’est constamment renforcée au cours du temps a contribué à donner au saké, selon un processus parallèle, cette place unique qu’il a eu pendant pratiquement toute l’histoire japonaise. Issus du même produit, les imaginaires du saké et du riz se croisent et s’éclairent mutuellement. En tant que quintessence du riz et de l’eau, le saké est un prolongement de la riziculture et le mariage de deux principes opposés.
30S’il est historiquement prouvé que le riz n’a pas été la nourriture principale de la majorité du peuple, et surtout pas de ceux qui le produisaient, pendant l’essentiel de l’histoire du Japon, symboliquement pourtant, c’est lui qui dominait la vie, les paysages et les représentations. Jusqu’à la fin de l’époque d’Edo (1603 – 1868), pourtant caractérisée par l’apparition d’une brillante civilisation urbaine, la richesse d’un territoire était évaluée à sa production et manger du riz blanc était un signe de civilisation, de réussite sociale et de richesse.
31Par l’importance de ses aménagements et l’organisation sociale qu’elle implique, la riziculture irriguée correspondait parfaitement à la vision du territoire prônée par le système impérial. Celui-ci n’a peut-être pas eu au cours de l’Antiquité la possibilité de le mettre totalement en œuvre, mais au cours des siècles qui ont suivi, l’imaginaire du riz s’est définitivement imposé au détriment de celui des cultures sèches. La lente prise de possession paysagère par les rizières au cours de l’histoire ainsi que l’importance économique et sociale du riz (il a été la base de l’impôt, le salaire des nobles et des guerriers pendant plus d’un millénaire) ont fini par faire de la rizière le paysage matrice, le « soi-primordial » des Japonais27.
32Si nous reprenons la lecture d’Emiko Ohnuki-Thierney, la mythologie japonaise décrit une transformation de l’espace sauvage en une terre abondante en riz. Les travaux de Charlotte von Verschuer nuancent cette interprétation ou du moins la retardent dans le temps. Ils montrent qu’à l’époque Heian, le riz n’était pas forcément la seule céréale et que son imaginaire était concurrencé par l’orge, le blé, le millet qui faisaient aussi partie des offrandes28. L’interprétation courante et la traduction certainement abusive en japonais moderne du caractère « céréale » en caractère « gerbe de riz » dans tous les textes anciens tendent à surestimer l’importance de celui-ci au moins pour cette période29. Ensuite, l’ensemble du processus d’identification du couple nature-culture se tourne vers le riz.
33À partir de l’époque de Kamakura (1185 – 1333), c’est la vision exclusivement basée sur la mythique du riz qui tend à s’imposer chez les lettrés, si bien que, pour le Japonais moderne, des paysages agricoles autres que ceux de la riziculture irriguée sont difficilement envisageables, tant il est vrai que des îles Ryûkyû jusqu’aux rivages de la mer d’Okhotsk, le riz a imprimé sa marque profonde sur l’ensemble de l’archipel. Les rizières moissonnées ou en eau, les gerbes de riz sur fond de montagnes dominées par les teintes bleues et vertes donnent aux paysages ce cachet immuable et les cycles de la croissance du riz représentent encore aujourd’hui pour tous les Japonais, ruraux ou non, des marqueurs puissants du passage du temps et des saisons.
34En tant que prolongement de la symbolique rizicole, l’imaginaire du saké tourne autour de la rizière tout en y associant la part sauvage de l’eau et des montagnes qui ressort à travers l’ivresse des hommes et la colère des divinités. Le saké, boisson de la fête et de l’exceptionnel, permet de faire faillir l’ordre culturel institué par l’ordre de la rizière pour le régénérer. Il renvoie ainsi principalement aux espaces de la marge et de la transition : la montagne, la forêt ou le satoyama, cet espace hybride, proche du monde des hommes, pas encore dans la montagne du fond, mais déjà en forêt où se pratiquent les activités de cueillette et d’écobuages. Dans les Fudoki, une description de la province d’Hitachi décrit ce genre de fête associant le jeu, les chants et le saké :
Le long de la rivière, est une place appelée Ihato où de grands rochers sortent de l’eau. La végétation est luxuriante. En bas […] la berge offre un lieu confortable. Les jours d’été, les habitants des villages s’y rassemblent pour y rechercher l’air frais. Ils y chantent des chansons en buvant le doux saké fait dans ce district. Ici il est possible d’oublier ses soucis.
Aoki (1997), p. 69
35Cette localisation vers les marges du fond s’explique bien entendu par des critères de fabrication. L’importance de l’eau oblige effectivement les brasseries à se localiser le plus souvent vers le fond de vallée et les marges de l’espace cultivé, à la recherche de la source d’eau pure. On dit très souvent que pour avoir un bon saké il faut d’abord une eau pure de qualité. Les bons sakés sont donc produits en principe dans une région arrosée par un grand fleuve régulièrement abreuvé par des pluies. La fermentation d’une céréale comme le riz demande en effet de l’eau en très grande quantité pas seulement pour fabriquer le saké mais aussi pour cultiver le riz30.
36Les sanctuaires associés aux brasseries ont souvent une divinité tutélaire de l’eau ou de la forêt. Nombre de noms de saké reprennent des éléments végétaux, floraux, mais aussi des monstres et des démons tels les oni ou les kappa. D’après une enquête réalisée en 1999 par le Nihonshu service kenkyûjo auprès de l’ensemble des labels de saké, les noms les plus employés sont : yama (montagne), tsuru (grue japonaise), tadashi (vrai), mune (groupe) et kiku (chrysanthème)31.
37En termes saisonniers, le thème de la neige et de l’hiver, très présents dans la publicité sont à la fois évocateurs de l’eau, mais aussi de la possibilité d’un bon contrôle des températures au cours du processus de fermentation. L’automne et l’hiver sont les saisons du saké par excellence et dans les poésies de type haiku, le vocabulaire du brassage du saké sert de mot de saison.
38La figure 12 montre que la chorologie32 des lieux se situe dans le rapport dual nature-culture identifié par Augustin Berque. L’imaginaire du saké renvoie directement aux éléments sacrés et régénérateurs de la nature et au temps festif. Issu du riz, élément de civilisation, mais lié également à la nature sauvage et à l’ivresse, le saké est un lien qui montre bien que la nature n’exclut pas la culture et inversement.
39Il est certain que dans un autre système de représentations, une autre boisson alcoolique aurait servi de médiateur. Au Japon, le choix du vin de riz s’explique à la fois par l’identification de la rizière au « soi primordial » de l’identité japonaise et par le besoin de lien avec un sentiment de sacralité de la nature qui se base sur les réalités très concrètes des paysages de l’archipel. La relation triangulaire qui relie ces deux éléments au système impérial permet ainsi de mieux appréhender la symbolique liée au territoire qui se cache derrière les différentes consommations rituelles de saké.
Fig. 12. Organisation du rapport nature/culture. [d’après A. Berque (1986), p. 71]
Référent de nature | Référent de culture | |
Espace | Erème | Œcoumène |
Temps | Festif (hare) | Quotidien (ke) |
Espace-temps | Sacré | Profane |
Thèmes géographiques | Montagne | Habitat |
Thèmes sociologiques | Fête | Travail |
Boisson associée | Saké | Thé |
Espace et temps d’une consommation ritualisée
40Les occasions du boire peuvent se définir en trois catégories où la symbolique du saké ressort en tant que passage et commencement : les rites de passage, les fêtes et les cérémonies impériales. La consommation de saké en ces occasions révèle tout un espace du sacré dont les sanctuaires, le palais impérial ou les thèmes évocateurs de la nature, du temps et des saisons sont les lieux symboliques.
Rites de passages
41La vie humaine est ponctuée de rites qui se déroulent aux moments importants de l’existence. Ces rites sont communs à toutes les sociétés et présentent des éléments stables. Ils célèbrent la naissance, le passage à l’âge adulte, le mariage et la mort33. Les rites de passage, éléments majeurs de la sociabilité d’un individu donnent de la solennité aux différentes étapes de sa vie qui officialisent le passage d’une catégorie à l’autre. Les rôles que l’individu est amené à jouer et les responsabilités qui en découlent sont ainsi institués. Ici, l’intérêt est la manière particulière qu’ont les Japonais de les célébrer et d’y associer la boisson.
42Le premier saké se boit normalement pour la cérémonie des 20 ans, l’âge de la majorité à partir duquel les jeunes Japonais sont légalement autorisés à boire de l’alcool, à fumer et obtiennent le droit de vote. Le rite de passage à l’âge adulte est appelé Seijin no hi. Tous les jeunes gens qui auront 20 ans dans l’année assistent à une petite cérémonie, le Seijin shiki, au cours de laquelle ils écoutent les discours de la part des représentants de la société qui les instruisent des devoirs qu’ils auront à assumer tout au long de leur vie d’adulte. Ils boivent un verre de vin de riz qui marque leur passage dans le monde des adultes. Ensuite, filles et garçons, qui pour l’occasion se vêtissent de leurs plus beaux habits traditionnels, vont en groupes prier dans les grands sanctuaires. Cette fête nationale fixée le second lundi de janvier tire son origine d’un ancien rite de passage à l’âge adulte de la religion shintô appelé Genpuku (don du chapeau d’homme). Jusqu’à la fin d’Edo (1868), les garçons issus d’une famille de samouraï recevaient entre leurs 10 et 16 ans un chapeau et un nouveau nom au cours d’une cérémonie qui marquait leur passage dans le monde des adultes. La coupe de saké officialisait ce moment. Pour les filles, il s’agissait de montrer qu’elles étaient prêtes à être mariées (entre 12 et 16 ans) au cours d’une autre cérémonie appelée Mogi (revêtir une robe). Elles recevaient alors un kimono aux longues manches et, dans certaines régions, on leur noircissait les dents et on leur rasait les sourcils.
43Le saké est également au centre du mariage selon le rite shintô. Le mariage revêt dans la société japonaise une importance très forte. Aujourd’hui il s’agit du réel passage dans l’âge adulte. Le statut social change, car l’individu quitte sa famille pour fonder un foyer. La cérémonie se décompose selon le san san ku do, ce qui signifie 3-3-9. Devant les mariés sont posées, les unes sur les autres, trois coupes de trois tailles différentes, comme des poupées russes. Le marié commence par prendre la première coupe et en boit trois petites gorgées. Il la passe ensuite à sa future épouse qui en boit aussi trois gorgées. Pour la seconde coupe, c’est la mariée qui commence puis le marié. Enfin pour la troisième, l’homme boit de nouveau en premier. À la fin, tous les invités prennent une coupe de saké. C’est ce rituel qui symbolise l’union des époux. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la cérémonie de mariage au sanctuaire n’est pas très ancienne, elle date de la fin du xixe avec l’apparition du shintô d’État et le désir de l’administration impériale de mieux contrôler les mariages. Autrefois les mariages se déroulaient dans la maison, à l’intérieur de la famille. Le saké était toutefois présent même si le rite a souvent différé selon les régions et les catégories sociales. L’échange des coupes symbolisait le véritable accord entre les époux. Cela se vérifie dans les sources indiquant les cérémonies à la Cour de Heian (viiie – xiie siècle) où l’échange de saké est mentionné.
44Le saké n’est en général pas directement présent pour le passage dans le monde des morts. Cela s’explique par le fait que le shintô n’a jamais vraiment porté une réflexion poussée sur la mort et son sens. Inversement, le bouddhisme avec sa réflexion sur le sens de la vie, apporte sur ce point plus de réponses. Avant le viiie siècle et l’affirmation du bouddhisme au Japon, les corps des défunts étaient souvent laissés à l’écart, la sépulture ayant lieu plus tard dans un processus d’inhumation secondaire. À cette époque, les sources protohistoriques chinoises qui parlent du Japon mentionnent des libations de saké lors des funérailles34. Par contre après le viiie siècle, les bouddhistes prennent définitivement en charge les cérémonies funéraires et le saké disparaît35. La création d’un shintô d’État et la tentative d’éradication du bouddhisme au début de l’ère Meiji a réactivé et réinventé certaines pratiques funéraires shintô. Leur introduction a été un échec car le peuple n’a pas suivi. La très grande majorité des cérémonies funèbres actuelles sont donc bouddhiques.
Les fêtes
45Les manifestations les plus spectaculaires sont constituées par les fêtes appelées matsuri qui encore aujourd’hui ponctuent l’année selon un calendrier agraire lié aux étapes de la maturation du riz. Leur importance et leur nombre ont bien été mis en évidence par Laurence Caillet dans son ouvrage Fêtes et rites des quatre saisons36. Ces fêtes sont un échange entre les hommes et les divinités. Leur déroulement rassemble des réalités très variées selon les régions mais elles présentent tout de même un certain nombre d’éléments incontournables. Au printemps, les dieux descendent de la montagne vers le domaine des hommes où ils deviennent dieux des rizières. À l’automne, ils accomplissent le trajet inverse. Selon une alternance cyclique de la nature et de la culture dont la commutation périodique est marquée au printemps et en automne par l’accueil ou le renvoi des dieux. Le circuit de la divinité qui est transportée dans l’arche sacrée, le mikoshi, est balisé par des seuils symboliques qui représentent autant de transitions dans la progression des marges vers le centre et inversement. Ces seuils sont des sortes de reposoirs dont la sacralité augmente lorsque l’on se rapproche du fond et du sauvage. En ces points qui servent aussi de repos aux porteurs, la divinité est accueillie par des libations de saké. La grande originalité de ces fêtes à l’origine rurale est leur perpétuation dans un milieu urbain qui a apparemment perdu tout lien avec les pratiques rizicoles. Par leur ampleur, les plus importantes constituent aujourd’hui une composante indispensable du caractère attractif des villes et de leur identité37.
46La relation à la nature et au temps qui passe comme la nouvelle année, les solstices ou la floraison des cerisiers renvoient aussi à des moments festifs qui reprennent le rapport dual nature-culture. Moins solennels que les matsuri, ils représentent aussi des moments de contemplation et de régénération, accompagnés pour cela par la boisson divine.
47Le saké est d’abord bu lors du Nouvel An. Le repas du premier janvier, Osechi ryôri, est constitué d’une multitude de petits plats ayant chacun une fonction symbolique. Le saké consommé à cette occasion est nommé otoso. Il est noir et aromatisé d’herbes. Il symbolise le passage à la nouvelle année. Le 3 mars, l’Hinamatsuri est la fête des pruniers et des poupées. Cette fête remonte aux pratiques de la Cour de Heian. Elle est aujourd’hui la fête des petites filles. Le saké est présent par l’amazake, ce saké doux non alcoolisé issu de la première transformation du riz par le kôji. À l’origine de cette pratique se situent probablement les consommations de plaisir de vin doux chinois. Les poèmes du Manyôshû (viiie siècle) contiennent des références à la fête des pruniers qui indiquent qu’à l’origine le saké était bien présent38. Entre la fin mars et le début du mois d’avril, le plus spectaculaire est certainement la saison des cerisiers, Ohanami, où les Japonais viennent en grand nombre admirer l’éphémère beauté de ces fleurs délicates. Les gens viennent en famille, entre amis, entre collègues ou invités par leur patron et s’installent sous les arbres pour boire, rire, chanter et composer des poèmes courts. Une pratique également attestée dans l’Antiquité et dont nous avons vu précédemment les origines. En automne, la contemplation de la lune, Tsukimi, lors de la période de l’année où elle est la plus pleine, est aussi une occasion de boire le saké, en groupe, comme toujours, et de méditer sur le sens de la vie et sur la place de l’homme dans l’univers.
48Différentes autres occasions sont prétextes à des libations de saké. Elles soulignent généralement un changement, un nouveau départ. Lors de la construction d’une nouvelle maison par exemple, les futurs propriétaires remplissent des coupes de saké et les versent sur le terrain afin que les dieux descendent de la montagne et s’en abreuvent. Cette offrande est destinée à obtenir leur bienveillance et à calmer leur colère. Construire une maison signifie en quelque sorte pénétrer sur le territoire d’un dieu. Ne pas lui rendre hommage expose à ce qu’un mauvais sort s’abatte sur ses habitants (inondation, incendie…). L’inauguration d’un bâtiment officiel, d’un commerce ou d’un restaurant est souvent l’occasion d’ouvrir un tonneau au maillet. Le saké gicle et éclabousse les participants qui ensuite remplissent leurs coupes en les plongeant directement dans le tonneau. La construction d’un immeuble moderne, même en plein cœur des quartiers modernes de Ginza ou Shinjuku, se termine toujours par une cérémonie shintô où promoteurs, politiques et employés boivent une coupe de saké pour souhaiter une bonne fortune au nouveau bâtiment.
Les cérémonies impériales, lien entre le temps des hommes et celui de la nature
49L’Empereur effectue de façon parallèle au calendrier agraire une série de rites qui ont une portée nationale. En tant que symbole du Japon, son rôle est, comme dans l’Antiquité, celui de premier prêtre. Bien sûr son rôle officiel a évolué et s’est adapté aux exigences d’un système démocratique moderne, mais dans les représentations son rôle de pivot entre le ciel et la terre reste sensible. Parmi ces rites effectués par l’Empereur du Japon, certains ont subsisté depuis l’époque Heian mais la plupart ont en réalité été réactivés à l’époque Meiji (1868 – 1912) où il s’agissait de re-légitimer son double pouvoir religieux et politique. Il s’agit donc d’une tradition peut-être réinventée et réinterprétée, mais non moins sacrée.
50Trois rituels relèvent d’une importance majeure, car le Tennô les effectue personnellement : ce sont les Shinsai. Ils font l’objet de jours fériés et d’une importante couverture médiatique39. Il s’agit du Premier Riz (Kinensai) des Rappels (Tsukinamisai) et de la Gustation des prémices (Niinamesai). Ces rites agraires impulsent ceux effectués simultanément dans tout le pays.
51Lors de l’année qui suit le sacre d’un nouvel empereur, la Gustation des prémices (23 novembre) devient une cérémonie particulière appelée Daijôsai (Grande Gustation) au cours de laquelle l’Empereur accède véritablement à son statut divin en partageant deux repas successifs avec son ancêtre, la déesse Amaterasu. Un sanctuaire provisoire qui regroupe près de trente bâtiments en bois est construit à cette occasion dans le jardin du Palais impérial à Tôkyô40. Le riz et les sakés offerts lors de la cérémonie sont issus de deux rizières sacrées, l’une du Japon de l’Est et l’autre du Japon de l’Ouest, déterminées par divination en début d’année. En plus du riz, quatre sakés sont produits, deux avec le riz provenant de la rizière de l’Est, deux avec celui de celle de l’Ouest. Chacune des deux rizières sert à la production de deux sakés différents : un saké noir, aromatisé d’herbes et d’écorces qui lui donnent sa couleur et un saké blanc. La culture du riz, la fabrication du saké et la préparation des plats font partie intégrante du rite qui s’étend donc sur toute une année. Lors des repas, à l’image des divinités, l’Empereur n’ingère pas les aliments mais s’imprègne uniquement de leur saveur. Seules sont bues les coupes de saké. Le lendemain de la cérémonie, tous les bâtiments sont brûlés41.
52Le Daijôsai correspond à un passage au sens propre du terme. L’Empereur en sort transformé. Après la cérémonie, il est accepté par les divinités et devient le lien entre le ciel et la terre. Il change également de nom et prend celui de son ère. Dans cette cérémonie, le rôle rituel d’ordonnancement du monde de la fonction impériale apparaît clairement. Deux points sont essentiels : l’union du Japon de l’Est et du Japon de l’Ouest, et la mise en ordre du territoire par la riziculture. Toute l’importance symbolique du saké est donc présente dans cette cérémonie. Il est à la fois la boisson des dieux, la quintessence du riz et le lien fondamental entre l’homme, le territoire et le divin.
53Le sacré se définit comme tout ce qui maîtrise l’homme « d’autant plus sûrement que l’homme ne se croît pas capable de le maîtriser42 ». Parmi ces éléments tout ce qui a trait aux forces de la nature, mais aussi à la violence des hommes entre eux. D’où le rite qui permet de l’endiguer. Ce rapprochement entre forces naturelles et humaines rejoint le développement effectué plus haut sur les milieux. Les aspects décrits des données climatiques ne sont jamais perçus comme tels par les hommes, ce qui compte c’est l’espace vécu43. Ce qui est vrai pour les hommes l’est aussi pour les forces naturelles car l’homme fait partie intégrante de ce tout.
54L’aménagement de l’espace, entre nature sauvage et riziculture a créé au Japon cet espace primordial dans lequel le saké se situe. En tant que prolongement de la riziculture, en tant que quintessence du riz et de l’eau, sa place est peut-être encore plus importante que celle du vin dans l’imaginaire européen, car la vigne est, dans ses paysages, un complément de la culture du blé qui se retrouve sur la table avec le pain et le vin alors que le saké propose un lien beaucoup plus profond, relié de façon plus directe à ce « soi-primordial » du Japon qu’est la riziculture.
55Une première réponse à cet ancrage territorial du saké peut être donnée par les travaux de Samuel Noah Eisenstadt qui définit le Japon comme une civilisation « non axiale44 », c’est-à-dire comme une civilisation qui ne se projette pas dans l’universel. Cette identification rejoint les conclusions d’Augustin Berque qui définit le rapport à l’espace comme introverti. Dans ce rapport à l’espace, les éléments spirituels jaillissent souvent de la relation avec le milieu. Ils permettent donc de dépasser la simple relation duale entre la boisson alcoolique et le spirituel et poser l’hypothèse que la prépondérance du vin de riz au Japon y est reliée au maintien d’une conception particulière de l’espace, propre au shintô, qui nécessite d’être constamment redéfinie par des rituels incluant du saké.
56Par sa place prépondérante dans l’identité japonaise, par ses caractéristiques très ancrées dans la géographie de l’archipel, le shintô contribue à donner au saké un rôle majeur puisque la plupart de ses rites, qui remontent à l’introduction de la riziculture et à la territorialisation de l’espace, véhiculent cette place à part de la boisson. La relation vin-divin s’ancre dans l’espace, comme en témoignent les éléments de nature associés à ses représentations. Le saké révèle donc de manière très concrète les éléments nature-culture et ceux de la fête et du divin qui se remarquent ici très bien dans les aspects rituels, mais qui percolent aussi dans un contexte plus « profane », à l’échelle de la table et du repas.
Notes de bas de page
1 Fournier & al. (1991), p. 2.
2 Girard (1972), p. 170-200.
3 Berque (1986).
4 Ogura (1999), p. 245.
5 Macé (2006).
6 Le shintô d’État est la seule vraie tentative d’unification qui a duré du début de l’ère Meiji (1868) à la défaite de 1945. Dans une sorte de Kulturkampf à la japonaise, il s’agissait de redonner à la culture japonaise sa pureté originelle et de la purger des éléments étrangers, dont le bouddhisme. Il fallait pour répondre au défi de l’Occident donner au Japon une religion nationale avec un culte dédié à l’Empereur. Les résultats ont été plutôt mitigés, surtout au niveau des funérailles, et la culture populaire est restée à bien des égards très rétive à cette religion officielle. Au regard des 2000 ans d’histoire du shintô, on peut assimiler cette période à une parenthèse.
7 Cette prescription est tout ce qu’il y a de plus formel et est largement contournée. Il ne faut pas oublier qu’historiquement, les monastères ont eu un rôle majeur dans le développement des techniques de brassage du saké.
8 Ohnuki-Thierney (1993b).
9 Cobbi (1991).
10 Les Fudoki mentionnent quelques-unes de ces histoires locales, où à chaque fois, un dieu a dû brasser du saké pour une raison quelconque et a laissé la technique aux hommes. Lors des entretiens et des visites réalisés dans les brasseries, il apparaît que chaque région semble avoir sa belle histoire de l’origine du saké. Aoki (1997).
11 Shibata (1969), p. 87. La même légende est reprise dans les Nihonshoki avec quelques nuances. Ashton (1993), p. 52 et p. 56.
12 Même les plus grandes firmes industrielles continuent ces pratiques. C’est le cas par exemple de Gekkeikan, second brasseur du pays en termes de volume de production, et qui continue à célébrer les cérémonies shintô dans ses brasseries.
13 Pons (1988), p. 233.
14 Yasuda (2002).
15 Pelletier (1998).
16 Ibid.
17 Rocher (1996).
18 Deux localisations opposent les historiens, soit l’actuelle préfecture de Fukuoka, soit le Kinai, autour de Nara.
19 Rocher (op. cit.).
20 Berque (1994).
21 Pelletier (op. cit.), p. 67.
22 Berque (1986), p. 70.
23 Ibid. D’après le dictionnaire Iwanami kogo jiten.
24 Rocher (op. cit.).
25 Dictionnaire historique du Japon, entrée saka mukae.
26 Shibata (op. cit.), p. 167.
27 Ohnuki-Tierney (1993a).
28 von Verschuer (2003).
29 von Verschuer (2004), p. 20.
30 Pour produire un litre de saké, on considère qu’il faut en moyenne 30 litres d’eau (voir chapitre 2).
31 Les informations concernant cette enquête sont sur le site : www.sakejapan.com.
32 Vocabulaire utilisé par Augustin Berque. Chorologie : discours, science ou organisation qui se rapporte aux aires. Berque (op. cit.), p. 71.
33 Claval (1995), p. 73.
34 Tsunoda & al. (1958), p. 5.
35 Macé (1986).
36 Caillet (2002).
37 Guichard-Anguis (1999).
38 Fleurs de prunier, en songe m’ont dit ceci
Nous sommes des fleurs, courtoises du meilleur ton
Sur le saké, faites nous flotter.
Manyôshû, livre V (Sieffert 2002).
39 Neutralité de l’État oblige, ces jours fériés ne sont pas officiellement des fêtes impériales. Ainsi le Kinensai, le 11 février, correspond à la fête de création du pays et le 23 novembre, le Niinamasai correspond à… la fête des travailleurs !
40 Le dernier Daijôsai a eu lieu en 1989.
41 Une interprétation détaillée de la cérémonie du Daijosai et de sa symbolique se trouve dans l’ouvrage de Elwood (1973).
42 Girard (op. cit.), p. 333.
43 Berque (op. cit.), p. 24.
44 Eisenstadt (1996).
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